Pour l’historien Guy Pervillé, la « repentance » française exigée par Alger est un obstacle à la réconciliation mémorielle entre les deux pays.
Propos recueillis par Frédéric Bobin Le Monde vendredi 22 janvier 2021
Guy Pervillé est un historien spécialiste de la guerre d’Algérie, professeur émérite d’histoire contemporaine (retraité de l’université de Toulouse-Le Mirail depuis 2011). Il est notamment l’auteur d’une Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire (éd. Vendémiaire, 2018). Dans un entretien au Monde Afrique, il exprime son « scepticisme » quant aux perspectives d’une réconciliation mémorielle franco-algérienne, en raison de la « repentance » exigée de la France par le gouvernement algérien.
Comment voyez-vous le processus de réconciliation mémorielle que tentent d’amorcer les présidents Macron et Tebboune ?
Je suis assez sceptique. La difficulté vient de ce que l’Algérie s’est enfermée depuis l’indépendance dans une mémoire officielle qui prolonge la mémoire du parti nationaliste, celle du Front de libération nationale (FLN), conçue en temps de guerre. Il s’agit en quelque sorte de la continuation de la guerre par d’autres moyens. Je ne vois toujours pas le moindre signe d’un apaisement fondamental des relations franco-algériennes à propos de la mémoire de la guerre d’indépendance.
Vous considérez que l’attitude de l’Algérie en matière mémorielle est guidée par la revendication de « repentance » adressée à la France. Quand cette revendication est-elle apparue ? Et peut-on réduire la position algérienne à cette requête ?
Cette revendication est apparue dans sa forme explicite lors de la création en mai 1990 de la Fondation du 8 mai 45, qui visait à commémorer la répression des manifestations du 8 mai 1945 [dans la région de Sétif]. Les statuts de cette fondation comportaient la revendication de reconnaissance par la France que sa répression a été un crime contre l’humanité et non pas un crime de guerre. Le gouvernement l’a adoptée en 1995 dans le contexte de tensions bilatérales croissantes liées à la « décennie noire », la guerre civile entre le pouvoir et les islamistes. A l’époque, Alger avait demandé à Paris de le soutenir politiquement dans sa lutte contre le péril islamiste. Or le gouvernement français hésitait, en particulier après l’élection de Jacques Chirac à la présidence, en 1995. Il était partagé entre le soutien inconditionnel au gouvernement algérien et l’encouragement à une négociation politique. C’est à ce moment-là qu’apparaît une campagne d’opinion visant à obtenir de la France une repentance pour « les crimes commis contre le peuple algérien ».
Voulez-vous dire que la demande de repentance est une sorte de variable d’ajustement activée au gré des vicissitudes politiques ?
Oui, c’est une variable d’ajustement dans les relations internationales. C’est aussi un moyen pour les dirigeants algériens de consolider leur légitimité intérieure, contestée par beaucoup de gens. Après avoir juré de poursuivre la guerre contre les islamistes jusqu’au bout, le pouvoir à Alger a opté pour l’amnistie à travers la loi de 1999 sur la « concorde civile » et la Charte pour la paix et la réconciliation de 2005. Ces textes rendaient impossible la recherche des causes et des responsabilités du terrorisme, des massacres, des assassinats. A partir de là, il fallait trouver un moyen de détourner le mécontentement des Algériens au sujet de cette impunité, vers un ennemi extérieur qui ne pouvait être que la France.
Il y a eu ensuite l’épisode raté du « traité d’amitié » proposé par Chirac...
Le président Chirac a essayé de réconcilier la France et l’Algérie à la faveur de l’apaisement relatif de la situation en Algérie et de la stabilisation du pouvoir algérien permise par l’avènement de Bouteflika. Mais le président algérien, lors de sa visite à Paris en juin 2000, a prononcé à l’Assemblée nationale un discours dans lequel il ne renonçait pas à la revendication de repentance, même s’il l’a formulée sous une forme plus polie que ce qui avait été jusque-là exprimé à Alger. Il y a eu néanmoins beaucoup d’espoir dans la foulée du voyage triomphal de Chirac en 2003 et la proposition d’un « traité de paix » avec l’Algérie. Cet espoir de changer fondamentalement les relations entre la France et l’Algérie a ensuite été déçu. Il y a eu l’adoption en France de la loi de février 2005 [reconnaissant le « rôle positif » de la colonisation]. Les réactions négatives en Algérie ont mis la pression sur Bouteflika, qui a dès lors entériné la revendication de la repentance sous sa forme la plus brutale.
Ne peut-on pas admettre que la position française n’était pas très cohérente ?
Il est vrai que la politique française s’exposait au reproche d’être contradictoire, puisque d’un côté on plaçait des espoirs dans l’aboutissement du traité d’amitié, et de l’autre on adoptait une loi rendant hommage à la colonisation. Il n’en reste pas moins que la revendication de repentance à Alger a fait échouer le traité d’amitié. Chirac l’a lui-même raconté dans ses Mémoires en expliquant que Bouteflika souhaitait que soient inscrits dans le préambule du traité les « regrets » de la France pour « les torts portés à l’Algérie durant la période coloniale » - ce qu’il a refusé. Cette revendication de repentance a ainsi condamné les relations franco-algériennes à la répétition de ce conflit mémoriel, ce qui me paraît être une sorte de continuation de la guerre par d’autres moyens.
Mais pourquoi tenez-vous à assimiler la reconnaissance de l’histoire, et notamment de ses épisodes douloureux ou peu glorieux, à de la repentance ? Ne peut-on pas trouver sain de sortir du déni d’une histoire officielle qui a longtemps été tronquée ? A ce sujet, peut-on vraiment considérer que le discours de Bouteflika de juin 2000 à l’Assemblée exprimait une revendication de repentance ? Il invitait juste la France à sortir « des oubliettes du non-dit » sur la guerre d’Algérie et à faire « œuvre de vérité » dans la « connaissance historique ». Il ne demandait pas à la France de « s’excuser »...
Oui, il y a eu un adoucissement du langage dans le discours de Bouteflika au Palais Bourbon. Mais le langage utilisé avant comme après est différent. A partir de 2005, Bouteflika s’aligne clairement sur la revendication de repentance. La position algérienne devient même plus dure qu’en 1995. D’autre part, cette exigence de repentance est unilatérale. A ma connaissance, il n’a jamais été question du côté algérien d’exprimer la moindre autocritique pour certaines décisions des chefs du FLN, comme le massacre des populations civiles européennes le 20 août 1955 dans le Constantinois. Il n’y a pas eu la moindre amorce de repentance officielle de la part du gouvernement algérien au sujet des enlèvements d’Européens, des massacres de harkis et du terrorisme en général - qui sont toujours considérés comme la juste conséquence de la répression coloniale. Le gouvernement algérien n’a jamais admis que la repentance puisse s’exercer dans les deux sens. Là est le problème.
L’Etat français a accompli un travail de vérité sur l’Occupation, mais l’équivalent tarde sur l’Algérie. N’est-ce pas problématique ?
Je comprends qu’on puisse considérer la position française comme critiquable. En tant qu’historien, je n’ai jamais admis que l’amnésie du « n’en parlons plus » soit un remède pour panser les plaies de la nation française. J’ai toujours pensé qu’il valait mieux connaître les faits plutôt que de les ensevelir dans l’oubli. J’admets volontiers par ailleurs que la position des gouvernements français depuis 1962 n’était pas tenable. On ne pouvait pas défendre une mémoire exigeante, notamment avec la reconnaissance de la participation de Vichy aux persécutions anti-juives, tout en maintenant le silence sur les actes commis au nom de la France lors d’autres épisodes, notamment durant la guerre d’Algérie. De ce point de vue, le cas de Maurice Papon était particulièrement éloquent, puisqu’il a été jugé pour son rôle dans la déportation des juifs alors qu’il ne pouvait être jugé pour sa responsabilité dans la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris. L’oubli comme voie d’apaisement ne me paraît pas crédible, d’autant que la notion d’amnistie est aujourd’hui de moins en moins comprise. Mais s’il est nécessaire de connaître et de reconnaître les faits, la notion de repentance va beaucoup plus loin. Elle ne me paraît pas raisonnable. Car ceux qui pourraient se repentir au nom de la France sont ceux qui l’avaient dirigée et étaient à ce titre responsables de mesures prises ou tolérées au nom de la répression du nationalisme algérien. Or les dirigeants actuels de la France n’y ont pris aucune part. Aussi la notion même de repentance me paraît périmée.
Propos recueillis par Frédéric Bobin