Le regretté Guy Hennebelle (1941-2003), fondateur des revues Cinémaction et Panoramiques, m’avait écrit le 23 mars 2002 pour me demander de participer au numéro spécial de cette dernière revue intitulé « Algériens-Français : bientôt fini le temps des enfantillages ? ». Dans sa lettre, il m’expliquait ses intentions : « Mon objectif est de casser les discours dominants, sortir du ronron et en particulier du duo sado-maso culture algérienne du ressentiment versus culture française du culpabilisme. Il a pu m’arriver de donner « là dedans », ça ne mène à rien. Il faut regarder devant nous et jeter les bases difficiles d’un avenir relativement commun. J’ai donc demandé à mes auteurs de faire dans le hard politique et non dans le soft habituel ».
Après que je lui aie donné mon accord pour participer à ce numéro (n° 62 du 1er trimestre 2003), il m’envoya une liste de 30 questions, que je classai et ramenai à 6 pour plus de clarté (voir mon article aux pages 150-158 de ce numéro). Mais le temps ayant passé, je crois utile de faire connaître la liste de ces 30 questions dans le désordre initial, pour rendre justice à son esprit critique toujours en ébullition. Je les reproduis donc pour les faire connaître à l’occasion du dixième anniversaire de son décès (3 juillet 2003). J’ai remplacé les noms des contemporains cités par de simples initiales.
« 1- Comment avez-vous été amené à écrire sur l’histoire de la guerre d’Algérie ? Quelle est votre ligne conductrice ?
2- Le temps est-il venu selon vous de franchir un pas vers la déschizophrénisation des rapports algériens avec la France ?
3- Peut-on dire selon vous que le bilan de la colonisation française de l’Algérie apparaît aujourd’hui comme de plus en plus contrasté, et que l’on ne peut plus en rester à l’idée d’une uniforme « nuit coloniale », pour reprendre le titre d’un livre de Ferhat Abbas, dont on sait par ailleurs que telle ne fut pas toujours sa position, notamment quand il cherchait l’Algérie dans les livres et les cimetières ?
4- Peut-on voir dans l’Algérie française une sorte d’Espagne musulmane inversée ? Et établir comme le fait implicitement A.M. un parallèle entre 1492 et 1962 ?
5- Que pensez-vous de cette formule de G.G. pour qui « sous un masque laïque la lutte de libération algérienne dissimulait en fait une pulsion musulmane archaïque » ?
6- Les sentiments des Algériens vis à vis de la France diffèrent un peu de ceux des Tunisiens et des Marocains. Ce qui est sans doute dû à une assimilation plus poussée. Partagez-vous cette analyse ?
7- Peut-on dire à votre avis que « les Algériens se posent en s’opposant » à la France, coupable de tous leurs maux, ce qui les dispense de chercher en eux-mêmes les raisons profondes de leur déréliction hier et aujourd’hui ?
8- On a pu dresser jusqu’à dix raisons au déclin historique de la civilisation arabe. Comment l’expliquez-vous pour votre part ?
9- Pourquoi l’islam se révèle-t-il une coque difficilement perçable ? Pourquoi, aussi, les envahisseurs arabes ont-ils pu arabiser et islamiser les Berbères chrétiens et autres (ce qui échoua en Espagne catholique à la fin de sept siècles), et les Français n’ont-ils pas réussi ou voulu ce processus ?
10- Comment expliquer que la multiplication des mariages mixtes ait lieu en France sur une grande échelle, dans un rapport démographique pour le moment inversé... alors qu’il était réprouvé par les deux blocs démographiques dans l’Algérie française , empêchant en somme cette « nation en formation » dont, en colonialiste de gauche, parlait en somme un Maurice Thorez ?
11- Sans la violence, le FLN aurait-il réussi à faire basculer le peuple algérien du côté de l’indépendance ?
12- Pensez-vous que les généraux ralliés de la onzième heure de l’armée française par Boumedienne qui voulait une armée de métier, un peu comme dans La ferme des animaux d’Orwell en somme, ont créé ou accentué très sensiblement un nationalisme de façade, alors que par ailleurs les liens avec la France, sous le masque du verbiage idéologique, se développaient, qu’on acceptait un camp d’expérimentations bactériologiques à Beni-Ounif, etc ?
13- Que pensez-vous de la formule de P.H. : « En 1962, la France aussi est devenue indépendante », ou du moins aurait dû le devenir ?
14- Ne trouvez-vous pas que l’on reprend en France une gestion coloniale de l’islam au lieu de le contraindre à un nécessaire ijtihad ?
15- A votre avis, nombre d’Algériens n’ont-ils pas tendance à pratiquer et à s’intoxiquer aussi d’ailleurs par un double langage auquel ils ne croient pas vraiment, mais qui les fait vivre dans une confortable-inconfortable schizophrénie (comme le dit C. d’ailleurs).
16- Que pensez-vous de cette formule de R. qui parle d’une « culture arabo-musulmane du ressentiment » ? Pensez-vous qu’on ait tendance en Algérie à se défausser des erreurs du présent en imputant leur origine au colonialisme, comme B. et d’autres cinéastes algériens l’ont d’ailleurs dit dans leurs films dès 1965 ?
17- Comment pourrait-on renverser sur un mode positif l’actuel fonctionnement psychologique négatif des relations entre la France et l’Algérie, les Algériens et les Français ?
18- J’en suis venu à penser quant à moi que ce sont surtout les Algériens qui sont malades de la France, bien plus que les Français qui à la limite ont fait leur deuil de ce pays « impossible » mais qui se retourne toujours vers la France à la première difficulté venue et dont les nationaux accourent en France, même les islamistes, quand ça tourne vraiment trop mal sur place.
19- A votre avis, à combien finira par se monter la population maghrébine en général, mais plus spécifiquement algérienne en France ? On a pu voir à « Arrêt sur image » après le match avorté entre la France et l’Algérie un dessin de D. qui représente une invasion de la France par le Sud, comme le terrain de foot avait été mêmement envahi... J.C.B. a parlé d’une « colonisation par le bas ». Qu’en pensez-vous ?
20- Ne pensez-vous pas qu’on devrait inverser les mentalités à tous égards et notamment regarder vers le Sud et la reverdisation du Sahara, qui n’intéresse personne, sauf Kadhafi, mais qui un jour apparaîtra comme nécessaire ? Quand B. a pris la direction de TF1, on avait pu voir une rapide esquisse de cette idée qui n’a jamais reparu ensuite.
21- Associer le Maghreb à l’UE, par étapes, demandera(it) à votre avis combien de décennies ? Mon idée à moi est d’afficher une volonté de partenariat clairement revendiquée et assumée entre les partisans du Hizb França en Algérie et les partisans, si l’on peut dire sans traduire, du Hizb Jazaïr en France. Qu’en pensez-vous ?
22- Ou sommes-nous condamnés pendant longtemps à ces rapports névrotiques fondés sur le principe du « je t’aime, moi non plus », titre que j’avais pensé donner à mon numéro et qui vient d’être repris par Le Matin ?
23- N’avons-nous pas été complaisants envers les foucades, parfois franchement racistes à notre égard, de certains milieux algériens, au lieu de dire « niet » clairement ? Il est vrai que nos rapports sont fondés sur le « je te tiens tu me tiens par la barbichette... » .
24- A.R. dans Croissance a été le premier à oser écrire que le racisme en France émane plus des Arabes contre les Français et des Arabes entre eux ou contre les Noirs etc, que des Français, assez peu racistes finalement contre les Arabes. L’islam s’oppose aux mariages mixtes avec une musulmane. Cette interdiction devrait tomber sous le coup des lois antiracistes plus sûrement que le soi-disant racisme à l’entrée des boîtes de nuit.
25- Personnellement, je pense que la repentance lancée par Le Monde en ce qui concerne les tortures françaises d’hier en Algérie est une impasse qui fera du tort à tous et du bien à personne. Une chose est que les historiens enseignent toutes les vérités, une autre qu’on fasse comme si tout le monde n’avait pas commis des ignominies. Que les GIA et le FIS reprennent les pratiques barbares du FLN (égorgements, couilles dans la bouche, viols, etc.) n’est-il pas troublant ?
26- B. voit dans les rapports mère-fils un des problèmes de la psychologie algérienne, qu’en pensez-vous ? Un auteur a parlé de « rapports incestuels »...
27- Je pense à cette phrase de J.E.B. : Notre drame à nous, Arabo-musulmans, est que nous ne savons pas sécréter d’anticorps ». Formule qui vaut pour la civilisation arabo-musulmane dans son ensemble depuis son déclin historique.
28- P.H. parle, encore, d’un « amour inassouvi » entre France et Algérie, qui expliquerait l’agressivité des réactions. De Gaulle aurait dit que l’Algérie resterait franco-algérienne comme la France est restée gallo-romaine.
29- Pourrait-on imaginer une sorte de digest ou de vade-mecum des rapports franco-algériens qui ferait justice et proposerait un catalogue des vérités et contre- ou demi-vérités des uns et des autres, simple et court ? Etant entendu comme dit P. M. qu’à tout prendre « il vaut mieux être arabe en France que dans n’importe quel pays arabe, et musulman en France que dans n’importe quel pays musulman ». On ne peut pas avoir le beur et l’argent du beur, et il faudrait le proclamer clairement. « Love it » ou « leave it », en somme. Cessons de jouer sur deux registres au gré des avantages qu’on espère en retirer. « Nous voulons absolument les bienfaits et les bien de l’Occident et notamment de la France, a écrit un journaliste algérien, mais hélas nous ne sommes pas disposés à adopter la mentalité qui a rendu cette production possible ».
30- La France parviendra-t-elle à solubiliser l’islam et cette solubilisation pourra-t-elle, via notamment les chaînes de télévision, ijtihadiser l’islam en Algérie ? Peut-on dissocier une normalisation des rapports franco-algériens d’une ijtihadisation de l’Algérie ? »
Autant de questions qui restent toujours actuelles dix ans plus tard. Et qui nous permettent de comprendre ce que doit être un vrai journaliste, un intellectuel digne de ce nom.
Guy Pervillé.
A lire avant, ou après :
Mes réponses aux questions de Guy Hennebelle (2003)
http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=19