« Quand on parle de la colonisation, on ne peut pas se satisfaire d’un seul jugement » (2005)

samedi 17 décembre 2005.
 
Professeur d’histoire contemporaine à l’université de Toulouse-Le Mirail, l’historien Guy Pervillé était, vendredi 2 décembre, l’invité de Libération.fr. Ce spécialiste de l’histoire coloniale a répondu à nos internautes. Sujet du "chat" : le débat autour de la loi du 23 février 2005 portant sur le « rôle positif de la présence française » dans les anciennes colonies. lundi 05 décembre 2005 (Liberation.fr - 19:01)

Emmanuel : Dès le lycée, on nous apprend que l’histoire est une science imparfaite. Qu’une assemblée politique statue sur un dossier qui touche à la mémoire, à l’histoire me semble être une anomalie. Ce qui me choque aussi, c’est la déclaration d’un parlementaire de droite quand il dit qu’il ne faut « pas occulter les points positifs » de la colonisation française. Ma question est simple : pourquoi accepter une intrusion du politique dans l’écriture de l’histoire ?

Guy Pervillé : Vous mettez en cause une loi de février 2005 sur le bilan de la colonisation française en Algérie, en Afrique du Nord et plus largement dans l’ensemble des territoires colonisés par la France. Cette loi est évidemment très critiquable dans le mesure où ce sont des hommes politiques élus du peuple, ou tout au moins d’une majorité des électeurs dans leur circonscription, qui prétendent définir la vérité historique (ou tout au moins celle qui doit être enseignée). Il s’agit évidemment d’un abus de pouvoir, mais il faut être bien conscient que cet abus n’est pas le premier, qu’il y a déjà eu d’autres lois qui intervenaient d’une façon tout à fait comparable dans la définition de la vérité historique, et qu’elles sont tout aussi critiquables.

Jim_1 : Quel est votre sentiment sur les divisions actuelles autour de la mémoire de l’esclavage et du colonialisme français ?

-  La question de l’esclavage est justement l’une des questions auxquelles je faisais allusion à la fin de ma réponse à la question précédente. D’une part, je reconnais que les légistateurs ont tout à fait le droit de se mêler de cette question dans la mesure où elle correspond à un souci profond d’une partie de la population qui fait partie du peuple français, je veux dire la population des Antilles, de la Guyane, et de la Réunion, dont les ancêtres étaient concernés par le statut d’esclave. Mais d’autre part, je pense que la rédaction de la loi, dite loi Taubira-Ayrault, n’aurait pas dû tenir compte uniquement des sentiments légitimes des descendants de ces personnes. Elle aurait dû aussi maintenir une distinction bien claire entre les revendications politiques ou morales et le caractère juridique d’une loi, ainsi que l’exactitude de l’histoire à laquelle elle se réfère. Je veux dire par là que l’article 1 de la loi Taubira-Ayrault pose un très gros problème : la reconnaissance de l’esclavage et de la traite des esclaves noirs en tant que crime contre l’humanité n’est pas conforme aux conditions historiques de reconnaissance de la notion juridique de crime contre l’humanité par la loi française. En effet, cette notion de crime contre l’humanité a été reconnue officiellement dans le cadre limité du procès de Nuremberg, en 1945, mais elle a été généralisée officiellement par le droit pénal français seulement à partir du nouveau code pénal de 1994 (donc, près d’un siècle et demi après l’abolition de l’esclavage en 1848). Et d’autre part, la reconnaissance de l’esclavage et de la traite commis par des Européens du XVe au XIXe en tant que crime contre l’humanité est moralement correcte, mais l’histoire s’efforce avant tout de connaître les faits passés et leurs causes sans porter un jugement politique ou moral à leur sujet.

Gégé : En tant qu’historien, condamnez-vous le colonialisme ? Ou pensez-vous comme Max Gallo qu’on ne peut pas tirer de conclusions face à un sujet si complexe ?

-  En tant qu’historien, je n’ai pas à condamner ni à justifier le colonialisme : ce n’est pas une question historique. Le rôle des historiens est d’essayer de connaître et de rendre compréhensibles les faits qui se sont passés et leurs causes. C’est seulement en tant que citoyen que je porte un jugement sur ces faits, mais le colonalisme - ou plutôt la colonisation - est un fait d’une telle ampleur, avec des aspects si complexes qu’on ne peut pas se satisfaire d’un seul jugement qui la condamne ou l’absolve en bloc.

Jim_1 : Comment un historien comme vous, dont les travaux sur l’histoire du mouvement des étudiants algériens sont très respectés, peut prendre aujourd’hui une telle position ?

-  J’ai essayé de connaître et de comprendre l’histoire des étudiants algériens que j’ai étudiés dans ma thèse, ce qui ne m’oblige par pour autant à porter un jugement uniformément négatif sur l’ensemble du phénomème colonial qui est historiquement beaucoup plus large. Et même ceux, qui comme vous, croient devoir porter un jugement totalement ou globalement négatif sur la colonisation européenne, sont obligés d’en accepter les résultats comme un fait, que cela leur plaise ou non. Il faut savoir de quel point de vue on parle. S’il s’agit d’un point de vue proprement historique, il s’agit de savoir exactement ce qui s’est passé et pourquoi les choses se sont passée ainsi. Ce n’est pas la même chose que de porter un jugement moral. Un historien a bien sûr le droit de porter un tel jugement, comme les autres citoyens, mais il sait également que ce jugement moral n’a de valeur et d’efficacité que dans la situation présente et dans la perspective de sa modification.

Carma : L’historien Gilles Manceron vous reproche vos affinités avec des associations de pieds-noirs. La noblesse d’un historien n’est-elle pas d’être un scientifique neutre ?

-  Je suis tout à fait d’accord avec la dernière phrase. Je n’ai pas de relation privilégiée avec des associations de pieds-noirs, mais j’estime qu’un historien de l’Algérie contemporaine peut, à la fois, en tant qu’historien et en tant que citoyen, entretenir des relations aussi bien avec des rapatriés d’Algérie qu’avec des Algériens d’Algérie ou des Français d’origine algérienne, et s’efforcer de faciliter l’ouverture d’un dialogue constructif entre les uns et les autres.

Poio : Votre défense de l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau n’est-elle pas une erreur ?

-  Il ne s’agit vraiment pas d’une erreur : Olivier Pétré-Grenouilleau est un historien qui a essayé de remplir son rôle d’historien. Je ne suis pas en état de porter à proprement parler un jugement d’historien sur ses travaux dans la mesure où la période et le sujet qu’il a étudiés ne sont pas les miens, mais j’estime que c’est une très grave erreur de considérer comme un délit ce qui est tout simplement l’exercice du métier d’historien. Il s’agit là d’un historien poursuivi en justice non pas pour une opinion politique personnelle, mais tout simplement pour avoir exprimé son opinion d’historien. Olivier Pétré-Grenouilleau a publié un livre intitulé Les traites négrières, essai d`histoire globale qui a reçu de hautes récompenses, et notamment le Prix d’histoire du Sénat. Ceux qui ne sont pas d’accord avec ses idées doivent lui répondre sur le plan historique, et non pas sur le plan pénal. Cette action judiciaire est une grave menace contre la liberté de tous les historiens dans l’exercice de leur métier.

Gégé : Quel est le véritable enjeu derrière le débat sur le passé colonial de la France ? Justifier un passé peu glorieux ? Ou comprendre pourquoi une telle politique a-t-elle été possible ?

-  Il s’agit avant tout d’un enjeu politique, alors que l’enjeu devrait être d’abord historique. Les assemblées parlementaires se sont engagées depuis quelques années dans le vote d’un nombre croissant de lois destinées à fixer la mémoire nationale sur les événements qui ont marqué et troublé notre histoire. Cela en particulier pour corriger la différence de traitement entre les deux guerres mondiales, qui ont fait l’objet très tôt d’une commémoration nationale, et les conflits coloniaux qui, eux, ont été traités pendant très longtemps par l’oubli. Depuis quelques années, cette contradiction est apparue, à juste titre, comme insupportable, et les hommes politiques ont voulu rattraper leur retard en établissant une politique de commémoration nationale de façon à ce que toutes les catégories de la population française puissent s’y reconnaître. Malheureusement, les revendications de ces différentes catégories qui demandent la prise en compte par la Nation de leur mémoire particulière aboutissent à une vision d’ensemble profondément contradictoire et conflictuelle. On peut regretter que les historiens n’aient pas été appelés à contribuer, en tant que tels, à la difficile élaboration d’une politique de la mémoire en laquelle tous les citoyens français auraient pu se retrouver.

http://www.liberation.fr/page.php ?Article=342679

© Libération

P S : Pour faire mieux comprendre ma position, permettez-moi de rajouter la déclaration suivante, publiée dans Libération du mardi 13 décembre 2005 sous le titre "Liberté pour l’histoire".

"Emus par les interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l’appréciation des événements du passé et par les procédures judiciaires touchant des historiens et des penseurs, nous tenons à rappeler les principes suivants :

L’histoire n’est pas une religion. L’historien n’accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant.

L’histoire n’est pas la morale. L’historien n’a pas pour rôle d’exalter ou de condamner. Il explique.

L’histoire n’est pas l’esclave de l’actualité. L’historien ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n’introduit pas dans les événements d’autrefois la sensibilité d’aujourd’hui.

L’histoire n’est pas la mémoire. L’historien, dans une démarche scientifique, recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte aux documents, aux objets, aux traces, et établit les faits. L’histoire tient compte de la mémoire, elle ne s’y réduit pas.

L’histoire n’est pas un objet juridique. Dans un Etat libre, il n’appartient ni au Parlement ni à l’autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l’Etat, même animée des meilleures intentions, n’est pas la politique de l’histoire.

C’est en violation de ces principes que des articles de lois successives, notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 ont restreint la liberté de l’historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu’il doit chercher et ce qu’il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé des limites.

Nous demandons l’abrogation de ces dispositions législatives indignes d’un régime démocratique.

Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock."

Cet appel est ouvert aux signatures des historiens et intellectuels qui l’approuvent. La liste des signataires est publiée depuis le mardi 24 janvier 2006 sur le site de la revue L’Histoire (www.histoire.fr).

Un texte complémentaire, intitulé "La liberté de débattre", a été publié dans Marianne du 24 décembre 2005 au 6 janvier 2006, p. 29 :

"La France, du moins ceux qui la dirigent ou la régentent, succombe à un singulier idéalisme, non plus celui qui se satisfait de proclamer des principes, mais celui de la contrition et de l’épuration. On veut croire qu’en interdisant l’expression des mauvaises idées et en légalisant la vérité on assainira les mentalités et on se mettra à l’abri du pire. On imagine qu’en remplaçant l’idée d’une France inventant le liberté moderne par la commémoration de nos fautes on dégagera un avenir. En fait, nous voyons que la liberté, le civisme, la vérité sont ensemble perdants quand on essaie de gouverner la pensée, de pasteuriser la démocratie.

Les lois contre le négationnisme, pour la reconnaissance du génocide arménien, de l’esclavage et de la traite, aussi bien que sur les mérites de la colonisation française, débordent le domaine de la loi tel que défini par l’article 34 de notre Constitution. Plus généralement, le devoir des politiques est d’assurer l’avenir de la nation, non de fixer en dogmes son histoire. Certes, pour gouverner un peuple, il faut connaître son passé et en tenir compte, il faut s’appuyer sur une conscience historique commune tout autant que sur une moralité commune. Mais le pouvoir ne saurait règler, encore moins arrêter, les perpétuels réaménagements de la conscience collective, le travail de la mémoire, le dialogue continué avec le passé qui est indissociable de l’exercice des libertés publiques, dans la vie politique, dans la littérature, dans l’historiographie. L’incitation au crime relève des tribunaux, il n’en va pas de même des opinions aberrantes. Celles-ci, on les réfute ou on les dénonce. Quand on ne fait pas confiance à la liberté de débattre, le mot "république" perd tout son sens. C’est pourquoi nous demandons l’abrogation de toutes les lois (Gayssot, Taubira, Accoyer...) (NB : il s’agit apparemment de la loi du 23 février 2005 désignée par son premier signataire dans l’ordre alphabétique) qui ont pour objet de limiter la liberté d’expression ou de qualifier des événements historiques.

Quelles qu’aient pu être leurs justifications particulières, leurs vertus immédiates, ces interventions ont produit un enchaînement dangereux. Par moralisme et désir de se mettre à l’abri de tout reproche, nos politiques ont ouvert la voie à des demandes successives de pénalisation et à la sanctuarisation des mémoires particulières. Le morcellement qui en résulte de la mémoire nationale favorise des durcissements et des affrontements dont nous voyons les prodromes. C’est au contraire d’un travail de vérité et de compréhension qui porte sur toute notre histoire que nous avons besoin. Cela exige que la liberté de débattre soit pleinement rétablie.

Elie Barnavi, Alain Besançon, Rony Brauman, Jean Daniel, Philippe de Lara, Vincent Descombes, Jacques Donzelot, Michel Fichant, Elisabeth de Fontenay, Max Gallo, Marcel Gauchet, Pierre Grémion, Jean-Claude Guillebaud, Anne-Marie Le Pourhiet, Jean-Pierre Le Goff, Elisabeth Lévy, Pierre Manent, Michel Marian, Abdelwahab Meddeb, Edgar Morin, Krzystof Pomian, Pierre Nora, Philippe Raynaud, Paul Thibaud, Paul Valadier et Pierre Vidal-Naquet."

- Le 3 février 2006, le président du "Collectif DOM" a annoncé le retrait de sa plainte contre Olivier Pétré-Grenouilleau. Voir l’article de Jean-Baptiste de Montvalon, "Le collectif DOM retire sa plainte contre un historien de l’esclavage", Le Monde, samedi 4 février 2006, p. 3.



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