Mon maître Charles-Robert Ageron avait la curieuse habitude de ne jamais dater les lettres qu’il m’envoyait, ce qui m’a empêché de les classer par ordre chronologique. C’est sans doute pourquoi j’avais rangé à part les deux dernières qu’il m’avait adressées pour me remercier de l’envoi de mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie publié par les éditions Picard en mars 2002, et j’avais malheureusement oublié à quel endroit je les avais conservées. J’avais donc eu scrupule à citer de mémoire l’appréciation très favorable qu’il avait formulée dans la dernière, mais j’avais néanmoins tenu à la citer à la fin de la présentation de mon livre sur mon site quand je le créai en 2005 (voir http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=13 ), puis dans l’hommage que je rendis à mon maître sur le même site à l’occasion de son décès en 2008 (voir http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=226 ).
Mais voici que je viens de retrouver ces deux lettres, écrites avec une vivacité de ton qui ne permettait guère de prévoir que, quelques mois plus tard, une rapide dégradation de ses facultés mentales allait le condamner au silence pour les dernières années de sa vie - même s’il s’évoquait à la fin de la première sa « mémoire en perdition ». Il me paraît nécessaire de publier ici la dernière pour faire connaître ce qu’était alors un directeur de recherche inconditionnellement dévoué à ses disciples sans rien exiger en retour.
Guy Pervillé.
« Charles-Robert Ageron
Cher ami,
oui, je vous ai lu in extenso et avec admiration. Vous avez beaucoup lu, beaucoup réfléchi et jugé avec beaucoup de modération à travers des ouvrages bien différents. Ce n’est pas pour autant un livre d’histoire traditionnel, une histoire d’une guerre d’indépendance, mais plutôt une longue réflexion critique sur la guerre de 1954-62, ses origines et ses retentissements jusqu’à nos jours.
Je vous félicite et je vous remercie au nom de tous les historiens. J’ai vu aussi avec reconnaissance que vous avez lu et cité la plupart de mes écrits sur la guerre d’Algérie, même si vous n’étiez pas à l’origine et même encore maintenant bien sûr d’accord avec mes informations et jugements. A l’occasion je me suis amusé à voir que vous arriviez à me défendre contre les jugements de tel ou tel.
Un exemple, mes divergences avec le général Faivre sur les chiffres militaires qui sont tous inspirés par des sources officielles. Bien sûr, je n’ai pu disposer comme lui de dérogations, mais ce que j’ai pu lire (sans photocopies !) m’a montré que les sources militaires sont en réalité très différentes de l’une à l’autre, que les dates d’enregistrement varient, que les graphiques ne sont que rarement fondés sur des sources homogènes. Les archives de l’Etat-major de l’armée de terre et de l’EM interarmées ne donnent pas les mêmes chiffres que les Archives des Etats-majors, des bureaux d’Algérie. Etc. Vous avez bien fait de ne pas vous enfoncer dans le galimatias des chiffres et de leurs explications (les récapitulatifs de fin d’année n’existent pas ... les totaux au 1er janvier sont différents de ceux du 31 décembre antérieur. Pourquoi ? ) Et vous n’ignorez pas que les chiffres fournis par les Algériens jusqu’à nos jours sont inutilisables, les rapports envoyés à Tunis et saisis par les Français sont le plus souvent des bluffs ou des plaintes, voire des faux « Jacquin » [1].....
Un détail, je lis avec étonnement p 158 que « la torture était une pratique policière déjà mise en cause par les nationalistes sous Vichy » (quels nationalistes ? et dans quels documents écrits ?). La torture est, hélas, une pratique déjà attestée en Indochine (cf Andrée Viollis) française avant 1930-1940. Les militaires et les policiers l’appelaient « les supplices chinois ». Ce que Schoen a signalé le premier officiellement ( ?) c’est la chit’aniyya (l’action du diable) électrique, les gendarmes français la baptisaient la gégène, la torture grâce à l’électricité de groupes électrogènes. Ce qui est remarquable c’est le rapport du chef du CIE le commandant Courtès : « C’est malheureusement la répétition trop fréquente de faits de ce genre qui finira par nous faire perdre l’Algérie », et c’est le rapport du préfet au gouverneur général (16 septembre 1942) qui signale que « deux indigènes » ont été victimes de ces tortures (un mort et un paralysé) et demande des sanctions administratives ... Tout cela explique la triste affaire de Zéralda (25 morts musulmans, étouffés, sur 40 enfermés dans le sous-sol de la mairie). Je crois en avoir parlé dans mon Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2), oui, p 556.
Je ne peux pas vous dire tout ce que vos chapitres sur le mouvement national et sur le 8 mai 1945 m’ont appris. J’ai apprécié votre ton et votre mesure sur la politique du général de Gaulle et vos précisions sur les responsabilités de l’OAS et celles du FLN.
Le titre seul de la troisième partie de votre livre (mais aussi son ampleur) m’avait inquiété : « la guerre après la guerre »... J’ai redouté de vous voir bientôt affublé de l’accusation traditionnelle de l’extrême gauche universitaire : « Pour l’extrême droite, la guerre d’Algérie n’est jamais finie. Elle est toujours rejouée ». Mais votre conclusion « ce que peut l’histoire pour en finir avec la guerre d’Algérie » m’a réconforté. Vous croyez que l’histoire peut agir, progressivement bien sûr, en cessant les conflits de mémoires antagonistes et en révélant tous les faits avec objectivité. D’accord ! (Le dernier numéro de la revue L’Histoire « La guerre d’Algérie » [2] m’a transmis une invraisemblable lettre d’une dame « Pied-noir de 50 ans » qui prétend relever « les pures affabulations orientales » de mon texte, « les pures inventions franco-arabes » de mon article sur Ibn Badis (p 8-15). Comment pourrais-je me convaincre que cette demoiselle, « pied-noir de souche 1950 » comme elle le précise curieusement, apporte un témoignage oral plus valable que mes citations d’Ibn Badis ?) Vous parlez des dangers de l’ignorance historique, bien sûr et ajouterais-je, surtout des prétendus témoignages oraux.
Bien sûr, vous aurez encore des contradicteurs, mais si je me rappelle vos propos quand je vous ai connu, je suis rassuré. Vous avez fait des concessions aux apports de l’histoire scientifique. Nous Français n’avons pas à faire appel de notre échec, à exiger des Algériens une repentance. La nouvelle guerre civile en Algérie ne doit pas nous intéresser : nous n’en sommes pas responsables.
Très amicalement à vous.
CR Ageron »
[1] Voir le compte rendu du livre de Henri Jacquin, La guerre secrète en Algérie, Paris, Olivier Orban, 1977, dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1978, et sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=142 .
[2] Charles-Robert Ageron, “L’Algérie est ma patrie”, dans Les collections de L’Histoire, n° 15, mars-mai 2002.