Interview APS 8 mai 2021
Question 1 : En votre qualité de spécialiste des questions coloniales, quel regard portez-vous sur les événements tragiques du 8 mai 1945 à Sétif, Guelma et Kherrata ?
Ces « événements tragiques » sont à interpréter comme une tentative d’insurrection nationaliste suivie d’une répression coloniale.
Du côté français, le général de Gaulle s’attendait à une tentative d’insurrection puisque, au moment de quitter l’Algérie pour rejoindre la France libérée, en juin 1944, il avait chargé le général Henry Martin et le général Duval d’empêcher que « l’Algérie nous glisse entre les doigts » pendant que l’armée française contribuerait à la libération de la France.
Du côté algérien, Mohammed Harbi a révélé (dès 1975) qu’en avril 1945 le leader nationaliste Messali Hadj avait essayé de s’évader de sa résidence forcée à Chellala pour prendre la tête d’une insurrection, mais qu’il avait dû rebrousser chemin parce qu’il n’avait trouvé personne pour le guider au lieu du rendez-vous fixé. Annie Rey-Goldzeiguer avait d’abord exprimé son scepticisme, avant de confirmer ce fait en s’appuyant sur le témoignage de la fille de Messali dans son dernier livre publié en 2002, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945. En 2015, Mohammed Harbi a répété que « cette confrontation s’était préparée dès avril. Les dirigeants du PPA - et plus précisément les activistes, avec à leur tête le Dr Mohamed Lamine Debaghine - sont séduits par la perspective d’une insurrection, espérant que le réveil du millénarisme et l’appel au djihad favoriseront le succès de leur entreprise. Mais leur projet irréaliste avorte », et Messali est transféré à El Goléa, puis à Brazzaville.
Le 8 mai 1945, jour de la capitulation allemande, les manifestations nationalistes des AML avaient été autorisés par l’administration française à condition de n’arborer aucune pancarte, aucun emblème jugé séditieux. Ces conditions furent respectées presque partout, sauf à Blida, Sétif, et Bône, où la police et l’armée françaises intervinrent pour arracher les pancartes et banderoles non autorisées. Mais à Sétif, le porteur du drapeau fut tué, et le service d’ordre armé de la manifestation riposta. Il n’est pourtant pas certain que celui-ci fut le premier mort, puisque l’historien Roger Vétillard a établi que le contrôleur du marché, Gaston Gourlier, avait été tué deux heures plus tôt. L’émeute se répandit dans la ville, en tuant 29 civils européens dans les rues, puis à l’extérieur dans toutes les directions, jusqu’à la mer, au cri de « djihad ». Dans un deuxième temps, les troupes françaises réprimèrent l’insurrection et se livrèrent à des représailles, notamment à Kherrata.
A Guelma, le sous-préfet Achiary, informé par téléphone de ce qui s’était passé à Sétif le 8 mai, dispersa par la force la manifestation qu’il n’avait pas autorisée. Le lendemain, informé d’un début de soulèvement dans la campagne voisine, il recruta une milice civile qui rafla des centaines de « suspects » algériens et en exécuta un grand nombre dans les jours et les semaines suivantes. La répression dans la ville fut donc tout à fait démesurée par rapport à la menace extérieure.
La direction clandestine du Parti du peuple algérien, qui n’avait pas prévu d’insurrection pour le 8 mai, décida dans un premier temps un soulèvement général pour soulager les insurgés à partir du 24 mai, puis elle annula son ordre, mais un début d’exécution fut constaté en plusieurs endroits (à Haussonvillers, Cherchell et Saïda).
Le bilan des pertes est à peu près établi du côté français (plus de 100 morts et près de 250 blessés, en très grande majorité des civils), mais il reste très incertain du côté algérien. Plutôt que de retenir une des nombreuses évaluations arbitraires qui ont été reprises sans preuve, il vaut mieux parler de milliers de morts. La justice militaire jugea 3 630 inculpés, en condamna 1 868 à des peines de prison et 166 à mort (dont 33 furent exécutés avant la loi d’amnistie du 1er mars 1946).
La répression militaire et judiciaire ne rétablit qu’un ordre fragile, et le général Duval déclara avoir rétabli « la paix pour dix ans ».
Question 2 : 76 ans après ces événements, pourquoi la réconciliation des Mémoires entre l’Algérie et la France coince toujours ?
Parce que, du côté algérien, des impératifs politiques ont toujours interféré avec l’histoire. Dans les années suivant 1945, il s’agissait de ne pas donner prise à la répression en niant toute insurrection et en dénonçant la férocité de la répression colonialiste. En France, le grand historien et militant socialiste Charles-André Julien avait dénoncé dès 1952, dans son livre L’Afrique du Nord en marche, la répression de mai 1945, « féroce, impitoyable, en vérité inhumaine par son manque de discernement » , mais il avait également dénoncé la partialité de la version répandue par la propagande nationaliste algérienne dans une brochure du parti MTLD qui racontait longuement le « génocide de mai 1945 » : « un policier abat un porteur de pancarte de trois balles dans le ventre ; aussitôt les policiers ‘se regroupent rapidement en face des manifestants, comme si le scénario avait été préparé à l’avance, et la fusillade commence. Puis à Sétif-ville, la loi martiale est proclamée’ » Et il ajoutait cette critique pertinente : « Sans doute s’est-il passé entre-temps l’effroyable tuerie à travers la ville, mais à cela il n’est même pas fait allusion. Si le PPA n’y fut pour rien, pourquoi donc le cacher ? Et comment ajouter foi à une propagande qui fausse la réalité au point d’omettre entièrement un événement d’une exceptionnelle gravité ? » Puis le FLN justifia l’insurrection du 1er novembre 1954 par la répression colonialiste du 8 mai 1945.
Pourtant, de 1962 au début des années 1990, les historiens des deux pays semblaient pouvoir s’accorder sur les faits et sur leur interprétation, mais une tendance inverse s’affirma en Algérie à partir de la création de la Fondation du 8 mai 1945 à Sétif en mai 1990, présidée par l’ancien ministre Bachir Boumaza, né à Kherrata. Celle-ci revendiquait la reconnaissance par la France du fait que la répression de mai 1945 aurait été un « crime contre l’humanité » et non un simple crime de guerre. Puis en mai 1995, une campagne de presse fut lancée pour étendre cette revendication de repentance à toute la période 1830-1962. Depuis, cette idée s’est largement répandue en Algérie et en France, et elle a été parfaitement exprimée en 2010 par le début du film franco-algérien de Rachid Bouchareb Hors-la-loi, qui escamote le fait de l’insurrection à Sétif pour la transformer en un massacre unilatéral prémédité et perpétré de sang-froid par les colonialistes.
Et pourtant, l’historien algérien Redouane Aïnad-Tabet avait écrit en 1987, dans la préface de la deuxième édition de son livre sur Le mouvement du 8 mai 1945 en Algérie, que le peuple algérien « n’a pas fait que subir, en victime innocente expiatoire, une sanglante répression, un complot machiavélique. Il est temps de dire et de souligner qu’il a été aussi l’auteur de ces événements, même s’il a subi un revers, même s’il a payé le prix du sang, le prix de la liberté par des dizaines de milliers de victimes ». (...) Et un peu plus loin : « la tentative d’insurrection nationale a commencé dès le 1er mai 1945, lui-même préparé par toute une action politique, une prise de conscience aigüe, généralisée, qui s’est affirmée durant toute la Seconde Guerre mondiale pour aboutir à ce point culminant. La révolte proprement dite a duré plus de quatre jours et s’est étendue à tout le Nord-Constantinois, relayée ensuite par les attaques de Saïda et de Naciria, en Kabylie. Certes, l’insurrection générale a avorté, mais il n’en demeure pas moins, par l’ampleur des manifestations populaires qui ont eu lieu ce jour-là à travers tout le territoire national, que Mai 1945 est un fait historique positif, national ». Et même le président Bouteflika, dans un discours adressé le 8 mai 2001 à Bachir Boumaza (qui présidait depuis 1997 le Conseil de la Nation), avait reconnu que le peuple algérien s’était révolté en ce jour glorieux : « Il s’est élevé comme un seul homme, aux quatre coins du pays, en quelques jours seulement, dans un même sursaut tel un volcan qui balaie tout ce qu’il rencontre sur son chemin et tout ce qui entrave son avancée. Pendant ces jours, celui qui revendique ses droits a affronté celui qui l’en a dépossédé ».
Mais la version de propagande n’a pas pour autant disparu, et même Redouane Aïnad-Tabet s’est mis au goût du jour en 2002, en intitulant la troisième édition de son livre : 8 mai 45. Le génocide, et en comparant la répression colonialiste au massacre nazi d’Oradour-sur-Glane. C’est pourquoi la version de propagande algérienne est de plus en plus diffusée et admise en France même, et on a pu entendre une élue de gauche dire, dans un débat au Conseil municipal de Paris le 14 avril 2015 : « Le gouvernement algérien avance le nombre de 45.000 morts, et les travaux de la très grande majorité des historiens français attestent d’un bilan de dizaines de milliers de victimes arrêtées, torturées et exécutées sommairement ».
Question 3 : Pourquoi, à votre avis, l’historien Benjamin Stora s’est montré évasif, dans son rapport, sur les massacres du 8 mai 1945 et ses recommandations demeuraient muettes sur les crimes commis par l’Armée coloniale ?
Je ne peux pas répondre à cette question à sa place. Mais j’observe que le président Macron, qui a publiquement reconnu la responsabilité française dans la mort de Maurice Audin le 14 septembre 2018, et dans celle d’Ali Boumendjel le 2 mars 2021, a aussi clairement proclamé dans sa déclaration datée de ce jour sa volonté de « poursuivre le travail engagé depuis plusieurs années pour recueillir les témoignages et encourager le travail des historiens par l’ouverture des archives, afin de donner à toutes les familles des disparus, des deux côtés de la Méditerranée, les moyens de connaître la vérité », et il a conclu fermement : « Aucun crime, aucune atrocité commise par quiconque pendant la Guerre d’Algérie ne peut être excusé ni occulté. Ils doivent être regardés avec courage et lucidité, dans l’absolu respect de toutes celles et ceux dont ils ont déchiré la vie et brisé le destin ».
Guy Pervillé