Le retour de Charles de Gaulle au pouvoir, à la suite de la crise du 13 mai 1958, a eu deux conséquences majeures : le changement de régime de la France, et le changement de sa politique algérienne.
Le premier changement était le plus prévisible, car le passage d’un régime d’assemblées à un parlementarisme équilibré ou à un régime semi-présidentiel était au cœur du programme gaullien et gaulliste depuis le discours de Bayeux (1946), et avait été précisé par les travaux du sénateur Michel Debré, nommé garde des sceaux dans le gouvernement de Gaulle de 1958. S’il y avait dans la Constitution de septembre 1958 un idéal de rééquilibrage des pouvoirs que la pratique a largement dévié vers une supériorité du pouvoir présidentiel sur celui du Premier ministre (à savoir Michel Debré lui-même du 9 janvier 1959 au 14 avril 1962), ce fut sous la pression du problème algérien, dont le peuple français attendait la solution avant tout du général de Gaulle. Et c’est pourquoi le Premier ministre Michel Debré accepta de servir la politique algérienne de celui-ci au lieu de mener la sienne propre [1].
Le deuxième changement, celui de la politique algérienne, était-il également prévisible ? Que savait-on des idées de Charles de Gaulle en cette matière, et peut-on parler de dissimulation de ses intentions ? Ces questions ont d’abord été posées sous la forme de véhémentes accusations d’hypocrisie par ceux qui ont combattu la politique algérienne du Général après l’avoir porté au pouvoir, puis elles ont également inspiré des désaccords entre historiens. Notamment entre Charles-Robert Ageron, estimant que de Gaulle s’était rallié très tôt à l’idée du caractère inévitable de l’indépendance [2], et Xavier Yacono, qui préférait s’en tenir aux seules déclarations publiques du Général pour dater ce tournant d’une date plus tardive, peu antérieure au discours sur l’autodétermination (16 septembre 1959) [3]. La question semblait bien tranchée au bénéfice du premier, mais elle vient d’être relancée par la publication aux Etats-Unis d’un livre de l’historien américain Irwin M. Wall, France, the United States, and the algerian war [4], qui reprend l’interprétation de Xavier Yacono. Comme celui-ci, il ne veut prendre en compte que les discours publics, qui n’indiquent en effet aucune rupture nette avec le principe de l’Algérie française avant le 16 septembre 1959. C’est bien vrai, mais ce tournant public était bien prévisible en tenant compte des propos privés, distillés depuis au moins 1955, dans lesquels de Gaulle avait confié à de nombreux interlocuteurs (tels qu’Edmond Michelet et Louis Terrenoire) sa conviction que l’Algérie serait tôt ou tard indépendante. Même s’il l’avait soigneusement cachée à ceux qu’il jugeait incapables de l’accepter, comme son ancien compagnon Jacques Soustelle devenu en 1955 le champion de l’intégration de l’Algérie à la France [5].
Pourtant, les convictions du Général sur l’Algérie semblaient à première vue ne pouvoir comporter aucune équivoque. De Gaulle avait eu besoin d’Alger pour remplir la mission qu’il s’était donnée en juin 1940, et de nouveau en novembre 1942. Il y était enfin arrivé à la fin mai 1943 et y avait gouverné la France libre de juin 1943 à juin 1944. Il avait tiré de l’Algérie et de l’Afrique du Nord la majeure partie des forces militaires qui avaient redonné à la France figure de vainqueur à part entière sur l’Allemagne. Et pour récompenser les Algériens musulmans, il avait décidé une politique de réformes sans précédent en leur faveur, par l’ordonnance du 7 mars 1944 et tout un ensemble de mesures économiques et sociales destinées à en faire des « Français musulmans » presque comme les autres [6]. En mai 1945, il avait fermement couvert la répression du soulèvement nationaliste du 8 mai autour de Sétif et Guelma au nom du maintien absolu de la souveraineté française. Après sa démission de la présidence du gouvernement provisoire en 1946 et la fondation du RPF en 1947, il avait très fermement pris position contre le statut de l’Algérie (et non pas pour, contrairement à ce qu’il a prétendu plus tard [7]), parce qu’il ne le jugeait pas capable de garantir à la fois l’équilibre nécessaire entre les deux communautés et la souveraineté de la France. En octobre 1947, il était revenu à Alger pour la campagne des élections municipales, et de nouveau en 1951 pour les législatives. Dans ces deux occasions, il avait parlé au nom d’une alliance conservatrice de l’ « Union algérienne » et du RPF, soutenue par Alain de Sérigny dans L’Echo d’Alger. [8]
Et pourtant, dès février 1944 il avait été informé par le général Catroux, commissaire d’Etat du CFLN et gouverneur général de l’Algérie, que la France était en train de jouer la dernière chance de la politique d’assimilation, et que si cette dernière chance échouait, il ne resterait plus qu’à tenter de réaliser une indépendance de l’Algérie conciliant les intérêts des Algériens européens avec ceux des musulmans [9]. Et au même moment, un rapport du commissaire aux Colonies René Pléven lui avait signalé que si la France accordait sa citoyenneté à tous ses sujets de l’Empire sans les obliger à renoncer à leurs droits particuliers pour se soumettre à toutes les lois françaises, y compris le code civil, la France ne serait plus la France [10]. De Gaulle était donc exactement informé, dès cette époque, du dilemme qui se posait à elle. Et l’on peut supposer que c’est pour cette raison que le Général avait renoncé, dès 1947, à poursuivre l’idéal républicain de l’assimilation en Algérie. Mais il s’était bien gardé d’expliquer clairement aux Français ce qui était en cause, et quel choix s’imposait à la nation française.
De Gaulle avait déjà quitté la vie politique active depuis mai 1953 quand débuta le soulèvement des nationalistes algériens en novembre 1954. En janvier 1955, sollicité par Jacques Soustelle de l’autoriser à accepter le poste de gouverneur général de l’Algérie proposé par le président du Conseil Pierre Mendès France, il lui accorda son autorisation en des termes ambigus [11]. Mais peu après, il commença à multiplier des confidences qui comportaient un pronostic négatif sur la durée de l’Algérie française, par exemple à Louis Terrenoire le 18 mai 1955 : « Nous sommes en présence d’un mouvement général dans le monde, d’une vague qui emporte tous les peuples vers l’émancipation. Il y a des imbéciles (sic) qui ne veulent pas le comprendre ; ce n’est pas la peine de leur en parler. Mais il est certain que si nous voulons nous maintenir en Afrique du Nord, il nous faut créer les conditions d’une nouvelle association. Or, ce n’est pas ce régime qui peut le faire. Moi-même, je ne serai pas sûr de réussir... mais bien sûr je tenterai la chose » [12]. Propos qui éclairent d’une lumière crue la dernière déclaration publique du Général sur cette question, faite dans sa cconférence de presse du 30 juin 1955 : il y recommandait de « substituer partout l’association à la domination », une association définie soit comme « un lien de nature fédérale entre Etats » (entre la Tunisie ou le Maroc et la France), soit comme « une intégration dans une communauté plus large que la France » (cas de l’Algérie). On pouvait dès lors comprendre que l’Algérie ne devrait plus être assimilée à la métropole, mais devrait être considérée comme les autres « territoires d’outre-mer » que le Général avait proposé d’associer à la France dans une « communauté de forme fédérale » depuis la conférence coloniale de Brazaville (janvier-février 1944) et depuis les débats constitutionnels de 1946. Mais il fallait encore beaucoup de subtilité pour le deviner.
Toujours est-il que la persistance de rumeurs sur les déclarations privées du Général obligea son cabinet à publier un démenti qui n’en était pas un le 12 septembre 1957, déclarant qu’il ferait connaître ses intentions quand il serait en mesure de les appliquer. Peu rassuré par cette subtilité, et par une confidence du ministre résidant Robert Lacoste auquel de Gaulle avait parlé de « ce pauvre Soustelle », Alain de Sérigny eut un doute et demanda à son ami Jacques Soustelle, le 15 mars 1958 lors du congrès gaulliste de Nice, de s’informer directement de la pensée du Général sur l’Algérie. Le lendemain, Michel Debré vit le directeur de L’Echo d’Alger, et lui demanda avec une pointe d’ironie : « Vous qui avez porté la francisque du maréchal Pétain, comment pouvez-vous douter un seul instant que celui qui incarne la résistance à l’abandon puisse songer à larguer l’Algérie ! [13] » Puis Soustelle, ayant eu un entretien avec de Gaulle, lui exposa dans une lettre, le 28 mars, ce qu’il avait retenu de ses propos. D’après lui, le Général était pessimiste sur l’avenir de l’Algérie à cause de la volonté insurmontable des partis de lui barrer la route, et convaincu que le régime finirait par se plier aux formules d’internationalisation et d’abandon. Loin de se satisfaire de ces sombres perspectives, le Général ne se désintéressait pas de la lutte menée contre la sécession, bien au contraire. Mais « sur l’intégration, il demeure réservé, parce qu’il n’est pas sûr que tous les Musulmans l’accueilleraient favorablement. Par contre, il estime que la pacification doit être menée énergiquement et accompagnée d’un grand effort social, éducatif, psychologique et politique, cette étape devant aboutir à une intégration qu’il souhaite, mais qui devrait résulter des aspirations réelles des masses musulmanes » [14]. De Gaulle ayant dit à Soustelle : « A quoi bon parler sans agir ? », Alain de Sérigny se décida le 10 mai à lancer un appel au Général intitulé « Parlez, parlez vite, mon général. Vos paroles seront une action », pour empêcher l’investiture de Pierre Pfimlin signifiant l’internationalisation du problème algérien. Mais, même après le 13 mai 1958, sollicité par le général Massu et le général Salan, de Gaulle répondit à l’appel d’Alger en éludant toute réponse clarifiant ses intentions dans sa conférence de presse du 19 mai 1958 : « Que serait un juge qui rendrait son jugement avant l’audience et serait certain, au surplus, que ce jugement resterait lettre morte ? » [15].
Malgré cette volonté de dissimuler ses intentions clairement manifestée par le Général jusqu’à son retour au pouvoir, pouvons-nous être sûrs de son analyse ? Oui, car la suite des événements a clairement révélé lesquels de ses interlocuteurs il avait voulu éclairer (ceux qu’il jugeait capables de le suivre) et lesquels il avait préféré duper. De plus, une relecture attentive de la réponse du Général à une question posée sur la politique à suivre en Afrique du Nord dans sa conférence de presse du 30 juin 1955 (sa dernière déclaration publique avant le 13 mai 1958) révèle que sa position était déjà fixée avec une lucidité extraordinaire. Il avait répondu à cette question d’une manière très étudiée. En introduction, une définition de la politique « quand elle est un art et un service, non une exploitation », comme étant « une action pour un idéal à travers les réalités ». Puis la désignation de « deux faits auxquels personne ne peut rien » : « la passion nationaliste que l’ébranlement général du monde a, presque partout, fait flamber », et « l’affaiblissement qu’a, pour un temps, subi notre puissance et qui influe sur les esprits ». Venait ensuite un exposé en trois parties suivant un plan chronologique : le passé, le présent, et l’avenir.
Le passé, depuis 1940, c’était la politique des réformes entreprises par le CFLN aussi bien en Afrique noire et à Madagascar avec la conférence de Brazzaville, et en Afrique du Nord, notamment en Algérie, avec l’ordonnance du 7 mars 1944, ayant comme but « l’association avec la France des Etats et des territoires que nous avons ouverts à la civilisation », association pouvant prendre, suivant les cas, « soit la forme d’un lien de nature fédérale entre Etats, par exemple entre le Maroc ou la Tunisie et la France, soit celle de l’intégration d’un territoire ayant son caractère à lui, par exemple l’Algérie, dans une communauté plus large que la France ». La leçon à retenir de tous ces événements était « qu’une base de départ politique et psychologique avait été établie pour marcher vers l’association ».
Le présent, c’était une situation très difficile pour quelque action que ce soit ; mais « je dis qu’aucune autre politique que celle qui vise à substituer l’association à la domination dans l’Afrique française du Nord (...) ne saurait être ni valable, ni digne de la France ». De Gaulle se prononçait ainsi très fermement pour une politique coloniale d’association que tous les spécialistes distinguaient voire opposaient à l’assimilation, considérée jusque là comme le seul but possible pour l’Algérie suivant la tradition républicaine française. Mais il niait tout revirement dans sa politique : « Tout ce qui est advenu n’a fait que me confirmer dans ce que je pressentais, quand, au cours de la tourmente, à Brazzaville, puis à Alger, à Rabat, à Tunis, je voyais se poser le problème et j’en traçais la difficile, mais unique solution ».
Enfin l’avenir ne pouvait être à la portée des dirigeants de « l’actuel régime », qui ne pouvaient inspirer confiance ni « aux peuples dont nous voulons qu’ils nous soient associés », ni aux Français, ni aux étrangers. C’est pourquoi il fallait « le changer ». Faute de quoi, annonçait le Général, « il continuerait d’user des hommes de grande valeur : ministres, gouverneurs, résidents, sans parvenir à leur donner et à leur maintenir la mission, l’appui, les moyens nécessaires à la réussite, de pencher alternativement vers la répression ou vers la concession sans que la question essentielle soit jamais tranchée au fond (...) ». Outre l’échec de la IVème République, de Gaulle prévoyait même les circonstances qui allaient la conduire à sa perte moins de trois ans plus tard : « le pire serait que l’inconsistance organique du système l’amène, peu à peu, à se tourner vers le dehors, à prendre les autres comme témoins, c’est-à-dire bientôt comme arbitres, à invoquer auprès d’eux une solidarité, qui dans de domaine n’existe absolument pas, mais au nom de laquelle eux-mêmes réclameraient un droit de regard. Après quoi, d’étape en étape, les divers territoires de l’Afrique du Nord risqueraient fort d’être soustraits à l’Union française, pour arborer, en dehors d’elle, des formules fictives d’indépendance. Sous ces formules, ils tomberaient, comme jadis, dans l’anarchie politique et, au point de vue économique, dans tel ou tel système d’exploitation internationale » [16].
Ainsi, de Gaulle avait remarquablement prévu les grandes lignes des trois dernières années de la IVème République, jusqu’aux « bons offices » anglo-américains dont la menace allait être à l’origine du 13 mai 1958. De plus, il avait également prévu l’échec de Jacques Soustelle, ancien dirigeant du RPF dont il avait accepté sans enthousiasme la nomination au gouvernement général de l’Algérie par Pierre Mendès France en janvier 1955. Et celui-ci aurait même pu méditer sur le fait que le Général avait préconisé pour l’Algérie une intégration « dans une communauté plus large que la France » et non pas dans la France elle-même...
Un autre texte moins connu semble également témoigner de ce qu’était l’attitude gaullienne dès le printemps 1955. Le 18 mai - date des propos déjà cités du Général rapportés par Louis Terrenoire - l’un des plus proches compagnons de sa « traversée du désert » , Jacques Foccart, consacra l’éditorial de sa Lettre à l’Union française [17] au choix d’une politique algérienne. Il mit ses lecteurs en garde contre l’illusion d’une Algérie française au sens où le Constantinois serait un autre Loir-et-Cher, et rappela que l’Algérie n’était pas la France, mais était l’Algérie. L’Algérie est « notre enfant », comme disait Louis-Philippe, mais « à prétendre que l’Algérie se confond avec elle-même, la France doit prendre garde qu’elle nie (...) les difficultés sur lesquelles il lui appartient de se pencher (...). Peut-on faire qu’un enfant et sa mère, qui sont même chair et même sang, ne soient cependant pas un mais deux êtres ? » [18]. Ce texte étonnant sonne après coup comme un rappel à l’ordre inspiré par le général de Gaulle et destiné à Jacques Soustelle, d’autant plus que la conclusion reprend le concept d’association : « L’association France-Algérie ne peut résulter que d’un choix ; elle est, que l’on m’entende bien, affaire de sentiments ». Mais le plus étonnant est que Jacques Foccart a lui-même désavoué ce texte après avoir accompagné le Général dans son retour triomphal à Alger du début juin 1958. Dans son éditorial de la même Lettre à l’Union française daté du 12 juin, il invoquait le précédent du voyage triomphal du président Poincaré à Strasbourg et à Metz libérés en novembre 1918 pour annoncer que le plébiscite était fait, et que de même le voyage triomphal du général de Gaulle à Alger avait rendu indubitable le fait que l’Algérie était française : « Il a sanctionné la volonté des Algériens de toute origine de créer une nouvelle province française, ce que l’Algérie n’était encore que dans les affirmations officielles ou les intentions de quelques-uns » [19]. Or nous savons que le Général, quant à lui, n’avait pas modifié son analyse.
Jacques Foccart semble avoir tout oublié de cet épisode dont il n’a pas parlé dans ses Mémoires. Et pourtant, il l’a éclairé indirectement dans son livre d’entretiens avec Philippe Gaillard, Foccart parle. Il y dit avoir été longtemps très proche de Jacques Soustelle, et donc fortement attaché à l’Algérie française, où était installé et marié son beau-frère [20] : « Le général me fera évoluer, mais seulement après qu’il aura accédé à la tête de l’Etat, en janvier 1959, ou du moins du gouvernement, en juin 1958 » [21]. Philippe Gaillard lui faisant remarquer : « En somme, vous évoluerez parallèlement à Michel Debré... », il lui répond : « Oui, mais plus rapidement que lui. Le Général a employé un argument de nature à me convaincre. Plusieurs fois il m’a dit, d’une façon assez pathétique, ceci : « Si l’homme que je suis, avec mon hérédité, avec ma culture, avec mon passé, fait ce que je fais, vous imaginez bien que ce n’est pas sans souffrance. Je le fais parce que c’est la seule chose que l’on doit faire. Je boirai la calice jusqu’à la lie ». Devant les difficultés qu’il rencontrait, sa grande crainte était que son âge ne lui permette pas d’arriver au terme de la décolonisation en général, de celle de l’Algérie en particulier. Parce que, ajoutait-il, vous ne devez vous faire aucune illusion : si je disparais avant d’avoir réussi cela, je ne vois pas qui pourra le faire, et le pays risquera de se casser » [22].
Quant à Michel Debré, qui ne semblait avoir aucun doute sur la position du Général en mars 1958, il s’est expliqué dans ses Mémoires sur l’évolution de ses propres idées. Comme Jacques Foccart, il s’était prononcé contre la célèbre formule de Pierre Mendès France, en déclarant au Conseil de la République, le 29 mai 1956 : « Je ne dis pas « l’Algérie c’est la France », ce qui est une formule vague politiquement et plus encore sociologiquement, mais je dis qu’en Algérie se joue le destin de la France, ce qui est à la fois plus grave et plus important » [23]. Pourtant, après le retour au pouvoir du général de Gaulle, il avait bien conscience d’un certain décalage entre sa pensée et la sienne, mais il tenta de le minimiser dans sa réponse à une lettre du colonel Alain de Boissieu le 25 septembre 1958 : « Les difficultés, voire les hésitations du Général, représentent aujourd’hui l’aboutissement d’une longue réflexion et du réexamen qu’il a fait de bien des données du problème. Si, à certains égards, sa pensée ne nous paraît pas être celle que nous souhaitons, il est possible, d’abord, qu’il voie plus clair que nous, il est en tout cas certain que c’est à ce moment-là qu’il faut nous-mêmes préciser notre pensée et lui présenter des possibilités d’agir. Au jugement pessimiste que lui présentent certains, il nous appartient d’opposer des possibilités de réalisation et d’action. C’est à quoi je vais m’employer, souhaitant ne pas me tromper et souhaitant être écouté » [24]. Tout est dit dans ce texte étonnant. Michel Debré reconnaît la réalité de divergences de vues, se promet de tenter de les réduire par un effort de persuasion, mais envisage d’avance que le Général puisse avoir raison contre lui. Cette position étonnante d’humilité le distingue nettement de celle de Jacques Soustelle, qui s’était engagé sans retour pour son option personnelle, l’intégration de l’Algérie dans la France.
Nommé Premier ministre de la Vème République le 9 janvier 1959, Michel Debré persuada non sans mal Jacques Soustelle d’accepter un poste dans son gouvernement, alors que le président de Gaulle ne voulait pas de lui [25]. L’ancien gouverneur général Soustelle avait écrit que ce qui se passait en Algérie engageait la France « pour cent ans » [26] ; le nouveau Premier ministre envisageait à cette date, comme le général de Gaulle l’avait lui-même annoncé au nouveau délégué général du gouvernement en Algérie Paul Delouvrier, une Algérie française pour vingt-cinq ans. En conséquence, Michel Debré avait réfléchi au début de l’été 1959 sur l’élaboration d’un statut de même durée pour l’Algérie, dont il s’ouvrit au général de Gaulle à la fin juillet, mais le Président de la République lui révéla alors « son orientation personnelle vers l’autodétermination, laissant ainsi aux Algériens le choix de leur avenir » [27]. Peu après, le 10 août 1959, à Colombey les-Deux-Eglises, les deux plus hauts personnages de l’Etat confrontèrent leurs vues sur l’avenir de l’Algérie, et le Premier ministre reconnut la primauté de la volonté du Président de la République, contrairement semble-t-il au texte de la Constitution de 1958 qui attribuait au Premier ministre la définition de la politique de son gouvernement. Le Conseil des Ministres du 26 août confirma le ralliement du chef du gouvernement à la politique présidentielle sur ce problème capital. Et enfin, le 16 septembre, le général de Gaulle dévoila au gouvernement le contenu de son discours sur l’autodétermination avant de l’enregistrer dans l’après-midi. Ce fut à la fois un tournant décisif dans la politique algérienne de la France, qui renonça soudainement au principe idéal de l’assimilation de l’Algérie à la métropole, et dans l’interprétation de la Constitution de la Vème République, qui passa de ce fait d’un « parlementarisme équilibré » à un régime semi-présidentiel. Sous la conduite du président Charles de Gaulle, la France accéléra peu à peu le retournement de sa polique algérienne qui s’inversa en moins de trois ans, jusqu’à la signature des accords d’Evian du 18 mars 1962 avec le GPRA, gouvernement provisoire du FLN. Jacques Soustelle n’avait attendu que la fin de la semaine des barricades pour quitter le gouvernement en février 1960 et passer à une opposition résolue, allant jusqu’à approuver les tentatives d’assassinat du chef de l’Etat, qu’il accusait de trahison après l’avoir longtemps fidèlement servi.
Ce double tournant, politique et constitutionnel, fut acquis dès septembre 1959, et c’est pourquoi nous ne prolongerons pas l’analyse jusqu’à la fin de l’Algérie française en 1962. Il reste néanmoins à souligner le rôle considérable d’un grand acteur de l’Histoire dans cette double décision. Aurait-elle été prise de cette façon par un autre que Charles de Gaulle ? On peut penser que sans lui Michel Debré - à supposer qu’il ait été nommé Premier ministre - n’aurait pas mené la même politique algérienne. Que se serait-il passé si le Général était mort avant de revenir au pouvoir, ou bien sur la route de l’Elysée à la fin de mai 1958, ou en tout cas avant le 16 septembre 1959 [28] ? Ce genre de questions n’est pas familier aux historiens parce qu’ils ont suffisamment à faire avec les seuls faits qui se sont réellement passés pour se soucier de ceux qui ne se sont pas passés. C’est bien sûr de la fiction historique et non de l’histoire, mais cette hypothèse inhabituelle nous ouvre un abîme de vaines réflexions.
Guy Pervillé
[1] Voir notre communication au colloque Michel Debré et l’Algérie, organisé par Maurice Vaïsse à l’Assemblée nationale les 27 et 28 avril 2006, « Continuité et évolution des idées de Michel Debré sur l’Algérie ».
[2] « De Gaulle et l’Algérie algérienne », in L’Algérie algérienne de Napoléon III à de Gaulle, Paris, Sindbad, 1980, pp. 239-254.
[3] Xavier Yacono, De Gaulle et le FLN, l’échec d’une politique et ses prolongements, Versailles, L’Atlanthrope, 1989.
[4] University of California Press, Berkeley, Los Angeles and London, 2001, 335 p. Edition française : Les Etats-Unis et la guerre d’Algérie, Paris, Editions Soleb, octobre 2006, 464 p.
[5] Voir la lettre du Général en remerciement de l’envoi du livre de Jacques Soustelle, Aimée et souffrante Algérie, datée du 4 décembre 1956, in Jacques Soustelle, Vingt-huit ans de gaullisme, Paris, La table ronde, 1968, pp. 444-446.
[6] Voir Guy Pervillé, Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Picard, 2002, pp. 53-55.
[7] Dans sa conférence de presse du 11 avril 1961, Charles de Gaulle, Discours et messages, t. 3, Paris, Plon, 1970, p. 289.
[8] Alain de Sérigny, Echos d’Alger, t. 2, 1946-1962, Paris, Presse de la Cité, 1974, pp. 78-82 et 135-142.
[9] G. Pervillé, op.cit., p.188.
[10] Ibid.
[11] « Je vous félicite, le gouvernement a fait un très bon choix », aurait dit le Général selon Jacques Foccart, in Foccart parle, entretiens avec Philippe Gaillard, Paris, Fayard et Jeune Afrique, 1995, p. 77.
[12] Louis Terrenoire, De Gaulle et l’Algérie, Paris, Fayard, 1965, p. 41.
[13] Alain de Sérigny, Echos d’Alger, t. 2, L’abandon, Presse de la Cité, 1974, p. 246.
[14] Ibid., p. 247.
[15] Charles de Gaulle, Conférence de presse du 19 mai 1958 au Palais d’Orsay, in Discours et messages, t. 3, , Avec le renouveau, 1958-1962, Paris, Plon, 1970, p. 10.
[16] Discours et messages, op. cit., t. 2, pp. 637-639.
[17] Périodique ronéotypé destiné à entretenir la flamme gaulliste des cadres du RPF résidant outre-mer, d’octobre 1949 à décembre 1958.
[18] Lettre à L’Union française, 18 mai 1955, n° 284.
[19] N° 432, 12 juin 1958. Au contraire, selon Gilles Le Béguec parlant au colloque Michel Debré des 27 et 28 avril 2006, Olivier Guichard était convaincu dès 1954 que l’Algérie allait évoluer vers l’indépendance, et se chargea à partir de 1959 d’harmoniser la vie entre l’Elysée et Matignon.
[20] Foccart parle, op. cit., p.77.
[21] Ibid., pp. 123.
[22] Ibid. p. 124.
[23] Michel Debré, Mémoires, t. 3, 1958-1962, p. 199.
[24] Ibid., pp. 203-204.
[25] Alain de Sérigny, op. cit., pp. 333-343.
[26] Jacques Soustelle, Le drame algérien et la décadence française. Réponse à Raymond Aron. Paris, Plon, Tribune libre, 1957, p. 61.
[27] Michel Debré, op. cit., pp. 226-227.
[28] De Gaulle avait lui-même posé la question : "Qu’est-ce qui se passerait si demain on me zigouillait ? ", au secrétaire général du gouvernement le soir du 7 janvier 1959, selon Roger Belin, Lorsqu’une République chasse l’autre, 1958-1962, Souvenirs d’un témoin, Paris, Editions Michalon, 1999, p. 72 .