Serge Baret (1910-1978) : un préfet face à la « bataille d’Alger » et au 13 mai 1958 (2024)

mardi 13 février 2024.
 
Cet article a été publié dans le n° 420-421 d’Outre-mers, revue d’histoire coloniale et impériale, 2ème semestre 2023. pp 255-297.

Les personnages qui ont joué un rôle notable dans l’Histoire ne sont pas tous aussi connus qu’ils le mériteraient. Un exemple particulièrement clair est celui du préfet Serge Baret, qui fut appelé par le ministre résidant Robert Lacoste au poste de préfet d’Alger en décembre 1956 et y resta durant toute la « bataille d’Alger » de 1957. Destitué de son poste en mai 1958 par le président du Conseil Pierre Pflimlin, pour avoir refusé de rejoindre la métropole après le coup de force du 13 mai, il fut nommé par le général de Gaulle en juin 1958 comme secrétaire général du Gouvernement général à la demande insistante du général Salan - alors confirmé dans ses fonctions de délégué général du gouvernement - et il l’accompagna dans sa retraite forcée à la fin de l’année, sans jamais obtenir d’autre poste.

Quand il revint dans la lumière en 1969, ce fut d’une manière peu flatteuse dans le deuxième tome du récit de la guerre d’Algérie par Yves Courrière [1], où il fut présenté par des anciens de l’équipe Lacoste en des termes désobligeants, sans que le journaliste ait pris soin d’équilibrer leur version en recueillant celle de l’intéressé. Il obtint néanmoins une dédicace élogieuse [2] en tête du livre du général Massu, La vraie bataille d’Alger, paru en 1971, mais cet éloge venant du responsable de la grande répression qui démantela l’organisation du FLN à Alger en 1957 n’avait rien qui puisse le réhabiliter aux yeux des dénonciateurs de la torture militaire française.

Il apparaît ainsi comme un auxiliaire inconditionnel de Lacoste, de Massu et de Salan dans l’historiographie militante de la guerre d’Algérie fondée par Pierre Vidal-Naquet et prolongée par les travaux de Raphaëlle Branche, Sylvie Thénault, et par l’association milleautres.org, créée en 2018 par Malika Rahal et Fabrice Riceputi. Un article publié par ce dernier et consacré à « Paul Teitgen et la torture pendant la guerre d’Algérie » [3], qui est bien documenté, reproduit dans ses conclusions les mêmes jugements sévères : « la plupart des hauts fonctionnaires, pour ne rien dire des responsables politiques, alors qu’ils étaient aussi bien informés des crimes commis, optèrent pour un prudent silence réglementaire et complice, tel Pierre Bolotte, quand ils ne furent pas des supporteurs enthousiastes de la terreur militaire comme Serge Baret ».

Pourtant, l’histoire ne peut pas procéder à des condamnations sans avoir pris en compte toutes les sources d’information de manière contradictoire, comme doit le faire aussi la justice. Or les archives privées de Serge Baret sont restées longtemps confidentielles, mais elles sont en voie d’être ouvertes par sa fille Caroline Baret, qui m’a demandé de les classer [4]. D’autre part le préfet Pierre Bolotte (1921-2008), qui fut un proche collaborateur du préfet Baret, a légué au Centre d’histoire de Sciences Po (Paris) ses Mémoires inédits accompagnés de nombreux documents (cote PB 9, 10 et 11). Fabrice Riceputi les a d’ailleurs cités, mais il convient de les présenter plus méthodiquement.

LE PRÉFET BARET DANS LA « BATAILLE D’ALGER » (1956-1957)

Les archives du préfet Baret sont loin d’être exhaustives, et c’est pourquoi il convient de les compléter par d’autres documents pour retracer dans ses grandes lignes le déroulement des faits.

Les origines et la carrière de Serge Baret

Un curriculum vitae détaillé de Serge Baret est disponible depuis 2009 sur le site « ToujoursLa » [5], reprenant en partie une notice publiée sur le site de l’Association pour la mémoire du général Salan. Serge Baret était né dans les Ardennes en 1910 dans une famille d’enseignants. Son père ayant été tué en 1914, élevé par sa mère, licencié en droit, il fut chef de cabinet adjoint du préfet radical Léon Robert Billecard de 1931 à 1936, puis chef du secrétariat particulier du ministre socialiste de l’Éducation nationale Jean Zay de 1936 à 1938, et sous-préfet de Villefranche-de-Rouergue (Aveyron) de 1938 à 1940. Il fut mobilisé en avril 1940, puis réintégré dans l’administration préfectorale, et devint secrétaire général de la préfecture du Jura puis de celle des Hautes-Alpes de 1942 à 1944 tout en faisant partie du réseau de résistance Noyautage des Administrations Publiques (NAP). Secrétaire général de la préfecture des Bouches-du-Rhône en septembre 1944, il fut nommé préfet de l’Aude en 1946, puis de la Dordogne en 1947. C’est là qu’il se fit connaître et apprécier par le député et ministre socialiste Robert Lacoste [6]. Nommé ensuite préfet de l’Hérault en 1951, puis de la Loire-Inférieure en novembre 1955, il fut muté à la préfecture d’Alger, sur la demande insistante du ministre résidant Robert Lacoste, le 11 décembre 1956.

Pourquoi ? Sans doute parce que le ministre résidant avait besoin à Alger d’un homme de confiance pour le tenir informé des dangers qui s’y multipliaient en même temps que le terrorisme et le contre-terrorisme s’y développaient. Mais la version de l’arrivée du préfet Baret qui fut publiée douze ans plus tard dans le livre d’Yves Courrière, Le temps des léopards, avait de quoi le choquer. En effet, le journaliste reproduisait des témoignages désobligeants recueillis dans l’entourage de Robert Lacoste, qui exprimaient leur incompréhension de son choix, parce que celui-ci les avait habitués à s’entourer de résistants incontestables. Leurs critiques portaient sur le portrait moral et physique du personnage : « Baret était le prototype du préfet de la IIIe République [...]. Outre cette prudence intempestive, l’homme n’était physiquement pas solide. Malade des jambes, il avait des difficultés à se tenir debout », mais aussi sur son inaptitude à sa haute fonction :

« La ‘‘maffia’’ de Lacoste - son cabinet où l’on jugeait les hommes sur leur puissance de travail, sur leurs facultés de fonceur, où le critère était : ‘‘Est-il un ancien de la France Libre, s’est-il battu comme un lion ? ’’ - fut stupéfaite de la décision du Patron. Comment pouvait-il nommer le type même du fonctionnaire de la préfectorale qui avait fait carrière grâce aux bonnes relations qu’il entretenait avec le parti au pouvoir alors qu’Alger était au bord de la catastrophe ? L’hostilité du cabinet Lacoste fut encore plus grande lorsque Baret, confronté avec les immenses problèmes posés par le terrorisme à Alger, manifesta une réserve que d’aucuns qualifièrent de ‘‘trouille bleue’’ [...]. Chaussade, responsable de toute l’administration en Algérie, trouva en face de lui ‘‘un type dépassé’’, avec lequel il était impossible de faire quoi que ce soit. » [7]

De plus, Paul Teitgen, « se retrouva avec un patron ne prenant aucune responsabilité », notamment la signature des assignations à résidence. Et dans la première grande épreuve qui avait été l’enterrement tumultueux d’Amédée Froger le 31 décembre 1956, il se serait rapidement défilé pour laisser le secrétaire général du Gouvernement général Pierre Chaussade suivre à pied le cortège [8].

En fait, cet argument n’était guère probant, parce que le nouveau préfet d’Alger devait garder une vue d’ensemble de la situation [9], et aussi parce que son état de santé lui interdisait de rester debout pour une durée imprévisible. Mais la mise en doute de son passé de résistant lui parut inadmissible. Dans les archives qu’il a laissées après sa mort se trouve un projet de réponse à Yves Courrière, tenant en deux pages dactylographiées (dont la première manque), où il lui reprochait de ne pas avoir cherché à connaître sa version et ajoutait en pièce jointe un « extrait du décret en date du 2 septembre 1954 publié au JO du 3 septembre portant proposition et nomination dans la Légion d’honneur », au grade d’officier, de Serge Baret. On y lisait (sous les signatures du président du Conseil Pierre Mendès France et du Président de la République René Coty, ainsi que du ministre des Anciens combattants Emmanuel Temple et du secrétaire d’État aux forces armées Jacques Chevallier) : « Dès 1940, [Serge Baret] a été l’âme de la Résistance dans le département des Hautes-Alpes. Chargé des services de parachutage, à l’intérieur du département, a mené sa mission avec une intelligence et une bravoure remarquables. Lors des combats de la Libération dans les Hautes-Alpes, a fait preuve des plus belles qualités de Chef. Belle figure de Français » [10].

Robert Lacoste et Serge Baret face aux défis du terrorisme et du contre-terrorisme

Arrivé à Alger depuis un peu plus de deux semaines, Serge Baret avait acquis une assez bonne connaissance de la situation, comme le prouvent les rapports qu’il envoyait aux autorités supérieures dans les premiers jours de janvier 1957. Craignant une nouvelle manifestation violente qui aboutirait à une attaque de la prison de Barberousse visant à en extraire les condamnés à mort pour les exécuter [11], le préfet Baret exprimait aussi son analyse des deux menaces auxquelles il devait simultanément faire face : « côté musulman », le FLN a déclenché « une violente action de terrorisme à caractère spectaculaire » dans laquelle s’insère l’assassinat de Froger [12], et le préfet voit dans la grève générale annoncée par le FLN « un mouvement d’allure insurrectionnelle » ; « côté européen », il craint « une opinion devenue hypersensible », dont « l’exaspération » et « la nervosité » risquent de se traduire dans les faits par « l’apparition du contre-terrorisme » [13]. Étrangement, le nouveau préfet d’Alger n’avait pas été informé du premier attentat meurtrier attribuable à des « contre-terroristes » européens, l’explosion d’une bombe dans la Casbah, rue de Thèbes, le 10 août 1956 [14]. Mais il avait compris l’existence de deux menaces simultanées entre lesquelles l’autorité légale était prise en étau, et la nécessité de détruire la première - le terrorisme du FLN - pour éteindre la deuxième qui en était la conséquence. Ce qu’avait révélé le complot du général Faure, projetant d’arrêter le ministre résidant Robert Lacoste, le 24 décembre, et ce qu’allait confirmer l’attentat au bazooka visant le général Salan le 16 janvier 1957 [15]. Le préfet Baret avait demandé en vain des renforts : six compagnies de CRS, puis seulement quatre, dont il n’obtint que deux à titre temporaire et exceptionnel [16]. C’est pourquoi il n’avait pas d’autre possibilité que d’accepter la décision prise par le ministre résidant le 7 janvier 1957 de confier les pouvoirs de police dans le département d’Alger au général Massu, commandant la 10e division parachutiste revenue depuis peu du canal de Suez.

Cette décision avait été prise par le ministre résidant Robert Lacoste en concertation avec le Président du Conseil Guy Mollet et le ministre de la Défense nationale Maurice Bourgès-Maunoury, dans un conseil des ministres restreint tenu le 4 janvier 1957 [17]. Les motifs et les buts de cette décision sont faciles à comprendre : briser le plus vite possible le terrorisme du FLN en détruisant son organisation, et arrêter par là-même l’essor d’un « contre-terrorisme » européen qui menaçait la discipline de la police et de l’armée et la sûreté de l’État.

Selon les statistiques françaises, le nombre des attentats commis par le FLN dans l’agglomération algéroise, qui était inférieur à 10 par mois en janvier et février 1956, avait rapidement augmenté, passant à 50 en juin et juillet, puis à près de 100 en septembre et octobre, avant de culminer peu avant la grève de huit jours (122 en décembre 1956, 112 en janvier 1957). L’intervention des parachutistes le fit chuter à 39 dès le mois de février 1957, puis il oscilla jusqu’en juillet entre 20 et 40 par mois avant de rechuter à un niveau inférieur à 10 en août, septembre et octobre 1957 [18]. Le nombre d’attentats en 1956 (635) fut donc plus élevé qu’en 1957 (333). Ainsi, il apparaît clairement que la « bataille d’Alger » ne commença pas en janvier 1957, et que la contre-offensive des parachutistes fut une riposte efficace au terrorisme préexistant du FLN. D’autre part, le nombre de victimes (tués et blessés) des attentats augmenta moins régulièrement, avec des poussées en juin 1956 (74), septembre 1956 (164), janvier 1957 (194) et juillet 1957 (231) [19]. Il culmina donc peu avant la fin de la « bataille d’Alger », et fit en tout 1 470 victimes (960 en 1956, 510 en 1957). Selon le maire d’Alger Jacques Chevallier, dans cette « bataille » sournoise et meurtrière, « en quatorze mois, 751 attentats ensanglantèrent la ville, provoquant la mort de 314 Algérois et en blessant 917 » [20]. La « bataille d’Alger » dura donc plus d’un an, et se termina pour l’essentiel à la mi-octobre 1957. Ce sont des nombres qui ne doivent pas être effacés des mémoires par celui des victimes de la répression, évalués à plus de 3 000 morts par le secrétaire général de la préfecture d’Alger Paul Teitgen, mais à pas plus de 1 000 et probablement pas plus de 300 selon le général Massu [21].

Or cette escalade du terrorisme n’était pas un phénomène improvisé. Dès son arrivée à Alger, en mars 1955, le chef politique du FLN Ramdane Abane avait déclaré aux représentants du Mouvement National Algérien (MNA) qu’il fallait que les Européens quittent l’Algérie [22]. Et selon Mohammed Lebjaoui, avant le 20 août 1955, il était convaincu que « tous les Européens d’Algérie étaient contre le peuple algérien. Il fallait les considérer, individuellement et collectivement, comme des ennemis » [23]. Dès février 1956, Abane déclara dans un tract, en réponse à une déclaration du président du Conseil français Guy Mollet annonçant qu’il était dans ses intentions « de faire exécuter les patriotes condamnés à mort » : « Nous prenons le monde à témoin des conséquences qui découleraient de ce monstrueux crime. [...] Si le gouvernement français faisait exécuter les condamnés à mort, des représailles terribles s’abattront sur la population civile européenne » [24]. Ce qui fut fait dès que l’on connut les deux premières exécutions à la prison de Barberousse à Alger le 19 juin 1956 : durant plusieurs jours, des civils européens pris au hasard furent attaqués au revolver dans les rues d’Alger, ce qui aurait fait selon Philippe Bourdrel 10 tués et 25 blessés en 21 attentats du 20 au 24 juin [25]. Le FLN ne disposait pas encore de stocks de bombes, mais il s’en procura en obtenant le transfert sous son autorité de l’atelier et du stock de bombes des « Combattants de la libération » communistes par l’accord FLN-PCA du 1er juillet 1956.

Il ne faut donc pas exagérer l’influence sur la décision d’Abane de l’attentat meurtrier commis dans la Casbah d’Alger, rue de Thèbes, le 10 août, par des « contre-terroristes » européens, civils et policiers, puisque cet attentat était une conséquence directe des meurtres de la fin juin. La riposte à la bombe promise par le FLN se fit attendre jusqu’au 30 septembre, parce que les principaux dirigeants d’Alger étaient partis pour le Congrès de la Soummam. Abane et Ben M’hidi, principaux membres du Comité de Coordination et d’Exécution (CCE) créés par le Congrès, décidèrent alors l’offensive terroriste qui se poursuivit sans trêve jusqu’au 28 janvier 1957, et au-delà. Comme l’indiqua Abane dans le n° 3 d’El Moudjahid : « Ainsi, avec la phase actuelle de lutte, nous entrons dans la période d’insécurité générale, prélude à l’insurrection générale qui nous débarrassera à jamais du colonialisme français ». Selon son biographe Khalfa Mameri, il estimait qu’un seul mort à Alger ferait plus de bruit que dix dans les djebels, et il avait décidé d’appliquer une stratégie d’« accélération voulue de la répression » [26] par le terrorisme. Replié en Tunisie après l’offensive des parachutistes de Massu, Abane ne cacha pas son opinion au journaliste français d’Esprit, Jean-Marie Domenach : « Je lui ai dit : ‘‘Vous n’allez pas mettre à la porte tous ces gens comme ça’’ ; il m’a répondu : ‘‘S’ils ne sont pas contents, ils n’ont qu’à s’en aller’’ » [27].

Les rares Français d’Algérie qui avaient cru pouvoir être des Algériens à part entière (suivant les promesses d’Abane) avaient donc été trompés. Selon la plate-forme du Congrès de la Soummam, il n’était pas question de poursuivre le ralliement de toute la population européenne : « L’objectif à atteindre, c’est l’isolement de l’ennemi colonialiste qui opprime le peuple algérien. Le FLN doit donc s’efforcer d’accentuer l’évolution de ce phénomène en neutralisant une fraction importante de la population européenne » [28]. Mais en déclenchant un terrorisme aveugle, le CCE isolait au contraire ceux qui avaient accepté de soutenir le FLN, et en particulier les communistes, qui se réclamaient d’une nation algérienne ouverte à tous les habitants du pays.

Bien entendu, tout cela n’implique pas l’inexistence de responsabilités françaises. En 1956, le gouvernement de Guy Mollet avait mené de front deux stratégies contradictoires : celle de la négociation secrète avec la délégation extérieure du FLN au Caire, représentée par Mohammed Khider, et celle de la pression militaire visant directement l’Égypte, après la capture d’un navire égyptien chargé d’armes à destination du Maroc (le 18 octobre 1956) et celle des chefs extérieurs du FLN se rendant de Rabat à Tunis dans un avion marocain qui fut détourné vers Alger le 22 octobre. Après l’arrêt forcé de la négociation, et l’échec politique du débarquement franco-britannique à l’entrée du canal de Suez désavoué par l’URSS et par les États-Unis à l’Organisation des Nations Unies, le 7 novembre 1956, la France n’avait plus d’autre option que de briser par la force l’offensive terroriste poursuivie sans relâche par le FLN d’Alger.

Et ce d’autant plus que l’aggravation continue de ce terrorisme dans les derniers mois de 1956 provoquait celle du contre-terrorisme civil, et ouvrait la voie à des complots civils et militaires [29] contre le pouvoir légal, dont l’attentat au bazooka du 16 janvier 1957 contre le général Salan fournit une preuve éclatante. Pris entre deux feux, le ministre résidant Robert Lacoste n’avait plus le choix : il devait gagner la « bataille d’Alger » contre le terrorisme du FLN dans les plus brefs délais pour éviter la multiplication des complots civils et militaires contre la IVe République. Il savait aussi que le gouvernement ne souhaitait pas se retrouver comme le 22 octobre 1956 avec des prisonniers de haut rang qui seraient pour lui une cause d’embarras. Le secrétaire d’État à la défense Max Lejeune, qui avait assumé au nom du gouvernement le détournement vers Alger de l’avion marocain transportant les chefs extérieurs du FLN entre Rabat et Tunis, n’avait pas caché au général Massu qu’il avait d’abord donné l’ordre d’abattre cet avion et ne l’avait annulé que parce que son équipage était français [30]. Ainsi s’explique l’extrême rigueur de la répression dans les premiers mois de la « bataille d’Alger » : pour Robert Lacoste, il fallait terroriser les terroristes afin que la peur change de camp dans les plus brefs délais, et c’est pourquoi très vraisemblablement il avait autorisé le général Massu à utiliser la torture et à s’affranchir des contraintes légales pour faire des exemples en exécutant sans autre forme de procès des responsables et militants notoires, ces exécutions clandestines étant confiées à l’équipe du commandant Aussaresses [31]. Mais l’émotion causée en France par les morts suspectes de Larbi Ben M’hidi (6 mars 1957) et d’Ali Boumendjel (23 mars) obligea le gouvernement de Guy Mollet à créer une commission de sauvegarde des libertés individuelles [32] dès le 5 avril 1957, puis à tenter de rétablir un minimum de discipline en confiant la direction de la lutte contre le FLN d’Alger au colonel Godard [33] en juin 1957.

Le préfet Baret et le général Massu dans la « bataille d’Alger »

Au début de cette année 1957, la décision de confier les pouvoirs de police du préfet d’Alger au général Massu fut également prise en consultation avec le général Salan, commandant en chef des forces armées en Algérie, ainsi qu’avec le préfet Baret, dont l’acceptation n’allait pourtant pas de soi selon le commissaire Builles cité par Sylvie Thénault : « Entretemps il a remis ses pouvoirs de police à Massu, bien que désapprouvant la décision, selon Builles qui s’est exprimé a posteriori  » [34]. L’historienne commente ce fait avec justesse : « Il n’est pas bien sûr question d’opposer les paras aux militants activistes de l’Algérie française, et encore moins à la population européenne que tente la subversion. La décision est néanmoins liée à ce contexte également. Le recours à l’armée renforce le maintien de l’ordre puisqu’il répond à ce que Baret appelle le ‘‘côté musulman’’ de la menace politico-sécuritaire. ‘‘Côté européen’’, en restaurant la confiance, la décision amoindrit les risques dont Baret a dressé l’inventaire » [35].

Le général Massu a reconnu, dans son livre La vraie bataille d’Alger publié en 1971, que dans un premier temps le préfet Baret « constate l’insuffisance de ses moyens et envisage de remettre sa démission. Il renonce, dans l’intérêt général, à ce geste qui aurait été interprété comme un acte d’abandon et de lâcheté et prépare, au milieu de la tempête, une riposte adaptée à la situation de guerre subversive qui pourrit Alger. C’est le 7 janvier 1957 qu’il me signe une délégation de pouvoirs, qui tient en trois articles :

Art. premier. - Sur le territoire du département d’Alger, la responsabilité du maintien de l’ordre passe, à dater de la publication du présent arrêté, à l’autorité militaire qui exercera, sous le contrôle supérieur de l’IGAME, préfet d’Alger, les pouvoirs de police normalement impartis à l’autorité civile.

Art. deux. - Pour le département d’Alger, délégation est donnée à l’autorité militaire pour l’exercice des pouvoirs prévus par l’article premier [...].

Art. trois. - Le général Massu, commandant la 10e division parachutiste et le groupe de subdivisions d’Alger, et le secrétaire général de la préfecture d’Alger chargé de la police générale, sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution du présent arrêté qui sera publié au Journal officiel de l’Algérie. [36]

Il ne s’agissait donc pas d’une abdication pure et simple du préfet Baret au profit du général Massu, puisqu’une collaboration était prévue entre celui-ci et le secrétaire général de la préfecture chargé de la police, Paul Teitgen, dans le cadre d’un état-major mixte siégeant une fois par semaine à l’intérieur de la préfecture d’Alger [37].

Paul Teitgen était le frère de l’ancien ministre et leader du Mouvement Républicain Populaire (MRP) Pierre-Henry Teitgen (resté très influent même s’il n’était pas membre du gouvernement), résistant de la première heure comme lui, il avait été arrêté, torturé et déporté par les Allemands. Sur la demande pressante de Pierre Chaussade [38] (nommé secrétaire général du GG par le ministre résidant Robert Lacoste), appuyée par les « requêtes personnelles » de celui-ci et du ministre de l’Intérieur Jean Gilbert-Jules, il avait accepté d’être muté dans l’équipe du préfet d’Alger - qui était alors François Collaveri - en août 1956. Il avait été rapidement confronté à l’essor du terrorisme et à la difficulté d’interdire la torture policière, notamment le 14 novembre 1956 quand il dut faire interroger le militant communiste Fernand Iveton arrêté avec une bombe et soupçonné d’en détenir une deuxième. Mais son expérience la plus choquante avait été, le 24 décembre 1956, de se voir proposer par le général Jacques Faure, adjoint au commandant de la division d’Alger, de participer à l’arrestation du ministre résidant Robert Lacoste et à son remplacement par le général Salan, nouveau commandant en chef en Algérie. Feignant d’approuver ce projet, il obtint du général Faure un deuxième entretien le 26 décembre, qu’il enregistra avec l’accord de trois membres du cabinet du ministre résidant (Chaussade, Maisonneuve et Peccoud). Envoyé à Paris par Robert Lacoste pour informer les principaux membres du gouvernement Mollet, il fut profondément choqué par leurs divisions et par leur manque d’autorité. Quant au préfet Baret, il avait été mécontent d’être tenu en dehors de cette affaire et de devoir attendre le rapport de son subordonné jusqu’au 31 décembre, voire jusqu’au 2 janvier 1957.

Les rapports entre le secrétaire général de la préfecture et le général Massu, d’abord cordiaux, se tendirent rapidement. Dès le 12 janvier, Paul Teitgen s’offusque d’être considéré par le général Massu comme son « adjoint civil » et lui répond en le désignant comme son « adjoint militaire ». Il s’alarme de n’être informé des arrestations qu’après un temps indéterminé et de devoir signer des assignations à résidence dans les camps de Ben-Aknoun, Beni-Messous puis de Paul Cazelles a posteriori, sans savoir si des suspects arrêtés ont disparu à jamais, d’autant plus que ces perquisitions et arrestations peuvent se faire sans la présence d’un officier de police judiciaire, par une autorisation personnelle du préfet Baret [39]. Les 20 et 22 janvier, le général Massu demande en vain au procureur général Reliquet d’accorder à ses officiers parachutistes la qualité d’officiers de police judiciaire, nécessaire pour établir des constats juridiquement valables, mais celui-ci refuse et signale que la gendarmerie pourrait s’en charger [40].

Paul Teitgen renonce rapidement à assister à toutes les réunions de l’état-major mixte, où il est suppléé par le directeur de cabinet du préfet, Noirot-Cosson. Il reçoit néanmoins 1567 demandes d’assignations à résidence dans les camps de Ben Aknoun et de Beni-Messous pour les mois de février et mars 1957, soit plus que les 1500 signées durant toute l’année 1956. Une note du cabinet du préfet Baret, non datée, mentionne 2375 assignés à résidence au 1er avril 1957 [41]. À tel point que le préfet Baret a dû charger le Service des Liaisons Nord-Africaines (SLNA) de recueillir les demandes de renseignements des familles des personnes arrêtées par une note du 23 février 1957 :

"Dans un but de coordination et pour répondre au souci légitime manifesté en particulier par l’Ordre des avocats, je décide de charger mon Service des liaisons-nord-africaines de recueillir toutes les demandes concernant le sort des individus sur le lieu de détention, les faits reprochés et les mesures prises à l’encontre des intéressés, après avoir pris, en outre, l’avis des dits organismes sur l’opportunité d’une divulgation, ce service donnera aux demandeurs connaissance de l’essentiel pour calmer toute inquiétude." [42]

Près de 300 d’entre elles le font durant le premier mois, et en septembre 1958 « le SLNA avait envoyé au commandement militaire plus de 2 000 de ces avis de recherche [43], concernant des personnes arrêtées majoritairement entre janvier et octobre 1957 » [44]. Paul Teitgen en vint à dater ses arrêtés d’assignation à résidence de la date de disparition signalée par les familles ou les avocats et non de la date indiquée par l’armée. Le 11 mars 1957, à la demande du procureur Jean Reliquet, Paul Teitgen informe personnellement le ministre de la justice François Mitterrand, en visite à Alger, du « fait que bien des hommes disparaissent sans laisser de traces. On enterre les uns avec de faux permis d’inhumer et l’on jette les autres à la mer, dans des sacs lestés, la face mutilée pour qu’on ne les reconnaisse pas  » [45]. La répression ne touche pas seulement des hommes musulmans algériens, elle frappe aussi des femmes, et des Français ou Françaises d’Algérie ou de France, « libéraux », communistes ou chrétiens, qui avaient cru aux promesses du FLN [46].

Les méthodes de la répression furent de plus en plus discutées à Paris, dans la presse et au Parlement, à l’occasion de morts suspectes présentées comme des suicides. D’abord celle de Larbi Ben M’hidi, membre du CCE du FLN et chef de la branche militaro-terroriste de la Zone autonome d’Alger, qui fut arrêté le 23 février 1957 [47] et prétendument suicidé par pendaison dans la nuit du 3 au 4 mars [48]. Puis celle d’Ali Boumendjel, arrêté le 9 février. Le 22 mars, le ministre résidant Robert Lacoste dut répondre devant les députés aux accusations de Me Ahmed Boumendjel, frère d’Ali, qui avait déjà tenté de se suicider en détention le 12 février : « Que faut-il penser de cet avocat musulman accusant les forces de l’ordre d’avoir fait subir à un de ses confrères d’Alger un traitement conduisant à la folie ? ». Il avait affirmé : « la prétendue victime de cette abomination, après une tentative de suicide qui a été constatée, a tout simplement été assigné (sic) à résidence, alors qu’elle avait avoué avoir dirigé un système de liaison entre le FLN et les rebelles prévenus et internés et avait même exercé le commandement politique et militaire dans un important secteur de la ville d’Alger » [49]. Et il avait conclu en élevant le débat au-dessus de ce cas individuel : « la lutte que nous avons à soutenir en Algérie affecte les formes d’une véritable guerre subversive [50], militaire et politique. Elle a pour enjeu la maîtrise totale des populations et, comme but final, l’éviction immédiate ou à terme des Français » [51]. Mais le lendemain 23 mars, la presse annonça le « suicide » d’Ali Boumendjel qui se serait jeté dans le vide lors d’un transfert entre deux lieux de détention [52], ce qui ranima la suspicion sur les déclarations officielles [53]. Et le 24 mars, Paul Teitgen, qui venait de constater des traces de tortures sur les corps d’internés au camp de Paul Cazelles, adressa au ministre résidant une lettre accusatrice dans laquelle il demandait à être relevé de ses fonctions, tout en la gardant secrète pour ne pas alimenter le jeu de l’ennemi [54]. Il condamnait les exactions au nom même de son soutien réaffirmé à la pacification de l’Algérie. En effet, ces crimes et la multiplication « des témoins humiliés dans l’ombre » ne contribuent guère, note-t-il, au ralliement des Algériens à cette politique. Robert Lacoste refusa sa démission, et Paul Teitgen la retira sur l’insistance de son ami Pierre Chaussade [55]. Mais Guy Mollet dut répondre aux critiques des députés le 27 mars en des termes très embarrassés :

"Oui, il est vrai que lorsque nous eûmes à prendre des sanctions, nous l’avons fait avec discrétion. Pourtant, il eût sans doute été à l’honneur de la France de pouvoir crier beaucoup plus haut qu’il est des fautes que rien n’excuse, que rien ne peut expliquer. Nous n’avons pas pu le faire, sachant qu’ici même, dans la métropole, des hommes se seraient immédiatement servis de ces informations pour essayer une fois de plus de porter atteinte au moral de notre armée." [56]

Après ces trois mois durant lesquels l’armée avait eu le champ libre, le gouvernement créa une commission de sauvegarde des libertés individuelles [57] le 5 avril 1957, et un arrêté daté du 11 avril donna satisfaction aux demandes de Paul Teitgen, comme l’écrit Fabrice Riceputi : « les centres de tri sont officialisés, la détention ne doit plus y dépasser un mois et une présence de la police judiciaire aux côtés des militaires y est instituée. Les arrestations doivent être motivées et déclarées à Paul Teitgen dans les vingt-quatre heures, ce dernier s’engageant à assigner automatiquement à résidence toutes les personnes appréhendées  » [58]. À la mi-avril, la préfecture croit savoir que pas moins de 2 045 suspects ayant été détenus par la 10e division parachutiste depuis janvier n’ont jamais été officiellement assignés à résidence [59]. Et le 15 avril, une décision du préfet Baret, prise dans le cadre de l’arrêté préfectoral du 7 janvier et de l’arrêté du 24 mars 1957 organisant le secteur militaire Alger-Sahel sous le commandement du colonel Pénicaud, « vu la demande de concours présentée par le général Massu et sur la proposition du Secrétaire général pour la Police Générale et le Plan » (Paul Teitgen), ordonna que le commissaire central d’Alger Builles fût mis à la disposition du colonel commandant le secteur Alger-Sahel, et qu’il y serait chargé « a) du rôle de conseiller technique en matière de police ; b) de centraliser toutes les demandes d’assignation à résidence formulées par les autorités militaires ou de police agissant dans le secteur ; c) de régler, à la demande et en accord avec l’autorité militaire, les conditions permanentes ou exceptionnelles d’emploi de l’ensemble des forces de police représenté par les éléments de la police d’État ou les CRS ». De plus, précisait le préfet, « dans le cadre de la mission qui lui est impartie par la présente décision Monsieur le Commissaire central d’Alger me rendra compte quotidiennement, sous le timbre ‘‘Cabinet-Secret’’, de l’action, me saisira, dans le délai maximum de 24 heures, et sous le timbre ‘‘Secrétariat général à la Police générale-Secret’’ des demandes d’assignation à résidence des individus appréhendés par les forces de l’ordre » [60]. Il y eut donc à partir de la mi-avril une forte réduction de la liberté d’action accordée au général Massu par l’arrêté du 7 janvier 1957.

Cependant au début de juin 1957, la reprise d’attentats particulièrement meurtriers par le FLN au centre d’Alger le 2 juin et au Casino de la Corniche, le 9, suivie par des « ratonnades » sanglantes aux obsèques des victimes le 11 - avant même la prétendue évasion du communiste Maurice Audin (arrêté le 11 juin, assigné à résidence le 12 et déclaré évadé le 21) [61] - poussa le général Massu à réclamer de nouveau les pleins pouvoirs. Le 10 juin, le directeur de cabinet du préfet d’Alger, Pierre Bolotte, ordonna au commissaire Gonzalez, chef de la Police des Renseignements Généraux (PRG), de mettre à la disposition du général Massu le commissaire Giannantoni pour lui communiquer tous les rapports de cette PRG pouvant l’intéresser. Puis le 11 juin, le général Massu adressa au préfet Baret une lettre marquée d’un tampon rouge en majuscules « SECRET » :

"Au moment où l’activité terroriste reprend dans Alger, il me semble inutile de souligner que la volonté commune d’agir et d’aboutir peut seule en empêcher le développement. À une seule volonté implacable, celle de notre adversaire, nous n’avons pas le droit d’opposer un ordre dispersé, des méthodes et des procédés différents. C’est pourquoi j’ai l’honneur de vous demander qu’une décision préfectorale prescrive aux différents services de sécurité civile une action coordonnée et même commune avec l’autorité militaire responsable du maintien de l’ordre." [62]

Et il demandait le détachement de représentants permanents des différents services civils de sécurité (PJ, PRG, DST, CRS, etc.) auprès du service Action-renseignement du secteur Alger-Sahel, dont le regroupement au Palais Carnot (près de la Préfecture et du Commissariat central) accroîtrait l’efficacité.

Le 13 juin, il adressa au préfet une suite de sa lettre du 11 juin :

"Les résultats obtenus par la 10e DP au cours de ce qu’on a appelé la Bataille d’Alger n’ont pas été sauvegardés, autant qu’il eût été nécessaire au maintien de l’ordre dans Alger, pour des raisons politiques et pour des raisons d’organisation. Ces conditions politiques se sont améliorées. Pour préparer le démarrage de la nouvelle organisation du secteur Alger-Sahel, et pour en étendre les effets à tout le territoire du département d’Alger, j’ai l’honneur de vous demander de mettre réellement à mes ordres les chefs de toutes les polices, ce que sous-entendait, à mes yeux, la délégation de pouvoirs de police que vous m’avez faite le 7 janvier 1957, mais ce qui n’est jamais passé dans les faits. Je souhaite qu’au cours d’une réunion générale vous précisiez à tous les fonctionnaires directeurs des services de police qu’ils ne doivent plus avoir qu’une seule fidélité, leur fidélité au commandant de la ZNA, et par conséquent travailler personnellement en liaison étroite avec mon 2e Bureau suivant les modalités que je leur fixerai." [63]

En conséquence, le 14 juin, le directeur de cabinet du préfet Pierre Bolotte adressa un « MESSAGE EXPRESS » au général Massu lui répétant le « message envoyé ce jour à tous services police gendarmerie, CRS » : « PRIMO : vous prie d’assister samedi 15 juin à 17 h cabinet IGAME préfet à réunion commune avec général commandant la Zone Nord Algérois (ZNA) [64], sous présidence effective Inspecteur général Baret. Objet : coordination des services de police dans le cadre de la délégation consentie par l’Inspecteur général préfet d’Alger à général commandant la ZNA dans son arrêté du 7 janvier 1957. SECUNDO : vous demande vouloir bien être présent vous-même à cette réunion [...] ». Le procès-verbal (TRÈS SECRET) de cette réunion du 15 fut dressé sur trois pages le 16, avec la liste des 22 présents, comprenant notamment du côté du préfet Baret, Bolotte, Teitgen, Noirot-Cosson, et du côté du général Massu le colonel Godard, nouveau chef du secteur Alger-Sahel, assisté du colonel Trinquier, chef du 2e Bureau. On peut y lire :

"M. l’Inspecteur général expose la base de cette réunion ; rappelle l’arrêté du 7 janvier [...] et souligne que la situation actuelle réclame une meilleure coordination des moyens mis à la disposition de l’autorité militaire dans le cadre de sa mission. L’autorité préfectorale préconise ainsi la constitution d’un pool des moyens d’interventions et de renseignements et précise que tous les services quels qu’ils soient se trouvent placés sous le commandement du général Massu et, par délégation de celui-ci pour l’agglomération d’Alger, du colonel Godard. Le général Massu expose, à son tour, comment dans son esprit doit s’exercer ce commandement unique : concentration des moyens, responsabilité immédiate de son état-major et autorité directe sur les services qui n’ont d’ordre à recevoir de personne hors lui-même, et n’ont de compte à rendre qu’à lui-même."

M. Pezaud, procureur de la République, et le colonel Gardon, commissaire du gouvernement près le Tribunal Permanent des Forces Armées, soulignent la nécessité de garder le secret absolu des opérations. « Le général Massu se félicite de cet esprit de collaboration et renouvelle sa volonté de voir s’instituer un commandement unique, ne comportant aucune exception ». En réponse à des questions, des précisions sont apportées sur les modalités de constitution d’un bureau central de renseignement et d’action sous l’autorité du colonel Trinquier. Les CRS restent à la disposition de l’autorité militaire « sous réserve d’une hypothèque permanente de l’Inspecteur général en cas d’événements graves (ce dont il est seul juge) ». [65]

Il apparaît ainsi que le préfet Baret ne s’était pas déchargé une fois pour toutes de tous ses pouvoirs, ni le 7 janvier ni même le 15 juin 1957, mais que le degré de dessaisissement qu’il avait consenti avait varié en fonction des circonstances. Cependant, l’assassinat camouflé en évasion du militant communiste Maurice Audin le 21 juin imposa au général Massu de renoncer aux services du commandant Aussaresses [66].

D’autre part, durant ces mêmes mois, la Commission de sauvegarde instituée par le gouvernement s’était rendue plusieurs fois à Alger [67]. Une de ses sous-commissions présidée par le préfet Haag auditionna le 31 mai 1957 le directeur du Service des liaisons nord-africaines M. Rambaud, accompagné à la demande du préfet Baret par Pierre Bolotte, qui l’avait ramené de la sous-préfecture de Miliana et fait nommer à ce poste (où il était chargé, depuis le 23 février 1957 d’enregistrer les demandes de renseignement sur le sort des personnes arrêtées). Le compte rendu en fut établi le 1er juillet par Pierre Bolotte à l’intention du préfet Baret. Puis Pierre Bolotte fut à son tour entendu par la Commission le 11 juillet 1957, après avoir soigneusement préparé son exposé pour lequel il obtint l’accord total du préfet mais qui ne fut suivi d’aucune question. Enfin Paul Teitgen écrivit une longue note à l’attention des membres de la Commission de sauvegarde le 1er septembre, dans laquelle il démontrait que les engagements pris en avril n’avaient rien changé aux pratiques de l’armée [68], puis le 12 septembre 1957 il obtint enfin sa mutation à la direction des affaires sociales du Gouvernement général [69]. Sollicité par le préfet Baret de lui succéder au même poste de secrétaire général pour la police et le plan, Pierre Bolotte refusa pour ne pas désavouer son ami Paul Teitgen, et fut nommé à la succession de M. Delahaut, secrétaire général chargé de l’administration des réformes et des affaires sociales [70].

Durant l’année suivante, le calme étant apparemment revenu dans Alger, les fonctions du préfet Baret, de Pierre Bolotte et de Paul Teitgen restèrent sans changement jusqu’à la révolution du 13 mai 1958 qui vint brusquement changer la donne.

LES ARCHIVES PRIVÉES DU PRÉFET BARET

Les documents laissés par le préfet Baret à sa fille sont très divers, et ne sont pas encore tous inventoriés. À la demande de celle-ci, j’ai classé et répertorié thématiquement et chronologiquement ceux qui concernent ses fonctions à Alger. On y distingue deux ensembles : d’abord les documents contemporains de ses fonctions de préfet d’Alger (décembre 1956 - mai 1958) puis de secrétaire général du gouvernement général auprès du général Salan (juin à décembre 1958), et enfin sa correspondance avec le général Massu pour la préparation des deux livres de celui-ci, La vraie bataille d’Alger (1971), et Le torrent et la digue (1972).

Serge Baret, préfet d’Alger

Les documents conservés par le préfet Baret lors de ses fonctions de préfet d’Alger ne permettent pas de suivre leur exercice, car ils ont un caractère semi-privé et sont très loin de donner une vue d’ensemble de ses fonctions [71]. Ils ne dispensent en aucun cas de la consultation des fonds conservés aux Archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence.

On y trouve néanmoins un dossier consacré à l’affaire du général Faure, et fondé sur le rapport dactylographié de sept pages adressé par Paul Teitgen au préfet Baret une semaine après ses deux entretiens du 24 et du 26 décembre avec le général et après son retour de la mission d’information auprès du gouvernement à Paris qui lui avait été confiée par le ministre résidant Robert Lacoste. Ce dossier comprend aussi des renseignements sur les suites de l’affaire Faure ayant fuité dans la presse à partir du 8 janvier 1957 (Lettre d’information de Paul Dehème [72] dès le 8 janvier, puis articles dans L’Express et L’Aurore du 11 janvier), une lettre adressée le 16 janvier par Paul Teitgen au rédacteur en chef de L’Aurore pour expliquer les faits et justifier son refus d’en dire plus [73], et enfin une lettre du ministre de l’intérieur Jean Gilbert-Jules adressée à Paul Teitgen « sous le couvert de Monsieur le préfet d’Alger » le 23 février 1957 (en réponse à son rapport du 2 février), lui interdisant de répondre à la demande du président de l’Association du Corps préfectoral et des administrateurs civils du Ministère (le préfet Haag), qui voulaient savoir « dans quelle mesure les versions de presse étaient conformes à la réalité » : « Je ne pouvais admettre qu’un membre du corps préfectoral, fonctionnaire d’autorité dont le comportement ne peut être apprécié que par ses supérieurs directs et les ministres sous les ordres desquels il est placé soit invité par une association amicale à justifier devant celle-ci des actes qu’il a accomplis dans l’exercice de ses fonctions en agissant conformément aux instructions de ses chefs », à plus forte raison le responsable de la police à la préfecture d’Alger. « C’est dans cet esprit que je regrette vivement que vous n’ayez pas sollicité mon accord avant d’envoyer le 16 janvier dernier - sans doute avec l’agrément de M. le Ministre Résidant - une lettre au journal L’Aurore [...] livrant ainsi à la rédaction de ce journal les précisions que je vous interdis présentement de donner à l’association du Corps préfectoral » [74]. Mais aussi un papier manuscrit signalant l’intérêt d’une intervention du député du MRP Pierre-Henry Teitgen, à l’Assemblée nationale le 18 octobre 1956 [75], « à relier à l’affaire du général Faure et du satisfecit de Lacoste à Teitgen sur le dos du préfet d’Alger », et une note soulignant une contradiction entre deux versions données par Paul Teitgen de la décision qu’il avait prise d’enregistrer les propos du général Faure, ou qui lui avait été imposée par trois collaborateurs du ministre résidant. Tous ces indices signifient que le préfet Baret avait commencé à se méfier de la trop grande indépendance de Paul Teitgen à l’égard de son supérieur direct, alors même qu’il avait accepté d’être le parrain de sa fille Caroline Baret, née à Alger le 1er janvier 1957 et baptisée le 19 janvier à l’église Notre-Dame de Lourdes à Hydra.

D’autre part, ces archives contiennent également des exemplaires de la déposition non datée de Pierre Bolotte devant la Commission de sauvegarde des droits et libertés individuelles (non mentionnée dans le texte), dont un portant des annotations manuscrites de l’épouse du préfet, Colette Baret.

Le préfet Baret rebelle et récompensé (mai - décembre 1958)

Puis le destin du préfet Baret bascula à partir du 13 mai 1958. Alors que le ministre résidant Robert Lacoste avait déjà quitté Alger depuis le 8 mai pour obéir à son parti, que la foule des manifestants réclamant un gouvernement de salut public avait pris d’assaut le Gouvernement général, et que le général Massu avait pris la tête d’un Comité de salut public et réclamé un gouvernement de salut public présidé par le général de Gaulle, Serge Baret resta à son poste de préfet d’Alger et obéit au général Salan, chargé de l’intérim par des messages de l’ancien président du Conseil Félix Gaillard et du nouveau Pierre Pflimlin. Le général Salan envoya à Paris par avion trois émissaires (Bolotte, Bozzi et Villeneuve) qui en revinrent puis y repartirent le 15 mai en demandant une nouvelle audience à Pierre Pflimlin ; mais le cri « Vive de Gaulle » du général Salan et la déclaration du Général se disant prêt à assumer les pouvoirs de la République entraînèrent la rupture entre Paris et Alger. Le préfet Baret, sommé le 15 mai par un télégramme du ministre de l’intérieur Maurice Faure et du ministre de l’Algérie André Mutter de regagner Paris, refusa et fut le seul préfet d’Algérie à le faire. Destitué pour avoir accueilli Jacques Soustelle à Alger le 17 mai [76], il fut félicité pour sa destitution par le général Massu le 19 mai : « Permettez-moi de vous féliciter de la décision qu’a prise à votre égard le gouvernement Pflimlin. Par correspondance avec les distinctions militaires, celle-là vaut mieux qu’une Citation à l’Armée et demeurera à jamais à votre actif comme titre de gloire. Derrière le général Salan qui vous a immédiatement confirmé dans vos fonctions [77], nous sommes tous de cœur avec vous, et très reconnaissants de votre courageuse prise de position ».

À partir de là, les messages de félicitations de personnalités et de collectivités se multiplièrent. Quand le général de Gaulle, investi comme Président du Conseil, se rendit en Algérie le 4 juin, le général Salan confirmé à son poste de délégué général du gouvernement en Algérie lui demanda instamment la nomination de Serge Baret comme son principal collaborateur, par ce télégramme du 9 juin : « J’insiste d’une manière pressante pour que Monsieur Serge Baret, Inspecteur Général en Mission Extraordinaire et préfet d’Alger, soit nommé Secrétaire Général auprès du Délégué Général du Gouvernement. La parfaite connaissance des problèmes algériens que depuis 18 mois a acquis ce haut fonctionnaire, sa loyauté et la certitude de son jugement en font un collaborateur dont je ne saurais me priver dans les circonstances présentes. Les tâches que j’ai à mener à bien doivent l’être dans des délais tellement brefs qu’il ne peut être envisagé dans cette période capitale de placer à ce poste primordial un haut fonctionnaire ayant à son arrivée tout à apprendre du problème et de la situation en Algérie ». Il procéda à sa nomination provisoire par un arrêté daté du 13 juin, et demanda sa confirmation par un décret du Général Président du Conseil le 14 juin. Ce décret ayant été promulgué, le nouveau secrétaire général du gouvernement général reçut une nouvelle vague de messages de félicitations. Le 14 juillet 1958, il participa aux cérémonies de la fête nationale sur le Forum d’Alger, retransmises pour la première fois en direct par la télévision à Paris : il y reçut du général Allard, son successeur à la préfecture d’Alger, la Croix de la Valeur militaire avec palme [78].

(Photographie insérée p 277 : Remise de la Croix de la valeur militaire avec palme à Serge Baret par le général Allard sur le Forum d’Alger le 14 juillet 1958. Source : archives personnelles de Caroline Baret.)

C’est aussi à ce moment qu’il rédigea, en juillet et août 1958, des « réflexions sur le problème algérien » dactylographiées sur 10 pages (sans date), qui permettent de mieux connaître sa pensée. Et, contrairement à ce qu’on pouvait en attendre, elles n’étaient pas empreintes de certitudes sur l’avenir de l’Algérie française. Ces réflexions se composaient de deux parties. La première (p. 1-5) analysait l’état de l’opinion, et la deuxième (p. 5-10) s’interrogeait sur les perspectives [79].

La première partie demandait ce qu’il restait des « idées-forces » proposées depuis le 13 mai :

La volonté de refaire une Algérie française demeure inébranlable dans la communauté européenne, et cette détermination pourrait aller jusqu’à l’effusion de sang pour ‘‘ramener la mère-patrie sur le chemin de l’honneur et de la grandeur’’, car ‘‘chaque Français d’Algérie, depuis le 13 mai, se sent une âme de Caudillo’’. Mais la position du monde musulman est beaucoup moins monolithique : ‘‘Si la proportion d’adversaires irréductibles reste de l’ordre de 10 % (conduite par 90 % des intellectuels et des bourgeois), si la masse qui nous est systématiquement favorable est aussi de 10 %, il est entre ces deux tendances une immense population qui ne prend pas parti parce qu’elle n’est pas en mesure de le faire. Le 13 mai n’a rien changé à cela’’ [...].

La fraternisation franco-musulmane, qui fut un grand espoir pour tous, est maintenant dépassée. ‘‘Après les effusions extraordinaires du 13 mai, chacun est rentré chez soi et se méfie des intentions de son partenaire. L’Armée déploie tous ses efforts pour entretenir une flamme qui s’éteint progressivement ; la défiance entre les deux communautés est trop forte et trop ancienne pour avoir pu être balayée en quinze jours sous l’effet d’une révolution’’.

L’intégration est ‘‘le mot-clé de l’actuel malentendu’’. Elle est souhaitée par ‘‘ceux des Européens qui ont pris conscience que l’Algérie ne peut se faire sans les Algériens’’, mais non par ‘‘ceux des Européens qui voudraient ressusciter de vieilles formules de domination parce qu’ils disent encore impossible l’intrusion d’une grande masse dans la société démocratique et civilisée de la nation’’. Pour les Musulmans, ‘‘l’intégration est souhaitée dans la masse, sous la forme diffuse d’une espérance de mieux-être’’, parce qu’elle confère à l’ensemble France-Algérie une grande puissance économique dont chacun pourra tirer profit, et parce qu’elle ‘‘conduira à l’égalité des droits et des charges et que pour longtemps au moins l’égalisation lui sera bénéfique’’. Mais ‘‘une minorité de Musulmans est hostile à l’intégration qui implique l’abandon de l’idée d’indépendance’’, ‘‘mot magique qui jusqu’au 13 mai évoquait chez les Musulmans l’éveil de la fierté nationale, l’entrée de l’Algérie dans la communauté panarabe, la possible victoire du croyant sur l’infidèle’’ : ‘‘Ce miroir agité devant la masse a fait beaucoup de mal et n’est encore supplanté par aucune idée politique de force comparable’’. [80]

La deuxième partie analyse ensuite les perspectives :

Ainsi ébauché, le problème de l’opinion publique semble interdire toute perspective de solution logique de l’affaire algérienne.

1) Le préalable de l’action militaire n’est pas levé, et ‘‘après une courte accalmie la chape de peur s’est à nouveau abattue sur les populations du bled et de certaines villes’’.

2) La population se prononcera le 28 septembre sur le référendum, et on peut avancer que le résultat sera favorable, mais ‘‘faut-il lui accorder par avance la valeur d’un engagement ? Certainement non’’. Il nous permettra de jouer un temps sur l’acquiescement de la population, et ce sera ‘‘un répit qui devra être mis à profit pour agir’’.

3) L’intégration est-elle possible ? Oui dans l’absolu, mais ‘‘dans la pratique, la complexité du problème est telle que les esprits avertis s’interrogent tant sur les possibilités de réalisation que sur le délai qu’elles réclament, et la question importante est justement de savoir si ces délais sont compatibles avec le temps qui nous est donné pour régler ‘l’affaire algérienne’, compte tenu des exigences militaires, des ingérences extérieures et de certaines données intérieures, tel l’effort financier, l’adaptation à la poussée démographique, etc.’’

4) L’intégration est-elle une politique définitive ? ‘‘Oui si elle aboutit à l’assimilation [...] mais cela suppose une ‘francisation’ des masses musulmanes que les problèmes de langue, de religion, de mœurs, rendent bien aléatoire. Non, si elle est une étape, au bout de laquelle l’option demeure, entre l’assimilation ou l’émancipation’’, ce qui poserait alors la question de la communauté européenne. En fait l’intégration a été un mot magique, un appât, un exutoire à la Révolution. ‘‘En ce sens l’idée d’intégration était bonne. On se rend compte aujourd’hui qu’elle est insuffisante parce qu’elle n’est pas, à elle seule, une politique.’’

5) Quelle politique peut-on alors définir ? ‘‘Le drame est qu’en l’état actuel des choses aucune politique précise, même audacieuse, ne peut être valablement définie’’, car il faut disposer des hommes aptes à la conduire, et choisir une orientation, en tenant compte du ‘‘complexe politique islamique’’.

6) Il reste donc à tenir, à pratiquer une politique d’expectative. [...] ‘‘En Algérie, s’abstenir de définir une politique est peut-être la moins mauvaise solution - toute provisoire - qui permettra le moment venu d’opter valablement’’. Elle devra viser à satisfaire la masse qui veut ‘‘la paix, du pain, des toits’’, ‘‘arracher cette masse à sa misère et par une éducation appropriée l’amener à une maturité politique dont elle est fort loin et qui résultera spontanément de son mieux être social.’’

Le dernier paragraphe évoque le plan de Constantine, qui indique la bonne voie. Ce texte donne l’impression que Serge Baret était alors aussi proche, voire plus proche, du général de Gaulle que du général Salan.

Quelques mois plus tard, à la fin de décembre 1958, il quitta ses fonctions et l’Algérie en même temps que celui-ci. Il fut salué par une allocution du secrétaire général adjoint pour les affaires économiques, Salah Bouakouir, le 10 décembre, et par un diplôme de citoyen d’honneur de la ville d’Alger signé à Alger le 23 décembre 1958 par le maire Richardot [81], puis il reçut un message personnel du général Salan [82] avant son départ d’Alger le 4 janvier 1959, puis de René Brouillet, secrétaire général de l’Élysée, le 9 janvier, du président de la République Charles de Gaulle le 31 janvier, et enfin deux télégrammes commémoratifs, du général Massu le 13 mai 1959, du délégué général Paul Delouvrier et du général Challe le 14. Et puis plus rien [83].

Serge Baret solidaire de Jacques Massu

Dix ans plus tard, en mai 1969, la publication du deuxième tome de l’œuvre d’Yves Courrière consacrée à la guerre d’Algérie, Le temps des léopards, qui raconte la « bataille d’Alger », l’interpella en même temps que le général Massu.

Serge Baret rédigea une lettre à Yves Courrière, dans laquelle il lui reprochait de n’avoir pas cherché à le joindre pour connaître sa réponse aux propos blessants tenus sur son compte dans l’entourage de Robert Lacoste :

"Peu m’importe, Monsieur, l’opinion que je savais hostile avant mon arrivée à Alger des clans ou selon votre propre terme de ‘‘la Maffia’’ où vous avez puisé vos sources pour présenter de façon si méprisante, dans votre récent ouvrage, le préfet d’Alger. [...] Pour satisfaire votre interrogation de savoir si j’étais de la France libre ou m’étais battu comme un lion ! je vous joins des documents parmi d’autres qui vous l’apprendront. Mon cheminement à l’époque était singulièrement éloigné de celui de votre informateur." [84]

Puis le général Massu lui écrivit le 9 juin 1970 pour lui annoncer son intention de publier quelque chose en réponse au film La bataille d’Alger de Yacef Saadi et Gillo Pontecorvo. Et le 21 juillet, le général le remercia de bien vouloir apporter son aide à la rédaction de son futur livre, en lui posant une série de questions :

" Comment se sont comportés les Européens pendant toute la bataille d’Alger ? La fraternisation du 13 mai 1958 a-t-elle été réelle ? Est-elle due à un revirement spectaculaire des Européens ? Pourquoi la température est-elle si vite retombée ?"

Puis une deuxième liste de questions :

"Quelle était la situation d’Alger fin 1956 au point de vue de la rébellion et du maintien de l’ordre ?

Comment et par qui a été prise la décision d’en charger l’armée ?

Le général Massu a-t-il été volontaire pour cette mission ou a-t-il été un soldat à l’ordre de ses chefs et du gouvernement de la République ?

Quel a été le comportement de M. Paul Teitgen ? Son attitude d’une manière générale à l’égard de l’armée ? Son esprit de collaboration avec l’armée ? Son rôle personnel dans l’affaire du général Faure ?" [85]

En juillet, Serge Baret lui envoya une lettre manuscrite dans laquelle il prétendait réfuter l’existence d’un prétendu attentat contre-terroriste dans la Casbah d’Alger (rue de Thèbes) avant son arrivée. Mais le 24 septembre, le général apporta un démenti argumenté à ses dénégations, et il lui répondit en rectifiant son jugement sur cet attentat et sur le livre d’Yves Courrière.

Enfin le 2 décembre 1970, le général Massu lui écrivit à propos du récent décès du général de Gaulle, en lui disant que les « nostalgiques » lui demandent de prendre position contre sa politique algérienne dans le deuxième volume, et en lui posant une nouvelle série de questions en vue de son livre suivant sur le 13 mai et ses suites :

"1-Comment s’est annoncé, comment a été préparé, comment s’est déroulé le 13 mai 1958 ?

2-Quelle a été votre action à partir du 13 mai ?

3-Quels ont été vos rapports avec les hommes du Comité de Salut Public, le général Salan, M. Soustelle ?

4-Vous avez été le seul fonctionnaire supérieur à favoriser ‘‘la sédition’’. Quelle a été la raison fondamentale de votre attitude ? La regrettez-vous ?

5-Comment s’est passée l’arrivée du général de Gaulle à Alger ? Avez-vous eu contact avec lui ? Qu’en avez-vous pensé ?

6-Quels ont été pour vous les événements essentiels du deuxième semestre 1958 ?

7-Pourquoi la ‘‘température’’ a-t-elle baissé par rapport aux scènes de fraternisation du 16 mai ? Comment est née l’inquiétude ?

8-Historique du référendum.

9-Circonstances de votre relève et de votre départ."

Ainsi la part de Serge Baret dans la documentation de La vraie bataille d’Alger (1971) et de sa suite Le torrent et la digue (1972) allait être non négligeable. Pourtant, les textes rédigés par lui pour la rédaction du premier volume semblent peu nombreux et brefs [86], sauf le plus important qui est une réaction à la page 104 de La vraie bataille d’Alger consacrée à l’éloge de Serge Baret et à la critique de Paul Teitgen [87]. Mais sa contribution au tome suivant, portant sur les événements de 1958, fut beaucoup plus considérable. En effet, il répondit aux questions que le général Massu lui avait posées le 2 décembre 1970 sur le 13 mai 1958, puis à une nouvelle liste de questions posées par celui-ci le 6 décembre 1971 :

" Si vous vouliez bien me donner votre sentiment sur ce que furent les véritables causes du 13 mai, causes lointaines, causes immédiates, causes algériennes, causes métropolitaines, causes ‘‘secrètes’’ (les 13 complots du 12 mai). Avez-vous été surpris par le 13 mai ? Qu’avez-vous su alors de l’attitude de Lacoste ? de son départ d’Alger ? du départ de Madame Lacoste ? Pourquoi l’équipe Lacoste ne me semble-t-elle pas, aujourd’hui encore, vous aimer ?"

Serge Baret répondit méthodiquement à presque toutes ces questions - sauf à la dernière - en gardant les intitulés suivants :

"-1ère question. Véritables causes du 13 mai. 1) lointaines. 2) immédiates. 3) métropolitaines. 4) secrètes.

-Comment se sont comportés les Européens pendant la bataille d’Alger ?

-La fraternisation du 13 mai a-t-elle été réelle ? Est-elle due à un revirement spectaculaire des Européens ? Comment s’est annoncé, comment a été préparé, comment s’est déroulé le 13 mai 1958 ?

-Quelle a été votre action à partir du 13 mai ?

-Rapports avec les hommes du Comité de Salut Public, le général Salan, Monsieur Soustelle ?

-Vous avez été le seul fonctionnaire supérieur à favoriser la ‘‘sédition’’ ! Quelle a été la raison fondamentale de votre attitude ? La regrettez-vous ?

-Comment s’est passée l’arrivée du général de Gaulle à Alger. Avez-vous été en contact avec lui, qu’en avez-vous pensé ?

-Quels ont été, pour vous, les événements essentiels du 2e semestre 1958 ? Pourquoi la température a-t-elle baissé par rapport aux scènes de fraternisation du 16 mai. Comment est née l’inquiétude ?

-Historique du référendum. Circonstances de votre relève et de votre départ. Pourquoi la température est-elle retombée si vite ?"

Sa réponse à la dernière question est fondée sur le texte rédigé durant l’été de 1958 : « Réflexions sur le problème algérien ». Il répondit également à la lettre du général Massu du 2 décembre 1970 sur le point « du ralliement à une politique contraire à celle que vous avez poursuivie officiellement en Algérie » en justifiant son ralliement final à la politique du général de Gaulle. Il signala que celui-ci s’était toujours montré très cordial à son égard - contrairement à ceux de son entourage qui l’avaient privé de toute nouvelle fonction - et que la décolonisation était inéluctable :

" Le monde était déjà secoué par le mouvement irréversible des sociétés et des populations courant vers une évolution naturelle de prise de conscience pour saisir une autoresponsabilité, une indépendance, pauvre économiquement au démarrage mais riche de dignité. Les voisins du Maghreb y étaient déjà installés. La France, dans l’expression de sa souveraineté, a décidé qu’il en serait ainsi pour l’Algérie. C’était une étape qui, aussi sévère, complexe, délicate, douloureuse sous certains aspects, soit-elle, était inéluctable." [88]

On peut ainsi penser que, si le général Massu n’a pas suivi ses anciens chefs Salan et Challe en 1961, son ami Serge Baret y était peut-être pour quelque chose.

Enfin, on trouve un éloge manuscrit du président de la deuxième Commission de sauvegarde des droits et libertés individuelles, Maurice Patin, venu à Alger durant l’été 1958, et décédé à la fin de 1962 après avoir présidé le Haut tribunal militaire (qui avait jugé les responsables du putsch des généraux en 1961). Mais il n’y a presque rien dans ces archives qui concerne le général Salan, devenu après le putsch d’avril 1961 le chef de l’OAS, qui fut arrêté puis jugé et condamné à l’emprisonnement à vie en 1962 [89].

Le général Massu tint à rendre hommage à Serge Baret dans ses deux livres pour démentir le portrait à charge qu’Yves Courrière lui avait consacré. Dans La vraie bataille d’Alger (première édition, p.104) il se félicita de l’aide qu’il avait reçue de presque toutes les autorités administratives et policières, à peu d’exceptions près :

"Le préfet Baret les a connus et jugés, de son sourire indulgent et moqueur, avec sa profonde expérience des hommes et des mobiles qui les font agir. Il a contribué à lever ces obstacles, ainsi que les sous-préfets Pierre Bolotte et Noirot-Cosson, ses collaborateurs. L’attitude du secrétaire général de la préfecture d’Alger, chargé de la police, Paul Teitgen, a été tout autre, à mon grand étonnement : qu’il ait souhaité restreindre nos pouvoirs est admissible, mais alors il aurait dû renforcer l’action de la police. Or, s’il s’est érigé en censeur de l’armée, nous ne pensons pas qu’il ait jamais fait réellement son métier d’animateur de la police."

Et le général continue en termes désobligeants :

"À vrai dire, je n’aurais pas dû oublier que ce fonctionnaire, en captant subrepticement au magnétophone des confidences du général Jacques Faure, avait provoqué contre lui une accusation de complot [90]. ‘‘Puissant personnage’’ du régime d’alors par ses attaches familiales dans les conseils du gouvernement et les avenues du pouvoir, Teitgen s’estimait intouchable, d’autant plus qu’il avait été déporté. Il faisait étalage ‘‘d’idées libérales’’ et prenait parti en toutes affaires qui alimentaient les campagnes de presse et de désunion (Boumendjel - Audin - DPU - assignations à résidence). Ses actions d’éclat verbales ont pu impressionner les uns ou les autres. Elles ont laissé indifférent Serge Baret, mon patron civil et le sien, auquel m’ont attaché définitivement son caractère, sa valeur morale et son désintéressement."

Et dans Le torrent et la digue (p. 50-51) le général Massu renouvela son éloge du préfet Baret :

"De plus, je charge Trinquier d’aller à la Préfecture persuader le préfet Baret [...] de monter au Gouvernement général nous rejoindre. Il trouve le préfet en train d’expliquer par téléphone la situation algéroise au ministre de l’Intérieur et d’essayer de lui faire admettre que ce qui se passe était inévitable. Après quelques secondes de réflexion, M. Serge Baret, très calmement, monte dans la jeep du colonel Trinquier. En le voyant apparaître, j’éprouve à son égard une infinie reconnaissance. Il n’exécutera pas l’ordre de regagner Paris, signé le 15 mai par Maurice Faure et André Mutter, mais jugera, comme pendant la bataille d’Alger, que nous étions soudés pour faire front et qu’il ne fallait pas de lâchage méprisable. En véritable chef, il avait aussi le souci de tous ses collègues, jeunes sous-préfets, isolés partout et pris dans l’enthousiasme de leur mission, qui, tout d’un coup, risquaient d’être moralement abandonnés : ce qui était insupportable. Pourquoi la Préfectorale a-t-elle banni un tel ‘‘seigneur’’ ? Je lui demande de ‘‘mettre le paquet’’ pour décider le général Salan à prendre position, et le laisse se diriger seul vers le troisième bureau où se trouve le général, les hauts fonctionnaires s’étant réfugiés dans le bureau voisin. Je demeure persuadé qu’il a joué là un rôle essentiel que, d’ailleurs, le général Salan reconnaîtra implicitement en l’appelant ultérieurement à ses côtés."

À la suite de la publication de La vraie bataille d’Alger, le général Massu dut faire face en 1972 à deux procès en diffamation intentés l’un par le doyen Peyrega, l’autre par Paul Teitgen. Serge Baret fut amené à jouer un rôle notable dans la défense du général Massu contre ce dernier. Le 6 janvier 1972, le général lui demanda « si vous vouliez bien m’autoriser à utiliser votre lettre personnelle du 23 octobre 1970, dont j’ai repris les propres termes en page 104 de mon livre ». Il accepta, mais comme il l’expliqua le 11 janvier dans une lettre à son ami le commissaire Gonzalez, « Bien sûr, à sa demande, j’ai aidé le général Massu à l’élaboration de son ouvrage, mais alors que je lui présentais des appréciations générales à son seul entendement, pour définir essentiellement un climat, des circonstances et des hommes qui s’y trouvaient, il a repris intégralement un de mes textes à propos de Teitgen qui s’étale à la page 104 de son livre et provoque ce procès en diffamation intenté par celui-ci. Certes, ce n’est pas de nature à m’ébranler, surtout qu’à la qualité de déporté j’ai des titres substantiels, dont je n’ai jamais fait étalage et qui supportent la comparaison » [91].

La date du procès fut fixée au 27 novembre 1972, et Serge Baret fut cité à comparaître devant le tribunal de grande instance de Paris. Il prépara soigneusement sa déposition : 13 pages de brouillon et 7 pages de texte manuscrit continu, avec des ratures. Il avait écrit un aide-mémoire chronologique sur une feuille :

"- Teitgen

- affaire général Faure (souligné en rouge) [92]

- affaire Audin (souligné en rouge)

- affaire Boumendjel (souligné en rouge)."

Et noté sur une autre feuille les « éléments constitutifs de la diffamation ». Il prépara longuement sa déposition, avec beaucoup de ratures. Sur ses sept pages, les six premières justifiaient le recours au général Massu en exposant en détail la situation d’Alger en proie au terrorisme du FLN et la riposte que celui-ci rendait nécessaire. La plus raturée était la dernière page, consacrée à Paul Teitgen :

"Les dispositions d’esprit de M. le secrétaire général chargé de la police - qui tiennent au demeurant de son libre arbitre - ne pouvaient, au poste de responsabilité qu’il occupait, qu’engendrer un climat de conflits préjudiciables à une collaboration harmonieuse réclamée par des circonstances d’exception. M. le secrétaire général a certainement un tempérament généreux, sensible à certains aspects des problèmes humains, ce qui se conçoit parfaitement en fonction de la noblesse de sa qualité de déporté. Il semble que la responsabilité qu’il avait à assumer ne correspondait pas à son tempérament." [93]

Le général Massu et son éditeur furent condamnés chacun à 5 000 francs d’amende, mais le général remercia Serge Baret pour son témoignage : « Il n’a pas été inutile, puisque la partie civile n’a pas obtenu le procès de la torture qu’elle recherchait et que les nombreux attendus du jugement n’ont rien de déplaisant, si l’amende, par contre, est forte ». Avant son décès en 2002, en réponse aux aveux sans remords du général Aussaresses, il regretta l’usage de la torture qui aurait pu être évité, mais en précisant que ce n’était pas lui qui l’avait institué [94].

III. ARCHIVES ET MÉMOIRES DE PIERRE BOLOTTE

Fabrice Riceputi ayant consulté le fonds d’archives de Pierre Bolotte et ses Mémoires conservés au Centre d’histoire de Sciences-Po, il convient d’en examiner le contenu pour savoir si les conclusions qu’il en a tirées sont fondées : Pierre Bolotte a-t-il été le complice complaisant du préfet Baret et des militaires ?

La carrière de Pierre Bolotte

Pierre Bolotte (1921-2008) a donné l’ensemble de ses archives concernant ses activités professionnelles de 1944 à 2001 à la Fondation nationale des Sciences politiques en 2002. Un premier classement lui avait permis de rédiger ses Mémoires restés inédits [95] de novembre 1999 à février 2001. Le fonds se compose de 19 cartons classés suivant un ordre chronologique. Ceux concernant ses fonctions en Algérie de 1955 à 1958 sont les cartons PB 9, 10 et 11. Les principaux documents sont reproduits en annexes des Mémoires. Entré dans l’administration préfectorale avant septembre 1944 [96], il avait exercé diverses fonctions non seulement dans des ministères à Paris mais aussi dans la zone d’occupation militaire française en Allemagne en 1945-1946, auprès du Haut-Commissaire en Indochine Jean Letourneau de 1952 à 1953, et à Strasbourg auprès du Conseil de l’Europe en 1954-1955. Sous-préfet de Miliana de juin 1955 à juillet 1956, il tenta de prévenir l’implantation du FLN par une politique de pacification. Appelé à Alger par le préfet François Collaveri, il se trouva rapidement confronté à l’expérience de la guerre révolutionnaire et du terrorisme. Dans ses Mémoires, son expérience algérienne est racontée dans les chapitres huit (à la sous-préfecture de Miliana, p. 343-375), neuf (la bataille d’Alger, juillet 1956-juin 1957, p. 376-419) et dix (la guerre d’Algérie devant l’opinion, juillet 1957-juin 1958, p. 420-463). Il raconte à la page 361 qu’en octobre 1955 il avait été convoqué confidentiellement à Alger (à l’insu du préfet Collaveri) par le gouverneur général Jacques Soustelle, qui cherchait à savoir s’il pouvait compter sur lui, mais il ne l’avait pas suivi parce qu’il ne croyait pas en la francisation de l’Algérie. Au contraire il se sentait proche de Pierre Pflimlin, auquel il exposa dans une lettre du 24 septembre 1956 son analyse du problème algérien : « Je lui disais aussi que seules deux politiques étaient envisageables, l’intégration, irréalisable, onéreuse, téméraire, et en retard de vingt ans, ou la fédération ». Celle-ci conduirait à plus ou moins long terme à la distorsion des liens administratifs avec la France, après avoir abattu le terrorisme du FLN puis construit en trois ou quatre ans une Algérie économiquement solide et administrativement majeure. Sinon, ce serait une autonomie acquise par la masse de tous ceux qui refusent le système actuel [97]. À Alger, Pierre Bolotte devait travailler en équipe avec Paul Teitgen, demandé par le secrétaire général du gouvernement général Pierre Chaussade et nommé le 20 août 1956. Il s’en réjouissait parce que Paul Teitgen était le frère du député MRP Pierre Henry-Teitgen, qui était son ami depuis 1944 [98]. Les deux hommes firent face ensemble à la montée du terrorisme à Alger, notamment en tentant de limiter l’emploi de la torture par la police dans l’interrogatoire de Fernand Iveton. Ils furent également associés à la prise des décisions qui aboutirent, en l’absence de Robert Lacoste, au détournement de l’avion marocain transportant les leaders du FLN de Rabat vers Tunis le 22 octobre 1956. Le préfet Collaveri y était défavorable, ainsi que Paul Teitgen (« On ne peut pas faire ça ! Si ça se sait, de quoi on aura l’air ? »), alors que Pierre Bolotte n’osait pas se prononcer : « Ce n’était pas à nous, sous-préfets, de prendre position » [99]. Le préfet Collaveri proposa, par une lettre au ministre résidant du 27 octobre 1956, un plan d’action confié aux militaires [100]. Mais Robert Lacoste, qui n’appréciait pas sa froideur [101], décida de le remplacer par un homme de son choix.

Le préfet Baret et Paul Teitgen dans les Mémoires de Pierre Bolotte

François Collaveri fut regretté par ses subordonnés, mais le premier contact de son successeur Serge Baret avec eux le 8 décembre 1956 fut « très convenable ». Par la suite, l’affaire du général Faure le 24 décembre - même si elle brisa la carrière préfectorale de Paul Teitgen, selon Pierre Bolotte - et l’assassinat d’Amédée Froger le 30 « soudèrent l’équipe autour du préfet Baret ». Puis l’attentat visant le général Salan qui tua son aide de camp le 16 janvier 1957, et l’enquête qui découvrit la culpabilité d’un groupe « contre-terroriste » dirigé par René Kovacs et les complicités qu’il aurait trouvées dans certains milieux militaires et politiques, enfin le démantèlement d’une autre organisation secrète, le groupe de la Villa des Sources, coupable d’enlèvements, de tortures et de meurtres de suspects [102], démontrèrent l’urgence qu’il y avait à briser l’organisation terroriste du FLN pour tarir la source du contre-terrorisme [103].

La décision prise le 7 janvier 1957 par le préfet Baret de déléguer le maintien de l’ordre au général Massu n’est donc pas contestée par Pierre Bolotte dans son principe, mais ses conséquences redoutables sont mentionnées par celui-ci sans indulgence. Il critique l’abandon de pouvoirs excessifs aux militaires par Baret, « très consentant d’ailleurs », et la subdélégation de pouvoirs aux officiers subalternes par le général Massu : « Baret, Lacoste et son cabinet avaient hâte de voir se terminer la bataille, mais laissaient assumer par les militaires toutes les tâches et toutes les décisions, même en dehors des droits de l’homme et des règles de la pratique judiciaire » [104]. Paul Teitgen était envahi par l’horreur de cette guerre. Pierre Bolotte requérait inlassablement que les hautes responsabilités du commandement ne soient pas assurées par les petites unités et que les arrêtés nominatifs signés par Paul Teitgen et Pierre Bolotte ne soient pas des faux. Et un peu plus loin :

"Je laisse à penser combien nos rapports directs avec les autorités militaires étaient en permanence difficiles, car en presque toutes circonstances, nous étions sur le fil du rasoir. Pour moi, qui avais déjà eu des expériences analogues, ou assez proches, j’étais en crise de conscience permanente, à surmonter chaque jour, pour conduire ou assumer ma part d’action. M. Baret était de plus en plus évidemment du même côté que les guerriers en cause, tandis que Teitgen, secrétaire général pour la Police, était à fond contre une action militaire ainsi conçue, animé qu’il était par sa passion des droits de l’homme." [105]

Citant les statistiques de la répression que Paul Teitgen et lui-même s’efforçaient d’établir, il constate que « notre préfet IGAME souhaitait en être informé, bien sûr, mais était rarement intéressé par la responsabilité des décisions ou des négociations que nous devions assumer » [106]. Et il donne des exemples du nombre des plaintes dont il était saisi à différentes dates par le Service des liaisons nord-africaines.

Selon un document tiré de ses archives, à la date du 16 mai 1957, le service avait envoyé 655 demandes de renseignements, obtenu des réponses des autorités militaires dans 278 cas, et n’en avait pas obtenu dans 377 cas. Un commentaire daté du 18 mai précisait : « On peut estimer que 30 % des familles où il a été appréhendé des gens depuis janvier à Alger se sont présentées ici (= au SLNA). Il est raisonnable d’évaluer à au moins trois fois 377 (soit 1 231) le nombre de gens dont on ne sait pas officiellement ce qu’ils sont devenus » [107]. Puis, le 31 mai 1957, une sous-section de la Commission de sauvegarde comprenant Pierre Béteille, Maurice Garçon et Jean Moliérac fut reçue par le chef du SLNA, M. Rambaud, et par son supérieur Pierre Bolotte, avec l’accord du préfet Baret, qui en reçut un compte rendu oral par celui-ci le soir même, et un compte rendu écrit rédigé le 1er juillet. Selon Raphaëlle Branche, « Me Garçon fait état dans son rapport de l’obstruction qu’il a rencontrée de la part du sous-préfet Bolotte, directeur de cabinet du préfet d’Alger : celui-ci a refusé de lui montrer le fichier des disparus constitué par le Service des liaisons nord-africaines, archives Garçon, 304 AP 701 (AN) ». Et d’après Fabrice Riceputi, citant le même avocat, Pierre Bolotte « s’exprima à la place de son subordonné et opposa, sans nier l’existence d’un tel fichier, un ‘‘refus poli’’ mais définitif à la demande de consultation » : « De fait, Pierre Bolotte indiquera fièrement dans une note à son préfet avoir évité ainsi d’alimenter davantage les protestations en métropole. Maurice Garçon conclut son rapport en suggérant à la commission d’‘‘exiger’’ elle-même un accès à ce fichier manifestement très embarrassant » [108]. Selon le compte rendu de Pierre Bolotte, il ne s’agissait pas d’un « fichier des disparitions » (pour la raison indiquée plus haut) mais les données étaient mises à jour : 865 demandes de renseignements envoyées au général Massu, 386 réponses, et 334 rappels effectués par le SLNA [109].

Pierre Bolotte défenseur du préfet Baret devant la Commission de sauvegarde

D’autre part, le 11 juillet 1957, Pierre Bolotte prononça un exposé minutieusement préparé devant la Commission de sauvegarde, après l’avoir présenté au préfet Baret, dont il obtint l’accord total [110]. Ce texte de 10 pages dactylographiées se présentait comme une introduction aux questions auxquelles il disait vouloir répondre en toute exactitude, « conformément à vos demandes et aux instructions qui m’ont été données par mes supérieurs hiérarchiques ». Mais il exposait deux séries de considérations préalables, d’abord sur son expérience de politiques successives depuis deux ans, comme sous-préfet de Miliana du printemps 1955 à l’été 1956, et comme directeur du Cabinet régional (du préfet IGAME d’Alger) de l’été 1956 à ce jour (p. 1-5). Puis plus précisément sur la délégation de pouvoirs à l’armée mise en œuvre depuis le 7 janvier 1957 (p. 6-10). Dans toute sa première partie, Pierre Bolotte insiste fortement sur le caractère pacificateur de l’action qu’il avait menée dans l’arrondissement de Miliana :

"Les directives gouvernementales de l’été et de l’automne 1955 visaient à un réformisme modéré, considéré comme la condition nécessaire d’une intégration des départements d’Algérie dans le système des départements métropolitains. L’action menée contre les rebelles était formellement exprimée comme un appel systématique au maintien de la confiance : et toute répression était sévèrement prohibée. Ceci était si vrai que les assignations à résidence, que rendaient possibles les textes de l’époque, étaient peu nombreuses et systématiquement restreintes à quelques unités. En outre, les opérations militaires - là où il y avait des troupes en quantité suffisante, ce qui n’était certes pas le cas du département d’Alger - devaient être empreintes de la plus grande humanité."

En même temps, il avait le plus grand mal à obtenir, malgré l’appui du préfet Collaveri, la création de quelques Sections Administratives Spécialisées (SAS), pratiquement réservées aux arrondissements en état de guerre. Puis « une variation sensible fut ressentie en décembre 1955 et janvier 1956, pour des motifs qui n’étaient secrets pour personne : nous étions engagés à une forme poussée de sévérité ». Et pourtant dans tout le début de 1956 [...] « l’accent fut mis sur les thèmes de progrès, de réforme ; et même une ‘‘personnalité algérienne’’ fut à l’ordre du jour. Tout cela s’appelait alors la politique de pacification : et pour les administrateurs, pour les policiers et les militaire, la plus vive attention dut être portée à éviter soigneusement tout sévice, toute injustice ». Mais dans le Grand Alger, où Pierre Bolotte arriva en juillet 1956, il constata « une poussée considérable du terrorisme urbain », et remarqua que « la politique de reconquête par le progrès paraissait avoir fait faillite » :

"Contre le terrorisme urbain, et particulièrement dans le ‘‘Grand Alger’’, un système, unissant civils et militaires, fut établi à l’automne 1956. Il ne m’appartient pas de souligner combien faibles furent les moyens alors mis en place ; ni combien leur augmentation, perpétuellement sollicitée, fut à peu près nulle. Mais ce qu’il faut observer c’est que, là encore [...] aucun sévice n’était toléré."

Même s’il y avait la possibilité d’interner les suspects dans des centres d’hébergement, ils ne pouvaient être interrogés plus de 24 ou 48 heures, et ce sans violence : « Aucune chance par conséquent de remonter une filière, aucune chance de forcer un suspect à des aveux, et par conséquent une sorte de prévention du mal, mais aucune exploitation profonde, aucun appui pour le diagnostic, aucune limitation de la contagion ». Ce que démontrait une expérience vécue :

"Ceci est tellement vrai que lorsque Yveton [111] fut arrêté à l’usine à gaz d’Alger, après avoir déposé sa bombe et que fut trouvé dans une de ses poches un papier où étaient inscrits deux horaires d’éclatement de bombes, et par conséquent la menace d’une deuxième bombe, qui devait éclater le soir même, pouvant causer des dégâts immenses, le commissaire central d’Alger a sollicité des instructions, qui lui ont été données par cette Préfecture, pour ‘‘pousser’’ un interrogatoire dont tout laisse à penser qu’il fut brutal. L’autorisation, - bien peu juridique certes, - fut donnée par M. Teitgen, secrétaire général, et par moi-même, après un débat de conscience que vous imaginez ; et cette responsabilité que nous avons voulu assumer était fondée sur le sentiment que dans un délai de quelques quarts d’heure des femmes, des enfants, des innocents, peut-être un immeuble entier ou un quartier, pourraient être victimes de l’éclatement de cette deuxième bombe, dont tout laissait penser qu’Yveton connaissait le secret."

Et Pierre Bolotte conclut ainsi cette première partie : « Or cette affaire se situe le 14 novembre 1956 : c’est précisément vers cette époque que le Gouvernement s’est rendu compte que nous étions en train de perdre la guerre du terrorisme urbain et qu’à cette guerre honteuse, aucun de nos procédés n’était adapté ».

La deuxième partie est rédigée suivant un plan rigoureux. Le premier paragraphe (p. 6) expose la décision de confier aux parachutistes la mission de « prendre en charge le retour de la sécurité dans Alger, c’est-à-dire la bataille contre le terrorisme urbain », et la commente ainsi :

"Il serait malhonnête de ne pas souligner combien cette décision changeait du tout au tout le style même de l’action de rétablissement de l’ordre. Il serait malhonnête, aussi, de dire que la délégation de pouvoirs alors donnée aux militaires et à ces militaires-là par le préfet d’Alger était consentie par lui, décidée par lui, voulue par lui ; elle était acceptée par lui dans la mesure où elle signifiait juridiquement un changement de politique que rendaient nécessaire, - dans le Grand-Alger du moins, - les chances de plus en plus victorieuses du terrorisme urbain."

Le sous-préfet Bolotte se montre ainsi solidaire de son supérieur dont il se fait l’avocat. Puis il souligne dans le deuxième paragraphe (p. 6-7) la gravité des conséquences de cette décision :

"Que l’on veuille bien considérer aussi ce que représentait la projection sur Alger de deux divisions d’élite (10e Para et 7e DMR) revenant insatisfaites de la malheureuse affaire de Suez. On avait ainsi pris la décision de mettre en place dans tous les rouages de la vie de la capitale de l’Algérie des troupes avides d’une revanche, quelle qu’elle soit, de leur demi-échec, hostiles au régime qu’elles rendaient responsables de cet échec, des troupes dont l’encadrement pléthorique accentuait le caractère autoritaire [...]. Ajoutons à cela que ces troupes étaient habituées au combat par petits groupes, et éduquées pour le style ‘‘commando’’, et qu’elles assuraient ainsi une mission qui leur était présentée comme d’abord politique. Nous savons que leur confier Alger et son salut c’était une réponse aux accusations de pronunciamento que l’affaire du général Faure avait fait naître, et que l’attentat au bazooka contre le général Salan avait renforcées. N’oublions pas enfin que beaucoup d’officiers de la 10e DP avaient en 1942-1943 et 1944 connu Alger, ses espérances, ses noblesses et ses déceptions et que cela aussi contribuait à définir, - après les incidents de l’enterrement de M. Froger -, un singulier climat autour de cette mise en place du général Massu."

Dans ce contexte clairement rappelé, « le général Massu, sous sa responsabilité de commandant la 10e DP, chargé du maintien de l’ordre dans le département d’Alger, était seul maître de l’emploi de ses troupes pour cette mission. Il disposait également de toutes les forces de police du département, - l’ensemble des dispositifs ‘‘passant’’, comme le dit le texte de délégation du 7 janvier, sous son autorité ».

Mais dans les pages suivantes (p. 7 à 10), Pierre Bolotte s’attache à nuancer fortement ce principe, en démontrant que le préfet Baret n’avait pas abdiqué tous ses pouvoirs : « C’est ainsi que le pouvoir d’interner ou d’assigner à résidence et le pouvoir de perquisitionner en toute circonstance, - qui sont tous deux des pouvoirs spéciaux - , étaient réservés au préfet d’Alger ; et dès lors les internements qui ont été prononcés et les perquisitions qui ont été faites, l’ont été sous sa signature. Et tous les internements et les perquisitions qui ont été effectuées sans sa signature n’ont pas de fondement juridique. Les interrogatoires, les vérifications d’identité, etc. diligentés en dehors de ces internements ou de ces perquisitions n’ont pas, non plus, de fondement juridique qui engage l’autorité préfectorale ». Par ces affirmations répétées, Pierre Bolotte invite les membres de la Commission à ne pas confondre les responsabilités du préfet Baret avec celles du général Massu :

"Le préfet d’Alger conservait, dans le texte du 7 janvier, le ‘‘contrôle supérieur’’ de l’action du général Massu. Encore ce contrôle fut-il exigé par le préfet Baret malgré une incroyable pression exercée sur lui par le général Salan appuyé par leur chef commun le ministre résidant."

Mais il critique également le dispositif du décret qui ne permettait pas un contrôle efficace de l’action menée par le général :

"Ce contrôle sur l’action du général Massu ne pouvait être institué que par le préfet ou ses collaborateurs directs, et à l’égard du général Massu ; il ne pouvait pas être institué à unautre échelon de la hiérarchie de l’action, puisque tous les échelons en cause étaient placés, sans exception, dans le dispositif confié au général Massu. Il est bien évident qu’un officier de police judiciaire qui,surl’ordredugénéral Massuoudeceuxdesescollaborateurscivilsoumilitaires,auxquelsil avait subdélégué ses pouvoirs, participait à une action juridiquement non fondée, n’avait pas de possibilité fonctionnelle d’en faire appel au préfet d’Alger ; et le préfet d’Alger n’avait aucunmoyendedéceler etd’empêcher l’action en cause, non convenable juridiquement : ce contrôle ne comportait pas de contrôleurs !"

Pierre Bolotte précise que le procureur de la République d’Alger (Jean Reliquet) avait les mêmes difficultés à contrôler l’action du général Massu : « C’est pourquoi le premier texte ‘‘interventionniste’’, en matière de sûretés juridiques, accompagnant des investigations contre les personnes, et que le procureur de la République d’Alger ait signé, est daté du 10 avril. Jusque-là, magistrats et corps préfectoral ne pouvaient intervenir que latéralement et par des contacts personnels » [112]. Puis il affirme que « le préfet d’Alger et ses collaborateurs n’y ont pas manqué » : « Dès qu’un état-major mixte départemental a été mis sur pied autour du général Massu, le préfet y a délégué son chef de cabinet, M. Noirot-Cosson. Le général Massu venait très souvent rendre visite au préfet : il l’informait de ce qu’il croyait devoir lui dire, et le préfet lui disait, à son tour, ce qu’il pensait pouvoir laisser faire et ne pas laisser faire. De ce dialogue, nulle trace ne peut rester, autre que dans la conscience des interlocuteurs. Mais il est possible de préjuger de la volonté d’information et de contrôle du préfet par des décisions qu’il a prises et qui visaient à multiplier les sauvegardes autour non seulement des suspects qui pouvaient être innocents, mais encore des suspects présumés coupables ».

Pierre Bolotte mentionne ensuite le rôle du SLNA, qui fut chargé sous sa supervision « de centraliser toutes les demandes des familles des gens appréhendés et les suivre auprès du général Massu et de ses services », soit plus de 600 demandes. Et il signale également que, en dehors de la présence du chef de cabinet du préfet à l’état-major mixte du général Massu, « mon collègue le secrétaire général Teitgen participait, chaque semaine, à la réunion majeure de cet organisme ; c’est ainsi [...] que furent multipliées les interventions verbales directes, téléphoniques, manuscrites ou officielles auprès du général Massu et de ses collaborateurs civils et militaires ».

Et Pierre Bolotte ajoute : « Nos interventions étaient si nombreuses et leur insistance en arrivait à un tel point que le général Massu se disait borné dans son action, se sentait contesté dans ses collaborateurs et leurs méthodes, et qu’il a souvent exhalé une sorte de rancœur vis-à-vis de l’autorité préfectorale [113] ou des autorités civiles présumées par lui hostiles à son action, parce qu’elles développaient précisément un interventionnisme que les circonstances rendaient obligatoirement latéral, mais qui ne cessait cependant d’être actif. De cela, de nombreux témoignages pourraient être obtenus ! »

Ce paragraphe a de quoi surprendre, tant il paraît contredit dans les Mémoires écrits 44 ans plus tard par le même Pierre Bolotte, qui attestent clairement un décalage entre le préfet Baret nommé par Lacoste et ses subordonnés Teitgen et Bolotte [114]. Mais le texte de la déposition de celui-ci devant la Commission de sauvegarde a le mérite de montrer à la fois que le préfet Baret n’avait pas voulu abdiquer toutes ses responsabilités et qu’il ne pouvait pourtant pas s’opposer efficacement aux graves abus de la répression militaire. Et la raison fondamentale de ce dilemme est évoquée dans le dernier paragraphe de cette deuxième partie :

"On ne rendrait pas un compte exact de l’atmosphère de cette époque si l’on ne signalait combien le débat sur l’Algérie qui a eu lieu à la Chambre [115] a matérialisé pour beaucoup un changement majeur dans la politique gouvernementale. Il est apparu clairement que, mis en condition de ‘‘liquider’’ la rébellion, le Gouvernement souhaitait réussir cette affaire, pour éclaircir délibérément les conditions du futur Statut de l’Algérie. Le vote de la Chambre sanctionnait cette prise de position : quel moyen plus évident peut-il y avoir de justifier le transfert d’attributions effectués au début de janvier dans le département d’Alger ?"

Autrement dit : c’était le gouvernement, approuvé par le Parlement, qui avait voulu donner le champ libre au général Massu pour détruire totalement l’organisation FLN d’Alger le plus rapidement possible.

Dans la conclusion de son exposé (p. 10), Pierre Bolotte le définit comme n’étant ni une plaidoirie ni un réquisitoire, mais comme un « essai d’explication ». Il s’excuse de n’y avoir fait aucune place à « des considérations d’ordre moral » : « Quant aux perspectives difficiles que peuvent comporter de semblables variations politiques elles seront bien imaginées, sans doute, par chacun des membres de la Commission. Aussi bien, en ce qui me concerne, ai-je demandé à mes chefs depuis plusieurs mois et à plusieurs reprises que l’on me mute en métropole en tel poste que l’on souhaiterait » [116].

En effet, au moins depuis la chute du gouvernement de Guy Mollet mis en minorité à l’Assemblée nationale le 21 mai 1957, Pierre Bolotte s’inquiétait de l’avenir politique de Robert Lacoste à Alger et se rapprochait de ses nombreuses relations au MRP [117]. Une note anonyme datée du 1er juin signalait diverses réactions à la candidature de Pierre Pflimlin au poste de Président du Conseil, et notamment l’alarme de L’Écho d’Alger contre les déclarations de celui-ci au Journal d’Alger sur les conséquences morales de l’action du général Massu. Après l’investiture du gouvernement de Maurice Bourgès-Maunoury le 12 juin, dans lequel Robert Lacoste conservait son poste, Pierre Bolotte écrivit à Maurice Doublet (chef de cabinet du secrétaire d’État à l’intérieur Marcel Champeix) pour justifier sa demande de mutation au poste de secrétaire général de la préfecture de la Martinique ; il ajoutait en note : « naturellement, aussi, que je ne pouvais succéder à Paul Teitgen dans ses attributions, étant donné sa position à ce sujet, et notre amitié, et tout le reste qui nous lie » [118].

Plus tard, dans la crise ouverte par le renversement du gouvernement de Félix Gaillard le 15 avril 1958, alors que la candidature de Georges Bidault à sa succession avait été désavouée par Pierre Pflimlin, ce dernier envoya à son « cher ami » Pierre Bolotte le texte de son article : « Voici pourquoi le MRP n’a pas suivi Georges Bidault », dans lequel il définissait sa politique algérienne par la formule « ni raidissement ni abandon ». Puis quand le parti socialiste SFIO décida de ne pas participer au futur gouvernement de Pierre Pflimlin, Pierre Bolotte rédigea cinq pages de réflexions sur les conséquences de cette décision.

Après l’investiture inattendue du gouvernement Pflimlin par l’Assemblée nationale le soir du 13 mai 1958 (en réaction à la prise du Gouvernement général par les manifestants hostiles au régime), Pierre Bolotte, qui avait prévu d’aller à Paris rencontrer André Colin, (ministre de la France d’outre-mer dans le gouvernement Pflimlin, et proche de Georges Bidault), s’y rendit deux fois en mission le 14 et le 15 mai, en compagnie du successeur de Paul Teitgen au secrétariat général pour la police et le plan de la préfecture d’Alger M. Bozzi et de M. Villeneuve, tous trois étant chargés par Pierre Chaussade d’une mission d’information auprès du président du Conseil Pflimlin. La deuxième fois, il ramena à Paris les familles de Pierre Chaussade et de Paul Teitgen, avec l’accord du général Salan. Puis il resta à Paris et fut intégré officieusement au cabinet du ministre André Colin jusqu’à la fin du gouvernement Pflimlin, correspondant avec le ministre de l’Intérieur Jules Moch, mais aussi avec Madame Baret. Après la démission de Pierre Pflimlin le 1er juin 1958, et l’investiture du gouvernement De Gaulle, il attendit chez son ami le préfet de Savoie Maurice Grimaud sa nouvelle affectation comme secrétaire général du département de La Réunion.

CONCLUSION

Qui était donc le vrai Serge Baret, décrit en des termes contradictoires par Yves Courrière (citant Pierre Chaussade) et par le général Massu ? Cet article ne répond pas entièrement à cette question, car il reste encore des points obscurs, comme les origines de la brouille entre lui et Pierre Chaussade [119]. Il vise simplement à montrer le danger de s’enfermer dans des conclusions préconçues, alors que l’état de nos connaissances à un moment donné est toujours susceptible d’être révisé par la prise en compte de nouveaux documents jusque-là ignorés ou négligés.

Guy Pervillé

[1] Yves Courrière, Le temps des léopards, Fayard, 1969, p. 418-419.

[2] « Je dédie ce livre au préfet Serge Baret, condamné depuis la Bataille d’Alger à une injuste retraite », dans Jacques Massu, La vraie bataille d’Alger, Plon 1971, p. 5.

[3] Fabrice Riceputi, « Paul Teitgen et la torture pendant la guerre d’Algérie. Une trahison républicaine », 20 & 21, n° 142 (2019/2), p. 3-17. Article cité d’après la version électronique (Cairn) : https://www.cairn.info/revue-vingt-et-vingt-et-un-revue-d-histoire-2019-2-page-3.htm .

[4] Elle s’était d’abord adressée à Benjamin Stora, qui me l’a renvoyée.

[5] https://www.toujoursla.com/BARET_Serge_56/chapitre/page1/#debut, consulté le 13 mai 2023.

[6] En l’aidant à se faire élire à la présidence du Conseil général de la Dordogne en avril 1949. Voir : Pierre Brana & Joëlle Dusseau, Robert Lacoste (1898-1989), Paris, L’Harmattan, 2010, p. 160-161 et p. 216.

[7] Yves Courrière, Le temps des léopards, p. 418-419. Pierre Chaussade (1913-1995), secrétaire général du ministère de l’Algérie de 1956 à 1958, était né à Bergerac et mourut à Périgueux. Nous ignorons s’il avait connu Serge Baret avant 1956.

[8] Ibid., p.429-430.

[9] Ce que reconnaît Sylvie Thénault dans son livre Les ratonnades d’Alger, 1956. Une histoire de racisme colonial, Paris, Seuil, 2022, p. 174, où elle constate que le premier télégramme de Baret à ses supérieurs part en fin d’après-midi : « L’IGAME n’est sans doute pas allé chez lui mais a dû rejoindre ses services à la préfecture pour suivre le déroulement des événements ». Le titre IGAME (Inspecteur Général de l’Administration en Mission Extraordinaire) désignait les préfets des trois anciens départements (Alger, Oran, Constantine) chargés de les diviser en nouveaux départements (ici ceux d’Alger, Tizi-Ouzou, Médéa, Orléansville).

[10] Ce n’était que le dernier texte d’une longue série : citation à l’ordre des corps d’armées par le général de Gaulle et le général Juin le 26 mars 1945, attribution de la médaille de la Résistance française par le général de Gaulle, le 15 octobre 1945, nomination au grade de chevalier de la Légion d’honneur par le président du Gouvernement provisoire Georges Bidault et le ministre des anciens combattants Edmond Michelet, le 20 août 1946, diplôme et feuille de laurier « emblème de l’appréciation du Roi pour conduite courageuse », remis par le consul britannique à Marseille le 16 avril 1948, attestation sans date du général Eisenhower exprimant « the gratitude and appreciation of the American people for gallant service in assisting the escape of Allied soldiers from the enemy », attestations de Max Juvénal, ancien chef régional des Mouvements unis de résistance, le 16 novembre 1953, et de Frank Arnal, ancien chef régional du Mouvement de libération nationale, le 17 novembre 1953, carte sans date du commandant Rayon alias Fizeau (archiduc), portant un dessin figurant un parachutiste, une croix de Lorraine dans un grand V et une pelle (pour enterrer le parachute) et à gauche un sanglier, avec écrit au-dessus « SB » et en dessous « sanglier des Ardennes ».

[11] Projet qui fut réalisé, non pas à Alger en 1957, mais à Oran en 1962.

[12] Assassinat qui semble en réalité dû au MNA : Sylvie Thénault, Les ratonnades..., op.cit., p. 279-285.

[13] Ibid., p. 225-226.

[14] Dans une lettre au général Massu écrite en juillet 1970, il réfutait l’existence de ce prétendu attentat contre-terroriste avant son arrivée à Alger. Mais le général Massu lui répondit le 24 septembre par un démenti argumenté, et il rectifia ensuite son jugement sur l’attentat de la rue de Thèbes et le livre d’Yves Courrière dans une lettre non datée (archives Serge Baret).

[15] Le commissaire Builles, chargé de l’enquête, a rapporté la réaction du préfet Baret à l’identification des coupables : « je me souviendrai toujours de la réaction du préfet, qui a éclaté de rire : « C’est bien fait pour l’armée ! » Il n’en pouvait plus d’entendre les militaires lui répéter qu’ils avaient tout pouvoir sur les Français d’Algérie ». Cité par Georgette Elgey, Histoire de la IVe République. La République des tourmentes, t. 3, La fin, 1954-1959, Fayard, 2008, p. 550.

[16] Sylvie Thénault, Les ratonnades..., op. cit., p. 226. Ce que confirma Paul Teitgen dans sa note à la Commission de sauvegarde du 1er septembre 1957, publiée par Pierre Vidal-Naquet, La Raison d’État, Paris, Éditions de Minuit, 1962, p. 204 : « Il ne pouvait en être autrement, puisque [...] la métropole n’avait pas fourni les renforts [de police] indispensables ».

[17] Pierre Brana & Joëlle Dusseau, Robert Lacoste..., op. cit., p. 227, cité par Fabrice Riceputi, « Paul Teitgen et la torture... », article cité (note 24).

[18] Graphique reproduit par Philippe Tripier, Autopsie de la guerre d’Algérie, Paris, Éditions France-Empire, 1972, p. 631 (annexe 9).

[19] Graphique dessiné sur un tableau noir et visible sur une photo illustrant un exposé du colonel Godard devant le général Salan, reproduite dans les Mémoires de celui-ci, t. 3, Algérie française, Paris, Presses de la Cité, 1972.

[20] Jacques Chevallier, Nous, Algériens, Paris, Calmann-Lévy, 1958, p. 147.

[21] Voir : Guy Pervillé, Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire, Paris, Vendémiaire, 2018, chapitre intitulé « La bataille d’Alger », p. 241-271. L’équipe de 1000autres.org a entrepris de recenser ces victimes une par une, ce qui est la seule méthode historique valable.

[22] Jean-Louis Planche, « De la solidarité militante à l’affrontement armé, MNA et FLN à Alger, 1954-1955 », dans Jean-Charles Jauffret & Maurice Vaïsse (dir.), Militaires et guérilla dans la guerre d’Algérie, Bruxelles, Complexe, 2001, p. 224-225.

[23] Cité par Yves Courrière, Le temps des léopards..., op.cit., p. 202.

[24] Reproduit dans Henri Alleg (dir.), La guerre d’Algérie, Paris, Temps actuels, 1981, t.3, p. 531.

[25] Philippe Bourdrel, Le livre noir de la guerre d’Algérie. Français et Algériens 1945-1962, Paris, Plon, 2003, p. 103.

[26] Khalfa Mameri, Abane Ramdane, héros de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 136-137, p. 163 et p. 243.

[27] Jean-Marie Domenach, « Un souvenir très triste » dans Jean-Pierre Rioux & Jean-François Sirinelli (dir.), La guerre d’Algérie et les intellectuels français, Bruxelles, Complexe, 1991, p. 354.

[28] El Moudjahid, n° spécial n° 4, 1er novembre 1956, 2e édition 1957, réédition de Belgrade 1962, t.1, p. 60-73.

[29] Une note au cabinet du préfet datée du 27 décembre 1956 (portant la mention « Vu » au crayon rouge), présentait un rapport sur l’agitation des milieux « ultras » dont la page 8 était consacrée à l’armée : « On sent chez les officiers beaucoup de nervosité, le désir même, affirmé de plus en plus directement, de prendre l’affaire au compte de l’Armée et d’en finir par la force et la brutalité, même au-delà ou en dehors des pouvoirs civils s’il le faut. (...) l’état d’esprit des cadres supérieurs et les critiques ou intentions qu’ils expriment ne laissent pas d’inquiéter vivement les observateurs qui se demandent jusqu’où pourraient conduire de telles dispositions ». Archives nationales d’Outre-mer (Aix-en-Provence), désormais ANOM, 91/1 K 887/7.

[30] Paul Aussaresses, Services spéciaux, Algérie, 1955-1957, Perrin, 2001, p. 152 -153.

[31] Désigné comme « commandant O » dans le deuxième tome du livre d’Yves Courrière, Le temps..., op.cit., p. 457.

[32] Voir l’article de Raphaëlle Branche, « La commission de sauvegarde pendant la guerre d’Algérie. Chronique d’un échec annoncé », Vingtième siècle, revue d’histoire, 1999, n° 61, p. 14-29, et sur le site Persée : https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1999_num_61_1_3810.

[33] Le colonel Godard obtint le renvoi du commandant Aussaresses, exécuteur des basses œuvres du général Massu, après l’assassinat camouflé en évasion de Maurice Audin.

[34] Note de Sylvie Thénault, Les ratonnades d’Alger, p. 227 : Entretien du 20 juillet 1971, retranscrit et conservé dans les archives de Georgette Elgey, 561/AP 22*, AN

[35] Ibid., p. 227.

[36] Jacques Massu, op. cit., p. 32. Le texte publié dans le JO de l’Algérie, N° 3 du 8 janvier 1957 (exemplaire conservé aux Archives nationales d’Outre-mer, ANOM 91 1K 1043) est conforme à la citation du général Massu. Dans son livre, il précisait ses pouvoirs : « d’instituer des zones où le séjour est réglementé ou interdit ; d’assigner à résidence, surveillée ou non, toute personne dont l’activité se révèle dangereuse pour la sécurité ou l’ordre public ; de réglementer les réunions publiques, salles de spectacle, débits de boissons ; de prescrire la déclaration, ordonner la remise et procéder à la recherche et à l’enlèvement des armes, munitions et explosifs ; d’ordonner et autoriser des perquisitions à domicile de jour et de nuit ; de fixer des prestations à imposer, à titre de réparation des dommages causés aux biens publics ou privés, à ceux qui auront apporté une aide quelconque à la rébellion ».

[37] Cet état-major mixte prenait la suite du « Bureau spécialisé de la défense nationale » (BSDN) créé en application de la loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation générale de la nation en temps de guerre, et ce BSDN fut rétabli à la place de l’état-major mixte par le général Massu le 17 juin 1958. Voir : ANOM 91/5Q 1 à 156.

[38] Préfet de la Marne en 1955-1956, Pierre Chaussade avait pour secrétaire général Paul Teitgen, qui l’avait poussé à accepter sa nomination à Alger. Georgette Elgey, Histoire de la IVe République..., op.cit., p. 318.

[39] Pierre Bolotte, Souvenirs et témoignages d’un préfet de la République (1944-2001), 3 tomes, inédit (conservé au CHSP), annexe, « Note sur les pouvoirs spéciaux, 29 juillet 1957 », p. 372 (Cité par Fabrice Riceputi, « Paul Teitgen et la torture... », art. cit., note 33).

[40] Cité par Raphaëlle Branche & Sylvie Thénault, « Justice et torture à Alger en 1957 : apports et limites d’un document », dans Enseigner la guerre d’Algérie et le Maghreb contemporain, Université d’été, octobre 2001, https://media.eduscol.education.fr/file/Formation_continue_enseignants/47/5/algerie_actebrance_111475.pdf .

[41] Archives Pierre Bolotte, CHSP, PB 11.

[42] ANOM, 91/ 4 I 213, note du cabinet du préfet chargeant le SLNA de la recherche de personnes disparues, 23 février 1957. (Cité par Fabrice Riceputi, « Paul Teitgen et la torture... », art. cit., note 40).

[43] ANOM, 91/ 4 I 213, archives du SLNA, interventions écrites. (Cité par Fabrice Riceputi, « Paul Teitgen et la torture... », art. cit., note 39).

[44] ANOM, 91/ 4 I 62, « Personnes arrêtées, demandes de recherche transmises au commandement militaire », bilans statistiques. (Cité par Fabrice Riceputi, « Paul Teitgen et la torture... », art. cit., note 40)

[45] Citation d’« archives personnelles » par Georgette Elgey, Histoire de la IVe République..., op. cit., p. 435, n. 3. Repris par Fabrice Riceputi, « Paul Teitgen et la torture... », art. cit., note 54.

[46] Dans les archives de Pierre Bolotte au CHSP (PB 11), on trouve une « note sur ma conversation de ce matin avec le chanoine Giroud, vicaire général de l’archevêché d’Alger » : celui-ci à la fin mars ou au début avril 1957 avait reçu la confession de quelqu’un qui lui avait remis deux valises remplies d’une somme d’argent très importante (une centaine de millions de francs ?) collectée par le FLN, avec les noms de ceux qui avaient versé cet impôt.

[47] Grâce à un renseignement fourni par un agent du Dispositif de Protection Urbaine (DPU), instituant un quadrillage des secteurs, ilots et groupes d’immeubles institué par le colonel Trinquier et légalisé par l’arrêté préfectoral du 9 février 1957.

[48] Le général Aussaresses a raconté cette exécution dans son livre Services spéciaux..., op.cit., p. 174-175.

[49] Malika Rahal, Ali Boumendjel. Une affaire française. Une histoire algérienne. Les Belles Lettres, 2010, p. 229-230. Le général Salan a reconnu dans le tome 3 de ses Mémoires Algérie française, Paris, Presses de la Cité, 1972, p. 162-163, que les premiers aveux d’Ali Boumendjel le situaient clairement dans la branche politique de l’organisation du FLN d’Alger, dirigée par Ben Khedda. Mais il fut accusé d’être un chef terroriste parce qu’il aurait fourni un révolver utilisé ensuite pour un attentat, sans que ses aveux permettent de le faire condamner par un tribunal. Le texte des premiers aveux d’Ali Boumendjel se trouve en photographie dans les archives de Pierre Bolotte, CHSP, PB 11.

[50] Selon une lettre du général Massu au préfet Baret, datée du 21 mars 1957, le ministre résidant et le général Allard (supérieur de Massu au Corps d’armée d’Alger) lui avaient demandé d’organiser un stage d’information sur la guerre subversive en milieu urbain à l’intention des préfets d’Algérie. Archives Serge Baret.

[51] Pierre Brana & Joëlle Dusseau, Robert Lacoste (1898-1989), de la Dordogne à l’Algérie, un socialiste devant l’histoire, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 236-237.

[52] Voir sur mon site : « Que savons-nous sur l’affaire Ali Boumendjel ? » (2021), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=466 . Selon une journaliste de L’Écho d’Alger que j’avais interrogée en 1971 dans le cadre de mon mémoire de maîtrise : « Le lieutenant D. m’a dit : ‘‘ On vous a dit qu’un officier français a failli tomber en retenant Ali Boumendjel ! C’était en le poussant, et c’était moi ! - Pourquoi ? - Parce qu’il n’était plus présentable !’’ ».

[53] Le bureau de la fédération socialiste d’Alger, dirigé par le commissaire Charles Ceccaldi-Raynaud, en tira argument dans une lettre adressée à Guy Mollet en mai 1956 qui dénonçait l’abdication des civils au profit des militaires : « Placé en principe sous l’autorité du préfet d’Alger, le général Massu a complètement ‘‘démantelé’’ ce haut fonctionnaire qui n’est même pas tenu au courant des arrestations, des perquisitions ordonnées par les paras. [...]. Ainsi, dès le 4 février, un arrêté d’assignation à résidence surveillée a été pris par l’autorité civile contre M. Boumendjel. Cet arrêté n’a même pas pu être notifié à l’intéressé, le lieu de détention de l’avocat musulman ayant été gardé secret par les paras de Massu même à l’égard du préfet, chef hiérarchique officiel de ce général. Il est évident que si cet arrêté avait pu être notifié et exécuté, Boumendjel serait encore vivant ». Voir : L’anticolonialisme en France pendant la guerre d’Algérie, textes rassemblés par Sadek Sellam, Paris, Héritage éditions, p. 325.

[54] Lettre de Paul Teitgen à Robert Lacoste, 24 mars 1957, dans Charlotte Delbo, Les Belles Lettres, Paris, Éd. de Minuit, 1961, p. 80.

[55] Selon Georgette Elgey, Histoire de la IVe République, La République des Tourmentes, t. 3, La fin, Fayard, 2008, p 371. Mais Robert Lacoste dit ne pas s’en souvenir dans son entretien avec Odile Rudelle & Jean Vaujour du 21 février 1978 (p. 69), Paris, Centre d’histoire de Sciences-Po.

[56] Cité par Pierre Brana & Joëlle Dusseau, Robert Lacoste..., op. cit., p. 237.

[57] Voir l’article de Raphaëlle Branche, « La commission de sauvegarde pendant la guerre d’Algérie. Chronique d’un échec annoncé », Vingtième siècle, revue d’histoire, 1999, n° 61, pp 14-29, et sur le site Persée : https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1999_num_61_1_3810.

[58] Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie, 1954-1962, Paris, Gallimard, 2001, p. 174-175. Cité par Fabrice Riceputi, « Paul Teitgen et la torture... », art. cit., note 65.

[59] Selon Fabrice Riceputi, « Paul Teitgen et la torture... », note 48, citant CHSP, fonds Pierre Bolotte, liste des personnes appréhendées durant la « bataille d’Alger », 15 avril 1957.

[60] Décision du préfet d’Alger, 15 avril 1957, ANOM 91 1K 1043.

[61] Voir : Guy Pervillé, « La projection de la mémoire de l’affaire Dreyfus sur la guerre d’Algérie » (2001), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=52 .

[62] Lettre du général Massu au préfet IGAME Baret, ANOM 91 1K 1043.

[63] Lettre du général Massu au préfet IGAME Baret, ANOM 91 1K 1043.

[64] Zone militaire correspondant au nouveau département d’Alger.

[65] ANOM 91 1K 1043.

[66] Selon les archives de la Présidence de la République déclassifiées fin décembre 2021, et consultées par le journaliste de Médiapart Fabrice Arfi, les vraies responsabilités étaient ailleurs. À propos de l’affaire Audin, le conseiller technique de l’Élysée Jean-Jacques Bresson écrivait le 9 août 1960 que, selon le magistrat Jean Reliquet, « l’état d’esprit qui avait conduit les auteurs du meurtre à le commettre était essentiellement imputable à MM. Lacoste et Bourgès-Maunoury qui avaient constamment toléré, sinon encouragé, l’exercice de la “justice parallèle” ». Fabrice Arfi, « De Gaulle et la guerre d’Algérie : dans les nouvelles archives de la raison d’État », sur Mediapart, 5 juillet 2022.

[67] Voir l’article de Raphaëlle Branche, « La commission de sauvegarde pendant la guerre d’Algérie. Chronique d’un échec annoncé », Vingtième siècle, revue d’histoire, 1999, n° 61, p. 14-29, et sur le site Persée : https://www.persee.fr/doc/xxs_0294-1759_1999_num_61_1_3810.

[68] Note à l’attention de M. le Président et de Messieurs les membres de la Commission de sauvegarde des libertés et droits individuels, présentée par Paul Teitgen, secrétaire général de la préfecture d’Alger chargé de la police générale, 15 pages serrées sur papier pelure. CHSP, PB 11, dossier 6 (chemise rose).

[69] À sa grande surprise, Robert Lacoste et Pierre Chaussade lui demandèrent instamment de rester en poste au Gouvernement général. Georgette Elgey, Histoire de la IVe République, La République des Tourmentes, t. 3, La fin, p. 642.

[70] Paul Teitgen fut remplacé par le préfet Jean Bozzi et Pierre Bolotte par P. Rouvière.

[71] On y trouve notamment une lettre manuscrite de Pierre Bolotte au préfet Baret datée du 11 avril 1957, signalant un projet d’enlèvement de deux jeunes filles ou jeunes femmes de familles importantes pour servir de monnaie d’échange au FLN, et un procès-verbal de la commission d’examen des assignations à résidence présidée par le préfet, favorable à des libérations d’avocats au service du FLN ou du MNA s’ils réagissent favorablement à des « moyens psychologiques appropriés » daté du 31 janvier 1958.

[72] Celui-ci critique sévèrement le comportement de Paul Teitgen et la sanction infligée par le ministre Bourgès-Maunoury ; il signale aussi que « à l’audition de la bande de magnétophone, si vilainement enregistrée, le préfet d’Alger Baret parlait de rien de moins que de faire arrêter Jacques Faure sur place et sans délai ». Archives Serge Baret, dossier affaire du général Faure.

[73] Paul Teitgen y indique avoir « rendu compte » de sa première conversation avec le général Faure et procédé à l’enregistrement « conformément aux ordres que j’avais reçu à cet effet ». Phrases soulignées en rouge (par Serge Baret ?) et complétées en marge : « de Lacoste-Chaussade, et Maisonneuve et Peccoud ». Archives Serge Baret, dossier affaire du général Faure.

[74] La conclusion est moins sévère : « Quoi qu’il en soit, le fait que vos supérieurs hiérarchiques et votre propre Ministre considèrent que vous n’avez manqué ni aux devoirs ni aux responsabilités que votre fonction doit vous donner tous les apaisements que vous pouvez légitimement attendre ».

[75] JORF, Débats de l’Assemblée nationale n° 102, intervention Teitgen, p. 4178. « Vérifier date de nomination de Teitgen à Alger ». Cette intervention commençait par citer le témoignage d’un personnage non nommé qui, arrêté par une panne de moteur sur une route en Algérie, s’était vu poser la question : « La France part-elle ou reste-t-elle ? » par des musulmans non hostiles. Serge Baret y voyait sans doute une confidence de Paul Teitgen à son frère.

[76] Selon Georgette Elgey, Histoire de la IVe République, La République des Tourmentes, t. 3, La fin, p. 786.

[77] Le 23 mai, le préfet Baret pria le général Salan d’excuser son absence pour raison de santé à la cérémonie d’hommage à la mémoire de son fils (décédé prématurément à Alger en 1943) : « J’ai hâte de reprendre plus activement aux côtés de vos fidèles, une bien modeste part du noble et rude combat que vous conduisez magistralement pour l’honneur du Pays ». Archives Serge Baret.

[78] Citation régularisée par le ministre des Armées Pierre Guillaumat le 16 septembre 1958, JO des décorations, n° 27 du 10 octobre 1958.

[79] Le texte ci-dessous est condensé, en citant entre guillemets les phrases les plus importantes.

[80] Dans ce texte, les passages en gras et soulignés signalent l’idée directrice de chaque paragraphe. Ils sont absents dans quelques pages ; je les ai alors restitués pour rendre sa cohérence au texte.

[81] Successeur de l’ancien ministre Jacques Chevallier qui l’avait chaleureusement complimenté pour sa nomination le 5 décembre 1956.

[82] Qui avait obtenu pour lui sa nomination au grade de Commandeur de la Légion d’honneur (lettre du 19 décembre 1958 à Serge Baret, archives Serge Baret).

[83] Sauf une carte de vœux du père G. Dumontier, datée du 12-1-1963, qui tenait à lui exprimer sa profonde sympathie « pour avoir été une notable victime du ‘‘vent de l’histoire’’, soufflé à pleins poumons par ‘‘qui vous savez’’ ».

[84] Copie de la lettre de Serge Baret à Yves Courrière, dans laquelle la ou les premières pages manque(nt). L’une des citations obtenues en 1945 signale que Serge Baret avait été arrêté par les Allemands avant le débarquement du 15 août 1944, mais qu’il put obtenir la reddition des troupes allemandes de Gap.

[85] Archives Serge Baret.

[86] Des considérations sur la page 456 du Temps des léopards, sur l’affaire Peyrega (doyen de la Faculté de droit, d’Alger, qui avait protesté contre une exécution sommaire reprochée aux parachutistes de Massu), sur une réunion à Alger en réaction à la campagne contre les tortures, et sur le SLNA.

[87] Suivie par une annexe et par une autre sur l’affaire du général Faure.

[88] Archives Serge Baret.

[89] Dans le tome 4 (De Gaulle, l’Algérie et moi) de ses Mémoires publié après sa libération, en 1974, il écrit sur la nomination de Serge Baret comme secrétaire général du gouvernement général : « Ce grand résistant, torturé par la Gestapo, s’était mis à ma disposition sans restriction aucune dès le 13 mai » (p. 18). Il réagit à la mort de Serge Baret par une lettre de condoléance à sa veuve, datée du 18 mars 1978 : « Ensemble nous avons lutté pour garder l’Algérie-Sahara à la France, ensemble nous avions raison ».

[90] Le général Massu ne semblait pas connaître le rapport de 7 pages rédigé par Paul Teitgen pour rendre compte au préfet Baret de toute cette affaire (Archives Serge Baret).

[91] Allusion à sa captivité entre les mains des Allemands à Gap, du 9 août 1944 à la libération de la ville le 20. Voir : https://champsaur.net/liberation-de-gap/.

[92] Avec une annotation (signée CB = Colette Baret) concernant l’interview à Paris Match : « Consulte son supérieur hiérarchique » : « Mensonge ! Le préfet ! après !! qu’il a fait sa connerie ! CB ».

[93] Cette phrase était rajoutée puis barrée. Il avait aussi noté sur un bout de papier : « action : Massu. philosophie : Teitgen. Une symbiose était difficile ».

[94] En 1957, interviewé par un jeune journaliste de La Croix, il lui avait répondu « avec une sorte d’accablement » : « Bien sûr, nous la pratiquons. La presse, une certaine presse, nous rebat les oreilles avec cette affaire. Mais comment voulez-vous faire autrement ? ». Voir « Jacques Duquesne, journaliste et écrivain », par Astrid de Larminat, Le Figaro, 7 juillet 2023, p 15.

[95] Souvenirs et témoignages d’un préfet de la République (1944-2001), 3 tomes, 710 pages et annexes.

[96] Comme chef adjoint du cabinet du préfet du Morbihan Roger Constant le 30 mars 1944. Voir : René Bargeton, Dictionnaire biographique des préfets (septembre 1870-mai 1982), Paris, Archives nationales, 1994, p. 99-100.

[97] Mémoires de Pierre Bolotte, op. cit., p. 385-386.

[98] Dans une lettre de Pierre Bolotte, adressée d’Alger le 24 septembre 1956 à un « Cher ami », il analysait très franchement la situation depuis sa nomination au début août, et se réjouissait de celle de Paul Teitgen.

[99] Témoignages oraux enregistrés par le Service historique de la Défense, cités par Fabrice Arfi, « De Gaulle et la guerre d’Algérie... », art.cit.

[100] Reproduit en annexe n° 23 des mémoires de Pierre Bolotte.

[101] François Collaveri (1900-1989), fils de pauvres immigrants italiens, socialiste et franc-maçon comme son père, autodidacte passé du certificat d’étude primaire à la thèse de doctorat, était un personnage extraordinaire. Voir ce qu’en écrit Yves Courrière, Le temps des léopards, op.cit., p 418, et Jean-Laurent Turbet sur le site « Le blog des spiritualités », https://www.jlturbet.net/2021/05/francois-collaveri-figure-majeure-de-la-grande-loge-de-france.un-parcours-exceptionnel-de-la-resistance-a-la-prefectorale.html .

[102] Mémoires de Pierre Bolotte, pp 403-406. Voir : Jacques Delarue, L’OAS contre De Gaulle, Paris, Fayard, 1981, p.9-42.

[103] Un renseignement recueilli par le colonel Trinquier signalait un projet d’incendier la Casbah en y déversant des citernes d’essence depuis le boulevard de Verdun (Jacques Massu, La vraie bataille d’Alger, Plon 1971, p. 147-148 ; Paul Aussaresses, Services spéciaux..., op.cit., p. 98). Projet mis à exécution par l’OAS, sans succès, le 1er mai 1962.

[104] Mémoires de Pierre Bolotte, p. 409.

[105] Mémoires de Pierre Bolotte, p. 411.

[106] Mémoires de Pierre Bolotte, p. 415.

[107] Fonds Pierre Bolotte, CHSP, PB 11.

[108] Fabrice Riceputi, « Histoire d’un fichier secret. L’impossible recherche des personnes enlevées par l’armée française à Alger en 1957 » ( http://1000autres.org/sample-page#_ftnref13 ). Consulté le 4 décembre 2021.

[109] Fonds Pierre Bolotte, CHSP, PB 11, et annexe n° 24 de ses Mémoires inédits.

[110] Fonds Pierre Bolotte, CHSP, PB 11, dossier 5, et annexe n° 25 de ses Mémoires inédits, et un exemplaire annoté par Mme Colette Baret dans les archives Serge Baret.

[111] Fernand Iveton (et non Yveton), ouvrier communiste et membre des Combattants de la Libération, rallié au FLN-ALN.

[112] Raphaëlle Branche & Sylvie Thénault, « Justice et torture à Alger en 1957... », art.cit., p. 3.

[113] Annotation de Madame Colette Baret en marge : « Confirmation par les considérations lettre à Mme Baret à l’issue du 13/5/57 (lire 58) de son époux ».

[114] Selon un entretien avec Pierre Bolotte enregistré par le Service historique de la défense (SHD), son bureau et celui de Paul Teitgen étaient écoutés par le cabinet de Robert Lacoste, « anschlussé » par le commissaire Ceccaldi-Raynaud « qui fourrait des micros partout » : « Moi, ça m’arrangeait. Ainsi je savais que ce que je disais... ils ouvraient les lettres de Paul Teitgen et de moi-même qui partaient à la Poste. Ça ne me gênait pas. Teitgen non plus. Nous avions été résistants, nous savions très bien vivre dans ce climat ». Cité par Fabrice Arfi, « De Gaulle et la guerre d’Algérie... », art.cit.

[115] Débat de la fin mars 1957, cité plus haut.

[116] Cette dernière phrase a été mise entre crochets par Colette Baret et annotée en bas de la page comme suit : « Voir lettre adressée par la valise diplomatique après 13/5, après contact téléphonique en métropole avec Mme Baret à Château-l’Évêque (banlieue de Périgueux où la famille Baret avait sa résidence secondaire GP) sur ordre de Jules Moch puis de Pflimlin ». Exemplaire de la déposition de Pierre Bolotte devant la Commission conservé par Mme Baret.

[117] Il remit alors une note aux principaux dirigeants du MRP : Johannes Dupraz, Pierre Pflimlin, Georges Bidault.

[118] D’autres signes du maintien de leur amitié se trouvent dans ses archives (PB 11). Le 27 novembre 1957, PB écrit au commissaire Builles, proche de Paul Teitgen, pour le remercier d’avoir organisé une visite de la Casbah par Hélène Teitgen et Mme Bolotte. Le 16 décembre 1957, le général Ginestet lui écrit : « j’ai vu il y a quelques jours Monsieur Teitgen avec qui j’ai eu beaucoup de plaisir à bavarder un bon moment ». Le 10 mai 1958, PB écrit une lettre à son « cher ami » Paul Teitgen. Après le 13 mai 1958, alors que celui-ci se cache à Alger avec l’aide du commissaire Builles, PB raccompagne à Paris par avion les familles de Pierre Chaussade et de Paul Teitgen.

[119] L’interview de Robert Lacoste par Odile Rudelle & Jean Vaujour, le 21 février 1978 (archives du Centre d’histoire de Sciences Po), est particulièrement décevante. L’ancien ministre indique que le préfet Baret, qui était « étrange », n’avait jamais voulu signer un seul papier d’internement, ce qui justifiait la révolte de ce « pauvre Teitgen ». Baret ne lui était pas apparu comme « timoré, hésitant » de 1947 à 1951, mais il s’était mis à boire (p. 69). Et il y revient p. 88 : « Rappelez-vous ce préfet, Baret, qui refusait de SIGNER un ordre quelconque », sans jamais dire pourquoi il l’avait fait nommer à la préfecture d’Alger. Il semble ici avoir oublié la chaleureuse dédicace de son portrait qu’il avait adressé « à mon ami Baret. Affectueux et reconnaissant souvenir » (portrait de Robert Lacoste sans date, archives Serge Baret).



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