Terrorisme et répression s’affrontent dans Alger (2001)

samedi 2 septembre 2006.
 
Cet article a été publié dans la revue Histoire du christianisme Magazine, publiée à Angers par Jean-Yves Riou, n°6, mars 2001, pp. 50-53, dans un dossier intitulé "Guerre d’Algérie : les chrétiens face à la torture".

La « bataille d’Alger » a été ainsi nommée par l’un de ses principaux protagonistes, Yacef Saadi, dans ses Souvenirs de la Bataille d’Alger publiés à la fin de 1962 [1], puis dans un film où il jouait son propre rôle, réalisé en 1968 par l’Italien Gillo Pontecorvo. Cette expression évoque avant tout l’affrontement qui opposa en 1957 la Dixième division parachutiste du général Massu et l’organisation clandestine de la Zone autonome d’Alger du FLN-ALN, ainsi que la torture employée par la première en réponse au terrorisme de la seconde. Mais, si cet épisode brutal et sanglant est resté dans les mémoires, la perception de ses limites chronologiques est beaucoup plus floue et incertaine, de même que la compréhension de ses causes et de ses conséquences.

Quand a commencé la « bataille d’Alger », et pourquoi ? Le 7 janvier 1957, le ministre résidant Robert Lacoste confia les pouvoirs de police pour le département d’Alger au général Massu, commandant la Dixième division parachutiste, qui revenait du canal de Suez avec la frustration d’une victoire volée sur l’Egypte du colonel Nasser. Cette décision visait avant tout à mettre en échec l’offensive terroriste poursuivie depuis trois mois par le FLN, et la menace d’une grève générale insurrectionnelle annoncée par celui-ci. Et aussi à mettre fin aux entreprises des « contre-terroristes » européens et à leur manipulation par des comploteurs hostiles au pouvoir légal (qu’allait démontrer une semaine plus tard un attentat au bazooka dirigé contre le général Salan [2]).

L’offensive terroriste du FLN avait commencé le 30 septembre 1956 par l’explosion de deux bombes à retardement sur les terrasses bondées de deux cafés très fréquentés du centre d’Alger, et d’autres bombes avaient depuis lors été souvent déposées dans des lieux publics (cafés, grands magasins, transports en commun) des quartiers européens, tandis que continuaient les habituels attentats à la grenade ou aux armes de poing. La participation, vraie ou imaginaire, de militants et militantes communistes à certains de ces attentats alimenta l’obsession anticommuniste de L’Echo d’Alger, qui parla d’attentats « communistes-FLN ». En réalité, la décision avait été prise par le Comité de coordination et d’exécution du FLN, dont l’organe clandestin, El Moudjahid, avait annoncé dans son numéro 3 d’octobre 1956 : « avec la phase actuelle de la lutte, nous entrons dans la période d’insécurité générale, prélude de l’insurrection générale qui nous débarrassera à jamais du colonialisme français ». De même, le tract annonçant au début de janvier 1957 une grève générale à l’occasion de la prochaine ouverture de la session de l’ONU la présentait comme la « première et véritable répétition de la nécessaire expérience pour l’insurrection générale », et ordonnait de « transformer les villes en cités mortes, d’organiser des actions de commandos dans les quartiers européens [3] ».

Cette option du CCE pour un terrorisme systématique démentait la politique « d’isolement de l’ennemi colonialiste qui opprime le peuple algérien » et de « neutralisation d’une fraction importante de la population européenne » préconisée peu de temps avant par la Plate-forme du Congrès de la Soummam. L’historien algérien Mohammed Harbi y voit la preuve que « la guerre n’était pas pensée du côté algérien », et qu’il faut donc « l’examiner comme un enchaînement d’initiatives et de ripostes » [4]. Un fait paraît confirmer cette interprétation. La décision du CCE tenait la promesse faite aux habitants de la Casbah de venger les victimes de l’attentat du 10 août 1956,le plus meurtrier d’une série d’attentats à la bombe commis par des « contre-terroristes » européens depuis le mois de juin. Certains auteurs en ont conclu que le prétendu « contre-terrorisme » était le premier terrorisme, et que celui du FLN était le véritable contre-terrorisme [5].

Cette interprétation oublie que les attentats contre-terroristes de l’été 1956 étaient eux-mêmes une réponse à une vague d’attentats anti-européens perpétrés dans les rues d’Alger pour venger les deux premiers « patriotes » algériens condamnés à mort et guillotinés à la prison de Barberousse le 19 juin 1956 : « Pour chaque maquisard guillotiné, cent Français seront abattus sans distinction » [6], avait aussitôt menacé un tract du FLN. Or, cette riposte n’avait pas été improvisée. Le chef politique du FLN d’Alger, Abane Ramdane, l’avait annoncée dès la fin de février 1956 : « si le gouvernement français faisait guillotiner les condamnés à mort, des représailles terribles s’abattront sur la population européenne » [7]. Cette menace voulait-elle être seulement dissuasive ? Khalfa Mameri, biographe admiratif d’Abane, s’appuie sur « de nombreux témoins et acteurs » pour attribuer à son héros une stratégie d’ « accélération voulue de la répression » [8], au moyen d’un terrorisme aveugle visant à provoquer des représailles aveugles pour unifier le peuple algérien autour du FLN. Les documents et témoignages cités par Jean-Louis Planche [9] confortent cette interprétation, en attestant que dès 1955 Abane voulait que les Européens quittent l’Algérie, et qu’il avait projeté des attentats dans leurs quartiers d’Alger après le 20 août 1955, pour le 1er novembre et les fêtes de fin d’année. Ainsi, la stratégie terroriste d’Abane était mûrement réfléchie.

Le déroulement de la « bataille » est relativement bien connu grâce aux récits de journalistes (Yves Courrière, Claude Paillat, et dernièrement Pierre Pellissier [10]),et au livre du général Massu, La vraie bataille d’Alger [11], qui provoqua lors de sa sortie en 1971 de véhémentes réponses [12]. Deux périodes se distinguent nettement. Dans la première (de janvier à mai 1957), les parachutistes et les autres forces militaires et policières au ordres du général Massu employèrent tous les moyens efficaces - y compris la torture - pour démanteler le plus vite possible les réseaux du FLN-ALN, par des arrestations massives de « suspects » suivies d’interrogatoires pressants et répétés. Les résultats furent rapides et spectaculaires. Le nombre des attentats et de leurs victimes diminua très fortement. La grève de huit jours à partir du 28 janvier ordonnée par le FLN fut brisée en deux jours : « La grève des huit jours changea la situation du tout au tout, quarante-huit heures à peine après son déclenchement nous avions perdu l’initiative », reconnut Ben Youcef Ben Khedda [13], membre du CCE chargé de superviser l’organisation politique de la zone d’Alger. Moins d’un mois plus tard, après l’arrestation de son collègue chargé de l’organisation militaire, Larbi Ben M’hidi, les autres membres du CCE durent fuir Alger pour chercher refuge à l’extérieur de l’Algérie. Cette première période fut donc un grand succès pour les « forces de l’ordre », mais les morts suspectes de Larbi Ben M’hidi, puis d’Ali Boumendjel et de nombreux cas de torture suscitèrent une remise en cause de leurs méthodes en métropole. La Zone autonome d’Alger avait été démantelée mais pas éradiquée : le chef du réseau-bombes, Yacef Saadi, reconstitua une organisation réduite, qui se manifesta par des attentats particulièrement sanglants aux arrêts des transports urbains le 3 juin puis au Casino de la Corniche le 9 juin 1957.

Le général Massu rappela ses régiments parachutistes du djebel. Cette nouvelle phase de la « bataille » fut d’abord marquée par de nouveaux abus tels que « la question » dénoncée par le livre-témoignage du journaliste communiste Henri Alleg [14], et la disparition camouflée en évasion de son compagnon de détention Maurice Audin [15]. Mais le colonel Godard, chargé par le général Massu de conduire les opérations, privilégia des méthodes plus subtiles et plus efficaces : retournement tenu secret de prisonniers pour fournir des renseignements sur leurs anciens camarades et pour les attirer dans des pièges, encadrement et surveillance de la population musulmane par des ralliés (les « bleus » du capitaine Léger) et par le « Dispositif de protection urbaine » du colonel Trinquier. Après la capture de Yacef Saadi, son adjoint Ali-la-Pointe fut tué par l’explosion de sa réserve de bombes le 8 octobre, puis les derniers membres des réseaux politiques furent arrêtés le 15 octobre 1957.

A quel prix cette victoire fut-elle obtenue ? Yves Courrière et de nombreux auteurs après lui ont cité un document émanant du secrétaire général de la préfecture d’Alger chargé de la police, Paul Teigen, qui aurait recensé 3.024 disparus dans les trois premiers mois [16], et près de 4.000 jusqu’en septembre. Mais le colonel Godard a démontré que ce document ne prouve rien de tel, et Paul Teitgen a précisé qu’il avait constaté 3.024 disparitions en un an et dans les cinq départements de la région algéroise [17]. Le général Massu a proposé un autre bilan des pertes de la Zone autonome d’Alger en neuf mois : « moins d’un millier d’hommes, et très probablement le nombre relativement faible de trois cents tués » [18]. Le bilan des victimes du terrorisme a été beaucoup moins cité ; il serait officiellement de 314 morts et 917 blessés pour 751 attentats en quatorze mois [19].

Les conséquences à court terme furent très négatives pour le FLN, dont la direction dut fuir Alger et en perdit le contrôle pour plusieurs années. Après le démantèlement de la deuxième organisation de la ZAA, les tentatives de reconstitution menées par les wilayas voisines (Kabylie et Algérois) furent mises en échec par l’utilisation de ralliés clandestins, ce qui persuada leurs chefs que leur propre organisation était également noyautée par des « bleus », et les poussa à une sanglante épuration en 1958. Pendant ce temps, des foules musulmanes d’Alger encadrées par les « bleus » et par le DPU participèrent aux manifestations de fraternisation franco-musulmane de mai et juin 1958, qui semblaient démentir la représentativité du FLN, et justifier l’action du général Massu [20].

Pourtant, sa victoire ne fut pas totale ni définitive. Il subsistait encore des sentiments nationalistes dans une part notable de la population musulmane, surtout dans les familles des morts et des disparus, des prisonniers, des combattants du maquis et des exilés. Les tentatives de reconstitution des réseaux ne cessèrent pas. Le terrorisme du FLN reparut à Alger le 6 juin 1958 ; par la suite, il n’y eut pas un mois sans un ou plusieurs attentats, ou tentatives d’attentats, ou opérations de police destinées à les empêcher [21]. L’organisation du FLN reparut au grand jour en prenant en main les contre-manifestations musulmanes hostiles au Front de l’Algérie française le soir du 10 décembre 1960. Une nouvelle « bataille d’Alger », opposant deux terrorismes entre eux et aux « forces de l’ordre », allait commencer, et durer jusqu’en 1962.

Guy Pervillé

Guy Pervillé, spécialiste de la guerre d’Algérie, a déjà publié trois articles sur le sujet :

- « Terrorisme et torture, la bataille d’Alger de 1957 », L’Histoire, n° 214, octobre 1997 ;

- « Une capitale convoitée », dans Alger 1940-1962, une ville en guerres, s. dir. J. J. Jordi et G. Pervillé, Paris, Autrement, 1999 ;

- « Le terrorisme urbain dans la guerre d’Algérie », dans Les aspects militaires de la guerre d’Algérie, s. dir. J.C.Jauffret et M.VaÏsse, Bruxelles, Complexe, 2001.

[1] Paris, Julliard, 127p. Deux autres versions plus longues ont été publiées par la suite.

[2] Bob Maloubier, La confession de Philippe Castille, Paris, Filipacchi, 1988.

[3] Tract déjà cité par Claude Paillat dans ses Dossiers secrets de l’Algérie en 1962, reproduit par Khalfa Mameri, Abane Ramdane, héros de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 1988, pp 254-256 et 318-320.

[4] L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens, Paris, Arcantère, 1992, p 152.

[5] Mohammed Lebjaoui, Bataille d’Alger ou bataille d’Algérie ?, Paris, Gallimard 1992, pp 18 et 24, et Jean-Philippe Ould-Aoudia, Un élu dans la guerre d’Algérie, Paris, Tirésias, 1999, p 172 note 41.

[6] Tract cité par Yves Courrière, Le temps des léopards, Paris, Fayard, 1969, pp 357-358. Des ordres semblables sont attestés par des témoignages publiés en Algérie.

[7] Texte publié dans La guerre d’Algérie, s. dir. Henri Alleg, Paris, Temps actuels, 1981, t. 3 p 531.

[8] Mameri, op. cit., pp 136-137 et 263.

[9] « De la solidarité militante à l’affrontement armé. MNA et FLN à Alger, 1954-1955 », dans Les aspects militaires de la guerre d’Algérie, s. dir. J.C.Jauffret et M.Vaïsse, Bruxelles, Complexe, 2001. Cf la confidence d’Albert Camus en janvier 1956, citée par André Rossfelder, Le onzième commandement, Paris, Gallimard, 2000, p 376 : « Le FLN projette une campagne d’attentats dans Alger même ». P S : Mais Frantz Fanon a rapporté que ce bruit annonçait en réalité un projet d’attentats provocateurs organisés par André Achiary, selon les Mémoires d’André Mandouze, cités par Alice Cherki, Frantz Fanon, portrait, Le Seuil, 2000, p. 126.

[10] La bataille d’Alger, Paris, Perrin, 1995.

[11] Paris, Plon, 1971. Plusieurs fois réimprimé et réédité.

[12] Notamment celle de Mohammed Lebjaoui, op. cit. .

[13] Cité par Mahfoud Kaddache, « Les tournants de la guerre de libération au niveau des masses populaires », dans La guerre d’Algérie et les Algériens, s. dir. C.R.Ageron, Paris, Armand Colin, 1997, p 67.

[14] Alexis Berchadsky, La question d’Henri Alleg, un livre-événement dans la France en guerre d’Algérie, Paris, Larousse et Sélection, 1994.

[15] Pierre Vidal-Naquet, L’affaire Audin, Paris, Editions de Minuit, 1958, réédition 1989.

[16] Courrière, op. cit., pp 515-517, et document reproduit face à la p 289 ; cf. Yves Godard, Les paras dans la ville, Paris, Fayard, 1972.

[17] Compte rendu dactylographié du débat entre Paul Teitgen, le colonel Trinquier, et un groupe d’élèves de l’Ecole Normale Supérieure, Paris, 6 février 1973.

[18] Massu, op. cit., pp 173, 257 et 324.

[19] Cité par Jacques Chevallier, Nous, Algériens, Paris, Calmann-Lévy, 1958, p 157.

[20] Massu, op. cit., et Le torrent et la digue, Paris, Plon, 1972.

[21] Voir la presse quotidienne algéroise, source utilisée par Robert Davezac dans son mémoire de maîtrise, Chronique des événements et des actes de violence dans le Grand Alger (1er juin 1958-30 avril 1961), Université de Toulouse-Le Mirail, 2000.



Forum