A propos du film Guerre d’Algérie, la déchirure (2012)

mardi 3 avril 2012.
 
Après avoir vu le film de Gabriel Le Bomin et Benjamin Stora intitulé Guerre d’Algérie, la déchirure, 1954-1962, projeté sur France 2 le 11 mars dernier 20 h 35, j’avais l’intention de faire part au second de mon avis, mais j’ai dû remettre ce projet à plus tard. Puis j’ai été informé ce matin par Daniel Lefeuvre que le site Etudes coloniales avait commencé à mettre en ligne plusieurs avis critiques sur ce film. J’ai donc jugé nécessaire de donner à mon tour mon avis pour contribuer à ce débat.

Ma première impression sur le film de Gabriel Le Bomin, co-signé par Benjamin Stora, était favorable, à cause de la relative nouveauté des images et de leur colorisation qui donnait une impression inhabituelle d’actualité. J’avais naturellement été sensible à l’intérêt de documents cinématographiques dont beaucoup n’avaient pas encore été diffusés en France. Mais au cours de leur déroulement j’y ai trouvé des erreurs de méthode qui m’ont de plus en plus choqué. Dans mon esprit, la comparaison s’est imposée avec le film d’Yves Courrière et Philippe Monnier, La guerre d’Algérie, daté de 1972, qui reste un modèle du genre, même si la publicité de ce nouveau film l’a présenté abusivement comme une nouveauté sans précédent. Et la comparaison a tourné très vite à l’avantage du plus ancien de ces deux films, car le plus récent a réussi a cumuler les défauts du premier avec d’autres beaucoup plus graves.

En effet, j’ai retrouvé dans les deux films la même tendance à utiliser les images prises du côté algérien sans se soucier de leur date et de leur lieu réels de tournage, sous le mauvais prétexte qu’aucun film n’avait été tourné du côté FLN à l’intérieur de l’Algérie avant 1957. Cela n’excuse pas le fait de nous présenter des images tournées en Tunisie en 1958 ou 1959 pour illustrer le FLN-ALN de 1955. S’il n’y avait pas encore de films pour nous les montrer, il y avait au moins des photographies authentiques. Mais le film de Gabriel Le Bomin m’a fait regretter celui d’Yves Courrière, qui au moins s’imposait de nous présenter tous les personnages importants à l’heure de leur apparition. En effet, ce nouveau film nous permet de suivre à peu près les méandres de la politique française, mais il reste extrêmement flou sur l’histoire intérieure du FLN. Il nous montre des images de personnages connus des spécialistes sans les nommer, et répare ou ne répare pas ces oublis plus ou moins tardivement. Sauf inattention de ma part, Ferhat Abbas est présenté, ainsi que Ben Bella, mais pas les autres chefs historiques du 1er novembre 1954, sauf Belkacem Krim au moment de la signature des accords d’Evian (alors qu’on le voit, comme je l’ai dit plus haut, passer en revue les troupes de l’ALN à l’extérieur en 1958 ou 1959, dans une scène faussement placée à l’intérieur en 1955). Rien sur Abane Ramdane, l’organisateur du Congrès de la Soummam en 1956, et rien sur le colonel Boumedienne (encore une fois, sauf erreur de ma part). Mais j’ai aussi entendu des phrases très approximatives, ou même carrément fausses : Jacques Soustelle qui serait de retour à Alger avant le 13 mai, le général Salan qui serait reparti à Madrid après l’échec du putsch, la fusillade du 26 mars 1962 rue d’Isly attribuée aux gendarmes et non aux tirailleurs.

Mais le plus incroyable et inadmissible est le caractère discontinu de la trame des faits mentionnés. Il n’y a rien entre la semaine des barricades (fin janvier 1960) et les journées de décembre 1960, ce qui règle le problème du rapport entre l’affaire Si Salah et la rencontre de Melun en juin 1960... De même il n’y a rien entre le putsch des généraux (22-25 avril 1961) et la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris : pas de négociations entre le gouvernement français et la direction extérieure du FLN à Evian et Lugrin durant l’été, pas de rupture ni de recherche d’autres solutions éventuelles... Qu’une journaliste du Monde ne se soit même pas aperçue de ces énormes lacunes m’inquiète sur sa compétence en la matière...

En fin de compte, je trouve le film d’Yves Courrière incomparablement meilleur, sauf sur la journée du 5 juillet 1962 à Oran qu’il avait coupée parce que son scénario s’arrêtait le 1er juillet, tout en en récupérant des images pour les utiliser à d’autres dates antérieures. A ce détail près, je dois conclure que le nouveau film est incomparablement moins bon que son prédécesseur. Et j’en conclus que son auteur est inconscient du fait que l’histoire n’est pas la même chose que la fiction, et qu’elle doit donc répondre à des règles rigoureuses qui sont incompatibles avec la fameuse "liberté du romancier".

Et c’est aussi pourquoi je suis très étonné de voir Benjamin Stora prêter l’autorité de son nom à une telle entreprise, au risque de compromettre sa réputation d’historien. Qu’on ne s’y trompe pas : dans la quinzaine qui a précédé le cinquantième anniversaire du 19 mars 1962, j’ai eu l’occasion de lire de très nombreuses interviews dans lesquelles il a exposé son analyse sur le problème de la mémoire du conflit dans les deux pays, et je les ai approuvées, notamment quand il a pris position pour une opération "Vérité et réconciliation" inspirée de l’exemple sud-africain au lieu de la revendication algérienne de repentance adressée à la France. J’ai également apprécié sa participation au débat qui a suivi le film, et deux jours plus tard sur Arte sa participation très intéressante autant qu’émouvante au film Algérie notre histoire, de Jean-Michel Meurice, qui sortait heureusement des sentiers battus. Mais je suis plus convaincu que jamais que les historiens doivent tracer une ligne rouge infranchissable entre ce qui est de l’histoire et ce qui n’en est pas, au lieu d’aider à faire disparaître cette différence capitale dans l’esprit du public. Même si le mal est déjà fait, et depuis longtemps, cela n’est pas une raison valable de renoncer à faire connaître la différence qui devrait séparer nettement l’histoire et les mémoires.

Guy Pervillé

PS : Benjamin Stora m’a répondu, et sa réponse a été mise en ligne sur Etudes coloniales. Voici la réponse que je lui ai faite :

"Je te remercie pour ta réponse, et je te réponds à mon tour sur les trois points que tu as soulevés :

1- Je n’ai pas fait état d’une "supériorité des images anciennes" sur celles que votre nouveau film a apportées. La supériorité de celui d’Yves Courrière tient dans l’effort qu’il a fait pour respecter strictement la chronologie et pour ne rien oublier d’essentiel au niveau du texte.

2- Le manque d’images animées pour certaines périodes ne justifie pas le fait d’utiliser de telles images en dehors de leur contexte réel. C’est là un point commun très fâcheux avec le film d’Yves Courrière. L’exemple que je cite dans votre film est exactement aussi grave que celui qui m’avait scandalisé il y a longtemps dans un film de montage sur la bataille de la Marne : sous prétexte qu’il n’y avait aucun film de la célèbre bataille de septembre 1914, on nous avait montré à la place des images de la deuxième bataille de ce nom, celle de 1918 ! Ce n’est pas parce que les auteurs de film ont pris des habitudes déplorables que les historiens doivent abdiquer la défense des principes fondamentaux de leur discipline, et nous devons être absolument intransigeants sur ce point. Quand aux lacunes de six mois ou plus dans le récit des faits, qui ne se trouvent pas chez Courrière, elles sont évidemment incompatibles avec le caractère historique du film. Il aurait mieux valu présenter des compléments au film de Courrière, en respectant strictement la chronologie des documents, en indiquant clairement leur origine, et sans prétendre raconter l’histoire de la guerre d’Algérie.

3- Je reconnais que tu as présenté des images très neuves, dans ce film ( et dans celui du mardi suivant, où l’interview du général Challe m’a rappelé l’entretien que j’avais eu avec lui à peu près au même moment). J’y avais été sensible au début, mais mon impression favorable a été rapidement recouverte par la déception que j’ai exprimée. La durée limitée du film y est sans doute pour quelque chose, mais la publicité qui lui a été faite a complètement nié ce problème en lui prêtant une exhaustivité qui n’y était pas. Mon impression est que le principal auteur du film n’a pas la moindre idée de ce qu’est la méthode historique, et donc, de ce que devrait être un film d’histoire digne de ce nom. Et c’est pourquoi j’estime qu’un historien ne doit pas partager la responsabilité d’un film avec quelqu’un qui n’en est pas un. (...)"



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