Qu’appelle-t-on « empire britannique » ? Et aussi « impérialisme britannique » ? La réponse à ces questions ne peut pas être laissée dans le vague, comme si elle allait de soi. En effet, il existe un usage courant des mots, mais cet usage peut varier avec le temps, et d’autre part, plusieurs usages différents du même mot peuvent coexister sans que l’on s’en rende compte. Les historiens peuvent être tentés de définir eux-mêmes le sens des mots qu’ils utilisent, mais dans ce cas rien ne garantit que ce sens corresponde à celui que les mots avaient à l’époque étudiée, ni que tous les historiens emploient aujourd’hui le même mot dans le même sens.
C’est pourquoi il faut recourir à l’histoire sémantique, c’est à dire l’histoire de l’évolution du sens des mots. Je l’ai découverte au début des années 1970 en lisant deux ouvrages importants de l’historien israélien d’origine allemande et installé aux Etats-Unis, Richard Koebner :
Empire, Cambridge University Press, 1961.
Imperialism, The story and significance of a political word (l’histoire de la signification d’un terme politique), Cambridge University Press, 1964 (terminé après la mort de l’auteur par son disciple Helmut Dan Schmidt).
Voir le compte rendu en français par Henry Brunschwig, « Empires et impérialisme », dans la Revue historique, juillet-septembre 1965.
On peut voir aussi un ouvrage qui cite et utilise les livres de Koebner, celui de George Lichtheim, De l’impérialisme, traduction française, Paris, Calmann-Lévy, 1972 (édition en anglais, New York, Praeger, 1971).
J’ai appliqué moi-même la méthode de Koebner, sous une forme très simplifiée, à une enquête sur le sens des mots dérivés de « colonie » à partir des principaux dictionnaires publiés depuis le XVIème siècle. Voici les références de mes publications sur ce thème :
« L’irrésistible ascension d’un mot romain : colonie », dans L’Histoire, 1983, n° 61, pp. 97-99.
« L’impérialisme, le mot et le concept », dans Empires et puissances, hommages à Jean-Baptiste Duroselle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986 (pp. 41-56). Je vous ai déjà envoyé directement ce texte, que vous pouvez aussi trouver sur mon site internet http://guy.perville.free.fr.
De l’empire français à la décolonisation, Paris, Hachette Supérieur, 1991 et 1993 (édition meilleure que la précédente). Voir le chapitre 1 (pp. 14-22) : « Colonisation », « décolonisation », des concepts à définir ».
Je vais donc essayer de vous présenter ces résultats en mettant l’accent sur les prises de position d’auteurs britanniques présentées par Koebner et Schmidt, d’une manière plus précise que dans mon article déjà envoyé tiré des Mélanges Duroselle.
Nous verrons successivement trois parties :
I - L’émigration de l’Europe vers l’Outre-mer
II - Les définitions de l’empire colonial britannique en Grande Bretagne au XIXème siècle
III - La définition économique de l’impérialisme au XXème siècle
I - L’émigration de l’Europe vers l’Outre-mer au XIXème et au début du XXème siècle
Remarque préalable : en quoi l’émigration fait-elle partie du sujet, et pourquoi commencer par elle ? En ce que la notion de colonie, et son dérivé colonisation, sont définies dans les dictionnaires à partir du XVIème ou du XVIIème siècle suivant l’étymologie romaine du mot colonia (du verbe colere = cultiver une terre, habiter un lieu) c’est à dire par la notion de peuplement et de transfert de population d’un pays à un autre. Mais au XIXème siècle, les dictionnaires distinguent deux sens principaux. Le premier est, comme dans les dictionnaires plus anciens, défini par le peuplement. Le second correspond à la notion d’encadrement et d’exploitation, c’est à dire la prise de contrôle politique d’un pays et l’organisation de sa mise en valeur économique dans l’intérêt de la puissance dominante (sens correspondant à la conception coloniale prépondérante dans les puissances européennes à l’époque dite moderne, tout particulièrement aux XVIIème et XVIIIème siècle). Au cours du XXème siècle, le deuxième sens a tendu à éclipser le premier dans les esprits, pour les raisons que nous allons voir.
D’autre part, l’émigration de l’Europe vers l’Outre-mer est bien l’un des faits historiques majeurs du XIXème et du début du XXème siècle, même si ce fait est aujourd’hui en grande partie oublié ou sous-estimé.
A- Les caractères généraux des migrations intercontinentales aux XIXème et XXème siècles
1- Une vague migratoire sans précédent
De 1815 à 1940, environ 70 millions d’émigrants ont quitté leur continent, dont les 9/10 ont quitté d’Europe, soit 15% de la population européenne de 1900. Un tiers sont revenus, mais il reste néanmoins plus de 45 millions d’émigrants.
2- Les grandes phases
On peut en distinguer quatre :
De 1815-1820 à 1846 : la plupart des émigrants viennent de l’Europe du Nord-Ouest, et surtout des îles britanniques (Grande Bretagne et Irlande) (entre 30.000 et 100.000 par an). L’émigration est dirigée surtout vers l’Amérique du Nord et vers les colonies britanniques de la zone tempérée (Australie, Nouvelle Zélande).
De 1846 à 1880 : on constate une hausse des effectifs particulièrement forte en 1846 et 1847 (400.000 à 500.000 par an, après la grande famine d’Irlande), puis une valeur moyenne de 300.000 par an. Les Irlandais dépassent alors les Britanniques. La part des Allemands et des Scandinaves s’accroît.
De 1880 à 1914 : nouvelle hausse des effectifs (800.000 par an en moyenne, et plusieurs fois plus d’un million : 2 millions en 1910, dont 1,3 d’Européens). Les Anglo-saxons sont encore nombreux, mais submergés par les vagues venues d’Europe centrale et méridionale. De nouvelles destinations attirent les migrants : Amérique latine, Asie russe.
De 1919 à 1940 : on constate des faits nouveaux : hausse des migrations forcées (guerres et révolutions), entraves légales mises par les pays d‘immigration (USA, Australie) à l’immigration des pays suspects d’instabilité sociale et politique. C’est pourquoi, après une forte reprise en 1920-1921, l’émigration baisse et se stabilise autour de 500.000 par an, puis s’effondre après la crise de 1929.
B- La part de l’Empire britannique
1- Les émigrations britanniques ont fourni le plus gros contingent : 21 millions d’émigrants de 1825 à 1940. En effet, les îles britanniques ont connu une forte poussée démographique jusque vers 1880 (natalité 36 pour mille, mortalité 22 pour mille, accroissement naturel 14 pour mille), ralentie par la suite. Leur croissance démographique a été particulièrement forte : 10 millions d’habitants pour la Grande-Bretagne et 5 millions pour l’Irlande vers 1789 (contre 26 millions pour la France) ; 45 millions pour le Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande en 1914 (39,6 millions pour la France). Leur situation géographique insulaire, leur flotte de commerce considérable, leur communauté de langue et d’origine avec les Etats-Unis, ont contribué à entretenir ce courant migratoire très important et durable. Il représente 80% de l’émigration européenne jusque vers 1850, 50% jusque 1880, 20 à 30% ensuite, avec des pointes en 1837, en 1846-1848 (350.000 départs en 1847), 1853, de 1880 à 1888, de 1903 à 1914 (395.000 départs en 1907), et de 1921 à 1930 (2,7 millions de départs en 10 ans).
La composition sociale de cette émigration a été variable : paysans surtout au début, artisans, ouvriers, mais aussi fils de famille pourvus de capitaux (comme John Pierpont Morgan, qui devint un célèbre banquier américain, ou Cecil Rhodes, qui devint Premier ministre du Cap). Un cas très particulier est celui des Irlandais, qui ont fuit leur pays en masse à partir de la Grande famine de 1846, causée par la maladie de la pomme de terre et aggravée par la mauvaise répartition des terres au détriment de la majorité catholique depuis les guerres religieuses des XVIème et XVIIème siècles. En 1846, ils représentent 3/5 de l’émigration britannique. Cas unique en Europe, la, population de l’Irlande (qui n’est pas encore un Etat) a connu une régression spectaculaire au cours du XIXème siècle : 8,5 millions d’habitants en 1841, 6,5 en 1851, 4 ,4 en 1901.
Cette émigration est orientée principalement vers les pays suivants :
50% vers les Etats-Unis d’Amérique (anciennes colonies britanniques).
21% vers le Canada.
15% vers l’Australie.
5% vers l’Afrique du Sud.
Ainsi, le Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande est presque le seul Etat du monde qui envoie presque tous ses émigrants vers des territoires qui lui ont appartenu (cas des USA) ou qui lui appartiennent encore à cette époque.
2- Les pays d’immigration
a) Les Etats-Unis d’Amérique ont reçu entre 1801 et 1840 près de 40 millions d’immigrants (soit plus des 3/5). Entre 15 et 20% sont repartis, mais il est resté une immigration nette comprise entre 32 et 34 millions. Les Iles britanniques (Grande-Bretagne et Irlande) sont toujours en tête, mais leur importance relative est en baisse. Les Etats-Unis, pays neuf disposant d’immenses espaces à peupler et à mettre en valeur, s’ouvrent largement à l’immigration venue de toute l’Europe.
Mais à partir de 1919, la crainte de la crise économique et de la révolution sociale (venant d’Europe orientale et centrale) crée une profonde méfiance envers les immigrants venant d’Europe de l’Est et du Sud. Des lois restrictives, visant à favoriser l’immigration venant des pays culturellement les plus proches des Américains, sont votées en mai 1921 (limitation du nombre d’émigrants de chaque pays à 3% du nombre d’émigrants installés en 1912) puis en mai 1924 (2% des effectifs installés en 1890). Ces dispositions favorisent évidemment les Britanniques et les Irlandais.
b) Les colonies de peuplement britanniques
Elles sont toutes situées dans la zone tempérée, et offrent des conditions en gros comparables aux Etats-Unis : ce sont des pays neufs, présentant des conditions favorables à l’installation d’un important peuplement européen (sauf l’Afrique du Sud, où les populations « de couleur » sont largement majoritaires). D’autre part, le gouvernement de Londres accorde des aides au voyage et à l’installation des immigrants britanniques pour lutter contre l’attraction beaucoup plus forte des Etats-Unis. En 1922 est voté le Empire Settlement Act (Loi sur l’établissement dans l’Empire). Mais, même à cette date, seulement 40% de l’émigration britannique se dirige vers l’Empire britannique.
Le Canada se distingue par la dualité culturelle de son peuplement européen. Les Français (65.000 personnes) étaient encore majoritaires quand le Traité de Paris céda tout le Canada au Royaume Uni en 1763. Mais le nombre des Canadiens britanniques fut rapidement accru par l’installation des 40.000 « loyalistes » fuyant les Etats-Unis pour rester fidèles à la Couronne Britannique après le traité de Versailles en 1783. Ceux-ci se sont installés dans le Haut Canada, alors que les Canadiens français restaient majoritaires dans le Bas Canada. L’immigration et la colonisation de peuplement britannique ont été encouragés par les autorités, mais la population française d’origine et catholique a défendu son identité par une natalité longtemps très forte, permettant un centuplement en deux siècles.
L’immigration a été fluctuante : de 20 à 30.000 personnes par an de 1820 à 1840, elle a augmenté après le rapport Durham de 1840 (voir plus loin), dépassant même 100.000 par an de 1844 à 1846 à cause de la famine d’Irlande. Elle retomba à 70.000, puis remonta à 100.000 par an entre 1880 et 1885. Mais la plupart des immigrants passaient aux Etats-Unis. La fin de la « frontière » aux USA et la construction du premier transcontinental canadien (1881-1886) permit enfin une forte augmentation de l’immigration : 200.000 en moyenne annuelle de 1900 à 1915, 402.000 en 1913. Une forte reprise se manifesta après 1918 : 1.230.000 entrées de 1921 à 1930, mais une grande partie tentait de passer aux USA. De 1851 à 1914, il y aurait eu 6.700.000 entrées pour 6.300.000 sorties, soit un solde net de 400.000 seulement. Puis la crise économique de 1930 entraîna le vote d’un Immigration Act qui permit le refoulement des indésirables.
L’Australie et la Nouvelle Zélande formèrent au contraire des pays à l’identité britannique extrêmement forte (avec des structures sociales beaucoup plus égalitaires qu’en Grande Bretagne ou en Irlande). L’Australie, terre de relégation de forçats depuis 1788 en Nouvelle Galles du Sud, bénéficia ensuite d’une immigration subventionnée par le gouvernement britannique au moyen de ventes de terres (organisée par la South Australia Association d’Edward Gibbon Wakefield en 1836), puis d’une colonisation libre par des squatters (occupants sans titres), régularisée par une location à un prix infime (Waste Land Occupation Act, 1846). Le peuplement de cette vaste terre sous-peuplée (habitée depuis des millénaires par une population aborigène préhistorique très peu nombreuse) fut relativement rapide : 438.000 habitants dès 1850, 3.200.000 en 1891 (soit beaucoup plus que les habitants européens de l’Algérie française). Pourtant les retours au Royaume-Uni furent important, et le solde négatif entre 1892 et 1904. La reprise de l’immigration fut tardive, et un accord fut conclu avec la Grande Bretagne pour la relancer en 1921, mais 300.000 immigrants seulement s’installèrent de 1921 à 1930.
La Nouvelle Zélande, qui avait motivé la création de deux compagnies d’immigration par Wakefield en 1838, fut peuplée à partir de 1840 par des immigrants qui se heurtèrent à la résistance des premiers habitants les Maoris (traité de Waitangi, 1870). Mais le mouvement d’immigration fut relativement faible. 220.000 immigrants seulement s’installèrent jusqu’en 1892, date à laquelle l’aide à l’immigration fut supprimée. L’immigration elle-même fut supprimée de 1899 à 1903, puis reprise sans vigueur. Compte tenu des très nombreux retours, on ne compte que 154.000 installations de 1892 à 1914. Après la guerre, on ne compta que 5 à 10.000 immigrants par an de 1921 à 1930.
L’Afrique du Sud, encore plus que le Canada, se singularise par sa population très hétérogène. On y distingue deux populations blanches :
Les Hollandais du Cap (depuis 1683), renforcés par quelques Huguenots français ayant fui la révocation de l’Edit de Nantes par Louis XIV, et parlant un dialecte nééerlandais africanisé, l’afrikaans. Leur frange pionnière, les éleveurs appelées Boers, s’enfoncèrent à partir de 1833 vers les plateaux de l’Orange et du Transvaal, où ils fondèrent deux républiques indépendantes, jusqu’à leur conquête par l’empire britannique durant la « guerre des Boers » de 1899 à 1901.
Les Britanniques, installés au Cap à partir de l’annexion de la colonie hollandaise par le Royaume Uni en 1815, puis plus à l’Est au Natal, et enfin attirés vers l’intérieur par les découvertes de gisements de diamant et d’or.
Les Métis du Cap, nés d’unions entre les pionniers hollandais et les femmes africaines.
Les Indiens venus comme travailleurs manuels et commerçants, surtout au Natal (c’est là que Gandhi commença son activité militante avant 1914).
La majorité africaine noire, renforcée par l’extension du territoire par les Boers et par les Anglais vers les régions à peuplement africain de l’intérieur.
La soumission forcée des Boers aboutit à la formation d’une fédération autonome dans le cadre de l’Empire britannique en 1910. Mais les institutions britanniques à tendance démocratique furent réservées aux deux peuples blancs (minoritaires) qui accaparèrent le pouvoir. L’abondance de la main d’œuvre « de couleur » découragea l’immigration qui resta longtemps faible : 7.600 personnes par an de 1911 à 1915, 20.000 par an de 1919 à 1939. Une législation restrictive s’opposa à l’immigration non britannique : Immigration’s regulation Act en 1913, Quota Act en 1930, Aliens Act en 1937.
Conclusion de la première partie : Il faut rappeler que l’Empire britannique possédait, en plus de ces colonies de peuplement, dont la population blanche restait néanmoins très inférieure à celle du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande (populations vers 1900 : Royaume Uni : 38 millions d’habitants, Canada : 5,3 millions, Australie : 4 millions, Nouvelle Zélande : 884.000, Afrique du Sud : 5,1 millions) , de nombreux et vastes territoires. D’une part ce qu’on appelait l’ancien empire, correspondant le plus souvent à des colonies de plantations tropicales fondées au XVIIème ou au XVIIIème siècle dans les îles des Antilles ou de l’Océan indien sur la base de l’esclavage, complétées en 1815 par l’annexion d’anciennes colonies françaises dans l’Océan Indien (îles Maurice et Seychelles). D’autre part, le vaste domaine de la Compagnie des Indes orientales, devenu un empire territorial étendu par des conquêtes militaires depuis 1757, et complété par tout un réseau d’Etats indiens protégés. Sans oublier de nombreuses îles de l’Océan Pacifique annexées ou placées sous protectorat au cours du XIXème siècle, ainsi qu’une part grandissante de l’Afrique noire et du Proche Orient, dont une bonne partie s’alignait suivant l’axe « du Cap au Caire » cher à Cecil Rhodes. Au total, comme le rappelle Philippe Chassaigne (La Grande-Bretagne et le monde de 1815 à nos jours, Paris, Armand Colin, 2009, p. 57 ; voir aussi les cartes de l’Empire en 1815 et 1914, pp. 78-79) : « En 1914, avec 33 millions de km2 et 390 millions d’habitants, le British Empire est le premier empire colonial, devançant largement ceux de la France (10 millions de km2 et 48 millions d’habitants) et de l’Allemagne (3 millions de km2 et 18 millions d’habitants) ». Mais l’Empire britannique ne se distingue pas seulement par son étendue et par sa population : il est le seul des empires coloniaux européens qui possède à la fois de vraies colonies de peuplement blanc majoritaire (sauf l’Afrique du Sud, qui est un cas intermédiaire) et des territoires comme l’Empire des Indes où le peuplement britannique est absolument infime. Dans ces conditions, il est nécessaire d’examiner, comme l’a fait Richard Koebner, les définitions que les auteurs britanniques contemporains du programme appliquaient aux expressions « Empire britannique », « Empire colonial », ou Impérialisme ».
II - Les définitions de l’empire colonial britannique en Grande Bretagne au XIXème siècle
L’histoire sémantique illustrée par les livres cités de Richard Koebner est nécessaire pour faire comprendre que le problème de la dénomination des phénomènes historiques ne dépend pas seulement des choix personnels des historiens, ni de l’usage le plus courant à leur époque, mais aussi de l’usage ou des usages de l’époque qu’ils étudient. Sa méthode repose sur la lecture de centaines ou de milliers d’ouvrages, et sur l’analyse du sens des mots qu’ils emploient, à la manière des auteurs des meilleurs dictionnaires, mais en la développant de façon à construire une véritable histoire du sens, ou plutôt des sens des mots, au prix d’un effort colossal de clarification. Suivons donc le plan du livre de Koebner pour donner une idée de sa démarche (NB : je vous en ai déjà donné une idée dans mon article « L’impérialisme, le mot et le concept », paru dans Empires et puissances, hommages à Jean-Baptiste Duroselle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1986 (pp. 41-56). Je vous ai déjà envoyé directement ce texte, que vous pouvez aussi trouver sur mon site internet http://guy.perville.free.fr.)
Le premier des deux livres cités de Richard Koebner, Empire, contient déjà des informations utiles pour la compréhension de la notion d’empire et de celle d’empire colonial britannique. Par exemple, durant la révolte des treize colonies britanniques d’Amérique du Nord contre leur métropole, de 1775 à 1783, les dirigeants britanniques estimaient que les colonies n’existaient que pour servir les intérêts supérieurs de la métropole, suivant la théorie économique dominante du mercantilisme, mais le fondateur de l’école économique libérale, Adam Smith, dans son traité de La richesse des nations (paru en 1776), estimait au contraire que les prétendus avantages de la colonisation ainsi organisée dans l’intérêt des métropoles étaient une pure illusion. Dans ce contexte, l’Américain John Adams estimait que « An empire is a despotism, and an emperor a despot » (Un empire est un despotisme, et un empereur un despote), alors que l’Anglais Burke répondait : « An empire is the aggregate of many states under one common head » (Un empire est l’agrégat de plusieurs Etats sous une seule tête commune ). Le futur ambassadeur des Etats-Unis à Paris Benjamin Franklin posait la question : « What imports to the general state, whether a merchant, a smith, or a hatter, grow rich in Old or New England ? » (Qu’importe à L’Etat général si un marchand, un forgeron, ou un chapelier, devient riche dans la Vieille ou dans la Nouvelle Angleterre ?). Mais retenons que la déclaration d’indépendance des Etats-Unis d’Amérique, signée le 4 juillet 1776, accomplit une révolution sémantique décisive : alors que le texte exprimait les doléances des treize « colonies unies » contre le gouvernement de Londres qui ignorait leurs intérêts, la conclusion déclara que désormais ces treize colonies unies s’appelleraient les « Etats-Unis d’Amérique », signifiant par là que la notion de « colonie » sous-entendait la notion de dépendance envers une métropole, contrairement à celle d’Etat. Mais cette révolution était incomplète, puisqu’elle confirmait paradoxalement la présence implicite de la notion de « dépendance » dans celle de colonie.
A- Le nom de l’empire britannique dans les premières décennies du règne de la reine Victoria (Koebner, Imperialism, pp. 27-49).
A cette époque, on constate une différence entre l’usage continental des mots « empire » et « impérialisme », d’abord accaparé par le cas français des empires de Napoléon Ier et de Napoléon III (le premier article en anglais sur l’impérialisme étant un article de la North British Review d’Edimbourg, « France since 1848 », publié en mai 1851), et les usages britanniques de ces mots. Le mot « Empire » était appliqué à l’empire britannique depuis longtemps, mais pas encore le mot « imperialism », qui évoquait le militarisme, le despotisme, et la conquête de pays étrangers par la force des armes, phénomènes que les Britanniques jugeaient foncièrement étrangers à leur caractère. Ce mot péjoratif resta donc d’abord appliqué à la France de Napoléon III, puis à l’Allemagne de Bismarck à partir de 1866 (d’autant plus que la Prusse, au cours de la guerre civile allemande de cette année, avait vaincu et annexé le royaume de Hanovre, dont le roi était le cousin de la reine Victoria, puisque les monarques britanniques appartenaient à la dynastie de Hanovre depuis le début du XVIIIème siècle).
Au contraire, le mot « Empire » restait utilisé dans un sens laudatif quand il s’appliquait à l’empire britannique (British Empire). Mais ses usages était multiple, et il faut les classer suivant la typologie proposée par Koebner (op. cit., p. 37) :
1-l’ensemble constitué par le Royaume-Uni de Grande Bretagne et d’Irlande et toutes ses dépendances ;
2-le Royaume-Uni lui-même, sans ses possessions extérieures ;
3-l’ensemble des possessions extérieures du Royaume-Uni (sans ce royaume) ;
4-deux ensembles territoriaux nettement distincts, à savoir le « Colonial Empire » et le « Indian Empire ».
Le premier était constitué par tous les territoires appelés « colonies », dont les plus étendus étaient les colonies de peuplement en rapide expansion territoriale et démographique depuis 1815 (Canada, Australie, Nouvelle Zélande, et Colonie du Cap). Le second était constitué par l’ensemble des territoire soumis à la Compagnie des Indes orientales depuis 1757, et composé de deux sous-ensembles : les territoires annexés au domaine de la Compagnie, et les Etats indigènes vassalisés. Au milieu du XIXème siècle, cette distinction fut clairement établie par la formation de deux ministères distincts : le Colonial Office, créé en 1854, et l’Indian Office, créé en 1858, après la répression de la révolte des Cipayes (soldats indigènes) et la suppression de la Compagnie des Indes.
B- Les crises coloniales et la nouvelle signification du mot « Empire » entre 1840 et le début des années 1870 (Koebner, op. cit., pp. 50-80)
Un événement décisif pour la redéfinition de la politique coloniale britannique fut la double révolte de 1837 dans les deux provinces du Canada : celles de Louis Papineau dans le Bas Canada, et de William Lyon Mackenzie dans le Haut Canada. En 1840, le rapport de Lord Durham proposa de concilier le loyalisme envers l’Empire britannique et une large autonomie (self-government). Pour mieux absorber le Bas Canada encore francophone, il proposait la fusion des deux provinces, que les provinces voisines (Nouvelle Ecosse, Terre Neuve) pourraient rejoindre plus tard. Il envisageait aussi le cas où cette autonomie aboutirait à l’indépendance du Canada, ou à son absorption par les Etats-Unis : dans ce cas, il vaudrait encore mieux que ces provinces soient devenues autonomes sous le régime britannique. Mais Lord Durham faisait un pari sur la force du loyalisme envers la couronne britannique pour éviter la séparation.
L’application du rapport Durham fut d’abord incomplète : le Union Act (loi d’union) des deux Canadas fut voté en 1841, mais il n’y eut pas d’extension aux autres provinces. Le Canada devint une seule colonie de la couronne (Crown Colony), administrée par un gouverneur avec l’aide de deux conseils, dont un élu (une moitié dans chacune des deux anciennes provinces). Une évolution se fit vers le gouvernement responsable (responsible governement) devant le Parlement. En 1867, le British North America Act (Loi sur l’Amérique du Nord britannique) créa un Etat fédéral autonome, le Dominion du Canada, rassemblant toutes les provinces (sauf Terre Neuve) de l’Atlantique au Pacifique, sous un pouvoir fédéral fort, avec un Sénat nommé par le gouverneur et une chambre des Communes élue, où les provinces étaient représentées au prorata de leur population. (Le mot dominion, emprunté à un vieux cantique, fut choisi pour évoquer une puissance s’étendant d’un océan à l’autre). L’influence du rapport Durham fut donc durable, et sur toutes les colonies de peuplement blanc, qui devinrent à leur tour des « dominions » : l’Australie en 1901, la Nouvelle Zélande en 1907, l’Afrique du Sud en 1910.
Mais cette évolution du Canada fut facilitée par d’autres grands débats qui changèrent la politique économique et la politique militaire britanniques. A partir de 1845, la grande famine d’Irlande entraîna l’abolition des Corn Laws (lois sur le blé) protectionnistes, puis le passage intégral des îles britanniques au libre-échange (free-trade), et l’abolition des Actes de navigation. Le libéralisme, prôné notamment par Richard Cobden, devint la nouvelle théorie économique dominante. Mais les libre-échangistes radicaux concevaient le libre échange comme conduisant logiquement à l’indépendance des colonies, puisque rien ne pourrait plus justifier les dépenses militaires ou civiles de la métropole outre-mer. Dès avril 1851, la Edinburgh Review demandait : « Shall we retain our colonies ? » (Garderons-nous nos colonies ?).
Enfin, la guerre de sécession des Etats du Sud contre les Etats-Unis (1861-1865) entraîna de vives tensions entre le gouvernement du Nord et le gouvernement britannique, qui reconnaissait la Confédération du Sud (notamment parce que celle-ci lui fournissait l’essentiel du coton dont son industrie textile avait un besoin vital), et un débat sur la défense du Canada (par l’armée britannique ou par une force armée locale à créer).
C- La montée du sentiment impérial de 1865 à 1874 (Koebner, op. cit., pp. 81-106)
Koebner situe donc en 1865 « the nadir of the political thought about the Empire » (le nadir - contraire du zénith, donc le point le plus bas - de la pensée politique au sujet de l’Empire). Même le conservateur Disraeli le croyait condamné. Mais cette année-là, une révolte armée des anciens esclaves en Jamaïque, suivie d’une dure répression, suscita un grand débat : aurait-on traité ainsi des sujets blancs de la reine ? Puis plusieurs auteurs publièrent des livres favorables au maintien de l’unité de l’Empire. En 1866, le canadien Joseph Howe proposa dans un livre sur The organization of Empire un Parlement impérial. Puis Charles Dilke, ayant effectué un tour du monde en 1866-1867, publia un livre à succès intitulé Greater Britain (Une plus Grande Bretagne), où il exaltait la colonisation britannique tout en jugeant inévitable l’indépendance du Canada et de l’Australie ; mais il comptait sur les liens de la « race », du langage et de la loi pour maintenir une communauté d’intérêts, même avec les Etats-Unis. Il admettait l’utilité du maintien de l’Empire pour les « races inférieures » de l’Inde et de Ceylan, mais pas pour les vraies colonies. En 1869, des parlementaires membres des deux partis fondèrent une « United Empire Society ». La même année, Lord John Russell proposa un Congrès ou Assemblée impériale pour prendre en commun des décisions financières et militaires afin de faire face à l’expansion d’autres puissances, et l’historien J.A. Froude prit des positions semblables. En 1869, le refus par le Colonial Office d’autoriser un emprunt du gouvernement néo-zélandais suscita une campagne de presse pour éviter la séparation. Disraeli et le parti conservateur intervinrent au Parlement contre la politique du gouvernement libéral de Gladstone, suspecté de vouloir mener l’Empire à sa dislocation. Peu à peu la question se politisa. En 1872, Disraeli, longtemps indifférent au sort de l’Empire, en fit un thème de campagne dans deux grands discours électoraux, dont celui du Crystal Palace.
D- L’impact de Disraeli sur le sens du mot impérialisme (1874-1880)
1- La signification de l’impact de Disraeli : légende et réalité (Koebner, op. cit., pp. 107-134)
Disraeli ne s’était jamais vraiment intéressé au sort des colonies, et ne s’y intéressa pas beaucoup plus après sa victoire électorale de 1874, qui lui permit de gouverner jusqu’en 1880. Il aimait employer le mot empire en latin, dans de belles formules telles que Imperium et libertas (empire et liberté). Mais il s’intéressait avant tout à l’Inde, à l’Empire ottoman et à la Méditerranée, qu’il voulait défendre contre l’expansion de l’empire russe. C’est pourquoi il acheta les parts du Khédive d’Egypte dans le canal de Suez en 1875. Puis il voulut défendre l’empire ottoman contre les révoltes balkaniques de 1876-1877 (malgré les massacres commis par les Turcs, très impopulaires en Grande-Bretagne) et contre l’intervention russe de 1877-1878. C’est pourquoi il fit proclamer la reine Victoria impératrice des Indes en 1877 (mesure très discutée en Grande Bretagne, parce que le mot continuait d’évoquer les empires continentaux, mais approuvée par la reine), et prit le risque de déclencher une guerre très impopulaire pour défendre les Détroits turcs. C’est par cette politique aventureuse qu’il contribua, très involontairement, à faire du mot « Imperialism » un sujet de controverse politique en Grande-Bretagne.
2- L’établissement de l’impérialisme comme un slogan dans la lutte partisane britannique (Koebner, op. cit., pp. 135-165)
Les dernières années du gouvernement Disraeli portèrent à leur comble les polémiques sur l’impérialisme entre les libéraux et les conservateurs (dont certains ministres, comme Lord Carnarvon, avaient démissionné au début de 1878, au moment où le gouvernement décida d’envoyer la flotte à Constantinople et 7.000 cipayes de l’Inde à Malte). Ces polémiques utilisaient le mot « Imperialism » en attaquant les deux Napoléons et l’empire allemand, ainsi que le césarisme contraire aux traditions britanniques. Le libéral Robert Lowe demanda : « What does imperialism mean ? It means the assertion of absolute force over others » (Que signifie l’impérialisme ? Il signifie l’imposition de la force absolue sur les autres). Mais Lord Carnarvon tenta de désamorcer le débat en distinguant un « faux impérialisme » (false imperialism) du vrai impérialisme, ou impérialisme sincère (genuine imperialism). En tout cas, le mot était désormais consacré dans les polémiques politiques britanniques.
E- Impérialisme : le désir national de l’union anglo-saxonne (Koebner, op. cit., pp. 166-195)
Après la défaite électorale de Disraeli en 1880, une lente évolution du sens du mot remit au premier plan les colonies de peuplement, et l’espoir de leur attachement durable au Royaume-Uni par des liens fédéraux malgré l’échec du projet libéral de Home Rule (autonomie) pour l’Irlande, soutenu par Gladstone en 1886 et en 1893, qui fit éclater le parti libéral et rattacha le parti unioniste de l’ex-libéral Joseph Chamberlain au parti conservateur. Plusieurs auteurs exprimèrent cet espoir dans des livres à succès, comme celui de John Seeley, Expansion of England, en 1883, qui prônait un principe fédéral. En 1884 fut fondée la Imperial Federation League (Ligue pour la fédération impériale) par Seeley, Lord Rosebery, etc...). La même année, Lord Rosebery proposa un « British Commonwealth of nations » (communauté, ou république, britannique de nations), et l’historien J.A. Froude lui aussi un « Commonwealth » dans son livre Oceana. Lord Rosebery se disait lui-même un « liberal imperialist », alliance de mots impensable au temps du dernier gouvernement Disraeli, qui témoignait de la réhabilitation de ce mot naguère encore très péjoratif.
Mais les auteurs divergeaient dans leurs propositions (op.cit., pp. 187-188) :
Seeley, et Joseph Chamberlain, proposaient un empire fédéral prenant modèle sur les Etats-Unis d’Amérique.
Lord Rosebery proposait simplement une « League of free British nations ».
Charles Dilke comptait sur la communauté de race, de moeurs et de langue pour rapprocher les nations anglo-saxonnes, y compris les Etats-Unis.
Une première conférence coloniale réunit à Londres les premiers ministres du Royaume-Uni, du Canada et de l’Australie en 1887, mais il fut difficile de l’institutionnaliser et de surmonter les divergences, par exemple entre les politiques douanières (libre-échangiste à Londres, mais protectionniste dans les colonies de peuplement autonomes). La conférence impériale suivante eut lieu à Ottawa, capitale du seul dominion existant alors, en 1894 ; puis elles se tinrent plus fréquemment à Londres en 1897, 1902, 1907, 1911, mais sans réussir à créer des institutions politiques impériales, que les Dominions ne souhaitaient pas.
F- L’incorporation de l’Afrique dans l’idée impériale et l’apogée de l’impérialisme populaire (Koebner, op. cit, pp. 196-220)
Ce chapitre, au style moins aisé à comprendre, semble porter la marque de la mort de Richard Koebner, remplacé par son disciple Helmut Dan Schmidt. La première partie insiste sur le caractère tardif de l’engagement britannique dans l’occupation d’une grande partie des territoires africains. Pendant longtemps, la Grande- Bretagne pratiquait la politique des points d’appui pour sa flotte en Méditerranée (Gibraltar, Malte, puis Chypre à partir de 1878) et le long des côtes africaines, où ces bases navales servaient surtout à la lutte contre les traites négrières vers Cuba ou vers le Brésil. L’occupation de l’Egypte en 1882, envisagée d’abord avec la participation de la France (qui refusa) n’avait pas été envisagée au départ comme une mesure durable. Mais les choses commencèrent à changer à partir de la Conférence de Berlin réunie en 1884 et 1885 pour fixer les règles du partage de l’Afrique entre les puissances européennes. Le droit du premier occupant fut reconnu, mais des principes généraux furent aussi définis pour les administrations coloniales, parmi lesquels le maintien du libre échange dans de vastes zones de l’Afrique occidentale et centrale, délimitées indépendamment des revendications de chaque puissance. Mais le peu de confiance des Britanniques dans l’avenir de ces zones de libre échange semble avoir poussé leurs autorités coloniales à participer à leur tour à la course pour l’occupation des territoires africains (« scramble for Africa »). Cependant, ils hésitèrent d’abord à engager l’Etat britannique dans la conquête et l’administration de ces territoires, ce qui se traduisit par la création de nouvelles compagnies à chartes : Compagnie impériale de l’Est africain britannique (1888-1895), Compagnie royale du Niger (1886-1899), Compagnie d’Afrique du Sud fondée par le Premier ministre du Cap Cecil Rhodes en 1889, et qui dura jusqu’en 1923. D’autre part, l’idée de « mission civilisatrice », reconnue par la conférence de Berlin, répondait à une motivation profonde des Britanniques, dont les missionnaires (comme le célèbre Livingstone) avaient participé à la pénétration de l’intérieur du continent et dénoncé les ravages des trafiquants d’esclaves musulmans.
C’est surtout après la victoire électorale des Conservateurs et unionistes sur les libéraux en 1895 que le nouveau gouvernement de Lord Salisbury affirma sa politique « impérialiste », aussi bien en recherchant l’unité du Royaume-Uni avec ses colonies de peuplement qu’en affirmant la « mission civilisatrice » de la « race » britannique envers les autres moins avancées (célébrée dans le célèbre poème de Rudyard Kipling, « The White Man’s Burden » (le fardeau de l’homme blanc) en 1899). En 1897 le Jubilee de la reine Victoria (60ème anniversaire de son règne) fut célébré à Londres par un fastueux défilé de notables de tout l’empire. En 1898, la guerre des Etats-Unis contre l’Espagne, décidée par les premiers pour la défense des Cubains et des Philippins révoltés contre le pouvoir colonial, tourna rapidement à la conquête d’un empire américain extra-continental. Dans la foulée, l’Empire britannique, qui venait de reconquérir le Soudan égyptien en 1898 (vengeant ainsi la mort de Gordon Pacha à Khartoum en 1885) et d’en écarter les Français par la crise de Fachoda, déclencha la guerre contre les deux républiques boers de l’Orange et du Transvaal en 1899. Cette guerre, beaucoup plus difficile que prévu, nécessita l’envoi de renforts importants, et l’enfermement de la population civile afrikaner dans des « camps de concentration » où la mortalité par maladies fut très importante. Elle se termina par la capitulation des Boers en 1902, mais les vaincus obtinrent les mêmes droits que les vainqueurs dans le nouveau dominion d’Afrique du Sud créé en 1911.
Mais les conséquences les plus importantes eurent lieu à l’échelle nationale et internationale : la diabolisation de l’impérialisme britannique, et le transfert de sa définition sur des critères économiques remplaçant les critères politiques.
III - La définition économique de l’impérialisme au XXème siècle
C’est la guerre des Boers qui, en réveillant l’opposition anti-impérialiste en Grande-Bretagne et à l’étranger, provoqua de nouvelles transformations dans le sens du mot « impérialisme ». Non seulement il reprit un sens très fortement péjoratif dans les discours des opposants libéraux, démocrates ou socialistes, comme au temps de Disraeli, mais en plus il connut deux nouvelles évolutions décisives : un élargissement géographique de sa définition, qui la transféra de plus en plus hors de Grande-Bretagne ; et un début de mutation sémantique, remplaçant les critères politiques par des critères économiques.
L’évolution sémantique du mot impérialisme
On constate d’abord un élargissement considérable du champ géographique de la dénonciation de l’impérialisme. Les opposants britanniques libéraux, démocrates ou socialistes, si révoltés soient-ils par la politique impérialiste d’expansion guerrière, ne sont plus les seuls à la dénoncer. La dénonciation lancée par des auteurs tels que John Atkinson Hobson, journaliste libéral, dans son livre Imperialism, a study, (une étude de l’impérialisme) en 1902, est reprise, développée et systématisée par des auteurs continentaux de langue allemande tels que les socialistes Otto Bauer, Rudolf Hilferding, Rosa Luxemburg, mais aussi russe comme les bolcheviks Boukharine et surtout Lénine, qui écrivit en 1916 sa célèbre brochure : L’impérialisme, stade suprême du capitalisme.
Cette extension géographique des théories de l’impérialisme est accompagnée d’une théorisation croissante par des auteurs marxistes qui recherchent dans la multiplication des guerres « impérialistes » le facteur nouveau leur permettant de continuer à croire à la nécessité de la révolution prolétarienne annoncée par Marx, grâce à une « théorie de la catastrophe » produite nécessairement par le capitalisme. Hobson lui-même était à l’origine de cette tendance, puisque, selon Koebner et Schmidt, « Hobson évolua de l’idée que le capitalisme utilisait l’impérialisme à une position plus extrême, que l’impérialisme [...] était une forme d’expansionnisme capitaliste ». Il aboutit ainsi à une nouvelle définition : « L’impérialisme est la tentative des grands maîtres de l’industrie d’élargir les voies pour le flux de leur excédent de richesse en cherchant des marchés extérieurs et des investissements extérieurs pour exporter les biens et le capital qu’ils ne peuvent vendre ou utiliser chez eux » (op.cit., pp. 252-253). A l’autre bout de la chaîne des auteurs cités, Lénine, s’appuyant sur la guerre « impérialiste » en cours entre presque toutes les grandes puissances capitalistes, affirmait encore plus nettement que l’impérialisme était le « stade suprême du capitalisme », et qu’il n’était donc pas possible de rétablir la paix autrement qu’en renversant le capitalisme. Voulant réfuter les idées de Karl Kautsky (le « pape » de la social-démocratie allemande, considéré comme le champion du marxisme le plus orthodoxe, suivant lequel l’impérialisme restait une politique de conquête et d’annexions), il affirmait la nature économique de l’impérialisme et l’identité entre le capitalisme et l’impérialisme : « S’il était nécessaire de donner une définition aussi brève que possible de l’impérialisme, il faudrait dire que c’est la phase monopoliste du capitalisme » ; en conséquence il affirmait que « les guerres impérialistes sont absolument inévitables sur cette base économique, aussi longtemps qu’existe la propriété privée des moyens de production ». Il ne contestait pourtant pas la valeur de la définition politique de Kautsky, mais il estimait qu’elle laissait de côté l’essentiel, « la question économique essentielle, sans l’étude de laquelle la guerre et la politique actuelles sont inintelligibles, la question de la nature économique de l’impérialisme ».
Sans bien s’en rendre compte, Lénine provoquait ainsi une mutation sémantique du mot impérialisme, qui allait désigner de plus en plus une réalité politique et sociale, mais définie fondamentalement par des critères économiques. En faisant du mot « impérialisme » un synonyme de capitalisme, ou de capitalisme le plus avancé, Lénine et les membres du parti bolchevik, puis de l’Internationale communiste, puis du « camp socialiste », avaient changé la définition du mot, qui n’avait plus rien de commun avec ce nom d’origine française qui avait suscité tant de méfiance en Grande-Bretagne au XIXème siècle. Après la deuxième guerre mondiale, la « doctrine Jdanov » de 1947 affirma que le monde était désormais divisé en deux camps : le « camp impérialiste », camp de la guerre, et le « camp socialiste », camp de la paix.
Le monde anglophone avait-il encore un rôle particulier dans cette évolution du mot ? Il lui restait au moins le rôle de cible prioritaire visée par cet usage polémique, dans la mesure où l’économie britannique, puis celle des Etats-Unis d’Amérique à partir de la fin de la Première guerre mondiale, étaient incontestablement les économies capitalistes les plus avancées, dont dépendaient toutes les autres. Et ce d’autant plus, comme le remarquent Koebner et Schmidt, que le mot allemand Imperialismus ne s’appliquait pas à la « Weltpolitik » du Reich allemand...
B- Le débat sur la valeur scientifique du nouveau concept d’impérialisme
Le nouveau concept d’impérialisme a été un instrument de polémique politique beaucoup plus qu’un concept à la scientificité incontestable, même si les débats sur sa scientificité ont eu aussi un caractère politique (voir par exemple la réfutation du livre de Lénine en pleine « guerre froide » par l’historien suisse Jacques Freymond, Lénine et l’impérialisme, Lausanne, Payot, 1951). Dans les années 1960 et 1970, des historiens français de gauche (Jean Bouvier, René Girault, Jacques Thobie, Catherine Coquery-Vidrovitch ...) ont tenté de sauver un noyau scientifique dans la théorie léninienne de l’impérialisme, non sans difficultés. Dans son manuel, La Grande-Bretagne et le monde de 1815 à nos jours, Paris, Armand Colin, 2009), pp. 98-106, Philippe Chassaigne fournit de nombreuses raisons de mettre en doute la validité de la théorie de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme.
Pour le commerce extérieur du Royaume-Uni (tableaux n° 5 à 7, pp. 102-103), il observe que « la notion même d’empire comme marché captif de la métropole est (...) difficile à quantifier », et que pour la Grande Bretagne, « François Crouzet a montré la stabilité de la part des colonies dans les échanges commerciaux jusqu’en 1914 : un cinquième en moyenne entre 1854 et 1914 pour les importations, moins du tiers pour les exportations (...). Les tableaux 5 et 6 illustrent les limites de l’importance commerciale des différentes composantes de l’Empire : aucune colonie ne devançait, en termes de parts de marchés à l’exportation comme à l’importation, les principaux partenaires du monde non colonisé. » L’Inde était le deuxième marché à l’exportation, à égalité avec l’Allemagne, et pour les importations rétrograda de la troisième à la quatrième place. A l’intérieur de l’Empire, les Dominions surclassaient constamment les « colonies de plantations ». Les marchés coloniaux n’ont jamais été totalement fermés aux produits non britanniques, et l’Empire a représenté une part importante mais pas majoritaire du commerce extérieur britannique. « Pour François Crouzet, l’Empire a été une « bonne affaire » pour des colonies comme le Canada, l’Australie ou l’Inde, qui y ont trouvé l’occasion de leur take off (décollage économique) ». Ainsi, affirme Philippe Chassaigne, « les chiffres du commerce extérieur britannique infirment totalement la « théorie du drain » chère aux tiers-mondistes des années 1960 et 1970) ».
A ce propos, il faut rappeler que le Royaume-Uni avait réalisé le libre échange (Free trade) , préconisé par les économistes libéraux et par l’anti-Corn Law League de Richard Cobden, entre 1842 et 1852, mais qu’il n’avait pas été durablement suivie par les autres grands Etats, malgré le traité de commerce signé en 1860 avec la France. Son industrie, de loin la première du monde vers 1850, avait été dépassée par celle des Etats-Unis, et l’était aussi par celle de l’Allemagne au début du XXème siècle, deux grandes puissances protectionnistes. De plus, les Dominions avaient leur propre politique douanière qui n’était pas libre-échangiste. C’est pourquoi le ministre des colonies des gouvernements conservateurs Salisbury (1895-1902) et Balfour (1902-1905), l’ancien libéral Joseph Chamberlain, soutenu par l’Imperial Federation League et la National Fair Trade League, (Ligue nationale pour le commerce loyal), lança en 1903 la Tariff Reform Campaign (campagne pour la réforme tarifaire), qui réclamait un protectionnisme impérial. Mais le parti conservateur n’osa pas le soutenir, et le parti libéral en profita pour gagner les élections de 1906 en défendant le pain à bon marché. Plus d’un quart de siècle plus tard, la conférence d’Ottawa (juillet-août 1932) réalisa ce programme de protectionnisme impérial.
Le tableau 4 (Chassaigne, op. cit., p. 107) de la répartition des investissements de capitaux en 1913 par les trois premières puissances capitalistes, la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne, est particulièrement spectaculaire. Il montre que les investissements britanniques étaient tout particulièrement orientées vers les pays de l’Empire, mais seulement à 47,3%, et que dans cet empire la part des dominions était largement majoritaire (plus du tiers du total). Il est vrai que l’on peut ajouter à la sphère d’investissements britanniques massifs les Etats-Unis (20%) et l’Amérique latine (15%), pour atteindre près de 80% du total placé, alors que les autres pays sont beaucoup moins représentés (Europe 6%, Russie 3%, Japon 2%, Chine 1%, de même que l’Egypte qui était pourtant sous occupation britannique depuis 1882). La France et l’Allemagne avaient une répartition de leurs investissements tout à fait différente, puisque la grande majorité de leurs investissements extérieurs (91 % pour la France, 99% pour l’Allemagne) se situaient en dehors de leurs empires coloniaux. Etaient-ils pour autant moins solides économiquement, et donc obligés de conquérir de nouveaux territoires ? On peut en douter, car la gravité des crises économiques qui touchèrent l’Allemagne avant la guerre allait en diminuant.
On doit admettre que la définition du mot « impérialisme » antérieure à la guerre des Boers était critiquable parce qu’elle ne prenait en compte que les aspects politiques et militaires de la puissance britannique. Or, il est certain que cette puissance comportait aussi des aspects économiques, tels que la puissance des investissements de capitaux (sous forme d’investissements privés ou publics) à l’extérieur du territoire de l’Empire. Cette perspective étroitement politique ne permettait pas de rendre compte de tous les aspects de la puissance britannique, qui avait commencé à se déployer sur le reste du monde bien avant le début de l’ère « impérialiste » identifié au dernier gouvernement Disraeli (1874-1880). On peut d’ailleurs constater, comme les historiens Ronald Robinson et John Gallagher en 1953 (références citées par Philippe Chassaigne, op. cit. , p. 101 note 30), que les Britanniques avaient réussi à constituer un « empire informel » (informal empire) en Amérique latine par leur commerce et leurs placements de capitaux en pleine époque « libérale », quand nul ne songeait encore à parler d’impérialisme britannique. Mais faut-il pour autant identifier l’impérialisme à l’exportation massive des capitaux, comme si ces capitaux suffisaient à établir une domination sur les Etats destinataires ? C’est ce que l’on semble admettre quand on qualifie la République argentine avant 1914 de « cinquième dominion » britannique. Mais les Etats-Unis, qui recevaient encore plus de capitaux britanniques, n’ont jamais été considérés comme soumis au Royaume-Uni, et ils ont profité de la Première guerre mondiale pour devenir à leur tour la puissance économique dominante.
De même, peut-on déduire du tableau reproduit par Philippe Chassaigne (op.cit., p. 36), montrant le rattrapage irrésistible de l’économie britannique par l’économie allemande entre 1870 et 1913, que l’Allemagne, dont l’empereur Guillaume II rêvait d’égaler la puissance maritime et coloniale de l’Empire britannique de sa grand-mère Victoria, aurait déclenché la Première guerre mondiale pour égaler cet Empire par ses conquêtes, ou au contraire que la Grande-Bretagne aurait perfidement rejoint ses ennemis en 1914 pour empêcher sa suprématie ? Ce serait oublier qu’en juillet 1914 l’Allemagne avait cru pouvoir déclencher une guerre européenne sans intervention britannique (malgré son invasion de la Belgique), parce qu’elle comptait sur la gravité de la situation en Irlande (où le vote du nouveau Home Rule en mai 1914 semblait annoncer une guerre civile entre les autonomistes et les « loyalistes » de l’Ulster, soutenus par une partie des chefs militaires britanniques) pour tenir la Grande-Bretagne à l’écart de la guerre continentale. Par la suite, l’entrée en guerre de l’Empire britannique pour la défense de la neutralité belge en août 1914 donna à cette guerre un caractère vraiment mondial, et le Reich allemand conçut des « buts de guerre » particulièrement exigeants aussi bien en Europe qu’en Afrique (voir à ce sujet le livre de Fritz Fischer sur Les buts de guerre de l’Allemagne impériale, 1914-1918, Paris, Editions de Trévise, 1970), mais il ne put détruire la puissance britannique ni sur mer, ni sous la mer, ni en Afrique. De leur côté, les Britanniques s’emparèrent de presque toutes les colonies allemandes, et réalisèrent notamment le rêve de Cecil Rhodes en étendant leur empire du Cap au Caire.
Conclusions : apogée et déclin de l’Empire britannique
Les traités de paix de 1919-1920 entérinèrent la victoire de l’Empire britannique, qui ne fut plus jamais aussi étendu. En ce sens, et malgré l’énormité des pertes humaines, des pertes matérielles subies sur terre et sur mer, et des pertes financières, l’apogée de cet empire doit bien être située tout au début des années 1920. Mais cet apogée a vite cédé la place aux premiers signes de déclin :
1- Sur le plan intérieur, la Première guerre mondiale avait précipité la faillite de la domination britannique sur l’Irlande, vieille de plusieurs siècles. L’ajournement du Home Rule (autonomie) voté en mai1914, pour la durée de la guerre, avait facilité le projet des nationalistes extrémistes qui se soulevèrent à Dublin à Pâques 1916 (avec l’aide des Allemands) ; la dureté de la répression leur valut la sympathie de la majorité des Irlandais. Après la fin de la guerre, les électeurs irlandais donnèrent la majorité des sièges aux nationalistes du Sinn Fein, qui proclamèrent l’indépendance de l’Irlande en janvier 1919. Après trois ans de répression et de terrorisme, les nationalistes modérés (Arthur Griffith, Michael Collins) acceptèrent de signer le traité de Londres (6 décembre 1921) qui faisait de la majeure partie de l’Irlande (Irish Free State : Etat libre d’Irlande) un Dominion membre du Commonwealth (premier usage officiel du mot), la région à majorité protestante de l’Ulster restant dans le Royaume Uni. Une guerre civile opposa les partisans et les adversaires irlandais de ce traité. Le vaincu, Eamon De Valera, arrivé légalement au pouvoir en 1932, proclama en 1937 l’indépendance de l’Irlande (Eire), et sa neutralité dans la Deuxième guerre mondiale en 1939.
2- Les autres dominions sortirent de la Première guerre mondiale avec le statut de belligérants et de négociateurs et signataires des traités de paix, qui leur permit de recevoir en propre des territoires sous mandats de la SDN, donc avec une quasi-indépendance. Le Royaume-Uni renonça à leur imposer des institutions fédérales dont ils ne voulaient manifestement pas. La conférence impériale de 1923 reconnut aux Dominions le droit de signer des traités à leur convenance, à condition d’en informer les autres et de tenir compte de leurs intérêts. En 1925, le Dominions Office fut détaché du Colonial Office. La conférence impériale de 1926 proclama que « la Grande-Bretagne et les dominions étaient des communautés au sein de l’Empire britannique, égales dans leur statut, nullement subordonnées les unes aux autres dans aucun domaine de leurs affaires intérieures ou extérieures, bien qu’unies dans une allégeance commune envers la Couronne et librement associées comme membres du Commonwealth britannique des nations ». Enfin, en 1931, le Statut de Westminster effaça les dernières traces de subordination à la métropole (sauf la souveraineté de la Couronne d’Angleterre, qui n’empêchait pas une indépendance de fait puisque la Couronne n’avait pas plus d’autorité politique à Londres qu’à Ottawa ou dans les autres capitales des Dominions), notamment le terme légal de « colony » : c’était réaliser la même révolution sémantique que les treize colonies d’Amérique du Nord en 1776. En conséquence, les noms de « colonies » et de « colonial empire » restreignirent leur usage à des territoires où le peuplement britannique était très minoritaire, voire presque inexistant : la révolution sémantique était achevée, et elle explique le sens qui est aujourd’hui le plus courant. En septembre 1939, tous les Dominions suivirent le Royaume-Uni dans sa déclaration de guerre à l’Allemagne, mais sans y être obligés.
3- Les autres « colonies »
Les autres territoires constituant l’empire colonial britannique sortirent de la guerre plus étendus que jamais, mais la soumission de certains des plus importants était devenue fragile, à commencer par les Indes dont les soldats avaient joué un grand rôle dans la guerre, et qui avaient participé aux négociations de paix sans être encore un Etat. Des troupes britanniques continuèrent d’occuper les Détroits turcs en vertu du traité de Sèvres imposé à l’empire ottoman en 1920, mais ils durent les évacuer après le traité de Lausanne signé en 1923 avec le chef de la résistance turque Mustapha Kémal. En Egypte, le protectorat imposé par les Britanniques en 1914 fut aboli en 1922 et l’indépendance reconnue en principe pour ouvrir la négociation d’un traité d’alliance, qui fut signé en 1936. En Irak, mandat de la SDN, il fallut écraser une révolte générale en 1920 pour installer le roi Fayçal. En Palestine, la reconnaissance d’un « foyer national juif » fondé sur la déclaration Balfour de 1917 dans la cadre du mandat de la SDN proclamé en 1922 aboutit rapidement à des difficultés inextricables.
Ainsi, les années 1920 virent bien le commencement de la fin de l’Empire britannique, même si cette fin s’accéléra davantage après la Deuxième guerre mondiale.
Guy Pervillé
TD agrégation d’histoire : l’Empire britannique.
Deux discours de Joseph Chamberlain (1887 et 1897)
« Alors que je cheminais au travers de l’Angleterre, en route vers les Etats-Unis, et de nouveau en franchissant les frontières des Dominions, il y eut une idée qui s’imposa à moi à chaque pas, une idée qui est écrite de façon indélébile à la surface de ce vaste pays. Cette idée, c’est la grandeur et l’importance du destin réservé à la race anglo-saxonne - (applaudissements) -, à cette espèce fière, obstinée, sûre d’elle-même, résolue, qu’aucun changement de climat ou d’ environnement ne peut altérer, et qui est sans aucun doute promise à être la force prédominante dans l’histoire future et la civilisation du monde (applaudissements renouvelés). On dit que patriotisme bien ordonné commence par soi-même. Je suis un Anglais, je suis fier du vieux pays dont je suis issu. Je ne néglige pas ses glorieuses traditions ou la valeur de ses institutions, façonnées qu’elles ont été par des siècles de nobles comportements (applaudissements).
Mais je penserais que notre patriotisme est à coup sûr rabougri et anémié s’il ne s’étendait pas à la Plus Grande-Bretagne, au-delà des mers - (nombreux « bravo ! bravo ! ») - s’il n’incluait pas les jeunes et vigoureuses nations qui transportent aux quatre coins du monde la pratique de la langue anglaise et l’amour bien anglais de la liberté et de la loi ; et, Messieurs, compte tenu de ces sentiments, je ne peux me résoudre à considérer les Etats-Unis d’Amérique comme une nation étrangère (applaudissements) . Nous sommes du même sang, de la même race. Je me refuse à établir la moindre distinction entre les intérêts des Anglais en Angleterre, au Canada et aux Etats-Unis. Nous pouvons dire, avec tout le respect dû à ces peuples, ces nations jeunes ou vieilles : Notre passé est le leur - leur futur est le nôtre. Même si nous le voulions, nous ne pourrions briser les liens invisibles qui nous unissent. Vos ancêtres célébraient leur culte sur nos autels. Ils reposent à l’ombre de nos églises. Ils ont contribué à façonner nos institutions, notre littérature, nos lois. Tout ceci, c’est notre héritage tout autant que le vôtre. Si vous vouliez le renier, votre accent, vos attitudes, votre façon de vivre, tout se combinerait pour le dénoncer. »
Discours de Toronto, 12 décembre 1887.
« Je me réjouis du fait que ce qui était, à l’époque, « une voix prêchant dans le désert » est maintenant la volonté exprimée et déterminée de la très grande majorité du peuple britannique. Grâce, en partie, aux efforts de cet institut et d’organisations semblables, en partie aux écrits d’hommes tels que Froude et Seeley, mais principalement grâce au patriotisme et au bon sens inné du peuple dans son ensemble, nous sommes arrivés maintenant au troisième niveau de notre histoire, et à la vraie conception de notre Empire.
Quelle est-elle ? En ce qui concerne les colonies dotées d’autonomie, nous ne pensons plus à elles comme à des dépendances. Ce ne sont plus des possessions, mais bel et bien une famille. Nous pesons à elle, et nous en parlons, comme d’une partie de nous-mêmes, une partie de l’Empire britannique, unie à nous par des liens familiaux, de religion, d’histoire, de langage, même si elles sont dispersées aux quatre coins du monde ; les mers qui autrefois semblaient nous séparer maintenant nous rassemblent.
Mais l’Empire britannique ne se résume pas aux colonies dotées d’autonomie ou au Royaume-Uni. Il incorpore une surface bien plus vaste, une population bien plus nombreuse, sous des climats tropicaux, où aucune colonisation n’est possible par les Européens, et où la population locale dépassera toujours en nombre la, population blanche ; et là aussi, l’idée impériale a connu le même changement. Là aussi, le sentiment de possession a cédé la place à un sentiment différent - celui d’obligation. Nous sentons maintenant que notre contrôle sur ces territoires ne peut se justifier que si nous pouvons montrer qu’il ajoute au bonheur et à la prospérité de ces peuples, et je maintiens que notre gouvernement a bel et bien apporté la paix et la sécurité et une prospérité relative aux pays qui n’avaient jamais connu ces bienfaits auparavant. »
Discours au Royal Colonial Institute, Londres, 31 mars 1897
(cité in Roland Marx, Documents d’histoire anglaise, Paris, Armand Colin, 1971. Traduction Philippe Chassaigne, in Philippe Chassaigne, La Grande-Bretagne et le monde de 1815 à nos jours, Armand Colin, 2009, pp. 115-116.
Introduction : Joseph Chamberlain (1836-1914) fut l’un des hommes politiques les plus importants de la fin de l’ère victorienne, et peut-être le plus original par son parcours social et politique. D’origine modeste (fils de cordonniers puritains de Londres, devenu associé d’un parent qui dirigeait une quincaillerie à Birmingham), il connut une ascension sociale rapide dans la fabrication des écrous, puis se lança dans la politique : maire de Birmingham à 37 ans en 1873, député libéral en 1876, il réalisa des réformes sociales importantes (logement, éducation publique) à Birmingham, et se plaça à l’aile gauche du parti libéral. En 1880, il entra dans le gouvernement Gladstone comme ministre du commerce, mais en 1886 il rejeta le projet de Home Rule (autonomie) pour l’Irlande présenté par son Premier ministre. Rappel : en 1885, les élections avaient donné une position d’arbitres aux 86 députés irlandais Home Rulers, entre les 333 élus libéraux et les 251 conservateurs. Gladstone proposa un projet de Home Rule qui divisa le parti libéral, l’aile droite (Hartington) et l’aile gauche (Chamberlain) y étant hostiles ; il dissolvit donc le Parlement, mais perdit les élections de 1886 : 317 conservateurs, 75 libéraux unionistes (hostiles au Home Rule), 191 libéraux gladstoniens et 86 Home Rulers). Chamberlain fonda donc le National Liberal Party, allié aux conservateurs, qui finit par s’y unir en 1895 pour former le « Conservative and Unionist Party ». Le problème est donc celui-ci : comment expliquer et apprécier cette évolution qui a les apparences d’un reniement ?
Pour y voir plus clair, suivons d’abord la suite de sa carrière. Le parti libéral est rejeté dans l’opposition pour vingt ans, sauf de 1892 à 1895, période durant laquelle le gouvernement dirigé une dernière fois par Gladstone, puis par Lord Rosebery, présenta un nouveau projet de Home Rule qui fut repoussé en 1894. L’alliance de Chamberlain avec les conservateurs en fut encore renforcée, et aboutit à la fusion de 1895.
Cette année-là, la victoire du nouveau parti « conservative and unionist » ouvrit à Joseph Chamberlain les portes du nouveau gouvernement formé par Lord Salisbury, qui lui offrit tout poste de son choix, même la Chancellerie de l’Echiquier (ministère des finances) pour laquelle il était tout-à-fait qualifié. Mais il choisit le ministère des colonies (Colonial Office). Pour quelles raisons ? L’examen des deux textes nous permettra de mieux comprendre ses idées. Etant donné les dix années qui les séparent, il convient de les examiner dans l’ordre chronologique, pour distinguer les points communs et les différences.
Le discours de 1887 est prononcé lors de son premier voyage officiel dans le Nouveau Monde. Envoyé en mission par Lord Salisbury pour apaiser les doléances du Canada et surtout de Terre Neuve contre une politique pas assez impériale (plainte de Terre Neuve contre la France et contre les Etats-Unis au sujet des zones de pêche), Joseph Chamberlain a d’abord découvert les Etats-Unis avant de passer au Canada où il prononce ce discours à Toronto (capital de l’Ontario, province anglophone la plus peuplée), devant un public sympathisant.
Dans le premier paragraphe de cet extrait, il n’hésite pas à prononcer un éloge enthousiaste de la « race » anglo-saxonne, qu’il qualifie même d’ « espèce » fière et obstinée. Instruits par la suite de l’histoire, nous sommes tentés d’y voir une contamination par le racisme qui allait aboutir, au siècle suivant, aux horreurs du nazisme. Mais si le sens le plus courant du mot, à l’usage très répandu, correspond bien à une interprétation raciste de la différence des performances entre les diverses sociétés humaines, il ne faut pas l’interpréter par ses conséquences extrêmes (les crimes du racisme nazi) qui n’étaient pas encore prévisibles à l’époque. Il serait plus juste de dire que les partisans enthousiastes de l’œuvre coloniale et impériale britannique, constatant la supériorité de l’empire britannique sur tout autre empire antérieur, voulaient se rassurer sur sa durée en l’attribuant aux mérites exceptionnels de la « race » anglo-saxonne. En tout cas, dans ce premier paragraphe, la comparaison entre les capacités de plusieurs « races » n’est que sous-entendue. Le trait le plus remarquable est la volonté de dépasser le souvenir des conflits entre les Etats-Unis et leurs voisins qui avaient perturbé leur bonne entente de 1775 à 1783, puis de 1812 à 1815, et plus récemment pendant la guerre de Sécession (1861-1865) durant laquelle l’empire britannique avait soutenu la Confédération du Sud (principale productrice de coton). C’est le sens de cette communauté de « race » et d’origine que le discours veut exalter.
Mais le deuxième paragraphe met les points sur les i en explicitant cette notion de race anglo-saxonne comme incluant non seulement le Royaume-Uni et ses colonies du Canada (fédérées en une seul Dominion autonome depuis 1867, sauf Terre neuve, dont l’adhésion fut refusée par le Canada en 1869, et qui le rejoignit seulement en 1949), mais aussi les Etats-Unis. Motivé par le souci de dépasser les petits conflits d’intérêts entre Etats voisins, ou par une conviction plus profonde née de la découverte de la grandeur américaine, Joseph Chamberlain semble ici opter pour une formule politique susceptible de rétablir une forme d’unité entre l’Empire britannique et les Etats-Unis d’Amérique. En fait, selon Koebner et Schmidt (op. cit. , pp. 187-188), il semble avoir adopté à son retour en Grande-Bretagne les idées de Charles Dilke (Greater Britain sans les Etats-Unis mais suivant leur exemple) plutôt que celles de Seeley (empire fédéral s’efforçant de copier le modèle américain). En effet, il renvoie à plus tard l’union entre les peuples anglo-saxons et prône le renforcement des liens « entre les différentes branches de la Race anglo-saxonne qui forment l’Empire britannique et le vaste Dominion de la Reine » (Koener et Schmidt, op. cit., p. 188). Donc, revenu de son enthousiasme, il se préoccupe de rechercher des intérêts communs, économiques et militaires, pour persuader les colonies autonomes de garder des liens avec leur métropole. Mais il continue d’être passionné par la politique impériale.
Le discours de 1897 est prononcé par Joseph Chamberlain en tant que ministre des colonies devant le Royal Colonial Institute de Londres (institution existant vers 1870 selon Koebner et Schmidt, op. cit., p. 131 ; Philippe Chassaigne mentionne dans son manuel p. 108 la Royal Colonial Society fondée en 1886 et l’Imperial Institute en 1887). Les Conservative and Unionists sont revenus au pouvoir depuis 1895 et l’expansion coloniale s’en est trouvée accélérée.
Dans le premier paragraphe de cet extrait, Joseph Chamberlain dresse un constat de victoire de ses idées, et rend hommage aussi bien aux penseurs pro-coloniaux (parmi lesquels il cite Froude et Seeley sans distinguer leurs idées) qu’à l’opinion publique.
Dans le deuxième paragraphe, il présente brièvement les « colonies dotées d’autonomie » comme constituant « une famille » avec le Royaume Uni, sans mentionner la difficulté de leur faire accepter des institutions impériales dotées d’une réelle autorité (conférences impériales depuis 1887) et celle d’harmoniser leurs choix économiques avec les intérêts de la mère-patrie.
Mais il veut surtout insister, dans le troisième paragraphe, sur la dimension nouvelle que la politique impériale a prise depuis quelques années : non plus la colonisation de peuplement, mais l’expansion accélérée de l’empire britannique sur des territoires lointains au climat tropical, aux populations non blanches ou non européennes ; une expansion qu’il déclare fondée non pas sur une volonté d’exploitation, mais sur la notion d’ « obligation ». On retrouve ici la justification de l’expansion européenne sur les peuples lointains par la notion de « mission civilisatrice » des « races supérieures » envers les « races inférieures », exprimée en 1885 par le Président du Conseil français Jules Ferry, et celle de « Fardeau de l’homme blanc » (« The white man’s burden » ) exaltée deux ans après ce discours de Joseph Chamberlain par le célèbre poème de Rudyard Kipling. Idée exprimée ici sur la moindre critique du caractère désintéressé de cette expansion civilisatrice, contrairement à d’autres auteurs anti-impérialistes qui attaquent les guerres de conquête, les famines, la désindustrialisation de l’Inde (Koebner et Schmidt, op. cit. p. 210).
Ainsi, nous voyons que Joseph Chamberlain a continué d’évoluer vers la justification de tous les aspects de la politique impériale, qui s’est diversifiée et enrichie entre 1887 et 1897 en combinant l’attachement aux « vraies colonies » avec la « mission civilisatrice ». Mais ces extraits nous rendent-ils entièrement compte de son évolution ? Selon Koebner et Schmidt, l’entrée en fonction de Joseph Chamberlain en juin 1897 a été suivie par un tournant de la politique impériale, mettant l’accent sur les problèmes démographiques et économiques.
Démographiquement la Grande-Bretagne, devant avoir 40 millions d’habitants au milieu du XXème siècle (soit 8 millions de plus), devait organiser l’émigration vers le Canada et l’Afrique du Sud (Koebner et Schmidt, p. 207). Ce qui rejoignait la préoccupation exprimée au même moment par le fondateur de la British South African Company, Cecil Rhodes : « Hier, j’ai assisté à une réunion de chômeurs à Londres, et après avoir écouté les discours virulents qui n’étaient ni plus ni moins qu’un cri pour demander du pain, je suis rentré chez moi plus que jamais convaincu de l’importance de l’impérialisme (...). Ce qui me préoccupe avant tout, c’est la solution du problème social. Par cela, j’entends que si l’on veut épargner aux quarante millions d’habitants du Royaume-Uni les horreurs d’une guerre civile, les responsables de la politique coloniale doivent ouvrir de nouveaux territoires à l’excédent de population et créer de nouveaux marchés pour les mines et les usines. J’ai toujours soutenu que l’Empire britannique était pour nous une question d’estomac. Si l’on veut éviter une guerre civile, il faut devenir impérialiste » (cité par Heinz Gollwitzer, op. cit, p. 136).
D’autre part, Joseph Chamberlain ressentait le besoin d’une politique économique impériale rompant avec le libre-échange des libéraux. Voyant la production industrielle britannique dépassée par celles des Etats-Unis et rattrapée par celle de l’Allemagne (Philippe Chassaigne, p. 36, et p. 94), il proposa dès 1896 une union douanière britannique à l’image du Zollverein allemand, et la conférence coloniale de 1897 admit un tarif préférentiel pour le Royaume-Uni. Pendant dix ans, il batailla pour la notion de « préférence impériale », avec l’appui de l’Imperial Federation League et de la National Fair Trade League, puis il lança la Tariff Reform Campaign en 1903. Mais le gouvernement conservateur ayant refusé de le soutenir, il démissionna. Le parti conservateur divisé perdit les élections de 1906 face aux libéraux, qui défendaient le « pain à bon marché ». Ainsi Joseph Chamberlain échoua totalement, mais son idée de protectionnisme impérial finit par être réalisée en juillet-août 1932 par la conférence du Commonwealth à Ottawa, qui créa un protectionnisme impérial.
Conclusion : A travers sa carrière, nous observons la dérive d’un homme politique de la « gauche » (parti libéral) vers la « droite » (parti conservateur), et cette impression est renforcée par l’évolution de l’image de cet homme politique d’origine modeste vers un style de dandy, rasé de près, portant une fleur à la boutonnière, et un monocle (style repris par son fils Austen Chamberlain). Mais cela n’exclut pas une réelle sincérité, et une continuité de son intérêt pour les problèmes économiques, même si son engagement pour le protectionnisme a remplacé celui des libéraux pour le libéralisme.
Extraits du livre de Leonard T. Hobhouse, Democracy and reaction, 1904.
« On ne doit pas juger une théorie politique sur son exposé seulement, mais aussi sur ses fruits. Quels furent donc les fruits de l’impérialisme, c’est-à-dire sur la politique préconisée par les impérialistes et défendue sous prétexte qu’elle était une nécessité impériale ? Nous a-t-elle, par exemple, apporté la paix ? Au contraire, l’observateur déconcerté, attendant en vain l’avènement de cette paix britannique tant promise, se trouve confronté avec une interminable succession de guerres de frontières, plus ou moins graves, qui, toutes, se terminaient par l’annexion d’un nouveau territoire. Sous le règne de l’impérialisme, le temple de Janus ne ferma jamais. Le sang ne cessa de couler, les morts d’être pleurés. Certes, dans chaque cas, un excellent prétexte était invoqué. Nous étions perpétuellement sur la défensive. Nous n’avions pas l’intention d’entrer en guerre. Etant entrés en guerre, nous n’avions pas l’intention d’occuper le pays. Ayant occupé le pays à titre temporaire, nous étions bien décidés à ne pas l’annexer. L’ayant annexé, nous étions convaincus que du début à la fin le processus entier était inévitable. Dans chaque cas, nous menions une guerre défensive et dans chaque cas, nous finissions par occuper le sol de nos voisins agresseurs. Telle est la fiction que l’on soutient encore solennellement. La vérité est que nous menions une politique de guerre offensive sur une grande échelle et avec une grande persistance et qu’en nous efforçant constamment de fermer les yeux, nous avons réussi à nous tromper nous-mêmes ou, pour le dire plus simplement, à faire preuve en politique d’une hypocrisie plus coupable peut-être qu’un brutal déni de justice (...). L’observateur qui ne se contentait pas d’exposés théoriques mais désirait savoir vraiment où on le menait, se trouvait devant deux aspects tout-à-fait opposés de l’impérialisme - impérialisme de principe et impérialisme de fait - l’un reposant sur la conception d’un empire tel que l’avaient conçu des hommes d’Etat libéraux, l’autre sur la politique d’un empire tel que l’avait forgé une génération d’hommes d’Etat impérialistes. (...) Peu à peu, il apparut clairement que le nouvel impérialisme représentait non pas un sentiment de responsabilité nationale élargi et ennobli, mais une brutale affirmation de la suprématie raciale et de la force matérielle ».
« Une réaction contre l’humanité (...). L’évolution est conçue comme un vaste mouvement mondial dans lequel la volonté et l’intelligence humaines jouent un rôle secondaire et, en un sens, aveugle et inconscient. Les grandes forces biologiques évoluent sans aucune contribution consciente des organismes avec lesquels elles jouent (...). Les actions les plus intelligentes, les plans les plus vastes, les idéals les plus nobles des hommes sont liés à des causes physiques dont ils sont inconscients et ont des effets biologiques sans aucun rapport avec les intentions de ceux qui les accomplissent ».
« La démocratie peut se concilier avec l’Empire pris dans le sens d’un vaste agrégat de territoires jouissant d’une autonomie interne mais unis par quelques liens communs, mais elle ne peut qu’être hostile à l’Empire entendu comme un système dans lequel une communauté impose sa volonté à d’autres qui, par leur race, leur culture et leur capacité, sont elles aussi en mesure de se gouverner ».
Cité par Heinz Gollwitzer, L’impérialisme de 1880 à 1913, Paris, Flammarion, 1970, pp. 118-120 (première édition en anglais, Thames and Hudson Ltd, 1969).
Voulant opposer aux idées de Joseph Chamberlain celles d’un libéral resté fidèle à l’essence du libéralisme, j’ai choisi dans le livre cité de l’historien allemand Heinz Gollwitzer ces extraits d’un livre de Léonard T. Hobhouse paru en 1904, au moment où la vague impérialiste de 1895 était en plein reflux à cause de la guerre des Boers (1899-1901), et inspirait des critiques de plus en plus radicales, dont la plus connue reste le livre de John Atkinson Hobson, Imperialism, a study (1902). Gollwitzer présente ainsi cet auteur moins connu : « Leonard T. Hobhouse (1864-1920), journaliste politique et professeur, mena une attaque scientifique sur deux fronts : contre la vieille école de Manchester du laissez-faire individualiste, et contre le néo-mercantilisme soutenu par les impérialistes, auxquels il entendait substituer un libéralisme constructif. Dans le domaine politique, il réclamait le retour à l’arbitrage, le désarmement et les méthodes démocratiques dans les affaires intérieures et extérieures. Sa critique de l’impérialisme est très habilement exposée dans son livre Democracy and Reaction (1904). Il recherche d’abord à juste titre sur le plan historique les racines libérales de l’impérialisme, en particulier chez les coloniaux réformistes, dont malheureusement le programme allait bientôt dévier : la théorie et la pratique de l’impérialisme sont choses bien différentes ».
Faute d’avoir lu directement le livre de Hobhouse, je ne peux pas préciser à quelles analyses Heinz Gollwitzer fait ici allusion. Elles me semblent participer d’une remise en question du découpage auparavant habituel de l’histoire de l’Empire britannique entre une « période libérale » allant de 1831 à 1875 et une « période impérialiste » inaugurée par Disraéli à partir de cette date. En effet, les historiens John Gallagher et Ronald Robinson ont depuis longtemps remis en question « The Imperialism of Free Trade » (l’impérialisme du libre-échange) dans un article publié en 1953, en le présentant comme une forme hypocrite d’expansionnisme économique permettant au peuple économiquement le plus avancé d’imposer ses exportations aux peuples en retard ou dépendants, comme les latino-Américains, les Indiens ou les Chinois, et relativisant la différence entre « formal empire » et « informal empire ». Mais examinons les quelques extraits du livre de Hobhouse reproduits par Gollwitzer.
Le premier extrait reproduit est de loin le plus long, et le plus éloquent. Il dénonce avec force l’hypocrisie de la politique impérialiste qui multiplie les guerres de conquête en les présentant comme purement défensives et nullement préméditées, avant de les justifier après coup par une sorte de fatalisme. Elle me rappelle par son style ironique un passage d’un livre postérieur de l’historien français Henry Brunschwig, L’impérialisme français avant 1914, paru en 1960, qui évoquait de la même façon le problème de la motivation profonde de la politique impérialiste française. Mais l’auteur britannique avait sans doute voulu répondre à un passage célèbre de John Seeley, que Philippe Chassaigne commente d’une façon plus historique dans son manuel déjà cité (p. 77) : « On ne saurait évidemment souscrire à l’affirmation de John Seeley, dans son livre Expansion of England, en 1883, selon laquelle « il semble que nous ayons conquis et peuplé la moitié du monde en un moment d’inadvertance » (in a fit of absence of mind) ; au-delà, pourtant, de son élégante désinvolture, elle exprime le fait qu’une grande partie de l’expansion coloniale britannique s’est effectuée de façon « réactive », l’acquisition de nouveaux territoires s’effectuant au coup par coup, quasiment sous la pression d’événements extérieurs (cf. le cas de l’Egypte) et principalement pour assurer la sécurité de ceux qui étaient déjà sous contrôle. Ce n’est que dans le dernier quart du XIXème siècle que l’on constate l’émergence d’une volonté plus systématique d’accroître l’Empire britannique. » On remarquera néanmoins, à la fin du passage de Hobhouse, une distinction entre deux conceptions du mot « impérialisme » qui correspond aux débats très vifs suscités par la politique de Disraéli entre 1875 et 1880, que Lord Carnarvon avait essayé de désamorcer en distinguant un « faux impérialisme » (false imperialism) du vrai impérialisme, ou impérialisme sincère (genuine imperialism).
Le deuxième passage montre la profondeur philosophique de la réflexion de Hobhouse en critiquant une idéologie pseudo-scientifique utilisée pour justifier les conquêtes coloniales et connue sous le nom de « darwinisme social », même si en réalité ni Charles Darwin (d’auteur de la théorie de l’évolution des espèces), ni le philosophe Herbert Spencer (inventeur du prétendu « darwinisme social ») n’en furent les créateurs. La critique de Hobhouse est justifiée contre les théoriciens du racisme prônant la survie des races les mieux adaptées aux dépens des moins adaptées. Mais il ne faut pas confondre Joseph Chamberlain avec son homonyme naturalisé allemand, Houston Stewart Chamberlain (1855-1927), qui se fit l’apôtre du racisme et du pangermanisme dans son grand ouvrage paru en allemand en 1899, La Genèse du XIXème siècle, et qui fut un des inspirateurs de Hitler.
Enfin, le dernier extrait définit clairement la position de Hobhouse, qui accepte la conception de l’Empire admise par la plupart des libéraux des années 1880, cherchant à maintenir des liens entre la métropole britannique et ses rejetons les dominions, mais qui rejette la conception impéraliste de l’Empire fondé sur la conquête et justifié par le racisme, que l’auteur trouve dans la politique de Disraéli et dans celle des ses émules de la fin du XIXème et du début du XXème siècle, parmi lesquels Joseph Chamberlain. Cette distinction précise utilement celle que l’on a déjà trouvée à la fin du premier extrait cité plus haut.
Quelques idées de questions : on pourra en poser sur la stabilité et l’instabilité des partis au pouvoir, en particulier sur l’alternance entre les conservateurs et les libéraux, sur les crises à l’intérieur des partis (celle du parti conservateur ouverte par la décision de Robert Peel en faveur du libre-échange en 1846, qui provoqua quelques années plus tard le passage de Gladstone au parti libéral, et celle du parti libéral affaibli par le départ des unionistes en 1886, ou l’itinéraire individuel de Winston Churchill, qui passa des conservateurs aux libéraux en 1904, puis des libéraux aux conservateurs en 1924). Ou encore sur les conséquences de ces deux crises politiques de 1846 et de 1886 (sur les partis, sur les problèmes en cause), sur la carrière des principaux hommes d’Etat (Disraéli 1804-1881), Gladstone (1809-1898), ou encore Joseph Chamberlain (1836-1914), ses fils Austen Chamberlain (1863-1937) et Neville Chamberlain (1869-1940), sur son homonyme et non parent Houston-Stewart Chamberlain (1855-1927).
Bibliographie sur Joseph Chamberlain (tirée de Historiens et géographes, n° 407, p. 195) : Balfour (Michaël), Britain and Joseph Chamberlain, London, Harper Collins, 1985. Judd (Dennis), Radical Joe. A life of Joseph Chamberlain. Cardiff, University of Wales Press, 1993. Marsh (Peter), Joseph Chamberlain. Entrepreneur in politics. London, Yale University Press, 1994.