Un regard critique sur la notion de Maghreb. Histoire de l’idée maghrébine au XXème siècle : apparition, apogée et disparition (2024)

vendredi 15 mars 2024.
 
Cet article a été rédigé à la demande d’Emmanuel Alcaraz en 2023 et publié par lui dans son recueil qui vient de paraître aux Editions Golias, sous le titre général : "France-Algérie. De tragédies en espérances". Au total, trois de mes textes y ont été publiés : celui-ci, pp 61-86 ; "Un autre regard sur l’histoire de la guerre d’Algérie. Le grand entretien de Guy Pervillé", pp 138-144 (déjà publié sur mon site : voir http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=488 ) ; et "A propos du 5 juillet 1962 à Oran : bilan et perspectives", pp 145-155. Je remercie Emmanuel Alcaraz d’avoir accueilli ces trois textes dans son recueil si varié et si digne d’intérêt.

L’idée de Maghreb arabe a beaucoup fait parler d’elle aussi longtemps que les mouvements nationaux ont lutté pour l’indépendance des trois pays contre la domination française, à tel point que l’on pouvait croire que le but de ces mouvements était l’indépendance du Maghreb uni plutôt que celle de chacun des trois pays. Or, leur indépendance n’a été suivie d’aucune unification concrète du Maghreb, qui est apparu comme un mythe et non comme une réalité. Quant au « Maghreb des peuples », c’est un idéal dont la réalité reste à démontrer.

De quoi s’agit-il ? Maghreb arabe, Afrique française du Nord et socle berbère

Le Maghreb arabe est une expression géographique arabe, ayant aussi un contenu historique. Géographiquement, cette expression signifie que cette région appartient au monde arabe, mais se distingue par sa position excentrée vers l’ouest, par rapport au coeur du monde arabe qui constitue le « Machrek » (Orient). Historiquement, le nom « Maghreb arabe » signifie que ce Maghreb est aussi arabe que le Machrek, ce qui ne va pourtant pas de soi car il s’en distingue en fait par la caractère tardif et partiel de son arabisation, qui a laissé subsister de larges régions berbérophones dans les montagnes (Aurès, Kabylie, Atlas et Rif, Hoggar) ou dans les oasis du Sahara, depuis Siwah en Egypte jusqu’au Mzab en Algérie, en passant par le Djébel Nefoussa en Libye. L’idéologie arabo-islamique reconnaît ces faits, mais les minimise en citant des traditions présentant les Berbères comme des cousins des Arabes du Yémen [1], ce qui ne l’empêche pas de nier l’existence de la ou des langues berbères pour affirmer l’existence de l’arabe comme seule langue écrite. D’autre part, certains auteurs arabo-musulmans ont une forte tendance à rejeter tout le passé antérieur à la conquête arabo-musulmane dans les ténèbres de la jahiliya [2], et à voir dans les époques antérieures à la conquête arabe une sorte de préhistoire, ou bien à les identifier à de premières expériences de colonisations étrangères (carthaginoise et romaine) identifiées à la colonisation française. C’est pourquoi le mémorandum présenté à l’ONU à la fin 1948 par le Parti du peuple algérien (PPA) faisait commencer l’histoire de l’Algérie et du Maghreb à la conquête arabe : « La Nation algérienne, arabe et musulmane, existe depuis le VIIème siècle » [3]. Il faut aussi rappeler que le nationalisme arabo-musulman combine un élément linguistique emprunté au modèle européen du nationalisme fondé sur une langue commune (qawmiya ‘arabiya) avec l’élément religieux (‘oumma islamiya), mais en les confondant puisque la langue dont il s’agit est celle du Coran empruntée à la tradition musulmane. L’apparition de la notion de Maghreb arabe suppose celle de la nation arabe dans sa définition arabo-islamique [4], qui s’est produite en Syrie tout au début du XXème siècle (avec notamment La mère des cités de Abderrahmane Al Kawakibi) en opposition à l’affirmation récente d’un nationalisme turc à partir de la révolution jeune turque de 1908. En effet, avant cette date, les musulmans algériens et tunisiens se définissaient toujours dans le cadre de l’Empire ottoman dont ils reconnaissaient le sultan comme khalife, alors que le Maroc, doté de son propre sultan descendant du Prophète (chérif, d’où le nom d’empire chérifien), ne reconnaissait pas son autorité. En fait, depuis le XVIème siècle, la vision orientale du Maghreb distinguait avant tout le Maghreb extrême (Maghreb el Aqsa), c’est-à-dire le Maroc retranché derrière ses montagnes du Rif et de l’Atlas, et le reste du Maghreb formé depuis 1587 par trois provinces autonomes de l’empire ottoman, celles d’Alger, de Tunis et de Tripoli.

En français, la perspective était nécessairement différente, puisque Alger et l’Afrique française conquises à partir de 1830 se situaient au sud de la Méditerranée. La première appellation officielle des régions nouvellement conquises, en juillet 1834, fut celle de « territoires français du Nord de l’Afrique », avant que le nom d’Algérie leur fût appliqué officiellement à partir de 1838. Puis le nom d’ « Algériens » tendit à s’imposer à la fin du XIXème pour désigner le peuple nouveau formé par la fusion progressive des immigrants français et de ceux venus d’autres pays européens installés à demeure en Algérie. Mais l’établissement des protectorats français sur les deux pays voisins, la Tunisie en 1881 et le Maroc à partir des années 1907-1912, redonna un sens plus large à l’expression « Afrique du Nord ». Historiquement, elle correspondait à ce que les Romains avaient les premiers désignés par le nom d’Africa (le territoire de Carthage et ses marge berbères) qui a donné Ifriqiya en arabe. Géographiquement, elle se limitait aux régions de climat méditerranéen situées au nord du Sahara, et se distinguait du reste du continent africain qualifié d’Afrique noire (l’Afrique du Nord étant parfois appelée Afrique blanche à l’époque coloniale [5]). Politiquement, l’Afrique française du Nord (AFN) rassemblait la grande majorité de ces territoires, à l’exception de la petite partie du Maroc attribuée à l’Espagne en 1912 et de l’ancienne province ottomane de Tripoli que l’Italie venait de commencer à conquérir en 1912 également. Ainsi, l’ancienne division entre le Maghreb extrême (empire du Maroc) et les provinces ottomanes occidentales avait perdu toute pertinence à la veille de la Grande Guerre (1914-1918).

Quant à la notion de « Berbérie », promue par les auteurs coloniaux français pour signifier que l’Afrique du Nord avait un fondement humain antérieur à l’islam et à toutes les colonisations, elle a disparu avec la souveraineté française, mais elle a laissé un héritage avec l’idéologie berbériste [6] qui s’est développée en Algérie et au Maroc après les indépendances en réaction contre les excès de l’idéologie arabo-musulmane.

Il ne faut donc pas confondre la notion arabo-musulmane de Maghreb arabe avec les notions françaises d’Afrique du Nord ou de Berbérie, et pas davantage avec la notion berbériste d’Amazigh, qui est une récupération très tardive de la précédente par des intellectuels berbères, dans une perspective qui au début n’était pas du tout hostile au nationalisme arabo-musulman (mais qui a pu le devenir après les indépendances à cause de la répression du mouvement culturel berbère pratiquée par les Etats indépendants, et particulièrement par l’Etat algérien).

L’apparition et l’apogée de la notion de Maghreb arabe

La date d’apparition d’un nationalisme arabo-musulman ou de plusieurs nationalismes correspondant à chacun des pays de l’Afrique du Nord a été très controversée. A vrai dire, ces débats ont concerné essentiellement l’Algérie, puisque l’existence des Etats tunisien et marocain était un fait acquis quand la France leur imposa son protectorat en 1881 et en 1912. Mais en Algérie, l’Etat turc autonome existant depuis le XVIème siècle avait été aboli par la capitulation d’Alger le 5 juillet 1830, et remplacé par la souveraineté française à partir de l’ordonnance du 22 juillet 1834. L’existence antérieure d’une nation algérienne avait pourtant été affirmée pour la première fois dans un livre publié en français à Paris en 1834 par le notable algérois Si Hamdan Khodja, mais une lecture attentive montre qu’en réalité le mot « Algériens » y était employé pour désigner les Algérois [7]. En fait, durant presque vingt ans, le territoire de l’ancienne régence d’Alger avait été tiraillé entre deux centres de pouvoir, Ahmed Bey de Constantine, dernière incarnation du pouvoir turc à l’est, à l’est, et l’émir Abd-el-Kader, qui avait fondé en 1832 un émirat arabe se déclarant vassal du sultan du Maroc à l’ouest, jusqu’à ce que le sultan se retourne contre lui après avoir été vaincu par la France et avoir conclu le traité de Lalla Maghnia avec celle-ci en 1845. Comme l’a montré Henry Laurens, l’existence d’une nationalité ou d’une nation arabe en Algérie avait été affirmée à plusieurs reprises par des auteurs français depuis la conquête et jusqu’à la veille de la Grande guerre [8], mais les preuves avaient manqué jusqu’à la fondation de l’Etoile Nord-africaine au milieu des années 1920.

Pour éviter de faux débats, il faut rappeler que les notions de nation, nationalité, nationalisme n’existent pas de toute éternité. Elles sont apparues à partir de la révolution américaine (1776-1783) et surtout de la révolution française (1789-1799) qui ont substitué la souveraineté des peuples à celles des rois à travers de longs conflits politiques internes et externes durant tout le XIXème siècle en Europe. En Afrique du Nord, les identités collectives n’étaient pas moins complexes, puisqu’elles associaient les appartenances à plusieurs instances superposées : l’islam dans sa version sunnite, l’allégeance au sultan du Maroc ou au sultan ottoman, celle à un Etat turc autonome au sein de cet empire, et enfin sur le plan local les tribus ou confédérations de tribus toujours prêtes à défendre leur autonomie face à l’Etat central. La distinction traditionnelle au Maroc entre le Bled-el-Maghzen soumis à celui-ci et le Bled es-Siba (pays de la dissidence, toujours prêt à la révolte) existait également en Algérie. La notion de frontières séparant les territoires des Etats n’existait pas sur le terrain, sauf dans les régions côtières où le Maroc et la régence d’Alger, ou celle-ci et celle de Tunis, s’étaient longuement affrontées.

C’est pourquoi les nationalismes qui sont apparus au Maghreb ont dû commencer par définir l’identité nationale dont ils se réclamaient en combinant des concepts empruntés aux idéologies politique française et arabo-musulmane.

Il semble bien que la première affirmation en Afrique du Nord d’un nationalisme dépassant le cadre étroit du watan (petite patrie territoriale) soit due à un petit groupe de nationalistes tunisiens expulsés de leur pays par les autorités du protectorat après les émeutes anti-italiennes de 1912, formé par les frères Ali et Mohammed Bach Hamba, Tunisiens d’origine turque. Dès avant 1914, ils étaient soupçonnés par le parti colonial de vouloir rassembler les « Jeunes Tunisiens » et les « Jeunes Algériens » dans un nationalisme commun. En 1916, ils présentèrent à la conférence des nationalités opprimées réunie à Lausanne (Suisse) la revendication d’indépendance d’un peuple algéro-tunisien, puis ils l’adressèrent de nouveau au président américain Wilson de passage à Rome le 18 janvier 1919, mais sans succès, car ils étaient connus pour avoir collaboré avec les Turcs et les Allemands pendant la guerre. Ce texte commençait ainsi : « L’Algérie et la Tunisie, depuis la conquête musulmane, ont toujours formé un seul et même pays, ayant pour capitale Tunis. Elles sont peuplées de sept millions d’indigènes de même race, de même langue et de même religion » [9].

Après cette première tentative, le nationalisme tunisien s’organisa en 1920 dans son propre cadre territorial avec le livre anonyme du cheikh Thaalbi, La Tunisie martyre, et la fondation du parti libéral constitutionnaliste (Destour). Puis le nouvel émir du Rif Abd-el-Krim, vainqueur des Espagnols à la bataille d’Anoual en 1921, fonda une République du Rif qui entra en guerre contre le protectorat français du Maroc en 1926 avant de succomber face à la coalition franco-espagnole en 1927 [10]. Mais très vite le nationalisme arabo-musulman retrouva dans les pays maghrébins une structure étagée en plusieurs facteurs d’identités de plus en plus larges : watan, qawmiyya et ‘oumma [11]. Ce fut d’abord le cas de l’Etoile nord-africaine, organisation de travailleurs nord africains fondée à Paris en 1926 par le parti communiste, et qui revendiqua l’indépendance de toute l’Afrique du Nord par la voix de Messali Hadj à partir de 1927 : exclu par le PC, celui-ci réussi à conserver la direction de son organisation sur la base de l’arabo-islamisme, et le réorganisa sur ce principe en 1934. Mais c’est seulement en mars 1937 que l’Etoile nord-africaine, de nouveau dissoute par le gouvernement français en décembre 1936, fut remplacée par le Parti du peuple algérien (PPA). A cette date, l’existence d’une nation algérienne n’allait pas encore de soi, puisque l’année précédente une controverse restée fameuse avait opposé Ferhat Abbas, qui croyait pouvoir nier l’existence d’une nation algérienne et d’un nationalisme algérien, et le cheikh Abdelhamid Ben Badis, (fondateur en 1931 de l’Association des Oulémas musulmans algériens), qui lui avait répondu en affirmant que la nation algérienne existait et s’était formée comme toutes les nations en se définissant par l’islam (al ‘oumma al’ islamiya), par la langue arabe (al qawmiya al ‘arabiya) et par une patrie territoriale particulière (al watan), dans les limites fixées par la France elle-même : « la nation algérienne musulmane n’est pas la France, elle ne pouvait pas être la France, elle ne voudra pas devenir la France et elle ne pourra pas l’être si elle le voulait, mais elle est une nation loin de la France, très loin, dans sa langue, ses mœurs, ses traditions et sa religion, elle ne veut pas s’assimiler, elle a une patrie déterminée, c’est la patrie algérienne, avec ses frontières actuelles connues, que gouverne pour ses affaires supérieures, Monsieur le gouverneur général d’Algérie nommé par l’État Français » [12]. 

D’autre part, les étudiants musulmans de l’Afrique du Nord avaient commencé à s’organiser en organisations d’étudiants musulmans nord-africains : en 1919 à Alger ils créèrent l’Association des étudiants musulmans de l’Afrique du Nord (AEMAN), en majorité algériens, puis en 1926 à Paris l’Association des étudiants musulmans nord-africains en France (AEMNA ou AEMNAF), en majorité tunisiens. Ces deux associations se rencontrèrent chaque année dans un congrès commun des étudiants musulmans nord-africains à Paris, Tunis, Tlemcen ou au Maroc de 1931 à 1937 (ce qui permit de résorber à cette date une scission de l’Association des étudiants musulmans algériens de Paris, refusant l’exclusion décidée par l’AEMNA des étudiants "naturalisés" français) ; mais le dernier congrès prévu ne put se réunir au Maroc à cause de la méfiance de l’administration française renforcée par la guerre civile d’Espagne. En même temps l’émir druze libanais Chekib Arslan [13], ancien député ottoman devenu l’apôtre du panarabisme, publiant depuis 1930 à Genève La nation arabe, multiplia les contacts avec les chefs de partis nationalistes des trois pays et les leaders étudiants pour leur insuffler un esprit commun, avec un succès indéniable. A la fin des années 1930, l’existence d’un nationalisme à trois étages (watan, qawmiya et ‘oumma) était un fait incontesté, mais de plus l’étage maghrébin s’insérait entre l’étage territorial (algérien, tunisien ou marocain) et l’étage arabe, à la fois parce que les trois pays connaissaient le même type de nationalisme et parce que la domination coloniale française y avait ajouté un facteur de solidarité supplémentaire.

Cette communauté de nationalisme se maintint pendant la Deuxième guerre mondiale et fut renforcée par la création en 1945 de la Ligue arabe au Caire, auprès de laquelle les partis nationalistes des trois pays allèrent demander de l’aide, et formèrent en 1948 un Comité de libération du Maghreb arabe dirigé par l’émir rifain Abd-el-Krim (revenu de sa longue captivité à l’île de la Réunion), et signèrent un pacte d’unité d’action en 1954, promettant de lutter ensemble jusqu’à l’indépendance des trois pays. A cette date, on pouvait donc supposer que les trois Etats resteraient unis dans la paix comme ils l’avaient été dans la lutte anticolonialiste. Mais ce n’est pas ce qui arriva.

Apogée et déclin de la notion de Maghreb arabe pendant la guerre d’indépendance algérienne

C’est dans le milieu estudiantin que l’idée d’unité maghrébine connut sa première déception. L’association estudiantine la plus anciennement politisée, l’AEMNA de Paris, était dirigée après la guerre par une alliance permanente des partis nationalistes radicaux des trois pays : le Néo-Destour tunisien, l’Istiqlal marocain et le MTLD algérien [14]. Le projet de former une organisation étudiante maghrébine était à l’ordre du jour : l’Union maghrébine des étudiants musulmans (UMEM), subdivisée en trois fédérations nationales. Ce projet fut de nouveau formulé en 1947 et en 1950. Or le congrès constitutif prévu pour 1952 n’eut pas lieu ; une conférence réunie à Alger en juillet 1952 en rédigea la constitution, mais resta sans suite. Puis les étudiants tunisiens, de plus en plus engagés dans la lutte pour l’indépendance de leur pays, fondèrent en juillet 1953 l’Union générale des étudiants tunisiens (UGET), et invitèrent leurs camarades des deux autres pays à suivre leur exemple, avant de former une confédération nord-africaine des étudiants. En conséquence, l’Union générale des étudiants musulmans algériens (UGEMA) fut créée à Paris le 14 juillet 1955, puis l’Union nationale des étudiants marocains (UNEM), elle-même fondée à la conférence d’Ifrane en 1956, décida d’appeler à sa création le 1er janvier 1957 : le congrès constitutif de la Confédération nord-africaine des étudiants siégea à Tunis du 31 décembre 1957 au 1er janvier 1958.

Mais déjà, l’ouverture de négociations particulières entre la France et les nationalistes tunisiens en 1954, puis marocains en 1955, avait affaibli la solidarité maghrébine, au grand mécontentement de Salah Ben Youssef [15] pour la Tunisie et de l’émir Abd-el-Krim pour le Maroc. En effet, le Néo-Destour de Bourguiba participa à la négociation avec la France proposée par Pierre Mendès France le 31 juillet 1954, et qui aboutit après son remplacement par Edgar Faure aux conventions franco-tunisiennes du 3 juin 1955 remplaçant le protectorat par un régime d’autonomie, lesquelles furent appliquées à partir du 13 septembre 1955. Puis, après l’insurrection du 20 août 1955 au centre du Maroc, le gouvernement d’Edgar Faure décida d’appliquer le plan de paix défini par la conférence d’Aix-les-Bains du 22 au 28 août : faire partir le sultan fantoche Ben Arafa et s’entendre avec le sultan exilé à Madagascar Mohammed Ben Youssef, qui arriva à Paris et accepta le 6 novembre la formation d’un gouvernement marocain chargé de conduire des négociations destinées à « faire accéder le Maroc au statut d’État indépendant uni à la France par les liens permanents d’une interdépendance librement consentie et définie ». Les négociations commencées le 5 février 1956 entre le gouvernement de Si Bekkaï et celui de Guy Mollet aboutirent à la reconnaissance de l’indépendance le 2 mars, puis un traité d’alliance et d’amitié fut signé le 29 mai 1956. De même la Tunisie de Bourguiba obtint le 20 mars 1956 la reconnaissance de son indépendance et signa le 15 juin une convention diplomatique.

Les chefs du FLN, au Caire comme à Alger, avaient misé sur une victoire de Salah Ben Youssef en guerre contre Bourguiba depuis janvier 1956 en Tunisie, et au Maroc sur l’Armée de libération marocaine formée au Maroc espagnol qui était entrée en action le 1er octobre 1955, mais leurs espoirs furent déçus par la consolidation des nouveaux Etats indépendants.

Et pourtant, les chefs du FLN algérien surmontèrent leur déception, et l’appui diplomatique qu’ils reçurent de la Tunisie et du Maroc émancipés les rassura. Dans la plate-forme du Congrès de la Soummam (20 août 1956), le chef politique du FLN d’Alger Abane Ramdane présentait comme un échec de la France sa politique de division des Maghrébins, en rappelant que « la poussée révolutionnaire nord-africaine, malgré l’absence d’une stratégie politique commune en raison de la faiblesse organique de ce qu’a été le Comité de libération du Maghreb, a acculé le colonialisme français à improviser une tactique défensive hâtive » (...) et que « le rythme de l’évolution de la crise marocaine, l’entrée en lutte armée des montagnards venant renforcer la résistance citadine, et surtout la pression de la révolution algérienne ont été parmi les facteurs les plus déterminants du revirement de l’attitude officielle française et de l’indépendance marocaine » [16]. Puis les négociations secrètes entre les chefs extérieurs du FLN et les émissaires socialistes du président du Conseil Guy Mollet semblèrent ouvrir la voie à une solution politique imminente qui devait être proclamée par les gouvernements tunisien et marocain sur la base d’une confédération maghrébine à Tunis, mais l’interception par la France de l’avion marocain qui transportait les délégués algériens le 22 octobre 1956 y mit fin soudainement, provoquant une crise de confiance et une forte tension entre la France et ses deux anciens protectorats.

On peut néanmoins douter que la direction intérieure du FLN créée par le Congrès de la Soummam, et contestée par les dirigeants extérieurs basés au Caire, ait été profondément mécontente de cet événement imprévu qui les débarrassait de ses rivaux. En tout cas, les Mémoires de Lakhdar Ben Tobbal, chef de la wilaya II (Nord-Constantinois), ne cachent pas son soulagement : « Il était question que tous deux, Marocains et Tunisiens, allaient jouer le rôle d’intermédiaires avec la France et qu’ils tenteraient de régler le problème algérien. Nous tremblions devant une telle perspective et priions Dieu pour que cette réunion échoue. Je continue à penser que si elle avait réussi, ç’aurait été la plus grande catastrophe pour la révolution ». Quand il apprit le détournement par les Français vers Alger de l’avion marocain transportant les cinq chefs de la délégation extérieure, le 22 octobre 1956, il rendit grâce à Dieu : « La révolution est sauvée. C’est encore une bêtise politique que vient de commettre la France » [17]. C’est pourquoi l’arrestation de Mohammed Boudiaf, Ahmed Ben Bella, Mohammed Khider et Hocine Aït-Ahmed ne changea provisoirement rien dans les relations entre les chefs du FLN de l’intérieur et les dirigeants tunisiens et marocains.

Au contraire, avant et après la « bataille d’Alger », la direction du FLN réfugiée de l’intérieur à l’extérieur en 1957 misa plus que jamais sur la solidarité maghrébine pendant un an. La preuve éclatante de ce fait se trouve dans la collection d’El Moudjahid, organe central du FLN algérien, publié à Alger puis à Tétouan et enfin à Tunis, et rééditée en trois volumes à Belgrade en 1962. Dans ces trois volumes d’épaisseur égale, j’ai photocopié toutes les pages qui parlaient du Maghreb, soit 99 pages dans le tome 1 (n° 1 à 29), 20 p. dans le tome 2 (du n° spécial du 19 septembre 1958, suivi par le n° 30, au n° 60), et enfin 7 p. dans le tome 3 (n° 61 à 91). Ce décompte prouve incontestablement que le FLN a misé sur la solidarité maghrébine pendant un an, durant lequel ce thème n’est absent d’aucun numéro. Le bombardement de Sakiet-Sidi-Youssef par l’aviation française le 8 février 1958, ouvrant une crise majeure entre la Tunisie et la France, imposait plus que jamais une solidarité maghrébine totale. Mais à partir de juin 1958, après le retour au pouvoir du général de Gaulle, on voit apparaître une inquiétude pour le maintien de cette solidarité maghrébine affirmée par la Tunisie et la Maroc à la conférence de Tanger le 30 avril précédent, au moment où les gouvernements tunisien et marocain acceptent de négocier l’évacuation progressive des garnisons françaises, et où la Tunisie autorisa la France à construire un oléoduc d’Edjeleh au golfe de Gabès. Crainte d’abord niée dans le n° 25 du 13 juin 1958, qui lance un appel aux armes aux Maghrébins ; puis l’inquiétude s’exprime plus nettement après la conférence maghrébine de Mahdia dans le n° 26 du 4 juillet 1958, qui dénonce les "menaces contre le Maghreb" ; et enfin la protestation contre l’accord franco-tunisien sur l’acheminement du pétrole saharien d’Edjeleh par le port tunisien de La Skhira s’affiche très clairement dans les n° 27 du 22 juillet, 28 du 22 août, et 29 du 17 septembre 1958.

Les articles sur le congrès constitutif de la Confédération nord-africaine des étudiants (Tunis, 20-23 août 1958) et sur la première réunion du Secrétariat permanent du Maghreb arabe à Tunis du 30 août au 1er septembre 1958 ne sont là que pour masquer la profonde déception des dirigeants du FLN, que traduit aussitôt après la proclamation du GPRA la disparition presque totale du thème de l’unité maghrébine. Non que le GPRA aurait pu rompre avec les gouvernements tunisien et marocain aussi longtemps qu’il aurait besoin d’utiliser leurs territoires. Mais on voit très nettement que le thème de l’unité maghrébine disparaît, et qu’il est remplacé par une place accrue accordée à la solidarité du monde arabe dans son entier (panarabisme) et à celle du continent africain (panafricanisme). La foi maghrébine a donc disparu presque d’un seul coup. On la trouve encore exprimée à la fin de la guerre par l’Association des étudiants musulmans nord-africains (AEMNA) à Paris [18], mais celle-ci fut affaiblie par son attitude de plus en plus critique envers les gouvernements des trois pays désormais tous indépendants, et elle allait ainsi vers sa disparition.

Les conflits post-coloniaux après les indépendances

Ce constat a été renforcé à la fin de la guerre par les convoitises des Etats voisins sur les riches territoires sahariens. La Tunisie de Bourguiba - après l’échec de son entretien du 27 février 1961 avec De Gaulle - avait préféré tenter d’imposer à la France l’évacuation de la base aéro-navale de Bizerte et une modification de sa frontière saharienne jusqu’à la borne 233, en profitant de l’impasse des négociations avec le FLN durant l’été 1961 (au prix de lourdes pertes tunisiennes, surtout à Bizerte du 18 au 22 juillet 1961). Mais le Maroc attendit la fin de la guerre pour essayer de déplacer sa frontière méridionale fixée par la France à son désavantage, et contestée par le principal parti au pouvoir, le parti de l’Istiqlal d’Allal-el-Fassi et Ahmed Balafrej qui revendiquait l’ouest du Sahara algérien et la Mauritanie entière au nom d’arguments historiques. Le gouvernement marocain ne faisait pas de cette revendication un préalable au soutien qu’il accordait au FLN, mais il n’y renonçait pas non plus. Les nationalistes marocains en lutte contre la France depuis 1953 avaient accueilli les partisans du FLN algérien dans leur base de Nador au Maroc espagnol, puis les avaient laissés installer leurs propres bases dans le Maroc devenu indépendant jusqu’à Oujda, mais l’Armée de libération marocaine avait continué son combat vers le sud en attaquant les troupes espagnoles dans l’enclave d’Ifni (sud marocain) en octobre 1957 puis au Sahara espagnol, en recrutant des nomades Regueibat. En février 1958, une opération militaire franco-espagnole appelée Ouragan (partie espagnole) et Ecouvillon (partie française) y balaya l’ALN marocaine, puis un accord hispano-marocain conclu en avril 1958 transféra au Maroc le territoire de Tarfaya situé au sud de l’oued Draa tout en laissant à l’Espagne le reste de son Sahara et l’enclave d’Ifni. Mais plus au nord, en juin 1958, l’armée royale marocaine bloqua le passage des troupes de l’ALN vers l’Algérie en exigeant la reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur les régions sahariennes du Touat, du Gourara et du Tidikelt [19].

Les arguments marocains n’étaient d’ailleurs pas sans valeur historique, parce que le Sahara occidental était sous influence marocaine au moins depuis le milieu du XIème siècle, depuis que les Almoravides venus du désert mauritanien avaient conquis le Maroc et fondé Marrakech au nord, et détruit l’empire du Ghana au sud ; puis le sultan saadien Ahmed-el-Mansour avait suivi la vallée de la Saoura descendant de l’Atlas marocain en 1591 pour aller conquérir l’empire Songhaï de Gao, et enfin le sultan alaouite Moulay Ismaïl avait suivi la même voie pour reprendre le même territoire un siècle plus tard, entre 1670 et 1727. L’influence marocaine restait sensible dans la vallée de l’oued Saoura jusqu’à ce que les Français l’occupent à partir de 1900 [20]. Plus à l’ouest, les frontières qui séparent aujourd’hui la Mauritanie et l’Algérie du Maroc n’existaient pas avant d’être fixées par la France : l’oasis de Tindouf était considérée comme marocaine avant d’être occupée par les Français et rattachée à leur domaine saharien en 1934 [21]. Le cheikh Ma-el-Aïnin, fils du fondateur de la confrérie soufie Fadiliya, était né à Oualata (Maurétanie), mais il suivit l’exemple des Almoravides en remontant vers le nord pour combattre la pénétration française et espagnole au Maroc : il s’installa d’abord à Smara (au cœur du Sahara dit espagnol) puis à Tiznit dans le sud marocain. Vaincu par les Français en 1910, il fut enterré à Tiznit et remplacé par son fils Ahmed El-Hiba qui se fit proclamer sultan du Maroc à Marrakech en 1912 mais qui fut lui aussi vaincu peu après par les Français, et il continua la lutte à partir de Kerdous (dans l’anti-Atlas) jusqu’à sa mort en 1919. Le frère de celui-ci, Merebbi Rebbo, y continua sa résistance jusqu’en 1934.

Pour autant, le Maroc ne possédait pas une frontière fixe dans ces vastes régions arides, qui appartenaient à la zone d’influence de l’Etat marocain, le bled es-siba (pays de la dissidence) dont l’étendue variait sans cesse en fonction de l’autorité et du dynamisme de chaque sultan. La France, tout en prétendant protéger le Maroc, préféra lui enlever son arrière-pays saharien en annexant toutes les régions comprises entre Colomb-Béchar (sur l’oued Saoura) et Saint-Louis du Sénégal (chef-lieu de la Mauritanie) via Tindouf, au nom de l’unité de son empire africain.

C’est pourquoi le problème de l’inclusion de l’espace saharien dans l’espace algérien fut d’abord un problème politique français, avant de devenir un point essentiel de la négociation franco-algérienne, et enfin, un problème algéro-marocain.

Du Sahara français au Sahara algérien

Au milieu des années 1930, la France dominait militairement et politiquement presque tout l’espace saharien ; les frontières qu’elle y traçait étaient des frontières administratives arbitraires qui rattachaient des territoires presque vides à des territoires plus peuplés situés au sud ou au nord du grand désert. Les territoires conquis à partir des départements algériens (soumis au régime civil depuis 1870) étaient des territoires militaires, créés en 1902 sous le nom de Territoires du sud et organisés en 1905 en quatre territoires distincts (ceux de Aïn-Sefra, de Ghardaia, de Touggourt, et d’Ouargla) dont l’administration centrale siégeait à Alger. Puis après la Deuxième guerre mondiale, le Statut de l’Algérie voté en 1947 préconisa le rattachement de ces territoires sahariens au reste de l’Algérie tout en en différant la réalisation. C’est seulement en août 1957 que les anciens territoires furent regroupés en deux nouveaux départements, ceux de la Saoura à l’ouest, et des Oasis à l’est, placés sous l’autorité d’un ministre du Sahara. Les régions des Territoires du sud situées au nord de l’Atlas saharien (régions de Aïn-Sefra à l’ouest et de Djelfa au centre) en furent détachées pour être intégrées aux nouveaux départements algériens. Mais, comme les responsables français hésitaient encore, surtout après les découvertes pétrolières de 1956 au Sahara, de nombreux experts avaient préconisé de créer une Organisation commune des régions sahariennes (OCRS) regroupant les régions sahariennes des territoires voisins du désert, au nord et au sud, pour en accélérer la mise en valeur économique au profit de la plus grande France. Cette organisation devant regrouper les territoires sahariens de l’Algérie, de la Mauritanie, du Soudan, du Niger et du Tchad, fut instituée le 1er janvier 1957, sous l’autorité du Ministre du Sahara, délégué général de l’OCRS.

Quand le général de Gaulle annonça une nouvelle politique algérienne de la France par son discours sur l’autodétermination du 16 septembre 1959, il prit soin de limiter cette annonce aux douze départements algériens du nord, et même l’ouverture de négociations avec le GPRA en 1961 n’y changea rien. Une note de son conseiller Bernard Tricot au ministre des affaires algériennes Louis Joxe, datée du 10 avril 1961, présentait un « essai de définition d’une position française sur le Sahara », affirmant que « la souveraineté algérienne ne serait fondée ni au regard de l’histoire et de la géographie, ni au regard du droit », et préconisant « l’institution d’une Communauté groupant des Etats en tant que voisins, exploitants ou clients » ; cette solution exigeait « que l’autodétermination ne s’applique pas aux départements des Oasis et de la Saoura. Le règlement dans le sens suggéré ne peut résulter que d’une conférence internationale postérieure à l’autodétermination » [22]. Et peu après le ministre Louis Joxe, dans ses instructions datées du 2 mai 1961 à la délégation française, adoptait la même position : « Nous estimons que la question de la souveraineté sur ce territoire ne doit pas être posée. (...) Au demeurant, si nous dissocions le problème du Sahara de celui de l’Algérie, c’est parce que leur nature est d’essence différente. En Algérie, il s’agit d’un problème humain que nous règlerons par la voie de l’autodétermination. La même solution ne peut s’appliquer à un territoire vide d’hommes où le problème essentiel est celui de la mise en valeur et de l’utilisation des richesses naturelles. Sur ce dernier point, la France admet qu’elle soit assurée par un organisme international constituée par elle-même et par les riverains » [23].

La question du Sahara fut abordée pour la première fois dans la quatrième séance des négociations d’Evian, le 28 mai 1961. Interrogé sur ce point par Saad Dahlab, Louis Joxe répondit : « Le problème du Sahara est d’une nature différente du problème de l’Algérie. Le seul lien qui ait jamais existé entre les départements sahariens et les départements algériens a été créé par la souveraineté française (...) D’autre part ce problème du Sahara intéresse de nombreux Etats. Nous sommes prêts à en discuter avec eux, et d’abord avec l’Algérie lorsqu’elle sera devenue un Etat. Toutefois, dès maintenant, il est possible d’envisager la discussion de certains problèmes relatifs au Sahara qui concernent les rapports directs de la France et du futur Etat algérien » (p 172). Saad Dahlab répliqua : « l’Algérie est pour nous celle que nous avons appris à connaître dans les écoles française (sic). Il ne nous est pas possible d’admettre qu’elle se limite à 12 [24] départements et ce serait un résultat extraordinaire de la guerre d’Algérie que d’aboutir à l’amputation de toute la partie sud de l’Algérie » (« des quatre cinquièmes », précisa Ahmed Boumendjel) (p 173). Ainsi la négociation s’engagea à fronts renversés, le GPRA attribuant à la France elle-même - et à juste titre - la définition du territoire de l’Algérie qu’il revendiquait.

A l’ouverture de la séance suivante, le 29 mai, Belkacem Krim résuma les garanties fondamentales de l’autodétermination en déclarant notamment « que le Sahara, partie intégrante de l’Algérie, fait partie du territoire sur lequel s’exercera l’autodétermination » (p 177). Puis la sixième séance (du 31 mai 1961) fut presque entièrement consacrée à l’exposé et à la discussion de la thèse française sur le Sahara (pp 194-207), et la septième (celle du 2 juin) à l’exposé de la thèse algérienne par Ahmed Boumendjel [25]. En sa qualité d’ancien délégué de l’Union démocratique du Manifeste algérien (UDMA) à l’Assemblée de l’Union française, celui-ci démontra magistralement que la thèse du Sahara français (et non algérien) rompait avec toute l’évolution antérieure de la politique algérienne de la France depuis 1830, qu’elle avait été combattue par tous les élus de l’Algérie dans les deux collèges de 1948 à 1956, et que son adoption tardive par le Parlement français était une tentative de conserver la clé de voûte de l’Afrique française au moment où la décolonisation la mettait en danger. Mais Louis Joxe démontra, également à juste titre, la faiblesse de sa démonstration de l’algérianité du Sahara précolonial. Enfin la huitième séance (celle du 3 juin) commença par un exposé synthétique de Saad Dahlab sur le même sujet. Dans les séances suivantes, les positions des deux parties furent plusieurs fois réaffirmées par Louis Joxe et par Belkacem Krim, avant que le premier demande l’ajournement de la suite des négociations.

Dans la deuxième session de la conférence tenue à Lugrin (du 20 au 28 juillet 1961), survenant peu après l’affrontement franco-tunisien à Bizerte et sur la frontière saharienne des deux Etats (18-22 juillet), les deux parties ne firent que répéter leurs thèses contradictoires sur le Sahara, et l’ajournement sine die fut prononcé à la demande du GPRA.

Le général de Gaulle envisagea toutes les solutions possibles sans un accord avec celui-ci, puis il se décida à céder sur le principal point de désaccord dans sa conférence de presse du 5 septembre 1961. Il y reconnut pour la première fois l’appartenance du Sahara à l’Algérie : « Dans le débat franco-algérien (...) la question de la souveraineté du Sahara n’a pas à être considérée, tout au moins elle ne l’est pas par la France. (...) Ce qui nous intéresse, c’est qu’il sorte de cet accord, s’il doit se produire, une association qui sauvegarde nos intérêts » [26]. C’était lever le principal obstacle qui avait bloqué la négociation, et permettre sa reprise qui aboutit aux accords des Rousses (19 février 1962) puis d’Evian (18 mars 1962), reconnaissant l’unité indissoluble de l’Algérie et du Sahara algérien. En conséquence, l’OCRS fut dissoute par un décret du 26 mai 1963 [27]. C’était une victoire du FLN, qui l’avait obtenue paradoxalement en revendiquant les frontières algériennes définies antérieurement par les conquérants français, et non l’héritage des Turcs d’Alger (dont l’autorité n’avait jamais dépassé Touggourt et Ouargla dans le nord-est du Sahara depuis 1552, et ne dépassait guère Biskra en 1830). Ainsi l’Algérie révolutionnaire et progressiste avait revendiqué et obtenu l’héritage de l’impérialisme colonial français [28].

L’interminable conflit algéro-marocain

Le roi Hassan II et le président du GPRA Ferhat Abbas avaient signé à Rabat le 6 juillet 1961 un accord par lequel ils renvoyaient après l’indépendance la solution de leurs problèmes frontaliers. Le roi, qui avait plus d’une fois réclamé comme son père Mohammed V le retour à Rabat des dirigeants du FLN capturés par les Français le 22 octobre 1956, et notamment en octobre 1961 à l’occasion de leur grève de la faim, leur fit bon accueil le 19 mars 1962, et il laissa Ben Bella et Boumedienne utiliser son territoire dans leur conflit contre le GPRA. Mais ensuite, il attendit en vain des concessions algériennes sur la question de leur frontière commune.

Dès le référendum du 1er juillet 1962 sur l’indépendance de l’Algérie, des bulletins de vote à Tindouf avaient exprimé un « oui à l’indépendance, mais nous sommes marocains », et l’armée marocaine tenta d’avancer vers Tindouf et Béchar. Le parti de l‘Istiqlal, représenté dans le gouvernement marocain, republia en mars 1963 sa carte du grand Maroc annexant le tiers du Sahara algérien, la Mauritanie entière et une partie du Mali. Quant à Mehdi Ben Barka, ancien leader de l’aile gauche de l’Istiqlal et fondateur de l’Union nationale des forces populaires, il fut accusé de complot contre le roi et dut s’exiler en Algérie où il fut très bien accueilli en juillet 1963. La tension monta entre les deux Etats qui expulsèrent leurs ressortissants des régions frontalières, et le président Ben Bella accusa le Maroc de collusion avec la rébellion kabyle. Au début d’octobre 1963 la guerre éclata aux environs de Tindouf et de Figuig, et elle dura plus d’un mois, jusqu’au 5 novembre, faisant quelques centaines de morts surtout algériens. L’armée marocaine eut le dessus, mais l’intervention diplomatique de l’Organisation de l’Unité Africaine profita à l’Algérie, qui bénéficia du principe de l’intangibilité des frontière coloniales en Afrique, proclamé par l’OUA fondée à Addis-Abeba le 25 mai 1963 par l’empereur d’Ethiopie Haïlé Sélassié. Un cessez-le-feu fut signé en février 1964 et les prisonniers libérés en avril. Le Maroc était - avec l’Ethiopie elle-même [29] - le grand perdant de ce principe nouveau qui condamnait ses revendications à l’échec en légitimant les frontières coloniales [30].

Le roi Hassan II se résigna en reconnaissant la Maurétanie en 1969, et en signant un traité reconnaissant sa frontière avec le président algérien Boumedienne le 15 juillet 1972. Mais trois ans plus tard, le retrait de la souveraineté de l’Espagne sur sa possession saharienne ramena les deux Etats à la guerre.

Pourquoi cela ? Parce que la découverte de ressources minières considérables, principalement les phosphates, sur le territoire du « Sahara espagnol », s’ajoutant à la pêche côtière, avait créé la possibilité d’une existence indépendante pour celui-ci, et motivé l’apparition de mouvements indépendantistes, bénéficiant de la reconnaissance du droit à l’autodétermination du territoire par l’Assemblée générale de l’ONU depuis décembre 1965. Et parce que le prestige du roi, affaibli par sa rupture avec son opposition de gauche (Ben Barka, enlevé à Paris en 1965), par sa violente répression des émeutes des 22-23 mars 1965 à Casablanca et par des tentatives de coup d’Etat militaires en 1971 et 1972, n’était plus ce qu’il était au temps de son père Mohammed V [31]. Mais les partisans de l’indépendance étaient opposés à ceux d’un rattachement au Maroc, lequel ne renonçait pas à revendiquer ce qu’il estimait être son droit, après avoir obtenu de l’Espagne la restitution d’Ifni en 1969. En mai 1973, un nouveau mouvement intitulé (en espagnol) Front populaire de libération de la Seguia el Hamra et du Rio de Oro (ou Front Polisario) est créé en territoire mauritanien et passe à l’attaque contre l’armée espagnole. Le roi du Maroc encourage alors la création d’un Front de libération et de l’unité pro-marocain, et en 1975 l’Espagne autorise un Parti de l’union nationale sahraoui qui se rallie rapidement au Maroc.

Cependant, le Maroc ne se rallie pas à la solution d’autodétermination prônée par l’ONU et acceptée par l’Espagne en août 1974, parce qu’il n’est plus sûr de pouvoir compter sur le soutien de la majorité de la population. Il demande donc l’arbitrage de la Cour internationale de justice en septembre, et en octobre, lors du sommet de l’OUA à Rabat, le Maroc et la Mauritanie - qui s’étaient rapprochés depuis 1972 - concluent oralement un accord secret de partage du territoire. Mais le 13 décembre 1974, l’Assemblée générale de l’ONU adopte la résolution 3292 qui réaffirme le droit à l’autodétermination du Sahara espagnol, demande à la Cour internationale de Justice d’émettre un avis consultatif sur le statut et les liens juridiques du territoire et mandate une mission de visite dans ce territoire. Celle-ci présente son rapport à l’ONU le 15 octobre 1975 et conclut à un « consensus écrasant parmi les Sahraouis vivant sur le territoire en faveur de l’indépendance et en opposition à l’intégration avec tout pays voisin ». Et le 16 octobre, la Cour internationale de justice rend son avis, selon lequel les liens antérieurs de certaines tribus avec le Maroc ou la Maurétanie ne sont pas de nature à entraver « l’application du principe d’autodétermination grâce à l’expression libre et authentique de la volonté des populations du territoire ».

Aussitôt, le Maroc organise une « marche verte » de 500.000 volontaires marocains vers sa frontière méridionale, qui est désavouée par le Conseil de sécurité de l’ONU mais qui renforce l’autorité du roi Hassan II [32] et convainc l’Espagne de négocier avec lui. Le 14 novembre 1975, le gouvernement espagnol signe avec le Maroc et la Maurétanie un accord qui attribue les deux tiers du territoire au premier, et le tiers sud au second. L’Espagne obtient des concessions pour les phosphates de Bou Kraa et la pêche, mais les populations locales ne sont pas consultées et le Front Polisario condamne ces accords. Les 10 et 11 décembre 1975, l’Assemblée générale de l’ONU adopte d’abord par 88 voix la résolution 3458-A, qui approuve le rapport de la mission de visite et les conclusions de la Cour internationale de justice, notamment la mise en place d’un référendum sur l’autodétermination, et prie toutes les parties concernées « de mettre fin à toute action unilatérale ou autre qui outrepasserait les décisions de l’Assemblée générale relatives au territoire ». Mais aussi une autre résolution assez contradictoire, la 3458-B, votée par 42 Etats, qui prend acte de l’accord tripartite (Espagne, Maroc, Mauritanie) du 14-11-75 et consacre le principe de l’autodétermination sous l’égide de l’O.N.U [33].

L’Algérie avait envisagé un moment d’accepter ce partage, selon l’accord entre le roi Hassan II et le ministre des Affaires étrangères algérien Abdelaziz Bouteflika qui avait été annoncé le 4 juillet 1975, par lequel l’Algérie accepterait de laisser les mains libres au Maroc au Sahara occidental en échange de la ratification par celui-ci de l’accord sur la frontière de 1972. Mais le président Boumedienne, qui s’était prononcé pour un « Maghreb des peuples » [34] fondé sur l’autodétermination dans son discours aux cadres de la nation du 19 juin 1975, soumit le débat au Conseil de la Révolution, puis désavoua son ministre et décida de défendre le droit du peuple sahraoui à un référendum d’autodétermination et la représentativité du Front Polisario. Au contraire, la France, dont le président Valéry Giscard d’Estaing avait pourtant rendu visite à l’Algérie du 3 au 6 mai 1975, approuva l’accord de Madrid, signé le 14 novembre, par lequel l’Espagne acceptait de laisser la place au Maroc au nord, et à la Mauritanie au sud [35]. Et le 4 décembre, à la commission de décolonisation de l’ONU, la France vota pour le texte approuvant l’accord de Madrid et demandant une consultation organisée sous le contrôle du Maroc et de la Mauritanie, en présence d’un observateur des Nations Unies. Ce vote confirma les soupçons algériens, même si le 10 décembre, à l’Assemblée générale, la France vota en faveur des deux résolutions concurrentes proposées par l’Algérie et par les partisans de la thèse maroco-mauritanienne. Malgré cette ambiguïté, l’Algérie estima qu’elle devait défendre la liberté du peuple sahraoui contre la coalition maroco-mauritanienne soutenue par la France, et la guerre qui se déclencha dès les premiers jours de 1976 prit très vite le caractère d’un affrontement indirect franco-algérien, jusqu’à la mort du président Boumedienne à la fin de 1978.

L’Algérie accueillit sur son territoire, dans les environs de Tindouf, les nombreux réfugiés Saharaouis qui fuyaient les envahisseurs, et reconnut en février 1976 la République arabe saharaouie démocratique (RASD) dès sa proclamation [36]. Elle lui fournit des armes, après avoir affronté directement l’armée marocaine à Amgala (du 27 au 29 janvier 1976, et de nouveau le 14 février). En mars, la Maroc et la Mauritanie rompirent leurs relations diplomatiques avec l’Algérie. La France, tout en approuvant l’accord de Madrid, prétendit n’apporter « aucune aide spéciale au Maroc dans le conflit » et respecter l’option socialiste de l’Algérie au début de février 1976 [37]. Elle manifesta cependant une « solidarité discrète » au Maroc par des ventes d’armes à des conditions généreuses et par la formation d’officiers marocains. Au contraire, elle aida la Mauritanie, qui avait obtenu un partage du Sahara ex-espagnol avec le Maroc, à se défendre contre les attaques du Front Polisario soutenu par l’Algérie, et dut intervenir pour protéger les 3.000 à 4.000 Français participantàl’exploitationdesminesde fer de Zouérate (ex-Fort Gouraud). Le 1er mai 1977, deux Français y furent tués et six autres enlevés. En réponse, des avions d’observation français basés à Dakar surveillèrent le territoire mauritanien. Le 25 octobre, l’enlèvement de deux cheminots français entraîna l’installation d’avions d’attaque Jaguar à la base de Dakar-Yoff. Ces avions intervinrent contre les colonnes sahraouies les 12, 13 et 18 décembre 1977 à titre punitif, puis les 3 et 5 mai 1978 à titre préventif. L’aide française permit d’éviter à la Mauritanie un désastre militaire, mais après le renversement du président Mokhtar Ould Daddah par un coup d’Etat militaire le 10 juillet 1978, celle-ci préféra se retirer de la guerre en signant un traité de paix avec la RASD le 5 août 1979. La partie sud du territoire sahraoui fut aussitôt récupérée par le Maroc.

Après de nombreux revers militaires, à partir de 1980 celui-ci réussit à refouler les troupes et la population fidèles à la RASD vers le territoire algérien en construisant successivement trois lignes fortifiées, inspirés par les barrages frontaliers français de la guerre d’Algérie (lignes Pédron, Morice et Challe). Un cessez-le-feu fut signé le 6 septembre 1991, mais aucune solution politique n’a été trouvée depuis, et la RASD réduite à une petite partie de son territoire et à de nombreux camps de réfugiés installés près de Tindouf en territoire algérien, maintient ses revendications face au Maroc sans pouvoir le refouler. Elle est devenue en quelque sorte l’équivalent de l’OLP et du Hamas pour le peuple palestinien, sans avoir les moyens d’une victoire contre l’armée marocaine. Mais elle poursuit contre le Maroc une action diplomatique très active, et elle a obtenu en 1984 son exclusion de l’Organisation de l’unité africaine (OUA).

Un des principaux facteurs de l’affaiblissement de la RASD fut la volonté du nouveau président algérien, Chadli Bendjedid, de se réconcilier avec la France et même avec le Maroc, en rencontrant officiellement le roi Hassan II le 26 février 1983 et le 4 mai 1987, puis en rétablissant les relations diplomatiques algéro-marocaines le 16 mai 1988 et en accueillant à Zéralda en juin 1988 une réunion des cinq dirigeants maghrébins (y compris ceux de la Libye et de la Mauritanie) pour préparer une union du Grand Maghreb arabe, et en acceptant comme le Maroc et la RASD un plan de paix proposé par l’ONU le 30 août 1988, enfin en signant l’accord de cessez-le-feu du 6 septembre 1991 et en rouvrant les frontières algéro-marocaines. Après la démission du président Chadli en janvier 1992, la nomination à la tête de l’exécutif algérien de Mohammed Boudiaf, réfugié depuis 1963 au Maroc, semblait pouvoir favoriser la normalisation des relations algéro-marocaines, mais son assassinat y mit fin. La frontière algéro-marocaine fut de nouveau fermée à partir de 1994, et la reprise de la guerre n’est toujours pas écartée. Les éditeurs de cartes routières ont renoncé à indiquer le tracé exact de la frontière au sud-ouest de Figuig, voire au sud du tracé fixé en 1845 par le traité de Maghnia.

L’ONU avait proposé sa médiation, les dirigeants du Maroc et de la RASD s’étaient rencontrés, mais sans parvenir à un accord. En dépit du cessez-le-feu, des prisonniers de guerre sont restés détenus des deux côtés durant plus de 25 ans, les prisonniers marocains restant en territoire algérien près de Tindouf, comme en a témoigné le capitaine aviateur Ali Nadjab, (abattu le 10 septembre 1978 et libéré par échange le 1er septembre 2003). Selon les témoignages d’anciens prisonniers marocains du Front Polisario libérés après une très longue captivité en 2005, ces prisonniers auraient été soumis à des prises de sang forcées [38]. La guerre, officiellement suspendue depuis plus de trente ans, continue sous d’autres formes. Ses victimes se comptent certainement en milliers de morts dans chaque camp.

Quelles leçons peut-on tirer de ces événements désastreux ? On peut sans doute critiquer de la part du Maroc l’extension de son territoire par un simple accord avec l’ancienne puissance coloniale, fondée sur des arguments historiques invoqués sans se soucier de la volonté présente de la population saharienne. Ses dirigeants ont ainsi renouvelé l’erreur commise par Bismarck en annexant l’Alsace-Lorraine en 1871, et anticipé celle répétée par Vladimir Poutine en Ukraine en 2022. Mais on peut aussi estimer que l’Algérie, qui avait récupéré le Sahara en 1962 sans référendum particulier dans le cadre des frontières que la France avait fixées unilatéralement sans souci des intérêts marocains, était mal placée pour faire la leçon au Maroc, d’autant plus que son désintéressement n’était peut-être pas aussi incontestable que le président Boumedienne le prétendait le 19 juin 1975 [39].

Peut-on dire aussi, comme le chef de l’Etat algérien l’affirmait à cette date, que le « Maghreb des peuples » allait remplacer le Maghreb des Etats ? En réalité, ce Maghreb des peuples n’a jamais existé, car aucune souveraineté maghrébine n’est apparue au-dessus de celle des Etats. Les mouvements nationalistes des trois pays étaient restés solidaires contre la domination française aussi longtemps que celle-ci leur refusait l’indépendance, mais cette solidarité a cessé d’aller de soi quand la Tunisie puis le Maroc ont accepté de négocier séparément avec la France en 1954 et 1955. Le FLN algérien est alors devenu le plus ferme partisan de la solidarité maghrébine, mais il a cessé d’y croire dès le deuxième semestre de 1958, et l’indépendance de l’Algérie en 1962 a logiquement mis fin à cette solidarité. Cette guerre a prouvé à quel degré de nullité en était arrivé l’idéal de l’unité maghrébine. Il faut bien constater, en effet, qu’elle a perdu toute réalité pour s’effacer presque totalement à partir de l’été 1958, sans pouvoir renaître ni en 1975 ni en 1991. Aujourd’hui le Maroc est encore plus isolé de ses voisins orientaux immédiats qu’il pouvait l’être avant 1912, et d’autant plus qu’il s’oriente depuis 2020 vers une reconnaissance de l’Etat d’Israël. Le Maghreb n’est rien de plus qu’une expression géographique, jusqu’à preuve du contraire.

On peut aussi remarquer que l’idéal de l’unité arabe, s’il continue de s’exprimer à travers la Ligue arabe, n’a jamais dépassé le stade d’une simple confédération d’Etats indépendants qui n’ont cédé aucune part de leur souveraineté à des instances communes : tous les efforts de Nasser puis de Kadhafi pour passer au stade d’une union ou d’une fédération n’ont abouti à aucun résultat durable. Cette incapacité de former une véritable union supérieure aux Etats souverains - et dont les chefs ne veulent rien céder de leur souveraineté - contraste très fortement avec la réalité du processus de l’unité européenne, même si cette unité pose d’autres problèmes sur lesquels les citoyens des Etats européens sont loin d’être tous d’accord.

Guy Pervillé

Sur le même sujet, voir aussi mon article « Géopolitique de l’Algérie » (2019) http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=435.

PS : Il faut lire le livre complet : "France-Algérie. De tragédies en espérance. Les grands entretiens d’Emmanuel Alcaraz", publié par les éditions Golias (mars 2024)avec Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Jean-Yves Camus, Dominique Casajus, Philippe Corcuff, Jean-Charles Jauffret, Paul Pandolfi, Guy Pervillé, Christian Renoux, Alain Ruscio, Oissila Saada, et autres contributions inédites.

[1] Voir notamment les premiers historiens arabophones algériens, Mubarak al Mili et Ahmed Tawfiq al Madani, qui s’efforçaient de combiner aux conceptions traditionnelles de l’historiographie arabo-islamique les apports des historiens modernes occidentaux, en les intégrant dans leur perspective engagée de formation d’une conscience nationale et religieuse. Voir Saadeddine Bencheneb, “Quelques historiens algériens modernes de l’Algérie”, Revue africaine, Alger, 1956, pp. 475-499, Mahieddine Djender, Introduction à l’histoire de l’Algérie, Alger, SNED, 1968, pp. 119-130, et Lemnouer Merrouche, “L’ancien et le nouveau dans l’ouvrage de M’barek al Mili, Histoire de l’Algérie dans les temps anciens et nouveaux”, Alger, Naqd, n° 11, printemps 1998, pp. 91-100, et Parcours d’intellectuels maghrébins, s.dir. Aïssa Kadri, Paris, Karthala et Institut Maghreb-Europe, 1999, pp. 193-201.

[2] Etat d’ignorance antérieur à la révélation de l’islam.

[3] Cité par Mabrouk Belhocine dans son introduction à la réédition de L’Algérie libre vivra, Sou’al n° 6, avril 1987, p. 133.

[4] Il existe en Orient une autre définition du nationalisme arabe, due à des intellectuels arabes chrétiens, fondée sur la langue et la culture arabes et non sur la religion islamique. Henry Laurens l’appelle « arabisme historique » ou « arabo-historicisme », et le distingue de l’arabo-islamisme, dans son livre Le royaume impossible, la France et la genèse du monde arabe, Paris, Armand Colin, 1990, pp. 163-167.

[5] Terminologie contestable dans la mesure ou la population des oasis du Sahara était en grande partie noire.

[6] Sur l’évolution de la notion de « berbérisme », voir notamment Ali Guenoun, La question kabyle dans le nationalisme algérien, 1949-1962. Préface d’Omar Carlier, postface de Mohammed Harbi. Paris, Editions du Croquant, janvier 2021, 511 p. et Yassine Temlali, La genèse de la Kabylie. Aux origines de l’affirmation berbère en Algérie (1830-1962), Alger, Barzakh, 2015, Paris, La Découverte, 2016. Et sur mon site : « Du berbérisme colonial au berbérisme anti-colonial, la transmission du thème de l’identité berbère des auteurs coloniaux français aux intellectuels nationalistes algériens » (2004), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=168 , et « Du nouveau sur le ‘berbérisme’ algérien » (2016), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=388 .

[7] Hamdan Khodja, Le Miroir, aperçu historique de la Régence d’Alger, réédition Alger, ANEP, 2005.

[8] Ce qui explique les débats contradictoires au sujet de l’existence d’un nationalisme algérien représenté par l’émir Khaled, petit-fils de l’émir Abd-el-Kader, entre les historiens Charles-Robert Ageron, Mahfoud Kaddache et Gilbert Meynier, tranchés par la découverte de la lettre adressée par l’émir au président Wilson en mai 1919. Voir “La pétition de l’émir Khaled au président Wilson”, texte publié et présenté par Charles-Robert Ageron dans la Revue d’histoire maghrébine n° 19-20, juillet 1980 ; réédité dans les oeuvres de Charles-Robert Ageron publiées par Gilbert Meynier aux Editions Bouchène, Genèse de l’Algérie algérienne, pp. 165-178. Texte reproduit et commenté dans mon recueil de textes L’Europe et l’Afrique de 1914 à 1974, Paris et Gap, Ophrys, 1994, pp. 25-35.

[9] Texte reproduit dans le recueil de Claude Collot et Jean-Robert Henry, Le mouvement national algérien, textes 1912-1954, Paris, L’Harmattan, et Alger, OPU, 1978.

[10] Dépassant le cadre initial du Rif, il fit largement appel à la solidarité arabo-musulmane et anticoloniale, mais aussi à l’aide de l’Internationale communiste. Voir notamment Vincent Courcelle-Labrousse, Nicolas Marmié, Maroc, La guerre du Rif, 1921-1926, Paris, Tallandier, 2018.

[11] L’organe de l’Etoile Nord-Africaine s’intitulait El Ouma.

[12] A. Ben Badis, « Déclaration nette », avril 1936, in Le Mouvement national algérien..., C. Collot, J.-R. Henry (éd.), Paris, L’Harmattan, 1978, p. 75.

[13] Voir Juliette Bessis, « Chekib Arslan et les mouvements nationalistes au Maghreb », Revue historique, t 259, fasc. 2, n° 526, avril-juin 1978, pp 467-489.

[14] Ce n’était pas le cas de l’AEMAN d’Alger, où les étudiants tunisiens et marocains étaient très rares, sauf de 1940 à 1945. A la fin de 1944, selon Amar Bentoumi, l’élection de Mehdi Ben Barka à la présidence de l’AEMAN fut annulée par le recteur d’Alger à la demande de la Direction des affaires musulmanes, sous prétexte qu’il était étranger.

[15] Mhamed Oualdi, Salah Ben Youssef et les youssefistes, Tunis, Ceres Editions, 2023.

[16] Plate-forme du Congrès de la Soummam publiée dans El Moudjahid, réédition de Belgrade 1962, t 1, n° 4, pp 61-73.

[17] Mémoires de Lakhdar Bentobbal publiés par Daho Djerbal, T1, Mémoires de l’intérieur, Alger, éditions Chihab, novembre 2021, p 349.

[18] L’ancien étudiant algéro-tunisien à Paris Chérif Chikhaoui, se souvenait encore dix ans plus tard des cris « Le Maghreb ! Le Maghreb ! » à l’Assemblée générale de l’AEMNA en 1962 : il y avait une réelle ferveur chez les 500 étudiants présents.

[19] Fait cité par Ouanassa Siari Tengour dans la notice « Maroc » du Dictionnaire de la guerre d’Algérie, Paris, Bouquins, 2023, pp 779-781.

[20] Voir l’article d’Elise Voguet, « Le peuplement du Touat au XIVe-XVIe siècle : mémoire locale de lignages au sein d’un espace socio-culturel connecté », dans les études offertes à Omar Carlier éditées par Morgan Corriou et M’hamed Oualdi, Paris, Editions de la Sorbonne, 2018, pp 39-57.

[21] Voir la carte des étapes de la conquête française dans les Cahiers du Centenaire de l’Algérie, brochure n° XII : Cartes-Index, glossaire, documents annexes, rapport général. Publications du Comité national métropolitain du Centenaire de l’Algérie, 1930.

[22] Lettre de Bernard Tricot à Louis Joxe, 13 avril 1961, dans Vers la paix en Algérie, les accords d’Evian dans les Archives diplomatiques françaises, sous la direction de Maurice Vaïsse, Paris, Ministère des Affaires étrangères et CTHS, 2022, pp 111-115.

[23] Instructions de la délégation française aux pourparlers d’Evian, 2 mai 161, Ibid. pp 116-123.

[24] 13 en fait, car 3 nouveaux départements avaient été créés après le 16 septembre 1959, puis deux supprimés.

[25] Ibid., pp 208-232.

[26] Charles de Gaulle, Discours et messages, t 3, Paris, Plon, pp 348-351.

[27] L’OCRS avait été affaiblie dès 1960 par le retrait de la Maurétanie et du Mali devenus indépendants. Voir Jacques Frémeaux, Le Sahara et la France, Paris, SOTECA, 2010.

[28] Le Sahara avait été laissé en dehors du partage initial de l’Algérie en 5 wilayas. En 1956 le Congrès de la Soummam avait créé une 6ème wilaya dans le sud algérois, mais qui ne s’étendait pas à l’ensemble du Sahara, puis en 1957 la wilaya 5 avait mené des opérations dans le désert jusqu’à Timimoun. Enfin en 1960, après l’indépendance du Mali, une base d’opérations sahariennes y avait été créée. Voir Jacques Frémeaux, op. cit.

[29] L’Ethiopie avait annexé en 1962 l’ancienne colonie italienne de l’Erythrée, mais elle se heurta ensuite à une insurrection séparatiste qui aboutit à l’indépendance en 1991.

[30] Ces frontières, tracées par les colonisateurs en fonction de leurs axes de pénétration, ne tenaient pas grand compte des réalités ethniques. Les populations Touareg du Sahara central et méridional furent ainsi partagées entre l’Algérie, le Mali et le Niger principalement. Le Mali et dans une moindre mesure le Niger furent profondément troublés après leur indépendance par de nombreuses révoltes des Touaregs contre le pouvoir central. Dès le 30 mai 1958, alors que la loi-cadre Deferre avait organisé l’autonomie des Territoires d’outre-mer, le cadi de Tombouctou avait rédigé une lettre signée par 300 notables touaregs de la boucle du Niger demandant que leur région soit séparée du Soudan français (futur Mali) et rattachée au Sahara français (rapporté par Edmond Bernus, Nomades et commandants : administration et sociétés nomades dans l’ancienne AOF, p 225).

[31] Voir Daniel Rivet, Histoire du Maroc, Fayard, 2012, et Pierre Vermeren, Histoire du Maroc depuis l’indépendance, La Découverte, 2002.

[32] Voir le texte de son discours charismatique du 5 novembre 1975 dans le livre de Leila Seurat et Jihane Sféir, Ecrits politiques arabes, une anthologie du Machrek au Maghreb, Paris, CNRS Editions, p. 115-118.

[33] Bruno Etienne, « Chronique diplomatique », Annuaire de l’Afrique du Nord 1975, p 407. Voir aussi les mémoires, plaidoiries et documents de la Cour internationale de justice alors présidée par Mohammed Bedjaoui.

[34] « A ceux qui nous parlent de carence dans l’édification du Maghreb arabe, je dirai, toujours en qualité de militant du F.L.N., et m’adressant particulièrement à ceux qui se disent ‘progressistes’ dans notre Maghreb et ailleurs, que nous sommes disposés à édifier un Maghreb arabe des peuples où toutes les richesses seront au service des peuples de la région sur la base d’options politiques clairement définies ». Documents Algérie, AAN 1975, p 876.

[35] Nicole Grimaud, La politique extérieure de l’Algérie, Paris, Karthala, 1984, pp. 210-214.

[36] Proclamation lue par M. Ould Ziou, « ancien officier de l’Armée de libération marocaine, emprisonné et torturé par les Marocains après 1958 parce qu’il refusait une honorable carrière dans les Forces armées royales avec le grade de capitaine », selon Raoul Weeksteen, « La question du Sahara occidental », Annuaire de l’Afrique du Nord 1976, pp 255-268.

[37] « Valéry Giscard d’Estaing, « Nous respectons totalement l’option socialiste des Algériens », Le Nouvel Observateur, n° 586, 2-8 février 1976, cité par Nicole Grimaud, op. cit., p. 98.

[38] Ils auraient été transformés en « vaches à sang », certains étant pompés « dix fois par mois », selon Mélanie Matarese, « Les survivants de l’enfer sahraoui », Le Monde, mardi 11 octobre 2005, p. 13. Je ne peux pas garantir la véracité de cette information, mais elle a été rapportée par une journaliste honorablement connue et non suspecte d’hostilité envers l’Algérie.

[39] Selon le président Boumedienne (discours cité, AAN 1975, p 875), « On parle aussi de prétendues visées de l’Algérie et on l’accuse de vouloir disposer à travers le Sahara d’un certain couloir qui lui donnerait accès à l’Océan Atlantique, feignant d’oublier que l’Algérie est un pays maritime, que son trafic maritime est bien connu et qu’une courte distance sépare les ports d’Oran et de Ghazaouet de Gibraltar ». Mais l’Algérie pouvait espérer trouver au Sahara occidental un débouché pour le minerai de fer de Gara-Djebilet (découvert par les Français près de Tindouf dès le début des années 1950, et qui devait alors servir de base à une « Zone d’organisation industrielle de l’Union française ») à des conditions plus favorables qu’à travers le territoire marocain.



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