Pour nous, Français, la guerre était de l’histoire ancienne, ou de la géopolitique lointaine... Brusquement, elle a fait irruption dans notre actualité, puis elle en est ressortie plus vite encore. Est-il trop tôt pour essayer d’en tirer des leçons, du point de vue de l’histoire ?
La plus frappante paraît être la contradiction entre les opinions publiques des pays occidentaux et celles de la plupart des pays arabes et musulmans. Divergences qui s’expliquent par la différence des précédents historiques vécus et des identifications à tels ou tels protagonistes du conflit.
Les gouvernements des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, et de la France, approuvés par la majorité de leurs opinions publiques, ont trouvé trois raisons valables de faire la guerre à l’Irak.
L’occupation et l’annexion du Koweit, Etat souverain membre de l’ONU, était une violation caractérisée du droit. L’Organisation internationale ne pouvait tolérer ce défi sans renoncer à sa raison d’être : la sécurité collective.
Par ailleurs, le quasi-doublement de la production et des réserves pétrolières de l’Irak par l’annexion de son voisin bouleversait l’équilibre dans une région qui a le privilège de détenir les deux tiers des réserves mondiales de l’« or noir ».
Enfin, le surarmement de l’Irak, les déclarations de son chef jusqu’au 15 janvier 1991, et ses actes par la suite ont fait croire que son véritable but était d’imposer la « solution finale » du problème israélien au moyen d’armes chimiques, biologiques ou atomiques portées par ses fusées Scud [1]. Le réflexe anti-munichois a pleinement fonctionné : à quoi bon reculer, si les concessions ne font qu’encourager l’agresseur et lui permettre de renforcer ses armements ?
Les opposants à la guerre n’ont convaincu que des minorités. Leurs arguments appartenaient à trois traditions enracinées dans notre culture politique, mais difficilement compatibles entre elles : le pacifisme absolu, la croyance (non démontrée) en l’efficacité des sanctions économiques, et le nationalisme intégral, dont l’intérêt national est le seul critère.
Dans la plupart des pays arabes ou musulmans, les manifestations des foules et les manifestes d’intellectuels ont montré une perception radicalement différente des données du conflit.
L’argument du droit international a suscité un profond scepticisme et une vive indignation contre le « deux poids et deux mesures » suivant qu’il s’agit de l’Irak ou d’Israël. Les abus de la force ne manquent pas au passif des membres de la coalition anti-irakienne (occupation du Liban par la Syrie, de la moitié de Chypre par la Turquie, du Sahara occidental par le Maroc) y compris les membres permanents du Conseil de sécurité que le droit de véto protège de toute sanction, et dont le passé colonialiste ou impérialiste n’est pas oublié.
La volonté générale des Nations Unies n’a pas davantage été jugée légitime, parce que leur dernière intervention d’avant la guerre froide avait imposé au monde arabe unanime la création de l’Etat d’Israël.
La notion de communauté internationale n’est pas pleinement acceptée par les Etats musulmans, qui continuent de distinguer le « Dar el Islam » et le reste du monde, en état de trêve ou de guerre contre celui-ci. C’est pourquoi la présence d’armées non musulmanes en Arabie séoudite a été ressentie comme une intrusion scandaleuse [2].
L’argument pétrolier était très facile à détourner. L’opposition du Koweit et de l’Arabie séoudite au relèvement du prix du pétrole a été jugée comme une agression contre les intérêts vitaux de l’Irak, justifiant sa riposte armée. La richesse des Koweitiens et de leur émir a empêché les peuples arabes de s’identifier et de se solidariser avec eux. L’Irak n’a donc eu aucun mal à faire croire que le Koweit était une création artificielle des impérialistes anglo-saxons pour priver les Arabes de leur pétrole. Les masses arabes déshéritées l’ont approuvé d’avoir fait ce qu’elles rêvaient de faire.
Enfin la menace contre Israël était pour Saddam Hussein la meilleure justification de ses entreprises, le plus sûr moyen de lui rallier les foules jordano-palestiniennes et maghrébines. Les chefs d’Etats arabes qui refusaient au « nouveau Saladin » les moyens nécessaires pour libérer la Palestine étaient évidemment des traîtres. Un processus d’identification (aux Palestiniens opprimés, aux Irakiens bombardés) et de contre-identification (à Israël, aux Etats-Unis, aux rois du pétrole) a fait le succès de la propagande irakienne, et fait oublier les méfaits du maître de Bagdad envers l’Iran, le Koweit, et envers son propre peuple (Kurdes, Chiites...).
La fin de la guerre a brusquement dégonflé le mythe de Saddam le vengeur, en prouvant qu’il ne représentait pas le peuple irakien. Elle permettra peut-être - quand son bilan exact sera connu - une prise de conscience des souffrances des Koweitiens (qui ne semblent pas inférieures à celles des Irakiens en proportion de leurs populations respectives [3]). Il n’en reste pas moins vrai que les Irakiens ont souffert, incomparablement plus que les coalisés. Ceux qui ont vibré aux appels de Saddam Hussein s’inventeront un autre héros, si les problèmes du Proche-Orient restent sans solution.
Guy Pervillé
Sur le même sujet, lire aussi :
"Le conflit israélo-palestinien et israélo-arabe" (2009) : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=241 ;
"Présentation du livre de Shlomo Sand : Comment le peuple juif fut inventé" (2010) : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=378 ;
"Le conflit israélo-palestinien, exposé du 19 septembre 2012" (2012) : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=378 .
[1] Rappel : L’Irak avait lancé contre Israël, du 27 janvier au 28 février 1991, 38 missiles qui avaient causé 2 morts civils et plus de 230 blessés, mais aussi détruit « 1.302 maisons, 6.142 appartements, 23 bâtiments publics, 200 magasins et 50 voitures ».
[2] Rappel : C’est l’argument qui a été utilisé par Oussama Ben Laden à l’origine de son djihad contre les Etats-Unis.
[3] PS : Avec le recul du temps, étant donné tout ce que les Irakiens ont supporté depuis un tiers de siècle, cette phrase ne me paraît plus d’une validité incontestable, mais au contraire elle doit être inversée.