Le rôle de la colonisation de peuplement dans la politique de la France en Algérie et dans l’organisation de la colonie (1991)

samedi 10 mars 2007.
 
Cette communication au colloque Colonies, territoires, sociétés, l’enjeu français, organisé à Montpellier les 4, 5 et 6 novembre 1991, a été publiée par ses organisateurs Alain Saussol et Joseph Zitomerski dans les actes du colloque, Paris, L’Harmattan, 1996, pp. 167-180.

Le critère du peuplement est généralement négligé, voire oublié, dans la notion de colonisation telle qu’elle est aujourd’hui généralement comprise en France. On sait pourtant que l’Algérie fut l’une des rares colonies de peuplement européen notable dans le deuxième empire colonial français, de 1830 à 1962. Mais mesure-t-on bien quelle devait être l’importance du peuplement français dans l’esprit des fondateurs de la colonie, en quoi les faits démographiques démentirent leurs prévisions, et quelles conséquences résultèrent de cette inadéquation ?

LES FACTEURS DU PEUPLEMENT DE L’ALGÉRIE

La France avait-elle besoin de peupler l’Algérie au XIXe siècle, en était-elle capable ? Les données démographiques imposent une réponse négative. La France avait montré, depuis le début de son expansion maritime au XVIe siècle, une propension à envoyer des émigrants outre-mer plus faible que toute autre nation européenne [1]. Après 1815, la baisse précoce de sa natalité la priva rapidement de tout excédent naturel susceptible d’alimenter un courant migratoire notable ; et la majorité de ses rares émigrants se dirigea vers les États-Unis et les autres pays neufs du Nouveau Monde.

La prise d’Alger par le dernier gouvernement de la Restauration, le 5 juillet 1830, n’impliquait aucun projet préconçu d’annexion et de colonisation ; elle s’expliquait avant tout par des soucis de prestige international et de politique intérieure [2]. La Monarchie de juillet, née de l’opposition à « l’expédition liberticide » d’Alger, n’osa pas en décider l’abandon pour les mêmes raisons. Elle attendit jusqu’en juillet 1834 pour proclamer l’annexion des « établissements français dans le nord de l’Afrique », tout en voulant se limiter à une « occupation restreinte ». L’échec de la « domination indirecte » sur les chefs vassaux de l’intérieur l’obligea à choisir, en décembre 1840, entre la conquête totale et l’évacuation totale (que l’orgueil national n’aurait pas pu supporter).

En dépit de ces longues incertitudes, une immigration française et européenne se dirigea vers Alger dès 1830. Elle se composait surtout de spéculateurs sur les biens abandonnés ou de propriété incertaine, de boutiquiers et de maraîchers. Il y avait néanmoins quelques véritables entrepreneurs de colonisation, gentilshommes légitimistes (les « colons en gants jaunes ») ou bourgeois capitalistes, qui installèrent des familles de paysans européens à côté des métayers arabes, et tentèrent d’adapter à l’Algérie les vieux modèles de la seigneurie et de la plantation. Mais cette première colonisation, autour d’Alger, fut presque entièrement détruite par l’offensive de l’émir Abd-el-Kader en 1839.

C’est la décision de conquérir toute l’Algérie, prise en décembre 1840, qui entraîna l’État français à développer systématiquement la colonisation, en créant des villages de paysans français sur les terres du domaine public. Comme l’avait expliqué le général Bugeaud, l’Algérie ne pouvait être conquise que « par l’épée et par la charrue » [3] : installer une population française aussi nombreuse que possible était le seul moyen de conserver la conquête sans y maintenir perpétuellement le tiers de l’armée française. C’était aussi le meilleur moyen de rentabiliser la possession de l’Algérie et de lui donner, après coup, le but positif qui lui avait jusque-là fait défaut !

Encore fallait-il que la France eût les moyens de peupler l’Algérie, en y envoyant des émigrants assez nombreux pour égaler, ou même dépasser, la population indigène (évaluée par l’historien Xavier Yacono à trois millions d’habitants en 1830). Les autorités françaises espéraient détourner vers l’Algérie le flux d’émigrants français et étrangers qui s’embarquaient des ports métropolitains vers le Nouveau-Monde. Surtout, le surpeuplement relatif des campagnes, et les fortes tensions sociales créées dans les villes par la révolution industrielle, faisaient croire que la France avait besoin d’un exutoire à son trop-plein de population. Après la crise économique et les troubles sociaux de 1848, le gouvernement provisoire de la IIe République installa en Algérie 20.000 émigrants (en majorité des ouvriers parisiens en chômage) dont seulement la moitié s’y fixèrent.

Mais peu après, le retour de la prospérité économique, à partir de 1852, dissipa l’impression de surpeuplement. Puis la comparaison des résultats des recensements de 1846 et de 1856 montra que la population métropolitaine avait cessé de s’accroître, à cause des effets des crises économiques, des guerres et des épidémies de choléra sur la natalité et la mortalité. La petite population européenne établie en Algérie (dans laquelle, pour la première fois, les naissances dépassaient les décès), comptait autant d’étrangers que de Français. On pouvait déjà se demander si l’Algérie pourrait jamais devenir française.

Quelques esprits lucides en doutèrent. En 1860, Napoléon III vint en Algérie déclarer que le premier devoir de la France était de s’occuper du bonheur des trois millions d’Arabes. Il se laissa convaincre par plusieurs conseillers « indigénophiles » - dont Ismaël Urbain - que l’Algérie ne devait pas être une colonie, mais un « royaume arabe », et que la colonisation y devait être limitée, parce que « le vrai paysan de l’Algérie, l’ouvrier agricole, c’est l’indigène. La colonisation rurale est un double anachronisme, politique et économique » [4]. L’Empereur préféra la grande colonisation capitaliste à la petite colonisation subventionnée par l’État, et recommanda l’association des intérêts français et indigènes.

Mais sa politique suscita une farouche opposition des « colonistes », partisans de la colonisation sans entrave, qui rallièrent à leur cause tous les opposants au régime (républicains, libéraux, catholiques). En 1868, le journaliste libéral Prévost-Paradol, obsédé par le déclin démographique de la France, en conclut bizarrement que sa population manquait d’espace pour se multiplier. Dans son livre La France nouvelle [5], il jugeait urgent « d’établir en Afrique des lois uniquement conçues en vue de l’extension de la colonisation française, et de laisser ensuite les Arabes se tirer comme ils le pourront, à armes égales, de la bataille de la vie. L’Afrique ne doit pas être pour nous un comptoir comme l’Inde, ni seulement un camp et un champ d’exercice pour notre armée, encore moins un champ d’expérience pour nos philanthropes ; c’est une terre française qui doit être le plus tôt possible peuplée, possédée et cultivée par des Français, si nous voulons qu’elle puisse un jour peser de notre côté dans l’arrangement des affaires humaines ».

Selon les théoriciens « colonistes » tels que le docteur Warnier, et l’économiste Jules Duval [6], la colonisation était un phénomène historique irrésistible ; et une loi naturelle (celle de la « lutte pour la vie ») condamnait les « races inférieures » à disparaître devant les "races supérieures", comme en Amérique du Nord ou en Australie. La diminution de la population musulmane recensée en Algérie - de 2.732.851 en 1861 à 2.652.072 en 1866 et 2.125.052 en 1872 (après plusieurs années de famine suivies par la grande insurrection de 1871), semblait leur donner raison.

Dès mars 1870, le gouvernement d’Émile Ollivier laissa le corps législatif condamner la politique du « royaume arabe ». La politique algérienne de la France retrouva le principe qui l’avait dirigée de 1840 à 1860 : assimiler l’Algérie par la colonisation de peuplement. Puis la IIIe République - héritière de la IIe qui avait proclamé l’Algérie partie du territoire national par sa constitution de 1848 - le consacra durablement. Pendant soixante-dix ans, elle fut incapable d’ajuster sa politique algérienne à l’évolution imprévue des réalités.

LES RÉSULTATS : « UNE TERRE FRANÇAISE, PEUPLÉE, POSSÉDÉE ET CULTIVÉE PAR DES FRANÇAIS ? »

La politique « coloniste » était fondée sur le postulat suivant lequel la population française pourrait devenir majoritaire en Algérie. Or les faits démentirent ce postulat. Il est vrai que la population française fit plus que décupler entre 1856 (92.750 personnes) et 1954 (près d’un million) ; mais cette croissance était due pour moitié à l’assimilation des immigrants étrangers et de leurs enfants. L’Algérie fut dès 1830 une colonie plus européenne que française. La population française devint de très peu majoritaire en 1851, puis cessa de l’être sous le Second Empire. Seule, la naturalisation automatique des enfants d’étrangers nés en terre française (loi du 26 juin 1889) permit de résorber la population étrangère dans la population française d’Algérie. La population dite européenne (comprenant les citoyens français et les étrangers européens non-naturalisés, ainsi que les juifs indigènes naturalisés en bloc par le décret Crémieux du 24 octobre 1870 et les quelques musulmans ayant opté pour la pleine citoyenneté française) doubla de 1866 (250.000 personnes) à 1891 (500.000), et doubla encore de 1891 à 1954. Ainsi naquit un nouveau « peuple algérien » (que l’on n’appelait pas encore « pied-noir ») dont certains éléments revendiquèrent une « Algérie libre » contre l’émancipation des Juifs algériens et contre la tutelle métropolitaine, à la fin du XIXe siècle. Mais l’évolution du rapport numérique entre ce « peuple algérien » et la population musulmane condamna ce nationalisme colonial à se fondre dans le nationalisme français [7].

En effet, contrairement aux prévisions, la population musulmane se mit à augmenter continûment (bien qu’irrégulièrement) à partir du recensement de 1876. Le niveau de 1861 fut rattrapé dès 1881, et doublé un demi-siècle plus tard, en 1931. La croissance de la population musulmane rattrapa puis dépassa celle de la population européenne, qui avait bénéficié d’un flux migratoire notable jusqu’au début du XXe siècle. Ainsi, la part de la population européenne dans la population totale de l’Algérie, après être passée de 0 % à 10 % entre 1830 et 1870, s’accrut ensuite plus lentement, et culmina à 14 % au recensement de 1926. Elle diminua ensuite, de plus en plus vite, jusqu’à 10 % en 1954.

Il est remarquable que de nombreux auteurs « colonistes » aient d’abord nié l’évidence, en expliquant les résultats ascendants des recensements par une amélioration de leur exactitude (en effet très relative jusqu’en 1936). En 1898 encore, les docteurs Trabut et Battandier, professeurs à l’École supérieure de médecine d’Alger, affirmaient que « la paresse traditionnelle du peuple arabe le condamnera tôt ou tard à disparaître devant les races plus actives ».

Plus tard, au contraire, les « colonistes » inversèrent leur argumentation. Le géographe Emile-Félix Gautier, retraçant « l’évolution de l’Algérie de 1830 à 1930 » [8], fit des croissances simultanées des populations européenne et musulmane la preuve irréfutable des bienfaits de la colonisation française, qui avait « sans le faire exprès, créé les conditions du pullulement indigène », au contraire des colonisations anglo-saxonnes en Amérique du Nord et en Australie.

Sur le plan de la maîtrise de l’espace, en tout cas, la colonisation de l’Algérie fut incontestablement un échec. La population immigrée fut toujours en majorité urbaine. Malgré une politique systématique de peuplement rural par création de villages, la population urbaine (définie depuis 1926 par la liste des quarante-six communes les plus peuplées) se renforça de 60 % en 1871 à 71,4 % en 1926, et 80 % en 1954. La population rurale européenne progressa pourtant en nombres absolus jusqu’en 1906, puis plafonna jusqu’en 1926, avant de régresser. Dès cette date, de nombreux villages de colonisation étaient presque désertés par les colons et repeuplés par les indigènes. Les Européens se concentrèrent de plus en plus dans les villes, surtout dans les grandes villes côtières, particulièrement dans celles de la moitié ouest du pays. Ce regroupement leur permit longtemps de vivre entre eux et de se croire chez eux dans une province de France. Mais après la première guerre mondiale, et surtout après 1930, le surcroît de la population musulmane se dirigea de plus en plus vers les villes, et les ceintura de « bidonvilles » insalubres. En 1926, les Européens représentaient encore la moitié de la population urbaine totale. Mais dès 1931, ils n’étaient plus majoritaires que dans les agglomérations d’Oran (78,7 %), de Sidi-bel-Abbès (66,4 %), d’Alger (66,4 %) et de Bône (55,4 %). En 1954, ils représentaient moins du tiers de la population urbaine, et n’étaient plus majoritaires (de très peu) qu’à Oran.

Le seul succès incontestable de la colonisation française en Algérie fut la mainmise sur la propriété de la terre et de ses produits. Pendant près d’un siècle, les autorités françaises favorisèrent l’appropriation des terres par les citoyens français, en agrandissant le domaine public aux dépens des propriétés indigènes pour le distribuer à de grands colons capitalistes et à de petits colons groupés en villages, et en facilitant la constitution de la propriété privée, la rupture de l’indivision et les transactions foncières. Par la colonisation officielle et par les transactions privées, la tache d’huile de la propriété coloniale s’étendit jusqu’en 1938, et régressa très légèrement ensuite. Partie de 480.000 hectares en 1870, elle en couvrait 2.345.000 en 1930, et 2.726.700 en 1950, alors que les indigènes en possédaient respectivement 7.562.977 et 7.349.100 hectares.

Le pourcentage de la superficie agricole appropriée par les colons (environ 25 %) peut sembler modéré, à condition d’oublier qu’ils ne représentaient plus que 2 % de la population agricole totale en 1950. Le nombre de propriétés et d’exploitations européennes allait en diminuant, alors que celui des propriétaires musulmans augmentait (pour une superficie limitée). En conséquence, la superficie moyenne d’une exploitation européenne était dix fois plus étendue que celle d’une exploitation musulmane en 1950 (127,76 hectares et 11,65 hectares).

L’inégalité dans le partage du sol était encore plus flagrante dans certaines régions de colonisation précoce, généralement les plus fertiles. Selon le géographe Hildebert Isnard, les collines du Sahel algérois avaient été presque vidées de leur population indigène entre 1840 et 1854 ; un siècle plus tard, les Européens et les indigènes y possédaient respectivement 85 % et 15 % du total approprié [9]. De même, 60 % des terres de la Mitidja (très fertiles à condition d’être drainées) passèrent entre les mains des colons. Dans l’arrondissement d’Aïn-Temouchent en Oranie, les Européens possédaient en 1960, 65 % des terres agricoles, et 90 % des meilleures terres vouées à la monoculture de la vigne, alors qu’ils ne représentaient que 15 % de la population [10].

Mieux dotée et mieux équipée, l’agriculture européenne produisait la majeure partie des produits agricoles (55 % de la production animale et végétale et 66 % de la production végétale de l’Algérie en 1950), et davantage encore des produits commercialisés (la totalité du vin).

Une minorité de grands et de moyens propriétaires musulmans pouvait se comparer aux colons. Mais la masse des petits fellahs dépourvus d’instruction, de crédit et d’équipement, subsistait de plus en plus difficilement sur des lopins de plus en plus réduits, et devait s’employer comme métayers au cinquième (khammès) ou comme ouvriers agricoles sur les terres des grands propriétaires (musulmans ou européens). Le recours des colons au travail des indigènes fut courant dès le début de la colonisation dans les grandes propriétés. Sa généralisation fut longtemps retardée par la volonté de développer la petite exploitation familiale, et par le recours à des salariés espagnols ou italiens. Mais elle fut imposée par la concentration de la propriété coloniale et par l’exode de la population rurale européenne, avant que la mécanisation des grands domaines vienne de nouveau limiter l’emploi des travailleurs indigènes. Il serait donc exagéré de prétendre que la colonisation a été fondée, partout et toujours, sur l’exploitation systématique de cette main-d’œuvre à bon marché : elle s’est plutôt adaptée à l’évolution imprévue de la démographie musulmane. Mais il reste vrai que la mainmise des colons sur une part disproportionnée du sol algérien créa des rapports de domination et de dépendance entre les deux populations juxtaposées. La situation coloniale algérienne fut le résultat à-demi volontaire d’un interventionnisme inconsidéré [11].

L’illusion que la colonisation suffirait à rendre l’Algérie française entraîna de lourdes conséquences politiques. Comme l’écrivit à juste titre Ferhat Abbas dans son « Manifeste du peuple algérien » (10 février 1943) : « L’installation de ces masses européennes est le trait capital de l’histoire algérienne depuis l’occupation française. Les Algériens, c’est-à-dire les arabo-berbères, passent au second plan des préoccupations des pouvoirs publics. » [12] Les avertissements prémonitoires formulés par des esprits lucides, comme Alexis de Tocqueville dès 1847 (« de notre manière de traiter les indigènes dépend surtout l’avenir de notre domination en Afrique ») [13] et Paul Leroy-Beaulieu en 1897 (« Le fait certain est le grand accroissement de la population indigène en Algérie. Si nous insistons sur ces chiffres, c’est qu’ils doivent nous dicter notre façon de gouverner. [...] Il faut [...] nous gagner les Arabes pendant qu’il en est temps encore... ») [14], ne furent pas suivis d’effets.

La France réussit à renforcer sa colonie par la naturalisation automatique des enfants d’étrangers nés en Algérie, et par la francisation en bloc des Juifs algériens (malgré l’opposition d’un « antijudaïsme » forcené qui obtint momentanément satisfaction de 1940 à 1943). Mais elle ne sut pas donner un contenu politique à la nationalité française octroyée dès 1865 aux indigènes musulmans. La « naturalisation » individuelle, c’est-à-dire l’accession à la citoyenneté française impliquant la renonciation au statut personnel coranique ou aux coutumes kabyles, fut ressenti comme une apostasie ou un reniement, et n’attira que quelques milliers de personnes (environ 10.000, y compris les familles, en 1962). Les réformes tendant à accorder des droits politiques à certaines catégories d’élites sans abandon de leur statut personnel, d’abord dans un collège spécial élisant une représentation minoritaire dans les assemblées locales, puis dans le même collège que les citoyens français, furent retardées par l’opposition des élus de la colonie, qui craignaient la remise en cause de leurs privilèges et de la souveraineté française si la loi du nombre devait s’appliquer en Algérie.

Enfin, en 1943, le « Manifeste du peuple algérien », signé par la majorité des élus musulmans, condamna solennellement la politique de colonisation et de pseudo-assimilation favorisant la population européenne. Il réclama la constitution d’un État algérien avec la participation immédiate et effective de l’élément musulman. Le Comité français de libération nationale, présidé par le général de Gaulle, refusa de désavouer le principe de l’Algérie française ; mais il tenta pour la première fois d’en faire une réalité par une politique globale, tendant à la fois à satisfaire les revendications des élites et à relever rapidement les conditions de vie des masses à un niveau équivalent à celui des Français d’Algérie et de France [15]. C’était la dernière chance de la politique d’assimilation, mais elle venait trop tard. Les priorités financières de la Métropole et l’accélération de la croissance démographique musulmane l’empêchèrent de réussir à détourner les masses du nationalisme algérien.

Quand la guerre d’Algérie fit naître des doutes sur la possibilité d’intégrer ce pays sous-développé à la France [16], on vit surgir des projets de fédéralisme intercommunautaire à base territoriale (comme la « loi-cadre » de 1957-1958), voire des plans de partage (plans Hersant en 1957, Peyrefitte en 1961) [17], auxquels certains éléments de l’OAS voulurent croire comme à l’ultime recours en 1962. En fait, aucune « solution israélienne », aucun « réduit oranais » n’eût été viable : la faiblesse démographique de la population européenne les condamnait d’avance. Suivant les résultats du recensement du 31 octobre 1954, la population européenne restait de très peu majoritaire dans l’arrondissement d’Oran (50,7 %) et en restait proche dans celui d’Alger (45,8 %). Elle était voisine du quart dans ceux de Sidi-bel-Abbès (25,2 %) à l’Ouest, et de Bône (23,2 %) à l’Est. Elle ne dépassait la moyenne de 10 % que dans une dizaine d’autres arrondissements sur 72 [18] : Perrégaux, Aïn-Temouchent, Tlemcen, Mostaganem et Mascara (groupés autour de l’axe Oran-Sidi-bel-Abbès) ; Blida et Maison-Blanche (limitrophes d’Alger) ; Philippeville, Constantine et Sétif (foyers urbains non contigus avec Bône, sauf le premier). Un partage ethnique aurait ramené l’Algérie à l’occupation restreinte qui avait fait faillite de 1830 à 1840 [19].

Ainsi, la méconnaissance des facteurs démographiques fut la cause décisive des erreurs fondamentales de la politique algérienne de la France, et de son échec final.

Guy Pervillé

[1] Cf. Jean Meyer, Jean Tarrade, Annie Rey-Goldzeiguer et Jacques Thobie, Histoire de la France coloniale, t. 1, Des origines à 1914, Paris, Armand Colin, 1991.

[2] Cf. Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 1, Conquête et colonisation (1827-1871), Paris, Presses Universitaires de France (PUF), 1964.

[3] Bugeaud (maréchal), Par l’épée et par la charrue, Écrits et discours présentés par le général Azan, avant-propos de Charles-André Julien, Paris, PUF, 1948.

[4] Ismaël Urbain, cité par Charles Robert Ageron : « L’Algérie algérienne sous Napoléon III : Ismaël Urbain », dans L’Algérie algérienne, de Napoléon III à de Gaulle, Paris, Sindbad, 1980, p. 26 ; cf. la thèse d’Annie Rey-Goldzeiguer, Le royaume arabe, la politique algérienne de Napoléon III, 1861-1870, Alger, SNED, 1977 ; et sa contribution à l’Histoire de la France coloniale, t. 1, pp. 317-552.

[5] Lucien Anatole Prévost-Paradol, La France nouvelle, Paris, 1868, réédition, Genève, Slatkine reprints, 1979, pp. 415-419.

[6] Cf. la thèse de Jacques Valette, « Jules Duval (1813-1874), socialisme utopique et idée coloniale », Université Paris I, 1975.

[7] Cf. Charles Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, 1871-1954, Paris, PUF, 1979.

[8] Cahiers du Centenaire de l’Algérie, n° 3. Il reprit les mêmes idées dans L’Afrique blanche, Paris, Fayard, 1939.

[9] Cf. les thèses de Hildebert Isnard, La Vigne en Algérie, Gap, Ophrys, 1947, et La réorganisation de la propriété rurale dans la Mitidja, Alger, 1950.

[10] Michel Launay, Paysans algériens, la terre, la vigne et les hommes, Paris, Le Seuil, 1963, pp. 61-68.

[11] Voir les conclusions de la thèse de Charles Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, 2 t., Paris, PUF, 1968 ; et celle du livre de Pierre Bourdieu, Sociologie de l’Algérie, Paris, PUF, 1963 (Coll. Que Sais-je ?, n° 802).

[12] Texte du « Manifeste » dans Le Mouvement national algérien, textes 1912-1954, présentés par Claude Collot et Jean-Robert Henry, Paris, L’Harmattan, et Alger, OPU, 1978, pp. 155-165.

[13] Alexis de Tocqueville, De la colonie en Algérie, textes choisis et présentés par Tzvetan Todorov, Bruxelles, Complexe, 1988, p. 178.

[14] Paul Leroy-Beaulieu, L’Algérie et la Tunisie, Paris, 1897.

[15] Cf. Guy Pervillé, « La commission des réformes musulmanes de 1944 et l’élaboration d’une nouvelle politique algérienne de la France », dans Les chemins de la décolonisation de l’Empire colonial français, Paris, Éditions du CNRS, 1986.

[16] Dès juin 1954, Alfred Sauvy trouva le général de Gaulle « résigné à l’abandon », parce que « le maintien de l’Algérie française et son développement auraient entraîné un coût trop élevé » (Alfred Sauvy, L’Europe submergée, Sud-Nord dans 30 ans, Paris, Dunod, 1987, p. 132).

[17] Voir le livre d’Alain Peyrefitte, Faut-il partager l’Algérie ?, Paris, Plon, 1961, commandé par le général de Gaulle pour faire pression sur le FLN.

[18] Il s’agit des arrondissements de 1959, plus nombreux qu’en 1954.

[19] A moins de regrouper avec les Européens les musulmans algériens ayant pris parti contre le FLN (plus de 200.000 hommes armés par la France en 1960).



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