Avant 1962, la possibilité même d’un État algérien indépendant a longtemps été contestée en France. Pour des raisons économiques, le pays manquant de sources d’énergie avant la découverte du pétrole saharien en 1956. Et pour des raisons politiques : l’Algérie n’ayant jamais constitué une nation indépendante et cohérente dans le passé, son nationalisme était considéré comme un phénomène artificiel, inspiré et manipulé par des impérialismes étrangers (allemand ou anglo-saxon), par le panarabisme du colonel Nasser ou par le communisme international.
Pourtant, ce nationalisme a su imposer à la France l’indépendance de l’Algérie. Celle-ci a joué un rôle non négligeable dans les relations internationales, depuis son indépendance, et même avant...
Comment situer l’Algérie dans la hiérarchie des puissances ? Faute d’une définition préalable du concept de moyenne puissance, il convient d’abord de rechercher s’il peut s’appliquer à l’Algérie par une approche empirique, en considérant les facteurs objectifs les plus élémentaires de la puissance d’un État. Puis d’analyser le rôle international de cet État.
Les facteurs objectifs de la puissance de l’Algérie
Le territoire algérien, héritage de la domination turque, et surtout de l’impérialisme français, s’étend sur 2.381.741 km2. Il surclasse de beaucoup celui de tous les États européens (l’URSS exceptée). Il n’est dépassé que par le Soudan (2.505.813 km2) parmi les États africains, arabes et musulmans (mais le Soudan n’est ni entièrement arabe, ni entièrement musulman).
Au contraire, il est plus ou moins largement distancé par les plus grands États d’Asie (URSS, Chine, Inde), d’Amérique (États-Unis, Canada, Mexique, Brésil, Argentine) et par l’Australie. La population algérienne atteignait, en 1986, 22,8 millions d’habitants. C’est très peu pour un si grand pays : 9,6 habitants par kilomètre carré en moyenne. Mais cette moyenne nationale n’a pas grand sens : 94% de la population s’entassent sur 13% du territoire, au nord de l’Atlas. L’espace saharien, s’il fait bien partie de l’Algérie utile, n’est pas susceptible d’un peuplement dense, faute de ressources suffisantes en eau, dans l’état actuel des techniques.
En fait, la ressemblance des données naturelles et humaines justifie la comparaison de l’Algérie avec ses voisins du Maghreb. La population algérienne est à peu près équivalente à celle du Maroc (23,7 millions en 1986). Elle représente trois fois celle de la Tunisie (7,2 millions) et six fois celle de la Libye (3,9 millions). L’Algérie est donc l’un des deux plus grands États maghrébins.
Dans l’ensemble des pays arabes, l’Algérie est en position moyenne au troisième rang, étant dépassée de peu par le Maroc, et de beaucoup par l’Égypte (50,5 millions).
Dans l’ensemble du monde musulman, l’Algérie est moins bien placée, étant surclassée en outre par la Turquie (52,3 millions), l’Iran (46,6 millions), le Pakistan (101,9 millions), le Bangladesh (104,1 millions), l’Indonésie (168,4 millions).
Par rapport aux autres géants du Tiers Monde, en Afrique le Nigéria (105,4 millions ?), en Asie l’Inde (785 millions) et la Chine (1 milliard 50 millions), l’Algérie paraît un État pygmée...
Il est vrai que son taux d’accroissement naturel (plus de 3% par an) est l’un des plus élevés du monde. La population algérienne avait doublé en 25 ans de 1954 à 1979, malgré les pertes dues à sa guerre de libération nationale [1]. Si ce taux se maintient, elle doublera encore en 20 ans, pour atteindre 35 millions d’habitants en l’an 2000. Dans les mêmes conditions, si le déclin démographique français se poursuit, l’Algérie pourrait rattraper la France au XXIème siècle. Mais en deviendrait-elle d’autant plus puissante ?
L’Algérie est assez bien dotée en ressources naturelles, sources d’énergie et minerais, grâce aux richesses de son espace saharien. Mais ces ressources ne sont pas illimitées. L’Algérie est un État pétrolier moyen (avec une production de 44,35 millions de tonnes en 1985), très inférieur aux grands producteurs du Moyen-Orient, dépassé en Afrique par le Nigeria (73 millions), par la Libye (50,5 millions) et même par l’Égypte (44,36 millions). Ses réserves prouvées (1.203 millions de tonnes, contre 2.906 en Libye) s’épuiseront à partir de l’an 2010 au rythme d’extraction actuel. L’Algérie est mieux placée pour le gaz naturel : au 7ème rang des pays producteurs (40 milliards de m3), au 6ème rang des exportateurs (20,34 milliards), et au 5ème rang des réserves prouvées (3.030 milliards, soit une soixantaine d’années d’extraction). La comparaison des PNB par habitant situe l’Algérie, avec 2.400 $ US en 1983, dans une position moyenne entre celle de ses voisins pauvres en hydrocarbures (Tunisie 1.290 $ ; Maroc 750 $) et celle de la Libye riche et sous peuplée (7.500 $).
L’Algérie dispose de minerais de fer, de zinc, de plomb et de phosphates. Mais le tracé de la frontière et la guerre du Sahara occidental empêchent la mise en valeur des minerais de fer de Gara-Djebilet près de Tindouf, à l’angle sud-ouest du Sahara algérien.
Dans ces conditions, l’Algérie s’est lancée dans une course de vitesse entre son développement économique et son essor démographique, dont l’issue reste incertaine. Sa stratégie de développement socialiste, inspirée du modèle soviétique, a longtemps donné la priorité à une industrialisation financée par la rente pétrolière (mais la rentabilité de l’industrie algérienne et ses effets créateurs d’emplois sont contestés). L’agriculture a été longtemps sacrifiée (malgré l’exaltation du fellah-moudjahid), et sa production a longtemps stagné ou reculé par rapport à la population. Un exode rural massif, une urbanisation démesurée contrarient les aspirations à de meilleures conditions de vie. L’ampleur des investissements nécessaires et le plafonnement de la rente pétrolière et gazière entraînent une dépendance économique extérieure accrue, envers les clients du pétrole et du gaz, les fournisseurs de biens d’équipement et de technologie industrielle, ceux de produits alimentaires et de crédits. Que sera l’Algérie après l’an 2000, si elle n’arrive pas à maîtriser sa démographie ? Est-elle un pays en voie de développement, ou un pays sous-développement et de surpeuplement ?
Le rôle international de l’Algérie
II est, paradoxalement, très supérieur à ses moyens.
L’Algérie est un État récent, mais pourtant doté d’une diplomatie aux fortes traditions. Sa relative stabilité politique a permis la permanence aux affaires de la génération des jeunes militants formés pendant la guerre de libération nationale dans les rangs de l’ALN et du FLN et du syndicat étudiant, l’U.G.E.M.A. [2].
En effet, le rôle international de l’Algérie a commencé dès 1954, c’est-à-dire avant son indépendance, avant qu’elle dispose pleinement de son territoire, de sa population et de ses ressources. L’action diplomatique et militaire de l’Algérie n’est pas une conséquence de l’existence de l’État algérien : au contraire, c’est la diplomatie du FLN et le combat de l’ALN qui ont provoqué l’indépendance de l’Algérie [3].
Contrairement à ses deux proches voisins maghrébins, l’Algérie est pleinement satisfaite de ses frontières, parce qu’elle a recueilli en 1962 l’héritage saharien de l’impérialisme français. Mais ce fait n’a pas diminué son intérêt pour les problèmes extérieurs.
De 1954 à nos jours, l’Algérie a fondé son action internationale sur son appartenance à plusieurs cercles sécants, par rapport auxquels elle se définit : le Maghreb, le monde arabe, le monde musulman, l’Afrique, le Tiers Monde. Elle en appelle à la solidarité de ses frères membres des mêmes ensembles, et leur donne en exemple à suivre sa politique. Celle-ci vise à libérer le Tiers Monde de ses ennemis : le colonialisme, le racisme, le sionisme, l’impérialisme (au sens politique et économique) et à construire un nouvel ordre économique international favorable aux intérêts des nations prolétaires exportatrices de sources d’énergie et de matières premières. Ainsi l’Algérie ne défend pas seulement ses intérêts nationaux et ne compte pas sur ses seules forces : elle veut mobiliser et rassembler l’ensemble des forces des pays pauvres (les "damnés de la terre" de Frantz Fanon), qui constituent la majorité du monde. Tel fut le grand dessein proclamé par Ahmed Ben Bella et surtout par son successeur Houari Boumedienne entre 1967 et 1978 [4].
L’ampleur de cette grande ambition se heurte inévitablement à la modestie des moyens du pays, qui impose à l’Algérie une double dépendance. Dépendance stratégique envers l’URSS et les pays socialistes, dont la guerre de libération nationale contre la France, prolongée par le soutien aux États arabes et à l’OLP contre Israël, et aux mouvements de libération des colonies portugaises, ont fait d’indispensables alliés et fournisseurs d’armes. Dépendance économique envers les pays de l’OCDE, principaux clients du gaz et du pétrole et des minerais algériens, et principaux fournisseurs d’équipements industriels, de haute technologie et de produits alimentaires [5]. L’Algérie limite sa dépendance en diversifiant ses partenaires et en les mettant en concurrence pour négocier les contrats les plus avantageux. C’est pourquoi on ne peut la définir comme un satellite ou un relais de tel ou tel impérialisme. Mais elle ne peut entièrement y échapper. Dans quelle mesure un État en voie de développement, ayant besoin des États développés de l’Est et de l’Ouest, peut-il bouleverser à leurs dépens les rapports de force établis dans le monde ? Combien de temps l’Algérie pourra-t-elle agir au-dessus de ses moyens ? Depuis 1975 en tout cas, elle a mesuré les limites de ses possibilités, avec la guerre du Sahara occidental, les difficultés de l’OPEP et l’échec du nouvel ordre économique international.
Conclusions sur le concept de « moyenne puissance »
1- L’exemple de l’Algérie nous invite à distinguer la puissance potentielle (ou le potentiel) de la puissance ou de l’action effective. L’Algérie a montré qu’elle disposait d’une puissance effective très supérieure à son potentiel propre [6]. Inversement, de nombreux pays développés, alliés des États-Unis, n’ont pas une action politique nationale proportionnée à leur potentiel, ni à leur puissance économique (les cas des vaincus de la Deuxième Guerre mondiale, Italie, Allemagne et Japon, étant les plus spectaculaires).
2 - La notion de moyenne puissance ne peut être que relative aux notions de grande et de petite puissance. En outre, son application à tel pays dépend de l’ensemble dans lequel on le situe. L’Algérie est une grande puissance maghrébine (puisqu’elle tient tête au Maroc depuis 1975 dans la guerre du Sahara occidental, sans que celui-ci ose riposter sur le territoire algérien) et peut-être africaine. Elle est une moyenne puissance arabe, musulmane, tiers-mondiste (mais dans une mesure décroissante). A l’échelle mondiale, est-elle une moyenne ou une petite puissance. La puissance peut-elle être petite ? Si oui, quels critères la distinguent de la moyenne puissance ?
3 - Quoi qu’il en soit, l’Algérie se situe dans une vision du monde à logique binaire, où la distinction fondamentale oppose les nations pauvres aux nations riches suivant un rapport plutôt qualitatif que quantitatif. La distinction entre les grandes et les moyennes puissances parmi les États développés lui paraît secondaire. Entre les États sous-développés ou en voie de développement, l’Algérie ne veut pas faire de distinction de puissance : elle se présente comme primus inter pares, le porte-parole des petits contre les gros. Et elle préférerait sans doute être la première des petites puissances, que la dernière des moyennes puissances.
Guy Pervillé
[1] Estimées à 250 ou 300 000 morts par Xavier Yacono, « Les pertes algériennes de 1954 à 1962 », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n° 34, 1982-2.
[2] Cf. G. Pervillé, Les étudiants algériens de l’Université française, 1880-1962, Paris, Éditions du CNRS, 1984.
[3] Cf. Slimane Chikh, L’Algérie en armes, Paris, Economica, et Alger, OPU 1981 ; et les articles de G. Pervillé, « L’insertion internationale du FLN algérien », Relations internationales n° 31, automne 1982 et « La révolution algérienne et la guerre froide », Études internationales (Québec) XVI - 1 - mars 1985.
[4] Cf. Bruno Étienne, L’Algérie, cultures et révolution (chap. VIII : « L’Algérie montreur de conduite du Tiers Monde »), Le Seuil 1977 ; Nicole Grimaud, La politique extérieure de l’Algérie, Karthala 1984 ; et un exposé de Charles-Robert Ageron devant l’Institut d’Histoire des Relations Internationales Contemporaines sur la politique étrangère de Houari Boumedienne.
[5] Cf. le tableau du commerce extérieur de l’Algérie par zones géographiques commenté par Nicole Grimaud, op. cit. p. 344-345.
[6] Le Proche-Orient fournit des exemples encore plus frappants : Israël (que Golda Meir qualifiait de super-puissance régionale avant 1973) et la Syrie.