Des engagements divergents d’intellectuels face à la guerre d’Algérie : Raymond Aron et Jacques Soustelle (2022).

mardi 2 décembre 2025.
 
J’ai présenté cette communication avant de l’avoir rédigée lors du colloque international "Oppositions intellectuelles à la colonisation et à la guerre d’Algérie" organisé par Tramor Quemeneur et Tassadit Yacine à Paris les 21 et 22 janvier 2022. Je me résous à la publier sans plus attendre afin que ceux qui auraient pu être troublés par des réactions défavorables au fait même d’évoquer la mémoire de Jacques Soustelle puissent constater par eux mêmes que je l’ai fait sans manquer aux exigences du genre historique.

Je ne suis pas sûr d’être d’accord avec le titre de ce colloque ; il me semble en effet que la guerre d’Algérie a profondément perturbé les clivages politiques antérieurs entre intellectuels, qui ne peuvent pas se résumer à des oppositions simples entre coloniaux et anticoloniaux, et encore moins entre droite et gauche. Mais la dernière phrase du programme (« Il reviendra également sur des figures emblématiques de la diversité des prises de position durant cette période, (...) sans oublier des parcours iconoclastes et les démarches qui ont visé à sortir des oppositions bloc à bloc ») m’a fait croire que ma proposition pouvait néanmoins s’inscrire utilement dans ce colloque.

En effet, comme l’a remarqué Charles-Robert Ageron, les intellectuels, et l’ensemble des classes supérieures de la société française, sont restés beaucoup plus divisés sur le choix politique à faire entre l’intégration et l’indépendance de l’Algérie que la masse des électeurs métropolitains : « la grande force du général de Gaulle fut d’avoir fait la politique algérienne souhaitée par la majorité du peuple français, mais non, semble-t-il, par la majorité de ses élites » [1]. L’exemple de deux intellectuels ayant a priori de nombreux points communs, Raymond Aron (1905-1983) et Jacques Soustelle (1912-1990), est significatif de ces engagements divergents.

L’un et l’autre avaient en commun d’être issus de minorités religieuses (juive pour Aron, protestante pour Soustelle) et d’être devenus des intellectuels au sens plein du terme, à l’issue de brillantes études à l’Ecole normale supérieure de la rue d’Ulm commencées en 1924 pour le premier, en 1929 pour le second, qui leur donnèrent une solide formation de philosophe germaniste pour Raymond Aron et d’ethnologue spécialiste du Mexique précolombien pour Jacques Soustelle. Politiquement de gauche l’un et l’autre au début de leur carrière, ils participèrent à la France libre à Londres, mais alors que le premier appartenait à une minorité de Français libres très méfiante envers l’autoritarisme du général de Gaulle, puis s’orienta vers un engagement atlantiste à partir de 1947, le second fut un fidèle gaulliste durant toute la guerre et le resta ensuite, au point d’être secrétaire général du RPF de 1947 à 1951. Sous la IVème République, Aron fut un journaliste politique de premier plan engagé à droite, doublé d’un philosophe et politologue antitotalitaire, alors que Soustelle continua sa carrière politique jusqu’à sa rupture avec De Gaulle en janvier 1960, à propos du sort de l’Algérie. En fin de compte, l’atlantiste Aron fut beaucoup plus proche de la politique algérienne du général de Gaulle que l’ex-gaulliste Soustelle.

Jacques Soustelle, un intellectuel de gauche ayant viré à droite ?

Jacques Soustelle avait connu Alger en 1943-1944 en tant que chef des services secrets de la France Libre, puis il y était revenu plusieurs fois en accompagnant le général de Gaulle en tant que secrétaire général du RPF en 1947 et en 1951. Après la fin du RPF il s’était peu à peu éloigné du général de Gaulle durant sa traversée du désert, et rapproché de Pierre Mendès France, qui le nomma gouverneur général de l’Algérie en février 1955, mais après qu’il eut sollicité et apparemment obtenu l’accord du Général, et sans que celui-ci jugeât bon de l’éclairer sur ses véritables intentions. Arrivé en Algérie avec la réputation d’un « libéral », favorable à une évolution politique dans le cadre d’une Union française fédéraliste, il en vint à voir dans l’intégration de l’Algérie dans la France le seul moyen d’empêcher la victoire du FLN, qu’il identifia au totalitarisme nazi après l’insurrection meurtrière du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois.

Deux grandes étapes marquèrent cette évolution. En mai 1955, alarmés par la violence croissante du terrorisme visant les musulmans fidèles à la France et les représentants de son administration, mais aussi des civils français, le gouverneur général Soustelle et le ministre de l’Intérieur Bourgès-Maunoury prirent des décisions capitales : la responsabilité collective des villages présumés complices des sabotages des « rebelles » pour leur réparation matérielle ou financière, et l’ordre de « châtier sur place tout rebelle pris les armes à la main » [2]. Les directives données par le général commandant le Constantinois le 16 mai et le 19 juin, étendues à toute l’Algérie le 1er juillet par les ministres de l’Intérieur et de la Défense nationale, les confirmèrent : « tout rebelle faisant usage d’une arme ou aperçu une arme à la main ou en train d’accomplir une exaction sera abattu sur le champ (...) le feu doit être ouvert sur tout suspect qui tente de s’enfuir » [3]. Ces directives draconiennes, qui ouvraient la voie à tous les excès contre les « hors-la-loi », furent aussitôt appliquées dans le Nord-Constantinois. Voyant son organisation menacée d’écrasement, le chef régional du FLN-ALN, Zighoud Youcef, choisit la stratégie du pire pour tenter de relancer l’insurrection : provoquer des représailles aveugles par des massacres aveugles de civils français. Le 20 août 1955, jour anniversaire de la déposition du sultan du Maroc, il lança toutes ses forces, encadrant des foules surexcitées par la fausse nouvelle d’un débarquement égyptien, à l’assaut de Philippeville et d’une trentaine d’autres centres. Les assaillants massacrèrent 160 civils, dont 118 européens sans distinction d’âge ni de sexe, et 42 musulmans condamnés pour trahison, dont un neveu de Ferhat Abbas, signataire d’un appel contre toute violence d’où qu’elle vienne. La répression militaire et les vengeances de civils armés firent officiellement 1.273 morts (12.000 selon le FLN). La provocation réussit donc parfaitement [4]. Ce fut le point de non-retour de l’insurrection algérienne.

Ces faits dramatiques creusèrent un fossé entre deux groupements d’intellectuels. D’un côté, à l’extrême gauche se constitua le 5 novembre 1955 un Comité d’action des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord, à la suite d’une lettre publié le 10 novembre 1955 à l’initiative d’Edgar Morin, Louis-René des Forêts, Robert Antelme, Dyonis Mascolo et Marguerite Duras. Ce comité se donna comme président Jean Cassou, et fut rejoint par de nombreux intellectuels dont les prix Nobel de littérature Roger Martin du Gard (1937) et François Mauriac (1952), et Jean-Paul Sartre qui allait refuser ce prix en 1964 [5].

Or le 14 novembre 1955, Jacques Soustelle réagit très vigoureusement à ce manifeste « contre la guerre en Algérie » d’intellectuels dont il avait été proche, en leur adressant une réponse intitulée « Lettre d’un intellectuel à quelques autres à propos de l’Algérie », qui fut reprise dans le journal Combat du 26 novembre, et imprimé en brochure au Gouvernement général. Sur un ton volontairement mesuré au départ, il répondait à l’affirmation du manifeste suivant laquelle cette guerre est « injuste » parce que nous la faisons à des hommes « dont le crime est de reprendre à leur compte nos propres principes », en donnant des exemples précis de la cruauté des « rebelles » : « qu’est-ce que tout cela a de commun avec nos ‘propres principes’ ? Peut-être les-a-t-on changés sans que je le sache : je me souviens d’un temps où les intellectuels français se dressaient précisément contre le farouche obscurantisme hitlérien, qui est sans doute, de tous les mouvements contemporains, celui qui se rapproche le plus, par son exclusivisme et son mépris de la vie humaine, de l’absolutisme totalitaire du CRUA [6] ».

Ainsi son texte révélait-il une rupture définitive entre des intellectuels « de gauche » qui ne voyaient plus les mêmes choses derrière les mêmes mots, mais qui raisonnaient encore de la même façon, en se demandant, dix ans après la Libération de la France, qui étaient les nazis et qui étaient les résistants. Assurément, Jacques Soustelle était un responsable politique et pas seulement un intellectuel, mais il n’était pas le seul à être resté définitivement traumatisé par le spectacle des victimes civiles du 20 août 1955. Par exemple, l’Algérois Albert Camus, qui lança un appel à une trêve pour les civils, et vint le présenter à Alger le 22 janvier 1956, n’accorda plus jamais sa confiance au FLN, même si les amis algériens (Amar Ouzegane et Mohammed Lebjaoui) qui lui fournirent le lieu et le service d’ordre de la réunion en étaient déjà membres sans qu’il le sache [7].

Par la suite, l’ancien gouverneur général de l’Algérie revenu en métropole en février 1956 rassembla autour de lui de nombreux hommes politiques et intellectuels qui signèrent un appel « pour le salut et le renouveau de l’Algérie française », publié dans Le Monde du 21 avril 1956. Cet appel dénonçait « les instruments d’un impérialisme théocratique, fanatique et raciste », et s’interrogeait : « qui, sinon la patrie des Droits de l’homme, peut leur frayer une voie humaine vers l’avenir ? » La réponse était fondée sur une conviction « absolue » : « oui, le déploiement de la force française est juste pour protéger les uns et les autres contre la terreur. Et il faut que cette force juste aille jusqu’à la vraie victoire : la pacification des cœurs. C’est dans l’élan hardi de vraies réformes économiques, sociales et politiques que se réalisera en Algérie une véritable communauté ». Et un autre passage prônait « la solution démocratique du problème algérien (...) dans la légalité républicaine ».

Comme l’indique Jean-François Sirinelli, ce texte, signé notamment par le cardinal Saliège, Albert Bayet, Georges Duhamel, le recteur Jean Sarrailh et Jacques Soustelle, était le premier à prendre position sans ambiguïté en faveur de l’Algérie française, mais ses signataires n’appartenaient pas, pour la plupart, à la droite du paysage politique : « C’est là un premier enseignement à tirer : le clivage droite-gauche n’est pas totalement opératoire pour rendre compte de la topographie du débat à cette date. Le signe le plus révélateur est la présence parmi ces signataires de Paul Rivet et d’Albert Bayet. Cette présence illustre bien la prégnance du clivage des générations et son caractère peut être aussi important que la séparation droite-gauche. Elle montre également qu’aux yeux de beaucoup de membres d’une gauche républicaine de son âge ou plus âgés, Guy Mollet ne s’est déjugé ni par rapport aux promesses de la ‘paix en Algérie’ ni renié par rapport aux valeurs de cette gauche » [8].

Un mois plus tard, le 23 mai 1956, en réponse à l’article « France, ma patrie » publié par le professeur Henri-Irénée Marrou dans Le Monde du 5 avril, le même journal publia une nouvelle pétition de professeurs à la Sorbonne soutenant « l’effort militaire qui est demandé au pays » et approuvant le récent « appel pour le salut et le renouveau de l’Algérie française ». Tout en reconnaissant la nécessité de profondes réformes, les signataires appuyaient les mesures de protection des Français d’Algérie prises par le gouvernement de Guy Mollet en insistant sur leur légitimité et leur urgence. Ils soulignaient la valeur et les bienfaits « d’une œuvre poursuivie depuis cent-vingt-cinq ans » et repoussaient l’hypothèse que la pacification puisse être sacrifiée pour en arriver à l’abandon des pieds-noirs et de la population musulmane, dont la grande majorité était loin d’être acquise à la rébellion [9]. Parmi les signataires on trouvait, presque au premier rang dans l’ordre alphabétique, Raymond Aron, qui semblait ainsi s’aligner sur la position de Jacques Soustelle. Et pourtant, dans le gros volume de ses Mémoires où il consacre un gros chapitre à son engagement dans la question algérienne de 1956 à 1958, Raymond Aron ne parle même pas de cette signature.

Raymond Aron, un intellectuel de droite dépassionné ?

En réalité, l’engagement de Raymond Aron était tout différent de celui de Jacques Soustelle.

Avant même la fin de la Deuxième guerre mondiale, dans des conversations avec des amis à Londres en 1943-1944, il soutenait « la thèse que la France, après la guerre, ne possèderait pas les moyens nécessaires pour garder son empire ; la guerre, menée au nom de la liberté, devait insuffler aux peuples colonisés l’esprit de révolte, enlever aux esclaves le respect de leurs maîtres, aux maîtres le prestige de la force. L’abandon immédiat de l’Indochine ou plus exactement l’offre immédiate aux trois Etats de l’Indochine de l’indépendance dans le cadre de la communauté française me semblait la décision première, indispensable. Du coup nous pourrions consacrer l’essentiel de nos ressources à l’Afrique du Nord et à l’Afrique noire pour mener à bien, en une génération, l’émancipation progressive de nos colonies et protectorats. Ces idées me valaient auprès des gaullistes de stricte observance une réputation douteuse, pour ne pas dire l’accusation de trahison à laquelle se plaisent ceux qui prétendent au monopole du patriotisme » [10].

Regrettant d’avoir trop tardé à prendre position sur la guerre d’Indochine et sur les conflits en Tunisie et au Maroc, il s’attachait depuis le début de 1956 à élaborer une analyse rationnelle du problème algérien pour en tirer une solution politique raisonnable, conforme aux intérêts matériels et spirituels de la France, avec l’idée que « ce qui nous manque le plus, ce n’est pas le cœur, c’est la tête » (citation d’Ernest Renan).

Dans ses Mémoires (pp 365-366) il a résumé ainsi les idées maîtresses de sa démonstration.

« La France d’aujourd’hui n’est plus, ne peut pas demeurer impériale au sens du siècle passé : « Les révolutionnaires français avaient bonne conscience quand ils multipliaient les exactions dans l’Europe conquise au nom de la liberté. Les communistes russes ont bonne conscience quand ils imposent leur régime par la force en Europe orientale au nom de la liberté des peuples. Nous n’avons plus bonne conscience quand nous usons de la force en Afrique, alors que, pourtant, nous y investissons, chaque année, des dizaines, parfois des centaines de milliards ».

Tandis que la France ou, tout au moins, une partie importante de l’opinion refuse les rigueurs et els servitudes de la domination impériale, l’Algérie, ou, tout au moins, une fraction importante du peuple algérien aspire à l’indépendance : « L’Algérie, bien qu’elle n’ait pas la même tradition nationale que les deux ex-protectorats, ne peut pas ne pas prendre conscience d’elle-même... Elle ne peut plus être partie intégrante de la France. La constitution d’une unité politique algérienne est inévitable... L’intégration, quelque sens que l’on donne à ce mot, n’est plus praticable. Une représentation algérienne à l’Assemblée nationale, proportionnelle à la population, est le moyen le plus sûr d’achever la ruine du régime. Le taux de croissance démographique est trop différent des deux côtés de la Méditerranée pour que ces peuples, de race et de religion différentes, puissent être fractions d’une même communauté. Dire que l’Algérie n’est pas la France, reconnaître la personnalité politique algérienne, c’est au fond avouer qu’il y aura demain un Etat algérien, celui-ci, après-demain sinon demain, sera en théorie indépendant... En renonçant à l’intégration, on met en train le processus qui finira par l’indépendance... »

Sans conclure explicitement pour cette dernière solution, Raymond Aron invitait Guy Mollet à reconnaître aux Algériens le droit de constituer un Etat qui deviendrait indépendant. Et il terminait sa première partie par « une phrase, paradoxale et scandaleuse : « Si les Français ne consentent à se battre que pour maintenir leur domination...alors mieux vaudrait encore la solution héroïque de l’abandon et du rapatriement qu’une guerre menée à contre-cœur, sans résolution et sans chance de succès ».

Jugeant donc l’indépendance de l’Algérie tôt ou tard inévitable, pour des raisons politiques, économiques et démographiques, tout en répétant qu’il croyait en la mission de la France en Afrique, il concluait que « la politique d’intégration, ce n’est pas la sauvegarde, c’est la ruine de la grandeur française » (La tragédie algérienne, p 51). Il envoya une première version de son analyse au président du Conseil Guy Mollet en avril 1956, puis la compléta un an plus tard, en mai 1957, avant de la confier à la nouvelle collection « Tribune libre » des Editions Plon, qui publia sa brochure La tragédie algérienne, en juin 1957, puis Le drame algérien et la décadence française, réponse à Raymond Aron, de Jacques Soustelle, en août. C’est pour tenter d’arbitrer ce débat orageux qu’Edmond Michelet publia à son tour en novembre, dans la même collection, son plaidoyer Contre la guerre civile [11].

Jacques Soustelle y vit à juste titre une attaque frontale contre la politique d’intégration de l’Algérie à la France à laquelle il avait attaché son nom depuis 1955, et il y répondit donc très vigoureusement. Constatant avec regret, que « sans doute, M. Raymond Aron n’appartient-il pas à la phalange qui s’acharne depuis des années à rompre les amarres entre la France et l’Algérie », il y voyait le représentant d’une « Nouvelle Droite » qui rejoignait la « Nouvelle Gauche » dans le défaitisme aux dépens de l’Algérie française, celle-ci s’adressant au « cœur » de l’opinion publique tandis que Raymond Aron s’adressait à son « portefeuille » en utilisant des arguments économiques et démographiques pour ébranler son patriotisme. Et il ne fut pas le seul à réagir avec véhémence : Raymond Aron fut accusé de céder au « défaitisme » par Etienne Borne, à « l’esprit de démission » par Louis Terrenoire, de se laisser porter par le « fatalisme » et d’être le porte-parole de la bourgeoisie décadente par Georges Bidault, d’être un représentant du grand capital par Emmanuel Beau de Loménie. Sa participation à une réunion des intellectuels catholiques fut même sifflée par le public et interrompue par les remarques indignées de Maurice Schumann. Edmond Michelet lui-même, qui se présentait en arbitre de ce débat tendu et invoquait en conclusion de son livre l’arbitrage du général de Gaulle, ne lui épargna pas non plus de sévères critiques. Mais Charles de Gaulle - dont Edmond Michelet connaissait la véritable opinion sur l’avenir de l’Algérie depuis le début de 1955 - donna raison en privé à Raymond Aron contre Jacques Soustelle, comme le premier l’a noté dans ses Mémoires [12]. Quant aux partisans de gauche de la négociation avec le FLN, comme Jean Daniel et François Mauriac dans L’Express, ils ne volèrent pas au secours de cet intellectuel classé à droite.

Mais c’est apparemment l’attaque de son ancien camarade de l’Ecole Normale supérieure Etienne Borne, militant du MRP, qui le toucha le plus : « Raymond Aron, qui est l’ennemi de toutes les idéologies, professe que les notions de droite et de gauche sont des manières puériles de penser les réalités politiques. Pourtant cette sorte de réalisme qui se hâte de donner de nouveaux avantages à ceux qui sont prospères et d’ôter précipitamment leurs chances à ceux qui paraissent céder, ce positivisme qui ne veut connaître que le verdict des balances et des machines à calculer, cette sorte de fatalisme stoïcien si préoccupé à donner raison au fait accompli et jusqu’à cette intelligence analytique habile à décomposer pour comprendre, je ne puis m’empêcher d’y déchiffrer les traits caractéristiques d’une mentalité de droite et qui est probablement constante dans l’histoire des idées. Cette droite qui parfois mène au défaitisme, par les voies raisonnables de la résignation » [13].

Raymond Aron avait pourtant la satisfaction de constater qu’il y avait un décalage entre les convictions des dirigeants et les propos publics qu’ils tenaient « par souci de l’opinion » dont ils se croyaient prisonniers. A l’exception de Georges Bidault, Jacques Soustelle, Michel Debré et peut-être Jacques Chaban-Delmas, tous les autres principaux dirigeants de la République ne croyaient pas à l’Algérie française, remarque-t-il dans ses Mémoires (p 369). Après le 13 mai 1958 et le retour au pouvoir du général De Gaulle, il publia dans la même collection « Tribune libre » un nouvel essai intitulé L’Algérie et la République, dans lequel il approfondit ses analyses, et dont Le Monde du 31 juillet 1958 publia de larges extraits. Convaincu que le retour du général de Gaulle au pouvoir et le changement de régime auraient des conséquences décisives, il suivit l’évolution de la politique gaullienne qu’il avait prévue, sans se réjouir d’avoir eu raison avant la plupart de ses critiques.

Dans ses Mémoires, il écrivit : « En 1957, j’annonçai qu’un jour, après des années de guerre, le pays abandonnerait la partie sans rien sauver. Il en fut ainsi ; peut-être devait-il en être ainsi. Les tragédies se déroulent, inexorables, jusqu’au bout. Les harkis, pour la plupart, furent livrés à la vengeance des vainqueurs sur l’ordre peut-être du général lui-même qui, par le verbe, transfigura la défaite et camoufla les horreurs » [14]. Et il garda la même liberté de jugement envers la gauche. En 1961, il avait eu l’occasion de rencontrer le jeune Pierre Nora, auteur d’un livre très sévère envers les Pieds-noirs, Les Français d’Algérie, inspiré par un parti pris de rigueur et de distance le conduisant à refuser la solidarité inconditionnelle avec « nos compatriotes d’Algérie » et à critiquer sévèrement des « libéraux » tels qu’Albert Camus et Germaine Tillion. Pierre Nora fut très surpris de sa réaction : l’avertissement de son ouvrage « n’empêcha pas Raymond Aron, après lecture, en me serrant la main, de corriger ma copie : ‘18 sur 20 pour l’écrivain, zéro pour le citoyen !’ » [15] Cette indépendance de pensée se retrouve chez d’autres esprits originaux, comme le futur prix Nobel de physique Maurice Allais, partisan convaincu de la solution d’autodétermination, qui se fit pour cette raison même le plus sévère critique de sa mise en œuvre par les accords d’Evian dans le livre qu’il leur consacra en 1962 [16].

En fin de compte, Raymond Aron ne se classait pas parmi les opposants idéologiques à la colonisation, pas plus que le général de Gaulle qui s’opposa comme lui au choix passionnel de Jacques Soustelle. Alors que ce dernier se plaçait, comme les intellectuels auxquels il répondait le 14 novembre 1955, sur le terrain commun des valeurs politiques et morales dont se réclamait la République française, Raymond Aron et Charles de Gaulle s’efforçaient de tracer les voies d’une politique strictement rationnelle fondée sur la prise en compte des faits.

Guy Pervillé

[1] Charles-Robert Ageron, “l’opinion publique française à travers les sondages”, in J.P. Rioux s.dir, La guerre d’Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990, p 41.

[2] Déclaration du ministre de l’intérieur Maurice Bourgès-Maunoury à l’Assemblée algérienne le 27 mai 1955.

[3] Directive citée pour la première fois d’après les archives par l’historienne Claire Mauss-Copeaux, Appelés en Algérie, la parole confisquée, Paris, Hachette, 1999, p. 171, mais déjà citée par Yves Courrière dans Le temps des léopards, Paris, Plon 1969, p. 113.

[4] Ce que conclurent les historiens Charles-Robert Ageron : « La stratégie de Zighout, qui visait essentiellement à creuser le fossé entre les populations européennes et algériennes et à obliger les hésitants à se rallier au FLN, fut politiquement payante. Le commandement français tomba dans le piège qui lui était tendu en recourant à une répression massive. Des avertissements salutaires lui étaient pourtant parvenus d’avoir à éviter l’engrenage de la terreur. L’opération de Zighout n’était pas fondamentalement militaire, mais psychologique. Il fallait donc éviter de céder à cette provocation calculée » ( La guerre d’Algérie et les Algériens, Paris, Armand Colin, 1997, p. 45), et Gilbert Meynier : « politiquement et stratégiquement, le mouvement lancé par Zighout avait été l’œuvre d’un calculateur qui avait bien calculé » (Histoire intérieure du FLN, Paris, Fayard, 2002, pp 279-281.

[5] Noms cités dans Le Monde : Roger Martin du Gard, François Mauriac, Frédéric Joliot, André Breton, Jean Cassou, Jean Guéhenno, Jean Rostand, Jean-Paul Sartre, Jean Wahl, Jean Cocteau ; Jacques Madaule, l’abbé Pierre, René Julliard et Jean-Louis Barrault ; et dans L’Express : Irène Joliot-Curie, Claude Lévi-Strauss, Georges Bataille, Louis Massignon, Jean Dresch, Daniel Lagache, Georges Gurvitch, Georges Canguilhem, Jean-Jacques Mayoux et Edmond Vermeil.

[6] “Comité révolutionnaire d’unité et d’action », nom provisoire du groupe fondateur du FLN algérien avant le 1er novembre 1954.

[7] Voir le livre d’André Rossfelder, Le onzième commandement, Paris, Gallimard, 2000, pp 373-406.

[8] Jean-François Sirinelli, “Guerre d’Algérie, guerre des pétitions ? Quelques jalons”. Bulletin de l’IHTP, 1988, n° 10, p 190.

[9] Je suis ici le résumé de ce texte contenu dans l’article de Lucia Bonfreschi, « Le libéralisme face au processus de décolonisation. Le cas de Raymond Aron », in Outre-mers, revue d’histoire, n° 354-355, 1er semestre 2007, pp 271-284 (p 280). Voir aussi Sarah Rey, « Ne pas quitter la terre d’Afrique. Les antiquisants, l’Algérie française et la déclaration du 23 mai 1956 », Anabases, n° 15, 2012, pp 71-84.

[10] Raymond Aron, Mémoires, Paris, Julliard, 1983, p 361.

[11] Voir mon analyse de ce livre sur mon site : “Edmond Michelet, de l’Algérie française à l’Algérie des deux peuples, 1955-1958” (2011), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=263 .

[12] Raymond Aron, Mémoires, Cinquante ans de réflexions politiques, Paris, Julliard, 1983, p 377.

[13] Ibid, p 372.

[14] Raymond Aron, Mémoires, Cinquante ans de réflexions politiques, Paris, Julliard, 1983, p 388.

[15] Voir le compte rendu du livre de Pierre Nora dans Outre-mers, revue d’histoire, 1er semestre 2015, et sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=358 .

[16] Voir ma réponse à Bernard Coll (2012), sur mon site :http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=273 .



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