L’histoire n’est pas tournée vers le futur, mais l’actualité nous apporte des informations nouvelles qui complètent les faits passés et qui fournissent des pistes de réflexion pour essayer de prévoir un avenir possible. Réfléchissons donc à partir des dernières nouvelles apportées par la presse, mais davantage en remontant vers le passé - qui est connu - qu’en descendant vers l’avenir, qui ne l’est pas.
Des troubles croissants au Sahel
Le point de départ nous est fourni par la situation du Sahara, vaste zone inhospitalière de l’Afrique, où les frontières des Etats post-coloniaux, d’abord tracées par les colonisateurs, apparaissent de plus en plus artificielles. Depuis quelques années, le développement des activités de groupes armés islamistes, dont le principal est l’AQMI, issu du GSPC algérien, a chassé d’Afrique le rallye Paris-Dakar, et multiplié les attentats et surtout les enlèvements d’otages européens. Notamment Michel Germaneau, enlevé le 19 avril 2010 au Niger et assassiné le 24 juillet en Mauritanie, puis les quatre otages capturés le 16 septembre 2010 dans la ville minière d’Arlit au Niger, et les deux autres enlevés à Niamey qui trouvèrent la mort quand leurs ravisseurs furent rattrapés à la frontière du Mali le 8 janvier 2011. Mais depuis le début de l’année 2012, la situation du Mali s’est considérablement aggravée avec l’offensive de plusieurs groupes armés touaregs et/ou islamistes (dont l’AQMI), qui ont répondu au coup d’Etat militaire du 22 mars 2012 en s’emparant subitement de la moitié du territoire malien, avec les villes de Gao et de Tombouctou. Le nouveau régime islamiste s’est rapidement fait connaître en imposant la charia (y compris les peines de lapidation et de mutilation), et en détruisant les lieux saints les plus réputés au nom de la lutte contre l’idôlatrie. Parmi les groupes vainqueurs, le Mouvement national pour la libération de l’Azaouad (MNLA, mouvement touareg non islamiste) s’était distingué en proclamant unilatéralement la fin des opérations militaires le 5 avril, et l’indépendance de l’Azawad (pays touareg) le 6, mais cette décision fut rejetée unanimement par tous les partis maliens et par la communauté internationale. Le 26 mai, il annonça sa fusion avec un autre groupe touareg de tendance islamiste, Ansar-Ed-Dine, mais dès le 29 mai il revint sur cet accord. Puis le MNLA fut chassé à la fin juin des deux villes conquises par le Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), allié d’Ansar-Ed-Dine et d’AQMI. Ce même MUJAO annonça le 1er septembre l’exécution du consul d’Algérie à Gao, enlevé par lui le 5 avril avec six autres employés de son consulat (dont trois avaient été libérés le 16 juillet). Au moment où une action armée de reconquête était en préparation de la part de la Communauté des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDAO) avec l’accord du gouvernement de transition malien, et l’appui de l’ONU (accordé par un vote du Conseil de sécurité le 12 octobre), des Etats-Unis et de la France, Ansar ed-Dine entama des négociations avec l’Algérie et le Burkina Fasso au début novembre, alors que le MUJAO et l’AQMI avaient menacé de mort les otages français et le président Hollande. On peut penser que celui-ci, quand il se rendra en Algérie les 19 et 20 décembre prochain, aura l’occasion de s’entretenir de ce problème avec le président Bouteflika autant que des relations franco-algériennes.
Il est encore trop tôt pour prédire la suite des événements, mais nous pouvons rechercher des explications dans le passé proche et plus lointain des Etats et des mouvements concernés.
Actualité du passé saharien
Le Mali, indépendant depuis 1960, est issu de l’ancienne Afrique occidentale française comme presque tous ses voisins. Contrairement à la plupart d’entre eux, son premier président Modibo Keita choisit de s’éloigner de la France en optant pour une politique socialiste et en créant le franc malien, qui dura (au prix de plusieurs dévaluations) du 1er juillet 1962 au 1er juillet 1984, date à laquelle il rejoignit la Communauté financière africaine, dont le franc CFA fut dévalué de 50% en janvier 1994. Son histoire politique fut marquée par deux coups d’Etat militaires (renversement de Modibo Keita par Moussa Traoré en 1968, puis de celui-ci par Ahmadou Toumani Touré en 1991), mais ce dernier rétablit la démocratie en 1992 avec l’élection d’Ahmadou Omar Konaré, qui fut réélu en 1997, puis il se fit élire à son tour en 2002 et en 2007. C’est donc un mois avant l’élection de 2012, et après vingt ans de démocratie régulière, que le coup d’Etat de mars 2012 fit rechuter le Mali dans la pire crise de son histoire.
Mais le pays n’avait pas cessé de souffrir de graves tensions ethniques, dues à l’hétérogénéité de son territoire : alors que la majeure partie de la population réside dans la zone tropicale soudanaise, son territoire s’étend au Nord vers le Sahara central, et les trois provinces de Tombouctou, Gao et Kidal représentent les deux tiers de sa superficie pour seulement 10% de la population. C’est une conséquence des limites tracées arbitrairement sur des cartes par les administrateurs coloniaux, une règle à la main. Mais les conséquences ont été redoutables pour l’unité du Mali indépendant. En effet, la population Touareg du Nord malien s’est révoltée plus d’une fois contre la domination d’administrateurs venus en grand majorité du Sud du pays : d’abord en 1962-1963, puis de nouveau, après la création du MPLA (1988) en 1990, en 1994-1995, en 2006, de 2007 à 2009 au Mali et au Niger (autour d’Agadès), et enfin à partir de janvier 2012. L’unité culturelle de la population touareg, partagée entre le Niger, le Mali et l’Algérie, n’a pas été prise en compte politiquement. Cependant l’Algérie a proposé et fait accepter sa médiation à deux reprises, en 1991 (accords de Tamanrasset) et en 2006 (accords d’Alger). Mais le nouveau conflit en cours est beaucoup plus grave que tous les précédents, car le nationalisme touareg a été manifestement doublé et dépassé par l’islamisme armé.
En effet, l’islamisme armé a été introduit dans les franges méridionales du Sahara par des islamistes algériens, d’abord au nom du “Groupement salafiste pour la prédication et le combat” (GSPC), devenu à partir de 2007 “Al-Qaïda au Maghreb islamique” (AQMI). L’Algérie est donc directement concernée, et à un double titre.
Le Sud saharien, de l’OCRS à l’Algérie
D’une part, parce que les frontières méridionales du pays sont un héritage direct de l’expansion coloniale française partant d’Alger, vers le sud (projets de chemin de fer trans-saharien) et vers le sud-ouest (axe Alger-Dakar via Colomb-Béchar et Tindouf). La France avait décidé tardivement de rattacher ces “territoires du Sud” à l’Algérie en les départementalisant (1956), ce qui servit la revendication de rattachement à l’Algérie du FLN. Mais en même temps la découverte du pétrole et du gaz poussa les gouvernements français à distinguer les départements sahariens des algériens, et à les intégrer dans une “Organisation commune des régions sahariennes” (1957). Le général de Gaulle, quand il annonça la politique d’autodétermination de l’Algérie le 16 septembre 1959, prit soin d’en exclure les deux départements sahariens, et il essaya d’obtenir le soutien des Etats voisins pour un régime particulier jusqu’en septembre 1961. Le FLN eut alors gain de cause, ce qui relança les négociations jusqu’aux accords d’Evian (18 mars 1962). Il obtint donc le rattachement a priori des deux départements sahariens au territoire algérien dans leurs limites coloniales. Le Maroc, principal contestataire de ces limites, avait accepté d’attendre l’indépendance de l’Algérie pour négocier avec elle le tracé de leurs frontières. Mais l’intransigeance de celle-ci à défendre son héritage colonial provoqua deux guerres entre les deux Etats, en 1963, puis de 1975 à 1991, quand le Maroc prétendit récupérer le Sahara ex-espagnol (solution acceptée par le ministre algérien des affaires étrangères, Abdelaziz Bouteflika, mais refusée par le président Boumedienne). Du côté du Hoggar, il n’y eut pas de conflit, mais le rattachement d’une fraction du peuple touareg à l’Algérie n’était pas moins artificiel.
Nationalisme et islamisme algériens
D’autre part, le lien entre l’islam et le nationalisme algérien n’a pas cessé de se renforcer durant la lutte anticoloniale, puis après l’indépendance, quand l’islam devint officiellement la religion de l’Etat (Constitution de 1963). La référence au socialisme, également forte sous les présidents Ben Bella et Boumedienne, déclina sous la présidence de Chadli Bendjedid et disparut avec la Constitution de février 1989. Le mouvement islamiste se renforça dans les années 1980, et inspira un premier maquis, celui de l’ancien maquisard de la wilaya IV Mustapha Bouyali dans l’Algérois. Il prit son essor à partir de la légalisation du Front islamique du salut (FIS), puis de ses victoires aux élections de 1990 et 1991. La démission forcée du président Chadli en janvier 1992, permettant l’interruption des élections législatives après le premier tour, puis la dissolution du FIS, provoqua une rechute de l’Algérie dans une sorte de guerre civile, interprétée par les deux camps comme une répétition de la Guerre de libération ayant opposé trente ans plus tôt les Algériens musulmans aux « traîtres » (à leur patrie et à l’islam). A partir du paroxysme de la violence atteint en 1997, celle-ci tendit à régresser sans jamais s’interrompre totalement. Le dernier groupe armé islamiste important, le « Groupement salafiste pour la prédication et le combat » (GSPC), implanté surtout en Kabylie, se tourna de plus en plus vers le vaste espace saharien, peu contrôlé en dehors des installations pétrolières et gazières. En 2007, il prit le nom d’ « Al Qaïda au Maghreb islamique » et développa de plus en plus des actions transfrontalières en exploitant la marginalité relative des espaces sahariens dans tous les Etats de la région. L’AQMI n’en reste pas moins un produit de l’idéologie inculquée par l’Etat algérien à sa population.
Mais à partir de janvier 2011, un nouveau facteur est venu compliquer davantage la situation. Les révoltes populaires contre les régimes autoritaires de Ben Ali en Tunisie, puis de Moubarak en Egypte, et enfin la guerre civile libyenne qui conduisit le colonel Kadhafi à sa chute avec l’aide de la France et du Royaume-Uni, entraînèrent une série de conséquences imprévues, dont la plus importante fut l’arrivée au pouvoir par la voie électorale de gouvernements islamistes dans les deux premiers pays. L’évolution de la Tunisie, où ce gouvernement islamiste ne semble guère disposé à s’opposer aux extrémistes qui veulent supprimer par l’intimidation les quelques libertés héritées du président Bourguiba, inspire des comparaisons instructives avec l’Algérie de 1990 à 1992. Mais la Libye, libérée de la dictature kadhafiste, inspire les mêmes inquiétudes, depuis l’assaut lancé contre le consulat américain de Benghazi où l’ambassadeur américain a trouvé la mort. En tout cas, la nouvelle vigueur des organisations islamistes au Mali semble bien être une conséquence de l’afflux d’armes tirées des stocks libyens.
La prochaine visite à Alger du président Hollande s’inscrit dans ce contexte. On croit savoir qu’il souhaite relancer la coopération franco-algérienne sans retomber dans l’ornière de la revendication algérienne de repentance adressée à la France, qui avait voué à l’échec le traité d’amitié proposé par le président Chirac en 2003, et qui a été de nouveau exprimée en février 2010 par une proposition de loi demandant la mise en jugement de la France pour tous les crimes commis contre le peuple algérien de 1830 à 1962. La situation au Mali, qui a de quoi inquiéter l’Algérie autant que la France, justifie ce souhait du président français. Mais on peut s’interroger sur la capacité de l’Etat algérien à dépasser cette revendication mémorielle stérile pour traiter enfin les vrais problèmes.
Guy Pervillé.
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A lire avant :
Réponse au livre de Catherine Coquery-Vidrovitch : Enjeux politiques de l’histoire coloniale (2012)
http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=282.
A lire après :
Le voyage du président Hollande en Algérie, 19-21 décembre 2012 (2013)
http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=287.