Entretien avec Emmanuel Alcaraz (2022)

samedi 5 mars 2022.
 
Emmanuel Alcaraz m’a interviewé pour une publication dans Le Quotidien d’Oran, qui vient de lui être refusée. Je reprends donc ici le texte de cette interview, qu’il va publier de son côté sur le blog Médiapart.

LE GRAND ENTRETIEN D’EMMANUEL ALCARAZ

Guy Pervillé est professeur émérite à l’université de Toulouse Le Mirail. Il publie aux éditions SOTECA Une histoire des mémoires de la guerre d’Algérie. Il est notamment l’auteur de Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire (Vendémiaire, 2018), de Oran, 5 juillet 1962, leçon d’histoire sur un massacre (Vendémiaire, 2014) et de Les accords d’Evian (1962), Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne (Armand Colin, 2012).

Emmanuel Alcaraz : Certains militants mémoriels classés à gauche vous accusent d’être l’historien des cercles algérianistes défendant la nostalgie de la souveraineté française en Algérie. Quels liens entretenez-vous avec ces associations mémorielles ? Vous les rejoignez sur quels points ?

Guy Pervillé : Ces militants mémoriels de gauche qui me situent à droite ou à l’extrême droite prouvent qu’ils ne me connaissent pas, et surtout qu’ils n’ont aucune idée de ce qu’est l’histoire. Le 19 mars 1962, je n’avais pas encore quatorze ans, et je n’avais pas une attitude politiquement engagée, même si mes seules sources d’information sur la guerre d’Algérie étaient L’Aurore et Le Parisien libéré. Quand j’ai vu arriver mes premiers camarades de classe « rapatriés » d’Algérie, à la rentrée de septembre 1962, je me suis précipité sur eux pour les interroger sur ce qu’ils avaient vécu, avec un sentiment de solidarité mais surtout un besoin de comprendre, parce que pour moi la guerre d’Algérie et l’Algérie française étaient déjà des faits historiques révolus. Plus tard, en 1967-1968, étant interne à Paris au Lycée Louis-le-Grand, j’ai découvert la diversité des opinions politiques et ressenti le besoin de la dépasser par l’histoire. Je me souviens d’une conversation sur la guerre d’Algérie avec un militant maoïste qui m’a choqué, parce qu’il ignorait tout de ce que je croyais savoir et que je ne savais rien de ce dont il me parlait. Quand est paru le premier volume de l’enquête Yves Courrière, Les fils de la Toussaint, en 1968, je me suis précipité pour le lire, ainsi que les trois suivants jusqu’en 1971. J’ai commencé à comprendre, mais sans être pleinement satisfait de la juxtaposition de points de vue opposés, et je me suis dit que, puisque le livre qui répondrait à toutes mes questions n’existait pas encore, il m’appartiendrait de l’écrire un jour. J’ai alors commencé mes recherches avec mon mémoire de maîtrise sur les étudiants algériens de l’Université française à la Sorbonne en 1970-1971, et j’ai continué dans cette voie en approfondissant le même sujet jusqu’à ma thèse de troisième cycle soutenue en 1980, puis en étudiant la politique algérienne de la France jusqu’à mon habilitation à diriger des recherches soutenue en 1993, et enfin en passant à des essais de synthèse après cette date.

Depuis plus d’un demi-siècle, je n’ai pas dévié de la ligne que je m’étais fixée : rechercher le contact avec tous les acteurs et témoins accessibles quel que soit leur camp, et prendre connaissance de toutes les sources écrites disponibles. A partir des années 1990, j’ai renoué des relations personnelles cordiales voire amicales avec des « rapatriés » d’Algérie, mais sans m’aligner sur les directives d’une association quelconque, et j’ai continué à répondre à toutes les sollicitations sérieuses d’où qu’elles viennent, sans aucune exclusive. Ma seule règle a été de toujours dire ce que je croyais être vrai. Mon maître Charles-Robert Ageron m’a exprimé sa satisfaction après avoir lu mon livre Pour une histoire de la guerre d’Algérie paru en 2002 : « Oui, je vous ai lu in extenso et avec admiration. (...) Je vous félicite et je vous remercie au nom de tous les historiens. (...) Bien sûr, vous aurez encore des contradicteurs, mais si je me rappelle vos propos quand je vous ai connu, je suis rassuré ». En effet, depuis vingt ans, j’ai eu de nombreux contradicteurs auxquels j’ai fermement répondu, et qui n’étaient pas tous du même bord, comme on peut le vérifier sur mon site internet. Et si quelques-uns d’entre eux étaient des historiens, j’ai néanmoins réussi à nouer ou renouer des relations cordiales, voire amicales, avec la plupart d’entre eux : citons seulement, parmi les défunts, Claude Liauzu, Daniel Lefeuvre, Gilbert Meynier, Maurice Faivre, Jacques Valette et Omar Carlier. Je dois néanmoins reconnaître un infléchissement sensible de mes travaux à partir des années 1990 : la prise en compte de l’histoire des mémoires, qui m’a été révélée par le livre pionnier de Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli, paru en 1991.

Emmanuel Alcaraz : Pourtant, pour avoir échangé avec vous, il me semble que vous avez tendance à minimiser la responsabilité de la France pour ses crimes en Algérie et à maximiser les violences commises par le FLN pendant la guerre d’Algérie alors que le moins qu’on puisse dire est qu’il y a davantage de victimes algériennes que françaises eu égard aux moyens techniques dont disposait la France. Pour donner un exemple parmi des dizaines d’autres, je vous donne l’exemple du 8 mai 1945 où vous défendez que les tirs de l’infanterie de marine dans les gorges de Kherrata sont des tirs de sommation. Vous maintenez votre analyse ?

Guy Pervillé : Je ne me souviens pas de ce dont vous me parlez, mais je vous renvoie au livre de Roger Vétillard, Sétif, Guelma, mai 1945, massacres en Algérie, publié en 2010 et 2011, qui a traité cette question en véritable historien. Par contre, je me souviens très bien des exagérations de certains auteurs militants affirmant que les obus des canons des navires de guerre français tirant depuis le golfe de Bougie avaient frappé Sétif, ce qui est faux et impossible. Cela illustre un problème majeur : la nécessité de distinguer ce qui relève de l’histoire, de la mémoire, ou de la propagande.

Je n’ai jamais cautionné les affirmations de ceux des partisans de l’Algérie française qui prétendaient que le FLN avait tué plus d’habitants de l’Algérie que les Français en gonflant arbitrairement le nombre des « harkis » victimes de vengeances en 1962. Je suis d’accord avec vous pour dire que le nombre d’Algériens tués par les Français a été beaucoup plus important que l’inverse, et que c’est une des causes profondes de l’échec de la France en Algérie. Cependant, j’ai jugé nécessaire de démentir les affirmations de propagande suivant lesquelles le peuple algérien aurait échappé à deux « génocides » au XIXème et au XXème siècle. Dans le premier article que j’ai écrit pour la revue L’Histoire en 1983, j’ai démontré que l’affirmation répétée en Algérie suivant laquelle la répression française avait coûté au peuple algérien un million et demi de martyrs de 1954 à 1962 était fausse. Puis les articles de deux historiens chevronnés, Xavier Yacono et Charles-Robert Ageron, s’appuyant sur les données des recensements de la population algérienne avant et après la guerre, ont conclu à des estimations inférieures à 350 000, puis à 300 000 morts. Le démographe algérien Kamel Kateb (avec qui j’ai discuté de ce problème) a critiqué leur méthode de calcul, mais sans proposer une autre estimation plus élevée et plus sûre. Il n’est pas sans conséquence de persuader les Algériens qu’ils ont été menacés de disparition alors que c’est faux.

Emmanuel Alcaraz : Pour vous, la lutte d’un peuple opprimé pour son indépendance n’est pas un juste combat ? Vous semblez portez un jugement moral sur les violences auxquelles a eu recours le FLN pour remporter la guerre d’indépendance contre les Français. Par contre, votre indignation semble sélective et davantage minorer les exactions commises par la France. Un peuple doit donc subir l’oppression sans réagir ? Vous êtes un adepte de Gandhi ? Vous croyez vraiment que le gouvernement français de l’époque aurait donné l’indépendance à l’Algérie eu égard à ses intérêts et à la nature du système colonial français en Algérie très répressif si les nationalistes algériens n’avaient eu recours qu’à la lutte politique ? N’êtes vous pas un doux rêveur ?

Guy Pervillé : Que de questions ! Permettez-moi de ne pas leur répondre, parce qu’elles ne relèvent pas de l’histoire : en effet le rôle de l’histoire n’est pas de dire ce qu’il aurait fallu faire, des deux côtés, pour éviter des événements tragiques. En tant qu’homme, je ne peux que les déplorer, mais il s’agit d’un passé révolu qui ne relève pas et n’a jamais relevé de de ma responsabilité. La recherche d’alternatives préférables à ce qui est advenu dans ce passé n’a pas de sens. Ma seule responsabilité est aujourd’hui de faire tout mon possible pour faire mieux connaître et comprendre les faits établis, afin que l’avenir puisse être meilleur que ce tragique passé.

Emmanuel Alcaraz : Vous avancez l’idée que la religion joue un rôle important pour expliquer la violence révolutionnaire du Front de libération nationale, notamment à l’occasion de l’insurrection du 20 aout 1955 dans le Nord-Constantinois, alors que pour moi c’est l’injustice coloniale qui est à l’origine de cette violence. N’avez-vous pas un point de vue européo-centré sur l’islam et ne pêchez vous pas par anachronisme en projetant sur le FLN pendant la guerre d’Algérie des considérations actuelles sur l’islam politique ?

Guy Pervillé  : Il ne s’agit pas de tout expliquer par une cause unique, mais le rôle de l’islam, présent en Algérie depuis treize siècles, mérite une étude attentive, comme Charles-Robert Ageron me l’avait déjà signalé en 1971. J’admets que sa part dans les motivations de ceux qui ont pris les armes était très inégale suivant les niveaux de responsabilité, mais aussi qu’elle a grandi avec le temps. Le livre de Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, et les documents qu’il a publiés avec Mohammed Harbi, suffiraient à le prouver. Même si l’on admet comme lui que le recours à l’islam fut pour les pères fondateurs du FLN-ALN un moyen nécessaire pour mobiliser les masses, le fait est qu’en 1962 les héritiers de l’Association des Oulémas furent capables d’imposer l’officialisation de la religion musulmane comme religion de l’Etat dans l’Algérie indépendante et qu’elle n’a depuis jamais été remise en question ; même s’il faut distinguer plusieurs étapes dans le processus qui a conduit à l’effacement du socialisme et au renforcement de l’idéologie arabo-musulmane en Algérie.

Emmanuel Alcaraz : Une polémique vous oppose à votre ancienne étudiante à Bordeaux, l’historienne Malika Rahal qui vous reproche votre préface qu’elle juge « désolante » du livre de Grégor Mathias, Les vampires à la fin de la guerre d’Algérie, mythe ou réalité ? Vous avez répondu sur son votre site. Pouvez vous expliquer à nos lecteurs cette affaire et pourquoi ces divergences de vue avec Malika Rahal ?

Guy Pervillé : Malika Rahal m’a reproché, dans son livre paru récemment, Algérie 1962, une histoire populaire (p 32), de « renverser la charge de la preuve » en demandant à ceux qui nient, comme elle le fait, la réalité de la « rumeur » du sang prélevé de force sur des Européens enlevés au nom du FLN en 1962, de prouver eux-mêmes que c’est une rumeur sans fondement. En réalité, je demande que les historiens prennent en considération avec la même attention - comme un bon juge d’instruction doit instruire une affaire à charge et à décharge - les deux hypothèses que sont la réalité ou le caractère infondé de cette rumeur, en examinant sérieusement les arguments allant dans les deux sens. Or c’est ce qu’elle ne fait pas, puisqu’elle ignore le principal argument que nous citons, Grégor Mathias et moi, à savoir l’existence d’un dossier documentaire complet établissant l’enlèvement du légionnaire Esteban Sanchez-Caceres à Arzew le 8 mai 1962 et sa libération à Saint-Eugène près d’Alger dans la nuit du 1er au 2 août. De plus, elle cite (pp 29-30) un passage de la correspondance de l’étudiant en pharmacie Albert Faucher, chargé du service des prises de sang à l’hôpital de Tizi-Ouzou, pour établir que les donneurs de sang algériens ne manquaient pas à partir du 22 mai 1962, alors que de nombreux passages de cette correspondance cités par Grégor Mathias démontrent le contraire : du 19 mars au 17 mai, Albert Faucher était très inquiet de la difficulté de trouver des donneurs algériens, et il jugea vraisemblable la « rumeur » des prises de sang forcées quand il en fut informé le 8 mai.

De même, dans le chapitre qu’elle consacre au massacre du 5 juillet à Oran (pp 80-103 de son livre), Malika Rahal fournit beaucoup d’informations solides puisées aux meilleures sources ; mais elle oublie de mentionner l’antériorité du terrorisme du FLN (clairement établie par le livre de Mohammed Benaboura, OAS-Oran dans la tourmente, 1961-1962, pp 44-107) par rapport à celui de l’OAS. Et elle se distingue des historiens algériens Karim Rouina et Fouad Soufi en se contentant du bilan officiel de juillet 1962 suivant lequel la très grande majorité des victimes seraient des Algériens musulmans.

Je ne reproche pas à Malika Rahal de vouloir rester fidèle à son origine algérienne. Mais je trouve néanmoins « désolant » qu’elle ait refusé de tenir compte des mises au point que je lui avais envoyées, faisant ainsi passer la fidélité mémorielle avant le débat historique.

Emmanuel Alcaraz : Si vous vous revendiquez du positivisme et de la stricte impartialité, ce qui est vrai contrairement à un militant mémoriel, vous n’écartez aucune source et aucun travail même ceux qui contredisent vos thèses, ne pêchez-vous pas quand même par nationalisme, au moins inconsciemment, et par volonté de réhabiliter à tout prix l’honneur français ?

Guy Pervillé : Pour autant que je puisse connaître mieux qu’un autre le fond de mon inconscient, je réponds catégoriquement « Non » à cette question.

Emmanuel Alcaraz : Parmi vos travaux les plus importants, il y a votre livre sur les massacres d’Oran, qui est un angle mort de la recherche aussi bien en France et en Algérie. Le rapport Stora a demandé une commission historique sur les massacres d’Oran du 5 juillet 1962. Etes-vous disposé à travailler avec des historiens algériens sur cette question ?

Guy Pervillé : Bien entendu, puisque j’ai toujours apprécié les débats avec des historiens algériens, et que je les ai abondamment cités dans mon livre Oran, 5 juillet 1962, leçon d’histoire sur un massacre.

Emmanuel Alcaraz est agrégé d’histoire et de géographie, docteur en histoire. Il est notamment l’auteur de l’Histoire de l’Algérie et de ses mémoires des origines au hirak (Paris, Karthala, 2022), avec une préface de Guy Pervillé.

PS : Emmanuel Alcaraz venait d’expliquer très clairement sa position personnelle et les raisons pour lesquels il avait eu recours à mon expertise dans un autre entretien que Le Quotidien d’Oran avait publié le 28 février 2022, et qu’il venait de publier lui-même sur le blog de Médiapart le 2 mars 2022 : https://blogs.mediapart.fr/emmanuelalcarazrecherche/blog/020322/mon . Il est également publié sur le site Golias hebdo.


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