Interview sur le 17 octobre 1961, 60 ans après (2021)

dimanche 17 octobre 2021.
 
J’ai accordé cette interview au site internet de CNews (CNewsweb) à l’approche du 60ème anniversaire du 17 octobre 1961. Je la reproduis ici en rajoutant un membre de phrase et deux notes pour plus de clarté.

Interview CNEWS web sur le 17 octobre 1961, soixante ans après

Cet événement est encore assez méconnu du grand public... Pourriez-vous le résumer en quelques mots ?

Le 17 octobre 1961, une manifestation pacifique de la population civile algérienne de Paris et de sa banlieue, convoquée par un ordre de la Fédération de France du FLN pour protester contre un couvre-feu imposé le 5 octobre aux travailleurs musulmans algériens par le préfet de police Maurice Papon, fut violemment réprimée par les forces de police, les CRS et les gendarmes qui ne tentèrent pas de disperser les manifestants mais voulurent les arrêter pour démanteler l’organisation du FLN. La violence extrême de la répression, les conditions inhumaines de la détention de plus de 11000 manifestants arrêtés, la disparition de dizaines de personnes supposées jetées dans la Seine soulevèrent une émotion considérable dans l’opinion publique française, surtout à gauche : il fut très vite question d’au moins 200 morts. Mais la préfecture de police imputa le déclenchement de la violence à des provocations du FLN (coups de feu au pont de Neuilly) en minimisant le bilan des victimes : 2 morts algériens et un civil français, 64 blessés parmi les manifestants et 13 dans les forces de l’ordre.

Ce bilan officiel ne convainquit pas, mais la mémoire de cette répression fut rapidement effacée par celle de la manifestation de la gauche française contre l’OAS le 8 février 1962, dans laquelle 9 manifestants, communistes ou cégétistes, périrent écrasés dans l’escalier du métro Charonne ; puis par l’aboutissement des pourparlers entre le gouvernement français et le GPRA aux Rousses (18 février 1962) et enfin par les accords d’Evian du 18 mars 1962 et le cessez-le-feu du 19. Du côté algérien, la défaite de la Fédération de France du FLN, qui soutenait le GPRA dans la lutte pour le pouvoir déclenchée par Ben Bella et l’Etat-major général de l’ALN après l’indépendance, contribua également à cet oubli. C’est seulement après le milieu des années 1980 et surtout durant les années 1990 que la mémoire du 17 octobre 1961 reparut grâce à des jeunes militants issus de l’immigration algérienne ou sympathisants d’extrême gauche, notamment Jean-Luc Einaudi qui témoigna à charge au procès de Maurice Papon en 1997.

Quels sont les enjeux de mémoire autour de cet événement ?

Le principal est celui de donner un sens à la présence actuelle en France d’une importante population algérienne ou franco-algérienne, en majorité née dans le pays, alors que jusqu’en 1962 la propagande du FLN parlait d’une population laborieuse exploitée forcée de venir travailler en France parce que son pays natal lui avait été volé par le colonialisme, et à laquelle l’indépendance permettrait de rentrer rapidement chez elle. La répression du 17 octobre 1961 est donc ressentie aujourd’hui comme une tentative de chasser les travailleurs algériens de France, ce qui n’est qu’à moitié vrai car leur expulsion n’était envisagée par le gouvernement français qu’en cas d’échec des négociations.

Mais du côté de l’extrême gauche française, la tendance dominante est à interpréter cette violente répression comme le résultat d’un complot ourdi par le préfet de police Maurice Papon, le ministre de l’intérieur Roger Frey et le Premier ministre Michel Debré pour faire échouer la reprise des négociations secrètes avec le GPRA qui était prévue pour quelques jours plus tard. C’était l’opinion de Jean-Luc Einaudi, soutenu par Pierre Vidal-Naquet, et par le vice-président de la Ligue des Droits de l’Homme Gilles Manceron [1]. Mais elle n’est pas convaincante, parce que l’issue relativement proche de la guerre d’Algérie n’était pas encore prévisible le 17 octobre 1961, et parce que Michel Debré a soutenu jusqu’au bout, malgré ses troubles de conscience, la négociation avec le FLN voulue par le président de la République Charles de Gaulle.

Certaines associations demandent la reconnaissance d’un crime d’Etat, qu’en pensez-vous ?

C’est la position qui fut prise en 1999 par l’association « 17 octobre 1961 contre l’oubli », suivant apparemment l’exemple que donnait depuis 1990 la Fondation algérienne du 8 mai 1945 (en revendiquant la reconnaissance de cette répression comme étant un « crime contre l’humanité »). Mais cette revendication suppose qu’il y ait encore d’éventuels coupables à juger, ce qui est douteux. De plus, elle oublie que les accords d’Evian n’ont été rendus possibles que par une amnistie réciproque des crimes commis par les deux camps. Revendiquer la punition de ce crime-là, c’est relancer la guerre sous la forme d’une guerre des mémoires.

Cela ne veut pas dire pour autant que la répression française ne fut pas critiquable, mais il faut observer que la violence répressive des autorités françaises contre ceux qui contestaient leur autorité s’est manifestée à la fin de la guerre d’Algérie, non seulement à Paris contre les manifestants algériens du 17 octobre 1961 et contre les manifestants français du 8 février 1962, mais aussi contre la population française de Bab-el-Oued (faubourg d’Alger) qui subit une très dure répression militaire en réponse à une attaque de l’OAS le 23 mars 1962, suivie par une fusillade qui fit près de 70 morts le 26 mars dans la foule des manifestants pacifiques tentant de forcer le barrage de la rue d’Isly pour rompre le blocus de Bab-el-Oued.

En quoi cet événement est-il important dans l’Histoire ?

Ne parlons pas de l’Histoire avec un grand « H », mais parlons de la différence entre la mémoire et l’histoire, qui a été trop ignorée dans ce cas. Un des animateurs de l’association « 17 octobre 1961 contre l’oubli », l’historien et militant Pierre Vidal-Naquet, avait cru pouvoir écrire sur le site de l’Association que Jean-Luc Einaudi méritait plus le titre d’historien que l’« historien » (entre guillemets) Jean-Paul Brunet, plus prudent dans son estimation du nombre des victimes. Pourtant, le rapport de l’avocat général Géronimi à la garde des sceaux Elisabeth Guigou, en mai 1999, faisant état d’au moins 48 morts, était beaucoup plus proche de l’estimation de Jean-Paul Brunet que de celle d’Einaudi.

Mais c’est l’explication des faits qui exprime le plus les présupposés idéologiques. Les militants mémoriels ont tendance à traiter différemment ceux qui confortent leur indignation que ceux qui peuvent simplement expliquer ce qui s’est passé. C’est ainsi que les militants mémoriels du 17 octobre 1961 ont très peu insisté sur les faits susceptibles de rendre compréhensible le déchaînement de la violence policière, à savoir la campagne d’attentats contre les policiers déclenchée par la Fédération de France du FLN après l’interruption des négociations entre la France et le FLN, à la fin août, et poursuivie même après que le général De Gaulle eut accepté de reprendre la négociation en renonçant à en exclure le Sahara le 5 septembre. Dans ces conditions, on peut comprendre que le Général ait pu considérer la continuation des attentats à Paris comme inadmissible. Ce qu’a bien compris un ancien compagnon de route de Pierre Vidal-Naquet, Paul Thibaud :

« A propos du 17 octobre 1961 (...), on n’a guère souligné la responsabilité du FLN. Le gouvernement français venait de décréter une trêve unilatérale des offensives en Algérie ; De Gaulle, par une concession essentielle sur le Sahara, venait de relancer la négociation. Il était donc absurde de déclencher en France la campagne d’attentats contre les policiers qui fut à l’origine du couvre-feu de Papon et de la manifestation du 17 octobre. Cette erreur du FLN n’excuse en rien les crimes commis contre les Algériens. Mais elle montre que les victimes ne sont pas toujours sans reproche » [2].

Guy Pervillé

PS : Pour en savoir plus, consulter mon livre Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire, Paris, Vendémiaire, 2018, chapitre "Le 17 octobre 1961 et le drame du métro Charonne", pp 300-343, et plus particulièrement le sous-chapitre "Causalité diabolique ou causalité historique ?", pp 327-335.

[1] Comme celui-ci l’a écrit : « C’est son hypothèse (celle de Jean-Luc Einaudi) qui m’a permis d’aboutir à l’analyse, que j’ai présentée en 2011 dans La triple occultation d’un massacre, selon laquelle la répression du 17 octobre 1961n’était pas ‘une énigme’, selon le terme employé par Pierre Vidal-Naquet en 2001 pour dire qu’elle se soit produite au moment où les négociations de paix étaient en passe d’aboutir. Cet événement s’explique par les graves dissensions au plus haut sommet de l’Etat entre le président de la République et le Premier ministre ».

[2] Interview de Paul Thibaud à Télérama, novembre 1991. Il a repris la même analyse vingt ans plus tard, dans L’Express : « Quels griefs demande-t-on aux Français de reconnaître, puisqu’on veut s’adresser à eux ? S’il s’agit des demandes politiques que le gouvernement français n’a pas satisfaites au cours du premier cycle des négociations, alors interrompues, la plus importante (l’algérianité du Sahara) a été acceptée publiquement par De Gaulle, le 5 septembre. S’il s’agit de protester contre l’aggravation du harcèlement par la police, (...) la protestation est plus que justifiée. Mais elle aurait dû être précédée par un désaveu des attentats. Ces incohérences montrent les difficultés qu’a le FLN à sortir de la logique de l’affrontement. Le résultat sera d’envoyer une foule désarmée, pour une manifestation qui sera jugée provocante, au-devant d’une police folle, animée d’une passion vengeresse ».



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