Les accords d’Evian du 18 mars 1962 et le cessez-le-feu du 19 mars : mythes ou réalités ? (2016)

lundi 4 avril 2016.
 
Ce texte est celui de ma contribution au débat sur « Les accords d’Evian : comprendre le passé pour mieux comprendre l’avenir », organisé à Bordeaux le 19 mars 2016 par l’Association des Algériens d’Aquitaine.

Le 19 mars 1962 fut-il la « fin de la guerre d’Algérie » ? Cette formule, adoptée par de nombreuses municipalités de France depuis mars 1963, n’a pas été reprise par la loi française du 6 décembre 2012, qui a défini la commémoration du 19 mars comme étant une « journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie », en sous-entendant ainsi implicitement que la violence avait continué après cette date. Mais les anciens acteurs de cette guerre ne se contentent pas de cette formule trop allusive, et beaucoup en France comme en Algérie préfèrent dire que, si cette date ne fut pas vraiment celle de la fin de la guerre, ce fut à cause de la folie de l’OAS qui refusa la paix enfin possible en prolongeant inutilement les hostilités. Faut-il pour autant nous contenter d’une telle idée ? Pour un historien, il y a de nombreuses raisons d’en douter.

D’abord le fait que l’OAS n’était pas née de rien, et que ses fondateurs voulaient empêcher la victoire du terrorisme du FLN, rendue possible par la « trahison » du général de Gaulle envers ceux qui l’avaient rappelé au pouvoir le 13 mai 1958 pour sauver l’Algérie française. Mais aussi le fait que l’OAS n’existait pas encore en janvier 1961, quand le gouvernement français accepta la proposition du GPRA de reprendre la négociation de la paix. Est-ce donc par la faute de l’OAS que les négociations durèrent plus de quinze mois avant d’aboutir au cessez-le-feu du 19 mars 1962 ? En réalité, elle ne fut que le « troisième larron », suivant l’expression d’un de ses chefs, le colonel Godard, et elle tenta à partir de l’annonce du pré-accord des Rousses (18 février 1962) - qui ne mettait pas encore fin à la guerre - de rendre impossible l’application de l’accord final entre les deux parties dont devait découler le cessez-le feu du 19 mars.

Nous devons donc nous demander pourquoi, alors que le GPRA avait proposé au gouvernement français une négociation directe par l’intermédiaire du diplomate suisse Olivier Long [1] dès la fin de décembre 1960, et que le général de Gaulle l’avait acceptée, avec l’accord de son Premier ministre Michel Debré, dès le 9 janvier 1961, les négociations durèrent plus de quinze mois, et firent alterner des phases de prise de contact, de tension et de rupture, dont la plus grave dura trois mois, de la fin juillet à la fin octobre 1961.

Pour ne pas m’égarer dans un récit trop détaillé, je présenterai d’abord une analyse des difficultés dues à l’attitude du GPRA, mais je n’oublierai pas de terminer en indiquant ce que ce dernier a pu reprocher à ses interlocuteurs français.

Le FLN, qui avait déclenché sa guerre de libération nationale depuis le 1er novembre 1954, et qui avait semblé plus éloigné que jamais de son but après le retour au pouvoir du général de Gaulle en mai-juin 1958, avait fini par obtenir de celui-ci, le 16 septembre 1959, une renonciation implicite au principe de l’Algérie française, remplacée par le droit à l’autodétermination des Algériens, puis la reconnaissance explicite du droit de l’Algérie à former un Etat dans le discours présidentiel du 4 novembre 1960, ratifié par le référendum du 8 janvier 1961 en France et en Algérie. Sur le plan des principes, l’essentiel des revendications du GPRA semblait donc satisfait, ou tout au moins la plus grande partie du chemin avait été parcourue.

Mais le GPRA n’avait pas encore obtenu sa reconnaissance par le gouvernement français, et il ne l’obtint jamais, même après la signature des accords d’Evian. De plus, il avait été très alarmé par la négociation secrète que le général de Gaulle avait menée au printemps de 1960 avec les chefs de la wilaya IV (Algérois) Si Salah, Si Lakhdar et Si Mohammed, et il avait compris que celui-ci avait tenté d’opposer le FLN de l’intérieur à celui de l’extérieur pour lui faire accepter la capitulation militaire avec remise des armes qu’avaient acceptée les chefs de la wilaya IV [2]. Même si l’échec de la conférence de Melun (25-29 juin 1960) avait été suivi par le retournement de Si Mohammed, qui rallia la wilaya IV au GPRA, celui-ci avait été très affecté par le risque d’une défaite auquel il avait échappé de justesse, et Mohammed Harbi a rapporté dans ses Mémoires, en citant Mohammed Ben Yahia, « la vague de panique qui régnait à la présidence (du GPRA) » durant tout l’été 1960 [3].

Quand De Gaulle, après quatre mois de dépression [4], se résolut à relancer le processus de négociation par son discours du 4 novembre 1960, il en vint à juger nécessaire de remplacer la capitulation acceptée un moment par la wilaya IV, par une trêve unilatérale des opérations militaire, qu’il espérait devoir être contagieuse car il jugeait l’ALN de l’intérieur très affaiblie par les conséquences du plan Challe (1959-1960). Mais le nouveau commandant en chef, le général Crépin, jugeait cette trêve trop risquée [5], et il fallut le remplacer par le général Gambiez en février 1961. Retardée par la tentative de « putsch des généraux » du 22 au 25 avril 1961, la négociation s’ouvrit enfin à Evian le 20 mai 1961, mais la trêve annoncée par le gouvernement français avec de nombreuses libérations d’internés fut dénoncée par le GPRA comme une manœuvre de propagande, et l’ALN en profita pour reprendre l’offensive en multipliant les embuscades et les attentats. Après deux sessions de négociations, à Evian (20 mai-13 juin) puis à Lugrin (20-28 juillet), le GPRA décida la rupture sur la question du Sahara que la France voulait tenir en dehors du champ de la négociation. Le 11 août, le gouvernement français décida de mettre fin à la trêve unilatérale des opérations militaires qui avait grandement profité à l’ALN.

En France, la trêve de fait observée par le FLN-ALN à partir du 5 juillet 1961 fut rompue par le déclenchement d’une campagne d’attentats visant les « harkis de Paris » à partir du 15 août et les policiers à partir du 29 août. C’est pourtant à ce moment que le général de Gaulle fit une nouvelle concession majeure en annonçant, le 5 septembre 1961, qu’il renonçait à tenir le Sahara en dehors de la négociation. Mais cette concession capitale, qui créait les conditions d‘une reprise de la négociation, n’arrêta pas l’escalade de la violence à Paris, qui aboutit à l’imposition d’un couvre feu par le préfet de police Maurice Papon le 5 octobre, et à l’organisation d’une manifestation non violente de la population civile algérienne encadrée par la Fédération de France du FLN le 17 octobre, laquelle fit de nombreuses victimes algériennes [6]. Le général de Gaulle, estimant que son offre du 5 septembre n’avait pas eu de suites effectives de la part du GPRA, rendit celui-ci responsable du drame.

Durant tous ces mois, l’ouverture puis la rupture des négociations n’apportèrent aucun apaisement de la situation en Algérie, bien au contraire. Tout se passait comme si le GPRA - qui était depuis le 15 juillet menacé par l’indiscipline de l’état-major général du colonel Boumedienne, et qui avait remanié sa composition en remplaçant le « réformiste » Ferhat Abbas par le « révolutionnaire » Ben Khedda à l’issue du CNRA réuni à Tripoli du 9 au 27 août - poursuivait non la paix, mais la victoire. Une semaine après le 17 octobre 1961, le 24 octobre, le nouveau président Ben Khedda offrit enfin nettement la reprise des négociations en proposant une procédure nouvelle : d’abord la reconnaissance du GPRA par la France, puis la poursuite des négociations entre les deux gouvernements. Le général de Gaulle refusa ce changement de procédure, mais il accepta d’envoyer des émissaires pour reprendre contact avec ceux du GPRA à Bâle.

Durant toute cette période, et durant la suivante qui vit la reprise des négociations en secret, la violence ne cessa pas en Algérie. Selon les archives du préfet de police d’Alger, Vitalis Cros, la trêve unilatérale ordonnée par la France le 20 mai 1961 ne fut suivie par aucune diminution des nombres des attentats FLN et de leurs victimes, bien au contraire. Dans le secteur Alger-Sahel, le nombre des attentats FLN suivit en 1961 une courbe ascendante rappelant étonnamment celle de l’année 1956, mais l’a très largement dépassée dans les trois premiers mois de 1962. Celui des attentats de l’OAS rattrapa ceux du FLN à partir de janvier 1962 et les dépassa largement à partir de mars [7]. A Oran, c’est à partir de février 1962 que le nombre de victimes des attentats de l’OAS dépassa celui dû à ceux du FLN [8]. Ce fait, cumulé avec l’échec de la trêve unilatérale, permit à l’OAS de devenir le seul espoir de la plupart des Français d’Algérie, et rendit très pénible la tâche des négociateurs français suivant le conseiller spécial du général de Gaulle, Bernard Tricot. Celui-ci l’a dit très clairement dans ses Mémoires : « Il ne faut pas parler seulement de l’OAS ! Le FLN a aussi commis et continué à commettre pendant toute la durée des négociations un nombre de crimes effroyable ! Sans cesse pendant que nous discutions de garanties, nous apprenions qu’un colon, qu’une famille venaient d’être massacrés : cela n’était guère encourageant pour l’avenir. Nous avons fait des efforts sincères pour réaliser une trêve : jamais nous n’avons eu la moindre contrepartie. Un jour que Joxe en avait demandé, Krim répondit : ‘C’est impossible, mais vous verrez, si la négociation avance, cela se fera tout seul, les crimes s’atténueront’. Ils ne se sont pas ‘atténués’, et ce fut très mauvais non seulement pour la négociation, mais aussi pour la manière dont les Européens pouvaient se représenter l’avenir » [9].

Les négociations reprirent pourtant à la fin octobre, et avancèrent régulièrement à partir du début novembre 1961, après que les négociateurs algériens eurent reconnu le principe de « non-représailles » contre les Algériens qui avaient aidé les Français contre le FLN [10]. Elles aboutirent à une première esquisse d’accord après la conférence secrète des Rousses, dont le résultat positif fut annoncé à Paris le 18 février 1962. Mais il fallut encore, après la ratification du projet par le CNRA, une nouvelle conférence organisée publiquement à Evian pour que celle-ci aboutisse, au terme d’une longue incertitude quant à l’issue finale, à la signature des accords d’Evian le 18 mars 1962 et au cessez-le-feu du 19 mars.

C’est après l’annonce du succès de la conférence des Rousses le 18 février, que l’OAS décida de mettre en échec la paix attendue entre le FLN et le gouvernement français. Son chef suprême le général Salan préconisa dans son instruction générale n° 29 datée du 23 février 1962 une stratégie offensive, prévoyant « la création de zones insurrectionnelles dans les campagnes », ainsi que l’ « accroissement à l’extrême du climat révolutionnaire dans les grands centres urbains et l’exploitation du pourrissement de l’adversaire par l’entrée en jeu de la population en marée humaine pour l’ultime phase » ; mais il ne prévoyait que des mesures défensives en cas de « descentes de musulmans » hors de leurs quartiers dans les grandes villes [11]. Or dans les jours suivants, le général fut très surpris par la multiplication des attentats contre les civils musulmans à Alger [12]. Le colonel Vaudrey, chef du secteur Alger-centre de l’OAS, voulut d’abord condamner cette vague d’attentats terroristes visant des musulmans dans les quartiers européens, et démentir « avoir déclenché la moindre ratonnade à Alger ou à Oran », parce que l’OAS « respecte et défend les musulmans comme les Européens » et « ne se livre pas au terrorisme aveugle comme le FLN » [13].

Mais le chef civil de l’ORO (Organisation Renseignements Action), Jean-Claude Pérez, lui répondit le 3 mars en revendiquant hautement ses ordres. D’après lui, « le but de la manœuvre est en voie d’être atteint », à savoir : « mise en œuvre prématurée par les forces de l’ordre de leur plan de quadrillage, riposte FLN aux dépens des FSE et des FO, clashs sanglants quotidiens entre FO et FLN, ’grincements’ dans les actuelles négociations par de nouvelles exigences du GPRA compte tenu de l’action terroriste de l’OAS, suppression de l’argument officiel ‘le cessez-le-feu, c’est la paix’ et son remplacement par cette autre vérité qui fait peur au gouvernement (et à vous-mêmes à ce qu’il me semble), ‘le cessez-le-feu, c’est le bain de sang’ ». Il exposait ainsi d’une manière parfaitement claire une véritable stratégie de provocation, et concluait en défiant les chefs militaires de l’OAS : « C’est une chose que de faire la guerre révolutionnaire quand on est du côté des forces de l’ordre légales avec de gros moyens et une autre que de la faire en position de rébellion et de faiblesse de moyens momentanée. Sans remonter très loin, le FLN est un exemple suffisant » [14]. Ainsi, le FLN était reconnu comme un modèle à suivre, et les chefs militaires de l’OAS d’Alger, qui n’allaient pas tarder à se diviser, durent accepter cette stratégie très risquée. L’escalade terroriste de l’OAS dura jusqu’à ce que le conseiller politique du général Salan, Jean-Jacques Susini, signe un cessez-le-feu avec le président de l’Exécutif provisoire, Abderrahmane Farès, et le chef de son groupe FLN, Chawki Mostefaï, le 17 juin 1962.

A Oran, les chefs de l’OAS locale continuèrent à faire appel aux musulmans, et refusèrent toujours l’idée d’une stratégie de provocation consistant à les viser aveuglément pour provoquer une riposte du FLN contre la population française [15]. Mais les textes de cette organisation rassemblés par son ancien militant Guy Pujante [16] ne cachent pas que cette organisation a pratiqué, après avoir commis un sanglant attentat à la voiture piégée contre le FLN le 28 février, un harcèlement systématique des quartiers musulmans d’Oran au moyen de mortiers à partir du 1er mars 1962. Même si l’OAS visait autant que possible les locaux du FLN et non la population civile, on ne peut nier que cette population algérienne ait subi de lourds pertes jusqu’à la fin juin 1962.

Le FLN a-t-il cédé à la provocation ou bien a-t-il respecté le cessez-le feu qu’il venait de signer à Evian le 18 mars ? Il l’a respecté au moins à Alger dans les premiers jours, mais les violations du cessez-le-feu enregistrées un peu partout par les militaires français furent nombreuses. Il convient de les résumer brièvement ici.

Signalons d’abord qu’à la réunion du CNRA qui avait discuté les résultats de la conférence des Rousses pour habiliter le GPRA à poursuivre les négociations à Evian, celui-ci avait obtenu l’accord de tous les membres du CNRA sauf quatre qui avaient voté contre, à savoir les trois représentants de l’état-major général de l’ALN (colonel Boumedienne, commandants Slimane et Ali Mendjeli) et un représentant de la wilaya V. Dès lors, on peut se demander s’ils se sentaient obligés de respecter le cessez-le-feu du 19 mars [17].

D’autre part, selon l’accord de cessez-le-feu, les troupes de l’ALN devaient restées « stabilisées dans leurs zones de stationnement », et n’en sortir qu’individuellement et sans armes. Mais très vite cette clause ne fut pas respectée, et après plusieurs incidents graves aboutissant à des combats, le commandement français dut renoncer à imposer son respect vers la mi-avril 1962 [18].

A partir du 17 avril 1962, près d’un mois après le cessez-le-feu, l’ALN déclencha une vague d’enlèvements de civils européens à Alger, à Oran et dans les régions voisines, donc là où les européens étaient les plus nombreux. Pour le FLN, ce « terrorisme silencieux » (suivant l’expression de Jean Monneret [19]) était un moyen de lutter contre l’OAS en évitant de rompre ouvertement le cessez-le-feu, mais c’était aussi un moyen de priver le poisson (l’OAS) de son eau en provoquant la fuite hors d’Algérie de la population dans laquelle il trouvait son principal soutien. Très vite ces enlèvements, et la découverte de charniers, réussirent à déclencher un exode massif de la population européenne en contradiction avec les consignes de l’OAS.

A partir du 14 mai 1962, la Zone autonome d’Alger dirigée par le commandant Azzedine rompit ouvertement le cessez-le-feu en lançant une vague d’attaques contre des lieux publics dans les quartiers européens, et exécuta tous les otages qu’elle détenait [20]. Le gouvernement français n’obtint pas un désaveu de ces actes par le GPRA. Dès lors, le cessez-le-feu d’Evian existait-il encore ?

Dès le 19 mars, des enlèvements et des assassinats de harkis avaient eu lieu, notamment dans la wilaya V (massacre de Saint-Denis du Sig le 19 mars). Mais une directive du colonel commandant la wilaya V, datée du 8 avril 1962, recommanda à la population algérienne d’attendre le jour de l’indépendance pour assouvir sa juste vengeance [21].

Le CNRA se réunit une dernière fois à Tripoli du 25 mai au 7 juin 1962. Il commença par adopter à l’unanimité le programme du FLN, préparé par une commission présidée par Ahmed Ben Bella, qui condamna les accords d’Evian comme étant une « plate-forme néo-colonialiste » [22]. Ce programme fut tenu secret, mais le GPRA fit pourtant voter oui, lors du référendum algérien du 1er juillet 1962, à la question unique : « Voulez-vous que l’Algérie devienne un Etat indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies par les déclarations du 19 mars 1962 ? » Le Oui l’emporta par 91,23 % des inscrits et par 99,72 % des suffrages exprimés. Il y avait donc une contradiction totale entre le vote massif du peuple algérien en faveur des accords d’Evian et celui du CNRA qui les avait condamnés un mois plus tôt.

Après l’annonce officielle des résultats du référendum, le 3 juillet 1962, le président de la République française reconnut l’indépendance de l’Algérie et transmit la souveraineté de la France, non pas au GPRA, mais à l’Exécutif provisoire issu des accords d’Evian qui devait administrer le pays jusqu’à l’élection d’une assemblée nationale constituante. Or cette transmission des pouvoirs était purement fictive. Parce que la majorité des membres de l’Exécutif désignés par le GPRA venaient de lui remettre leur démission le 30 juin pour dénoncer leur impuissance face à l’anarchie qui régnait sur tout le territoire [23] ; et ce d’autant plus que la Force locale destinée au maintien de l’ordre, affaiblie depuis des mois par les désertions au profit des wilayas, acheva de se dissoudre dans les premiers jours de juillet. Mais aussi parce que le GPRA, auquel Abderrahmane Farès remit ses pouvoir dès son arrivée à Alger le 3 juillet, refusa d’accepter la démission de l’Exécutif provisoire, sans que celui-ci ait plus d’autorité. En effet, le GPRA de Ben Khedda était contesté par un « bureau politique du FLN » proposé par Ben Bella à la fin de la réunion du CNRA le 7 juin, et il venait de destituer l’état-major général de l’ALN dirigé par le colonel Boumedienne le 30 juin, décision que Ben Bella refusa d’entériner. C’était donc la guerre civile qui menaçait l’Algérie à peine indépendante. Dans ces conditions d’anarchie, les enlèvements et les meurtres d’Européens se multiplièrent, notamment à Oran où près de 700 d’entre eux furent tués ou portés disparus le 5 juillet [24], ainsi que les arrestations, tortures et meurtres de harkis en plusieurs vagues dont la dernière eut lieu en novembre 1962.

L’élection de l’Assemblée nationale constituante, prévue le 16 juillet pour le 12 août, puis pour le 2 septembre, fut ajournée au 20 septembre à cause de l’affrontement entre la wilaya IV et les troupes de l’alliance Ben Bella-Boumedienne. Le FLN fut seul à présenter des candidats, un par siège, ce qui faisait de l’élection par le peuple souverain une pure formalité. Une première liste agréée par Ben Bella le 20 août pour une « élection » prévue le 2 septembre, fut modifiée quelques jours après par le rebondissement de la crise qui entraîna un nouvel ajournement au 20 septembre, et une importante révision de la liste unique des candidats. L’attribution de 16 sièges sur 196 à des Européens était un hommage posthume aux accords d’Evian, puisque la grande majorité de ceux qu’ils étaient censés représenter avaient déjà quitté le pays. L’Assemblée nationale ainsi « élue » le 20 septembre se réunit le 25, et son président Ferhat Abbas recueillit les pouvoirs de l’Exécutif provisoire et du GPRA, puis elle investit le gouvernement d’Ahmed Ben Bella [25].

C’est donc six mois après les accords d’Evian que l’Algérie indépendante commença à sortir du provisoire. Mais pas assez vite pour satisfaire les doléances du gouvernement français. En effet, celui-ci avait d’abord rejeté sur l’OAS la responsabilité de l’échec des accords d’Evian à rétablir la paix en Algérie. Mais à partir du jour de l’indépendance, le 3 juillet, il devint très vite impossible de ne pas constater que les accords d’Evian étaient devenus un simple chiffon de papier, ou si l’on préfère un expédient provisoire déjà caduc.

Les accords d’Evian, comme on l’a dit, avaient été construits sur la base du principe de « non représailles » accepté par le GPRA au début de novembre 1961, puis confirmé le 18 mars dans la déclaration générale et dans la déclaration des garanties. La lutte contre l’OAS avait semblé justifier la non-observation de ces engagements envers les Français d’Algérie jusqu’à la fin juin 1962, mais elle ne justifiait pas les violences commises contre les anciens « harkis ». Après la proclamation de l’indépendance, toutes ces garanties furent oubliées, car aucune des factions en lutte pour le pouvoir n’avait intérêt à les défendre.

D’autre part, les autorités françaises avaient été maintenues dans l’ignorance sur le véritable contenu du programme de Tripoli. Les instructions adressées à l’ambassadeur Jean-Marcel Jeanneney le 9 août 1962 croyaient pouvoir affirmer : « Aucun des dirigeants ou candidats au pouvoir ne s’élève contre les accords d’Evian, approuvés par 99,7 % des électeurs d’Algérie ; ils sont valables quelles que soient les vicissitudes de la politique intérieure algérienne et n’ont d’ailleurs été reniés par aucun des dirigeants du Front. Vous devrez donc faire entendre à tous qu’ils sont engagés au même degré au respect de ces déclarations » [26]. C’est seulement le 29 août 1962 qu’un exemplaire de ce programme de Tripoli fut découvert par le Deuxième bureau dans la région de Guelma, et qualifié de « négation des accords d’Evian » par le rapport qui fut adressé au second de l’ambassade, Louis de Guiringaud. Celui-ci signa le 8 septembre, au nom de l’ambassadeur, un rapport alarmant au ministre des affaires algériennes Louis Joxe, analysant le texte complet du programme de Tripoli qui venait d’être publié par Alger républicain et par Le Monde du 5 septembre [27]. L’ambassadeur Jeanneney était donc informé quand il assista au discours d’investiture d’Ahmed Ben Bella et remarqua que celui-ci était resté dans la ligne du programme de Tripoli, mais dans une « version modérée et adoucie » [28]. Par la suite, il constata de plus en plus nettement « à quel point le programme de Tripoli inspire, souvent jusque dans le détail, la politique algérienne actuelle » [29].

Pendant que les leaders du FLN s’entredéchiraient pour prendre le pouvoir, ils avaient oublié que seule la prolongation de la fusion entre le budget de l’Algérie et celui de la métropole évitait la faillite du premier, dont les Européens en fuite étaient les principaux contribuables. La séparation des budgets, annoncée dans le protocole financier du 28 août 1962, fut mise en oeuvre par la France le 12 novembre 1962 [30]. Peu après, le 16 novembre, le Comité des affaires algériennes présidé par le général de Gaulle se réunit pour redéfinir la politique de coopération avec l’Algérie, en fonction de « l’incapacité actuelle du gouvernement algérien à assurer la marche de l’Etat », et prôna le retour à la politique du « dégagement » si aucune autre n’était possible [31]. Presque en même temps,le 15 novembre, une « commission nationale d’organisation du FLN » avait demandé que « certains Algériens dont la conduite a été antinationale pendant la révolution soient frappés d’indignité nationale », et le vice-président du Conseil, Rabah Bitat, avait annoncé la création d’un comité national et de comités départementaux, chargés d’enquêter pour proposer des listes de noms susceptibles d’être frappés d’indignité au bureau politique du FLN [32]. Mais à la fin du mois, le ministre algérien des affaires étrangères, M. Khemisti, se rendit à Paris du 29 novembre au 4 décembre. Comme le rappela le rapport de fin de mission de l’ambassadeur Jeanneney, ce fut l’occasion d’un « retour au réel » de « dirigeants naturellement portés aux illusions » : « Le voyage du Ministre des affaires étrangères algérien à Paris eut une importance particulière puisqu’il s’agissait du premier contact d’un ministre de l’Algérie indépendante avec le gouvernement français. Ce fut l’occasion de rappeler à M. Khemisti les engagements pris par l’Algérie à Evian qui avaient, depuis des mois, subi, de son fait, de multiples violations » [33]. Ainsi l’Algérie fut-elle obligée de pourvoir à son budget - avec une nouvelle aide française - et dut renoncer à juger les "harkis" pour respecter les articles fondamentaux des accords d’Evian.

Pour autant, on aurait tort de croire que seul le point de vue du gouvernement français échapperait à toute critique. En effet, même si l’on renonce à lui reprocher le reniement de ses promesses initiales de juin 1958, et la fusillade de la rue d’Isly à Alger (26 mars 1962), il subsiste une contradiction fondamentale entre les accords d’Evian qu’il avait signés avec le GPRA le 18 mars 1962 et son refus persistant de reconnaître le dit GPRA, au risque d’affaiblir les dits accords d’Evian.

En effet, le vice-président du GPRA, Belkacem Krim, avait tenu non seulement à signer la page finale des accords avec les trois négociateurs français (Louis Joxe, Robert Buron et Jean de Broglie), mais aussi à parapher chacun de ses quatre-vingt treize feuillets, avec l’intention évidente de leur donner le caractère d’un traité international reconnaissant de facto le GPRA. Mais le gouvernement français persista à les considérer comme une sorte de programme commun entre le gouvernement de la France et un parti algérien, en attendant la création de l’Etat algérien par le futur référendum du 1er juillet, et l’investiture d’un gouvernement algérien par la future Assemblée nationale. Et il montra sa résolution en protestant auprès du gouvernement soviétique contre sa décision de reconnaître le GPRA de jure le 19 mars 1962 [34].

Ainsi, le texte authentique des accords d’Evian, avec ses signatures et paraphes cités plus haut, ne fut jamais publié par la France. A leur place, le Journal officiel du 20 mars 1962 publia l’accord de cessez-le-feu (sans signatures) et les « déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 relatives à l’Algérie », avec les signatures du président de la République Charles de Gaulle, du Premier ministre Michel Debré, du Ministre d’Etat chargé des affaires algériennes Louis Joxe, du Ministre d’Etat chargé du Sahara, des départements d’outre-mer et des territoires d’outre-mer Louis Jacquinot, du Garde des sceaux ministre de la justice Bernard Chenot, du ministre des armées Pierre Messmer, du secrétaire d’Etat au Sahara, aux départements d’outre-mer et aux territoires d’outre-mer Jean de Broglie. Ainsi, les accords d’Evian devenaient un acte unilatéral de la souveraineté française, et l’on peut comprendre que des adversaires passionnés de ces accords aient pu croire de bonne fois qu’ils n’avaient jamais existé.

Plus tard, l’ancien président de l’Exécutif provisoire Abderrahmane Farès [35], puis l’ancien président du GPRA Ben Youssef Ben Khedda [36], publièrent la même version du Journal officiel en la présentant à tort comme le texte authentique des accords. Et pourtant, ce texte authentique a été confié dès le 3 juillet 1962 à la division des traités internationaux de l’ONU [37], et publié intégralement par Redha Malek dans son livre L’Algérie à Evian [38] en 1995, puis en fac simile dans le volume d’archives intitulé Vers la paix en Algérie, les négociations d’Evian dans les archives diplomatiques françaises [39], publié en 2003.

Cet épisode rocambolesque illustre bien la fragilité de cet « étrange document » que furent les accords d’Evian selon l’un de leurs signataires, Robert Buron. On peut sans doute comprendre la logique juridique particulière dont se réclamaient les auteurs français de ces textes, mais comment ne pas voir l’extrême fragilité d’un tel échafaudage ? Etait-il raisonnable pour le gouvernement français de léguer sa souveraineté sur l’Algérie à un Exécutif provisoire inconsistant, et dépourvu de tout moyen de contrainte ? Et n’aurait-il pas été plus réaliste de la transmettre officiellement au GPRA, comme son président l’avait proposé le 24 octobre 1961 ? C’est en tout cas ce que peuvent penser aujourd’hui les Algériens, en supposant que la consolidation du GPRA l’aurait renforcé pour lui permettre de mieux faire face à la contestation de Ben Bella et du colonel Boumedienne. Mais l’histoire des faits advenus ne se réécrit pas après l’heure.

Guy Pervillé

Mon exposé a été précédé d’un autre présenté sur le même sujet par Amar Mohand Amer, enseignant et chercheur au CRASC d’Oran, et suivi d’un débat avec la salle, qui s’est déroulé dans une parfaite sérénité.

[1] Olivier Long, Le dossier secret des accords d’Evian. Une mission suisse pour la paix en Algérie. Lausanne, Editions 24 heures, 1988, Alger, OPU, 1989.

[2] Sur l’affaire Si Salah, voir notamment sur mon site : « Mise au point sur Edmond Michelet et l’affaire Si Salah » (2011) , http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=264 , et « L’affaire Si Salah (1960) : histoire et mémoires » (2012) http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=284 .

[3] Mohammed Harbi, Une vie debout. Mémoires politiques, Paris, La Découverte, 2001, p. 325.

[4] Fait confirmé par Michel Debré, Entretiens avec le général de Gaulle, Paris, Albin Michel, 1993, pp. 20-22, et par Georges Pompidou, Lettres, notes et portraits, 1928-1974, Paris, Robert Laffont, 2012, pp. 308-312.

[5] Lettre du général Crépin au Premier ministre, reproduite par Maurice Faivre, Conflits d’autorité durant la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 2004, pp. 170-171.

[6] L’estimation de 30 à 50 morts proposée par Jean-Paul Brunet dans son livre Police contre FLN, le drame d’octobre 1961, Paris, Flammarion, 1999, est plus prudente et plus fiable que celles de Jean-Luc Einaudi.

[7] Document du 2ème bureau (tableau statistique et courbe), archives Vitalis Cros, consultées par Maurice Faivre.

[8] « Le terrorisme sous toutes ses formes dans l’arrondissement d’Oran durant l’année 1961 », archives du SHAT (Vincennes), corps d’armée d’Oran, 1 H 3130 / D1. Voir aussi la liste détaillée des « actions héroïques des Fidayin de la ville d’Oran (1er janvier 1961 au 10 mars 1962)" dans le livre de Mohamed Benaboura, OAS-Oran dans la tourmente (1961-1962), Oran, Editions El Gharb, 2005, pp. 44-107.

[9] Bernard Tricot, Mémoires, Paris, Quai Voltaire, 1994, pp. 154-155.

[10] Ben Youcef Ben Khedda, Les accords d’Evian, Paris, Publisud, et Alger, OPU, 1986, pp. 27-30, et Redha Malek, L’Algérie à Evian, histoire des négociations secrètes, Paris, Le Seuil, 1995, pp. 180-187.

[11] Instruction générale n° 29 du général Salan reproduite dans OAS parle, Paris, Julliard, 1964, pp. 169-176.

[12] Notamment l’assassinat de l’écrivain Mouloud Feraoun et de 5 autres membres des Centres sociaux d’Alger le 15 mars 1962.

[13] Colonel Vaudrey, chef du secteur du Grand-Alger, cité par Olivier Dard, Voyage au cœur de l’OAS, Paris, Perrin, 2005, et collection Tempus, 2011, p. 219.

[14] Ibid., pp. 219-220.

[15] Claude Micheletti, Fors l’honneur. La guérilla OAS à Oran en 1961/1962. Editions Curutchet, 2002, et Jean-Louis Pons, 2003, p. 118

[16] OAS Zone III (Oran), messages, directives et commentaires, réunis en 2004 par Guy Pujante.

[17] Mohammed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, Paris, Editions J.A., 1980, p. 293.

[18] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Paris, Editions de Fallois et Fayard, t.1, 1994, pp. 121-122.

[19] Auteur d’une thèse pionnière, La phase finale de la guerre d’Algérie, Paris, l’Harmattan, 2001, chapitre 7, « le terrorisme silencieux », pp. 118-149.

[20] Jean-Jacques Jordi, Un silence d’Etat, Paris, Editions SOTECA, 2011, pp. 37-38.

[21] Directive du chef de la wilaya V (Oranie), reproduite par Maurice Faivre, Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie, des soldats sacrifiés, Paris, L’Harmattan, 1995, pp. 164 et 165 (fac simile), et diffusé par l’OAS d’Oran dans un tract daté du 23 mai 1962.

[22] Jeffrey James Byrne, Compte rendu de la conférence de Tripoli, 29 mai 1962, pp. 26-29, dossier 12.2, CNRA, ANA. Cité par J.J. Byrne, "Négociation perpétuelle, De Gaulle et le FLN, 1961-1968", in De Gaulle et l’Algérie, 1943-1969, s. dir. Maurice Vaïsse, Paris, Armand Colin, 2012, p.303.

[23] Lettre de démission reproduite par Mohammed Harbi dans Les archives de la Révolution algérienne, Paris, Editions J. A., 1981, pp. 340-342.

[24] Jean-Jacques Jordi, Un silence d’Etat, les disparus européens de la guerre d’Algérie, Paris, SOTECA, 2011, pp. 63-97. Sur ce livre très important, voir mon compte rendu sur mon site, http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=265.

[25] Mais celui-ci finit par la décharger de son pouvoir constituant en faisant préparer en dehors d’elle un projet constitutionnel qui fut ratifié par référendum le 8 septembre 1963.

[26] Cité par Anne Liskenne, L’Algérie indépendante. L’ambassade de Jean-Marcel Jeanneney (juillet 1962-janvier 1963), Paris, Armand Colin, 2015, p. 92.

[27] Archives du service historique de la défense, Vincennes, 1 H 1759-2. Renseignements communiqués par Sadek Sellam.

[28] Cité par Eric Kocher-Marboeuf, Le Patricien et le Général, Jean-Marcel Jeanneney et Charles de Gaulle, 1958-1969, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2003, t. 1, p. 161 et note 58. Cf le télégramme de l’ambassadeur daté du 29 septembre 1962, reproduit par Anne Liskenne, op. cit., p 147.

[29] Compte rendu de l’ « opération labours » lancée par le gouvernement algérien, 7 novembre 1962, Liskenne, op. cit., p. 175.

[30] Liskenne, op. cit., pp. pp. 183-185.

[31] Maurice Faivre,Lesarchivesinédites de la politique algérienne, op. cit.,pp. 305-306.

[32] Pierre Daum, Le dernier tabou. Les harkis restés en Algérie après l’indépendance, Arles, Solin et Actes Sud, 2015, p. 151.

[33] Liskenne, op. cit., p. 241. Même si la date du 5 décembre retenue depuis 2003 comme date commémorative de la guerre d’Algérie par le président Jacques Chirac est due au hasard des disponibilités de son agenda, il faut aussi remarquer qu’elle correspond avec le début de la mise en oeuvre des relations franco-algériennes définies durant ce premier voyage à Paris du ministre algérien des affaires étrangères...

[34] Mise au point du Quai d’Orsay, publiée dans Le Monde, 27 mars 1962.

[35] Abderrahmane Farès, La cruelle vérité. L’Algérie de 1945 à l’indépendance, Paris, Plon, 1982, pp. 174-214.

[36] Ben Youssef Ben Khedda, Les accords d’Evian, pp. 76-111.

[37] Nations unies, recueil des traités, vol. 507, pp. 25 sq.

[38] Redha Malek, L’Algérie à Evian, histoire des négociations secrètes, Paris, Le Seuil, 1995, pp. 314-365.

[39] Vers la paix en Algérie, les négociations d’Evian dans les archives diplomatiques françaises, 15 janvier 1961-29 juin 1962, Bruxelles, Bruylant, 2003, pp. 379-473.



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