De la glorification à la repentance : la mémoire et l’histoire de la guerre d’Algérie dans le cadre de la nouvelle politique mémorielle française (2009)

samedi 25 septembre 2010.
 
Cette communication a été présentée au colloque franco-québécois organisé à la Sorbonne les 29 et 30 avril 2009 par Eric Bédard et Serge Cantin. Celui-ci a été publié aux Editions Riveneuve en septembre 2010, avec la collaboration de Daniel Lefeuvre, sous le titre : "L’histoire nationale en débats. Regards croisés sur la France et le Québec" (voir pp. 103-113).

Il y a déjà dix-huit ans, l’historien Daniel Rivet publia dans la revue XXème siècle un article resté dans les mémoires de ses lecteurs : « Le fait colonial et nous, histoire d’un éloignement » [1]. Il y expliquait que « le fait colonial n’est plus un enjeu de nos affrontements franco-français » et que « son étude historique est quelque peu languissante ». D’après lui, de nombreux indices permettaient de conclure que « le temps des colonies et l’épreuve de la décolonisation s’éloignent de nous irréversiblement et que les passions refroidissent inéluctablement. Aux historiens d’aujourd’hui, il appartient d’en prendre parti et d’en tirer la conclusion qu’on est enfin sorti de la dialectique de la célébration et de la condamnation du fait colonial qui a si longtemps et si profondément biaisé l’écriture de son histoire » [2]. Ainsi soit-il. Qu’on ne s’y trompe pas : loin de moi l’idée de tourner en dérision cette analyse, que je partageais entièrement à l’époque [3]. Elle était d’ailleurs très justifiée dans le cas du protectorat français au Maroc, dont Daniel Rivet était et est resté le plus éminent spécialiste. Mais dans le cas de l’Algérie coloniale et de sa décolonisation violente, il est clair que son pronostic a été totalement et dramatiquement démenti. Bien au contraire, la guerre d’Algérie est devenue de plus en plus un terrain d’affrontement de mémoires divergentes, et dans son cas au moins l’histoire a été confondue avec la ou les mémoires en conflit.

Avant de pousser plus loin l’analyse des mémoires française et algérienne de la guerre d’Algérie, il convient de rappeler quelques notions générales sur les notions de mémoire et d’histoire, et sur leurs rapports.

La mémoire et l’histoire

Il convient d’abord de prendre conscience des différences considérables qui séparent ces deux notions, pour mieux résister à la tentation de les confondre.

La mémoire est une faculté de chaque individu, qui garde dans son cerveau une empreinte de toutes les situations qu’il a vécues et peut en être consciemment ou inconsciemment influencé ; mais cette empreinte tend naturellement à s’altérer ou à s’effacer plus ou moins rapidement si elle n’est pas réactivée par des remémorations conscientes. D’autre part, les mémoires individuelles peuvent s’agglomérer en mémoires collectives par des contacts entre individus aboutissant à une prise de conscience commune de ce que leurs porteurs ont en commun ; mais dans ce cas, l’élaboration d’une mémoire collective peut aboutir à une standardisation des mémoires individuelles qui valorise les contenus communs tout en faisant oublier les singularités de ce que chaque individu a vécu. Enfin, à l’échelle de la société, il peut y avoir une pluralité de groupes mémoriels porteurs de mémoires distinctes, rivales ou même hostiles, ou bien au contraire une mémoire collective unifiée, avec ou sans l’intervention de l’Etat.

L’histoire, en tant que discipline intellectuelle exigeante, diffère profondément de la mémoire par ses buts particuliers. En effet, l’histoire vise à savoir ce qui s’est passé, à comprendre comment et pourquoi les faits se sont passés ainsi, et enfin à distinguer leurs conséquences. Mais juger politiquement, juridiquement ou moralement de la valeur des comportements ainsi étudiés n’appartient pas en propre à la démarche de l’histoire. Il est sans doute difficile de s’abstenir de tout jugement sur des faits encore actuels par leurs conséquences qui nous concernent directement, mais il paraît évident que les faits passés dont tous les acteurs et toutes les victimes sont nécessairement mortes ne peuvent plus faire l’objet des mêmes types de jugement que ceux portant sur des faits dont nous sommes les contemporains. Cela nous paraît aller de soi, mais depuis quelques années nous avons vu se multiplier des exemples frappants de confusions entre le passé et le présent, qui reviennent à ignorer la différence fondamentale entre la mémoire et l’histoire.

Or les historiens eux-mêmes n’ont pas toujours agi en respectant cette différence fondamentale entre la mémoire et l’histoire ; bien au contraire, ils ont trop souvent participé à son effacement, et contribué à la faire perdre de vue par le public. L’exemple de la guerre d’Algérie me semble particulièrement utile pour démontrer ce phénomène, qui a fait oublier à trop d’historiens qu’ils n’étaient pas seulement des citoyens.

Au début de mes recherches sur cette histoire, entre 1970 et 1995 environ, j’avais sincèrement l’impression que la guerre d’Algérie était un passé révolu, et qu’il était donc possible de l’étudier d’une manière purement historique. Quelques polémiques entre des historiens plus âgés, ayant vécu cette guerre comme un problème avant tout politique et moral, auraient dû me mettre en garde contre cette illusion [4]. Mais je pensais naïvement que c’était un phénomène en voie de disparition.

Puis la multiplication de polémiques dans lesquelles des historiens étaient impliqués durant les années 1990 a commencé à m’inquiéter, mais il m’a fallu beaucoup d’exemples pour me persuader que je n’avais rien compris à la tendance dominante des rapports actuels entre la mémoire et l’histoire. Rappelons donc les principaux affrontements entre historiens de la guerre d’Algérie [5] :

-  D’abord en 1992 (au moment même où Daniel Rivet publia son article), l’attaque très sévère lancée contre Benjamin Stora en sa qualité de conseiller historique de la série d’Antenne 2, Les années algériennes, par cinq historiens qui avaient d’abord été des militants anticolonialistes (Mohamed Harbi, Gilbert Meynier, Madeleine Rébérioux, Annie Rey-Goldzeiguer, Pierre Vidal-Naquet). Attaque à laquelle il répondit seul, courageusement et efficacement.

-  Puis les attaques simultanées et symétriques lancées en 1993 par l’anticolonialiste Yves Benot et par le défenseur des harkis Ahmed Kaberseli contre le prétendu « révisionnisme » de Charles-Robert Ageron, qui avait pourtant pris une position très ferme pour l’impartialité des historiens [6].

-  Le film de Mehdi Lallaoui et Bernard Langlois, Un certain 8 mai 1945 diffusé sur Antenne 2 en mai 1995, qui déchaîna les réactions indignées de plusieurs associations de rapatriés d’Algérie.

-  Les accusations polémiques lancées contre l’historien Jean-Paul Brunet par le militant de la mémoire anticolonialiste Jean-Luc Einaudi, appuyé par les historiens Pierre Vidal-Naquet et Claude Liauzu, accusations reprises en 1999 par l’association 17 octobre 1961 contre l’oubli, présidée par le politologue Olivier Lecour-Grandmaison.

-  La campagne de presse dirigée en 2000 par Le Monde, L’Humanité et Libération contre l’utilisation de la torture par l’armée française durant la bataille d’Alger, récupérant la thèse sur la torture de la jeune historienne Raphaëlle Branche qui fut à son tour attaquée par le Livre blanc de l’armée française en Algérie.

-  Enfin la pétition lancée par Claude Liauzu, Gilbert Meynier et quelques autres historiens contre la loi du 23 février 2005 glorifiant la colonisation française, qui recueillit en quelques mois les signatures de plus de 1.000 historiens et enseignants d’histoire. Mais aussi la plainte déposée en septembre 2005 par une association d’Antillais, Guyanais et Réunionnais contre l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, lauréat du prix d’histoire du Sénat pour son livre Les traites négrières, essai d’histoire globale [7], après qu’il eut critiqué le texte de la loi Taubira-Ayrault dans une interview.

-  Sans oublier les attaques auxquelles j’ai dû personnellement faire face, de la part de Claude Liauzu et Annie Rey-Goldzeiguer en 1997, de Mohamed Harbi et Gilbert Meynier en 1999, d’André Nouschi en 2003, de Gilles Manceron en 2005 [8].

Après cet enchaînement de polémiques désagréables qui semblait mener à sa perte la communauté des historiens de la guerre d’Algérie, un fait positif s’est heureusement produit : le colloque international "Pour une histoire critique et citoyenne, au-delà des pressions officielles et des lobbies de mémoire, le cas de l’histoire algéro-française", organisé à l’Ecole normale supérieure de Lyon les 20, 21 et 22 juin 2006 par Gilbert Meynier et Frédéric Abécassis [9]. Mais les polémiques des quinze années précédentes ont laissé de telles traces dans les esprits qu’il ne suffit pas de dire que l’histoire doit se distinguer des mémoires pour être cru sur parole. Même l’apport des travaux de jeunes historiens et historiennes, multipliés à partir de 1992 par l’ouverture de la grande majorité des documents d’archives publiques, n’a pas renouvelé la perception de la guerre d’Algérie par les militants et par les journalistes engagés, qui est restée très proche ce qu’elle était en 1962. La mémoire de la guerre d’Algérie a pris le dessus sur l’histoire, et l’a même récupérée à son service.

La mémoire de la guerre d’Algérie dans la politique mémorielle française

Pour comprendre la place que la guerre d’Algérie occupe aujourd’hui dans la ou les mémoires françaises, il convient d’élargir le champ d’étude pour analyser l’évolution des principes directeurs de la politique mémorielle nationale. Cette politique mémorielle a subi une mutation relativement récente, qui est devenue effective à partir du milieu des années 1990.

L’ancienne politique mémorielle reposait sur une distinction entre deux types de conflits : les conflits glorieux, qui constituaient un facteur favorable à la consolidation du sentiment national, et les conflits honteux, qui avaient davantage contribué à la désunion des Français qu’à leur rassemblement. Le meilleur exemple du premier type de conflit a été donné par la Première guerre mondiale, et dans une moindre mesure par la Deuxième. Ces deux conflits s’étant terminés par des victoires, l’anniversaire de l’armistice du 11 novembre 1918 et celui de la capitulation du 8 mai 1945 en sont des dates commémoratives très convenables, en ce qu’elles peuvent rassembler dans une même émotion les patriotes et les pacifistes, fût-ce dans l’équivoque. Au contraire, d’autres conflits ont été jugés impossibles à commémorer officiellement dans la mesure où il était impossible de leur attribuer une signification positive susceptible d’unifier les esprits. Ce fut le cas notamment des guerres d’Indochine et d’Algérie, étant donné qu’elles se sont terminées par une défaite (militaire dans le premier cas, politique dans le second), et que le bien fondé de ces guerres n’a jamais fait l’objet d’un consensus général.

Il est vrai que cette distinction entre guerres glorieuses et guerres honteuses était un peu artificielle, étant donné que la distinction entre ces deux types de guerre, depuis celles de la Révolution et de l’Empire, n’a jamais été facile à établir chez nous. La thèse de Stéphane Gacon sur l’amnistie, de la Commune à la guerre d’Algérie [10], a montré que presque toutes les guerres de la France, même la glorieuse Grande Guerre, avaient donné lieu à des divisions plus ou moins graves. En général, le processus suivant était utilisé pour concilier le devoir d’épuration et celui de réconciliation : d’abord une phase de répression exercée par la tendance assumant le pouvoir aux dépens de ceux qui avaient fait le mauvais choix ; puis, au terme d’une phase répressive plus ou moins longue (10 ans entre 1943 et 1953, par exemple) venait le temps de l’amnistie qui devait permettre l’oubli des erreurs, des fautes et des crimes.

Ce processus fut bien respecté à la fin de la Deuxième guerre mondiale. Mais, en dépit de la réconciliation franco-allemande, un apaisement durable ne put s’imposer parce que les travaux des mémorialistes et des historiens mirent de plus en plus en plus en évidence la sous-estimation du pire des crimes nazis et de la complicité du régime de Vichy dans son exécution, à savoir la déportation des juifs de France vers les camps d’extermination. Et c’est pourquoi les autorités politiques et judiciaires, malgré leur désir de tourner la page, ne purent s’opposer à la reprise des procès, imposée par l’urgence de punir comme il convenait, avant qu’il soit trop tard, quelques-uns des coupables de ces crimes sous-estimés. Ce fut d’abord le procès de l’Allemand Klaus Barbie, ancien chef de la Gestapo de Lyon, en 1987 [11]. Puis celui de l’ancien chef de la Milice de Lyon, Paul Touvier, en 1994. Quant à René Bousquet, ancien responsable de la police de Vichy chargé de la déportations des juifs, il aurait été lui aussi jugé s’il n’avait pas été assassiné par un exalté en 1993. C’est pourquoi le dernier et le plus important de ces procès fut celui de Maurice Papon, jugé en 1997 et 1998 à Bordeaux pour sa participation à la déportation des juifs de la Gironde (son supérieur, le préfet Maurice Sabatier, étant mort auparavant).

Mais le procès de Maurice Papon fut aussi l’occasion d’une remise en cause du régime d’amnistie et d’amnésie que tous les gouvernements avaient appliqué depuis 1962 à la guerre d’Algérie. En effet, dans le prolongement des clauses d’amnistie des accords d’Evian, tous les gouvernements français avaient jugé nécessaire d’inciter les Français par des lois d’amnistie à oublier cette guerre qui les avait divisés pour en exorciser les mauvais souvenirs. Or, lors du procès Papon, la déposition de Jean-Luc Einaudi à la demande des avocats de l’accusation lui permit de discréditer l’accusé en rappelant la sanglante répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 que celui-ci avait ordonnée et couverte en tant que préfet de police de Paris. Ce rappel fit sensation, et plusieurs ministres du gouvernement Jospin firent aussitôt savoir leur souhait de faire toute la lumière sur ce sombre épisode trop longtemps occulté. Quant au président de la République Jacques Chirac, élu en 1995, il avait été le premier à rompre avec l’attitude de son prédécesseur François Mitterrand (ami et protecteur de René Bousquet) en reconnaissant publiquement la responsabilité de l’Etat français (représenté par le régime de Vichy) dans la déportation des juifs.

Ainsi, à partir de ce moment, les citoyens français et leurs représentants politiques de tous les bords se retrouvèrent choqués par une contradiction insoutenable, entre le devoir de mémoire invoqué à propos de la Deuxième guerre mondiale et le devoir d’oubli réservé à la guerre d’Algérie. En conséquence, le Parlement unanime vota la loi du 18 octobre 1999, qui reconnut officiellement la guerre d’Algérie en tant que telle. Ce vote impliquait logiquement la définition d’une politique mémorielle nationale pour cette guerre. Mais la majorité de gauche et l’opposition de droite ne purent se mettre d’accord sur une date de commémoration (la gauche soutenant le 19 mars, que la majorité de l’opposition de droite refusait parce qu’on ne devait pas commémorer une défaite) [12] , ni sur le contenu à donner à cette commémoration.

D’autre part, on doit constater que l’élection du président Chirac et sa reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans la déportation des juifs au profit des nazis ont favorisé le remplacement de l’ancienne politique commémorative tendant à la glorification des victoires nationales par une nouvelle politique fondée sur la repentance ou l’appel à la repentance. En effet, en 1990, le vote de la loi Gayssot punissant la négation des crimes contre l’humanité condamnés par le tribunal interallié de Nuremberg avait commencé à susciter la jalousie d’autres catégories de victimes, et en 1995 les associations arméniennes avaient essayé de l’utiliser contre l’historien américain Bernard Lewis qui avait contesté la validité du mot « génocide » appliqué à la déportation des Arméniens par l’empire ottoman en 1915. A partir de 2001, les lois accordant une reconnaissance mémorielle et pénale à des faits criminels commis dans un passé plus ou moins lointain se multiplièrent : lois de 2001 reconnaissant comme des crimes contre l’humanité le « génocide des Arméniens » puis la déportation des esclaves noirs vers les colonies européennes du XVIème au XIXème siècle (Loi Taubira-Ayrault). En 2005, le président Chirac fit voter une loi pour rendre hommage aux civils et aux militaires ayant participé à la colonisation de l’Afrique du Nord (seule loi de glorification parmi les lois mémorielles récentes qui étaient toutes des lois de dénonciation de crime) tout en négociant avec le gouvernement d’Alger un traité d’amitié franco-algérien. Cette loi du 23 février 2005, dénoncée par une pétition d’historiens et de professeurs d’histoire comme portant atteinte à leur liberté professionnelle, déclencha une grave crise franco-algérienne et interrompit la négociation du traité. En même temps, les poursuites déclenchées contre l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau par une association d’Antillais, Guyanais et Réunionnais pour avoir mis en doute la valeur historique de la loi Taubira-Ayrault montra le danger de ces nouvelles lois pour le libre exercice de l’histoire [13], et entraîna pour sa défense la fondation de l’association « Liberté pour l’histoire ». Ainsi, en quelques années, la politique mémorielle française avait changé du tout au tout, en remplaçant la glorification des hauts faits par la dénonciation des crimes [14].

La politique mémorielle algérienne

Mais si ces faits sont plus ou moins bien connus, on ne peut en dire autant de la politique mémorielle algérienne. Contrairement à la France, l’Algérie n’a pas cessé d’avoir une politique mémorielle très active, continuant la propagande du PPA-MTLD et du FLN, et orchestrée par l’Etat, qui l’a relancée chaque fois qu’il a voulu faire pression sur la France. Ce fut le cas notamment lors de la crise ouverte par la nationalisation du pétrole saharien en 1971, et surtout durant la guerre froide franco-algérienne déclenchée par le colonel Boumedienne en réponse au soutien accordé par le président Giscard d’Estaing au Maroc dans le conflit du Sahara ex-espagnol (1975-1978). Ainsi, l’histoire officielle algérienne, qui est en réalité une mémoire officielle, n’a pas cessé de conditionner l’opinion publique ; et même si l’on a pu mettre en doute le crédit que lui accordent les Algériens, il faut néanmoins constater que la répétition d’une même propagande durant plusieurs générations finit par laisser des traces en effaçant la frontière entre le vrai et le faux. Il n’est pas innocent de répéter sans arrêt que la répression de mai 1945 a causé 45.000 morts ou plus parmi les Algériens, et que le peuple algérien a conquis son indépendance de 1954 à 1962 au prix d’un million-et-demi de martyrs ; ou encore que ces répressions coloniales relèvent du « crime contre l’humanité », voire du « génocide » [15].

Ce processus a pris une ampleur et une gravité sans précédent depuis une vingtaine d’années, sous la forme de la revendication algérienne de repentance adressée à la France. A l’origine se trouve en 1987 le procès Barbie de Lyon, qui a effacé la différence maintenue par le tribunal interallié de Nuremberg entre les « crimes de guerre » et les « crimes contre l’humanité », ce qui a permis à Maître Jacques Vergés, avocat franco-algérien de Klaus Barbie, d’affirmer que désormais la France devrait juger le général Massu pour ses « crimes contre l’humanité ». Peu après, en mai 1990, un de ses amis algériens, Bachir Boumaza, a créé la Fondation du 8 mai 1945, qui s’est donnée pour but de réclamer à la France une reconnaissance de culpabilité pour ce « crime contre l’humanité » qu’aurait été sa répression des manifestations nationalistes du 8 mai 1945 à Sétif et à Guelma [16]. Cette revendication paraît avoir été adoptée par presque toute la presse algérienne et par le gouvernement algérien à partir du 8 mai 1995, et même généralisée à tous les crimes commis contre le peuple algérien de 1830 à 1962, avec l’arrière-pensée vraisemblable d’obliger les Français a aider les dirigeants algériens autant que ceux-ci le voudraient, mais sans se permettre le moindre soupçon, la moindre critique des méthodes utilisées par le pouvoir algérien contre les « rebelles » islamistes [17].

Cette revendication algérienne a été présentée en termes choisis par le président Bouteflika dans son discours à l’Assemblée nationale française le 14 juin 2000, apparemment sans être bien comprise. Elle a sans doute été au cœur des négociations engagées en 2003 pour élaborer un traité d’amitié franco-algérien, imprudemment proposé par le président Chirac suivant le modèle du traité franco-allemand de 1963 ; mais la négociation fut interrompue à la suite du vote de la loi mémorielle « colonialiste » du 23 février 2005. A partir du 8 mai 2005, et de nouveau un an plus tard, le président Bouteflika mit les points sur les i en dénonçant publiquement le « génocide » de mai 1945, et en employant les mêmes termes que la Fondation du 8 mai 1945. Depuis l’élection de Nicolas Sarkozy, qui l’avait publiquement rejetée, le président algérien a cessé de rappeler sa revendication, mais de nombreuses voix dans la presse et dans le monde politique algérien ne manquent pas de la réitérer [18].

Le plus étonnant est pourtant l’ignorance de cette revendication algérienne dont semblent avoir fait preuve les dirigeants politiques et les journalistes, voire les historiens, français. Ignorance à peine croyable depuis qu’Internet permet de suivre très facilement ce qu’écrivent les journaux algériens francophones, notamment chaque 8 mai. Comment expliquer qu’un journal comme Le Monde, qui est en principe un journal d’information avant d’être un journal d’opinion, n’en ait jamais parlé, alors que la revue Panoramiques, organe d’opinion, en a rendu compte fidèlement ? Il faut citer la formule lumineuse employée par le regretté fondateur de cette revue, Guy Hennebelle, pour dénoncer « ce que j’appelle le « duo maso-sado » entre la culture laïco-chrétienne du culpabilisme français et la culture arabo-musulmane du ressentiment, qui ne mène à rien de constructif » [19]. Ce que l’on peut formuler autrement en disant que les Français se croient responsables de tout, et les Algériens responsables de rien, bien qu’ils soient indépendants depuis bientôt un demi-siècle. Sans doute les citoyens français peuvent-ils se sentir le devoir prioritaire de parler de ce dont ils se sentent responsables. Mais si les politiques, les diplomates et les journalistes croient devoir se taire sur certains points, les historiens doivent-ils en faire autant ?

Guy Pervillé

Ce volume contient également deux autres contributions de participants français : "L’identité nationale, enjeux politiques et controverse académique", par Daniel Lefeuvre et Michel Renard, et "L’histoire nationale au prisme des droites nationalistes, l’exemple de L’Action française, par Olivier Dard. Il est publié par les Editions Riveneuve, 75 rue de Gergovie, 75014 Paris, www.riveneuve.com.

[1] XXème siècle, revue d’histoire, n° 33, janvier-mars 1992, pp. 127-138.

[2] Op.cit., p. 130.

[3] Voir « Histoire immédiate, histoire du temps présent, ou histoire contemporaine : le cas de la guerre d’Algérie » , article publié dans le n° 3 des Cahiers d’histoire immédiate, Toulouse, printemps 1993, pp. 95-105.

[4] Polémiques entre Charles-Robert Ageron et Xavier Yacono en 1970, puis entre François Caron et Charles-Robert Ageron en 1985. Voir mon article « In memoriam, Charles-Robert Ageron », publié sur la revue en ligne Etudes coloniales en septembre 2008, puis dans Outre-mers, revue d’histoire, n° 360-361, 2ème semestre 2008 (pp. 373-380), et sur mon site http://guy.perville.free.fr/.

[5] Pour plus de détails, voir sur mon site « Les historiens de la guerre d’Algérie et ses enjeux politiques en France » (2003), et ma réponse à Gilles Manceron. (2005).

[6] « Si l’objectivité est philosophiquement impossible, l’impartialité est une vertu que tout historien peut et doit s’imposer ». L’Algérie des Français, Paris, Le Seuil, 1993, p. 13.

[7] Paris, NRF-Gallimard, 2004.

[8] Et de Thierry Leclère en 2010. Voir ma réponse à Thierry Leclère (septembre 2010) sur mon site.

[9] Voir le programme et les textes publiés sur le site http://ens-web3.ens-lsh.fr/colloques/france-algerie/. Un résumé du colloque a été publié sous la direction de Frédéric Abécassis et Gilbert Meynier sous le titre Pour une histoire franco-algérienne, en finir avec les pressions officielles et les lobbies de mémoire, Lyon, ENS de lettres et sciences humaines, et Paris, La découverte, 2008, 250 p.

[10] Stéphane Gacon, L’amnistie, de la Commune à la guerre d’Algérie, Paris, Le Seuil (L’univers historique), 2002, 428 p.

[11] Son procès fut l’occasion d’une importance refonte du code pénal français. L’avocat général avait prévu de ne l’accuser que pour sa participation aux crimes contre l’humanité, puisque seule cette catégorie de crimes était imprescriptible depuis la loi de 1964. Mais à la demande des anciens résistants et de leurs familles, la Cour de cassation effaça la distinction entre crimes de guerre et crimes contre l’humanité, et le nouveau Code pénal de 1994 entérina cette décision.

[12] Après la réélection du président Chirac et la victoire électorale de sa nouvelle majorité, le président imposa le 5 décembre (jour de l’inauguration du mémorial du Quai Branly à Paris), mais sans désarmer l’opposition des anciens combattants de gauche, regroupés dans la Fédération nationale des Anciens combattants en Algérie (FNACA) et dans l’Association républicaine des Anciens combattants (ARAC).

[13] Il fallut que le président Chirac prenne position en critiquant implicitement la valeur historique de cette loi le 30 janvier 2006 pour décider les plaignants à retirer leur plainte. Voir sur mon site "La confrontation mémoire-histoire en France depuis un an" (2006).

[14] Voir notamment sur mon site ma communication au colloque cité de Lyon, « France-Algérie : groupes de pression et histoire » (2006), et ma mise au point, "Réponse à Catherine Coquery-Vidrovitch, Gilles Manceron et Gérard Noiriel, historiens et membres du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire" (2008).

[15] La partialité de l’utilisation de l’histoire par le pouvoir algérien a été récemment démontrée par l’interdiction du film algérien de Jean-Pierre Lledo, Algérie, histoires à ne pas dire. Voir sur mon site "A propos du film "Algérie, histoires à ne pas dire""(2008).

[16] C’est un mémoire de maîtrise d’histoire, soutenu à l’Université de Toulouse-Le Mirail en 2001, qui m’a révélé l’existence et le programme de cette Fondation.

[17] Les premiers ministres français Alain Juppé (1995-1997) puis Lionel Jospin (1997-2002) avaient, selon la presse, formulé des doutes sur l’implication des seuls islamistes dans les attentats visant des Français en Algérie et en France.

[18] Voir sur mon site : "Histoire et mémoire de la décolonisation en France et en Algérie : les causes de l’échec du traité d’amitié franco-algérien" (2007).

[19] « Editorial ravageur » de Guy Hennebelle, dans Panoramiques n° 62, 1er trimestre 2003, « Algériens-Français, bientôt fini le temps des enfantillages ? », p. 20. Le même numéro a publié aussi un article remarquable du politologue algérien Ahmed Rouadjia sur la Fondation du 8 mai 1945, « Hideuse et bien-aimée, la France » (pp. 204-214).



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