Histoire immédiate, histoire du temps présent, ou histoire contemporaine : le cas de la guerre d’Algérie (1993)

dimanche 7 janvier 2007.
 
Cet article a été publié dans le n° 3 des Cahiers d’histoire immédiate - créés par le fondateur du Groupe de recherche en histoire immédiate (GRHI) Jean-François Soulet à l’Université de Toulouse-Le Mirail - au printemps 1993, pp. 95-105.

On dit que, depuis un peu plus d’une décennie, une nouvelle sorte d’histoire est en train de s’imposer, malgré les réticences qu’elle continue d’inspirer à bon nombre d’historiens professionnels. Ses promoteurs l’appellent soit « histoire immédiate », soit « histoire du temps présent ». Jean-François Soulet, partisan de la première formule, l’a défendue et illustrée (avec Sylvaine Guinle-Lorinet) dans un Précis d’histoire immédiate, dans lequel il m’a fait l’honneur de me citer parmi ses pionniers, pour mes travaux sur la guerre d’Algérie [1].

Pourtant, tout en partageant pleinement son avis sur la possibilité et sur la légitimité de tenter l’histoire d’événements proches et passionnels, je ne crois pas nécessaire de l’appeler histoire immédiate, ni même histoire du temps présent. Il me paraît plus simple et plus juste de l’appeler histoire contemporaine - ou très contemporaine - à condition de prendre cette expression dans son vrai sens : une période mobile, dont nous sommes ou dont nous pouvons rencontrer des contemporains. Une histoire qui n’a rien de nouveau, puisqu’elle a toujours précédé l’étude des périodes plus reculées.

C’est ce que je tenterai de démontrer, d’abord d’une façon générale, puis dans le cas particulier de la guerre d’Algérie.

L’histoire d’événements récents et controversés se heurte à de nombreux préjugés défavorables, à la fois dans le public et parmi les historiens de métier.

Dans le public, les anciens combattants ou militants refusent souvent de soumettre leur vérité au jugement d’historiens qui n’ont pas partagé leur engagement ou qui n’ont pas vécu leur expérience. D’autres, au contraire, sont sceptiques sur la possibilité d’atteindre la vérité avant des siècles, parce que trop d’intérêts et de passions sont en cause. D’autres, enfin, préfèrent oublier pour tourner la page.

Dans la corporation des historiens de métier, telle qu’elle s’est organisée depuis un peu plus d’un siècle en France, la possibilité d’étudier historiquement des faits très contemporains a longtemps suscité des objections méthodologiques, voire déontologiques. L’impartialité, la sérénité nécessaires à l’historien lui feraient défaut pour traiter d’événements qu’il a vécus activement ou qu’il a subis. L’inaccessibilité des archives publiques pour une durée minima de trente ans (selon la loi de 1979) le priverait des sources indispensables. Enfin, le manque de recul chronologique, et la brièveté des crises événementielles (guerres ou révolutions) interdiraient de situer les faits récents dans la perspective de la longue durée, la seule vraiment historique.

Ces objections sont fondées sur une conception élevée du travail de l’historien, qui consisterait à élaborer une interprétation parfaite et définitive à partir de sources exhaustives. Mais ce noble idéal est parfaitement utopique. L’exhaustivité des sources est un mythe : elles ne seront jamais toutes disponibles en même temps. Nier l’existence de sources utilisables moins de trente ans après les faits, c’est ignorer les acteurs et les témoins survivants, dont le nombre va en diminuant, leurs mémoires et leurs témoignages écrits, leurs archives privées, ainsi que les énormes ressources de la presse. Les archives publiques ne sont qu’une source importante parmi d’autres, et elles ne deviennent pas accessibles en bloc. Toutes les publications officielles et les documents destinés au public sont accessibles sans délai. Le reste le devient au bout de trente ans, à l’exception de certains documents pouvant mettre en cause la sûreté de l’État et de la Défense nationale ou les intérêts légitimes des particuliers et des familles, qui relèvent de délais spéciaux échelonnés de 60 ans à 150 ans. Ainsi tous les témoins seront morts quand toutes les archives publiques seront consultables...

Il vaut mieux reconnaître modestement que l’historien doit travailler avec toutes les sources disponibles à un moment donné. Contrairement aux spécialistes de périodes plus anciennes, l’historien du contemporain ne risque jamais un manque absolu de sources, il risque plutôt de se perdre dans leur surabondance [2]. Son travail ne peut être qu’un chantier permanent, dont les résultats toujours provisoires peuvent à tout moment être remis en question par l’exploitation de sources nouvelles.

Il n’est pas moins faux de croire que le dépassionnement d’événements passionnels se ferait automatiquement en fonction directe du temps écoulé : le recul historique est aussi et surtout le produit du travail de mise en perspective effectué par les historiens. L’aptitude à concevoir des événements vécus comme des faits historiques est très inégale, suivant la manière dont chacun les a vécus. Certains en sont capables plus tôt que d’autres. Inversement, les polémiques suscitées par la commémoration du bicentenaire de la Révolution française prouvent que les passions peuvent se transmettre indéfiniment d’une génération aux suivantes.

Si l’on veut néanmoins reconnaître une part de validité à ces objections, il faut admettre qu’elles s’appliquent plus ou moins à toute l’histoire contemporaine [3], cette histoire paradoxale dont l’objet est à la fois passé et pourtant présent dans les mémoires de ses contemporains survivants. L’histoire contemporaine souffre d’une fâcheuse ambiguïté. Quand elle fut définie au cours du XIXème siècle, elle désignait à la fois une période fixe, inaugurée par la révolution de 1789, et une période mobile couvrant environ un siècle en amont du présent. Depuis, l’écoulement du temps a dissocié ces deux acceptions, et créé un problème embarrassant de périodisation et de dénomination des périodes. Ainsi, un répertoire officiel des thèses a borné l’histoire contemporaine entre 1789 et 1914, et appelé la suite histoire du XXème siècle ! Il vaut mieux rendre à l’histoire contemporaine son sens propre.

Ce choix rend superflu le recours à des néologismes. L’histoire du temps présent n’est qu’une périphrase pour désigner l’histoire contemporaine. L’histoire immédiate est une invention de journaliste (Jean Lacouture) pour définir le travail du journaliste, « historien de l’immédiat ». Mais l’histoire, même très contemporaine, n’est pas le journalisme. Toute histoire est « médiate ». L’historien prend son temps : le temps de l’enquête, de la réflexion, de la rédaction, le temps nécessaire pour que certains secrets cessent de l’être et que les conséquences des événements commencent à se manifester. Au contraire, le journaliste est pris par le temps, il doit enquêter et publier dans des délais très brefs. Rien n’empêche pourtant les meilleurs journalistes de prendre parfois du recul en faisant œuvre d’historien. Inversement, les historiens du contemporain peuvent prolonger leurs études jusqu’à l’actualité, en la situant dans une perspective historique ; particulièrement quand il s’agit d’événements achevés (même depuis très peu de temps) et dont leur travail ne peut influencer l’aboutissement. Prétendre qu’un délai minimum de trente ans est indispensable à une étude scientifique, c’est nier l’existence de toutes les sciences sociales qui travaillent dans le présent.

Contrairement aux idées reçues, l’histoire très contemporaine des grands conflits n’a rien d’une nouveauté [4]. Elle remonte aux pères fondateurs de l’histoire, Hérodote et Thucydide, et n’a jamais cessé d’être pratiquée. Sans remonter aussi loin, son utilité a été reconnue par les pouvoirs publics en France dès la fin de la Grande Guerre, il y a près de trois quarts de siècle. Mais sa reconnaissance officielle n’est pas inconditionnelle. Elle dépend de l’intérêt qu’elle présente du point de vue de la cohésion nationale et de la légitimité de l’État. C’est pourquoi les trois grands conflits qui ont profondément affecté la France au XXème siècle ont été traités de manières différentes.

La Grande Guerre, en dépit des tensions croissantes qu’elle a suscitées dans la société française, a été globalement considérée comme une épreuve positive pour le sentiment national. Pour cette raison - et pour répondre à des critiques mettant en cause les responsabilités dans le déclenchement et la poursuite de la guerre [5] -, l’État a très vite patronné la création d’institutions destinées à sa commémoration et à son étude historique : Société d’histoire de la guerre, Revue d’histoire de la guerre mondiale, Bibliothèque-musée de la guerre à Vincennes (origine de la BDIC), cours de Pierre Renouvin à la Sorbonne.

La Deuxième guerre mondiale était un cas différent. La défaite, l’occupation et la collaboration comportaient de nombreux aspects honteux qui ne semblaient pas commémorables. Mais la Résistance et la Libération étaient des sujets de fierté pour la nation libérée et des sources de légitimité pour les régimes qui en étaient issus. C’est pourquoi, une nouvelle fois, les pouvoirs publics encouragèrent la création d’institutions vouées à la recherche historique : la Commission d’histoire de l’occupation et de la libération de la France (dès le 20 octobre 1944), puis le Comité d’histoire de la guerre (décret du 6 juin 1945). Le décret du 17 décembre 1951 fusionna ces deux institutions en un seul Comité d’histoire de la Deuxième guerre mondiale [6], qui accomplit des travaux considérables, publiés dans la Revue d’histoire de la Deuxième guerre mondiale.

La guerre d’Algérie est un cas tout différent. Bien que la Vème République lui doive sa fondation, il est impossible d’y voir une source de légitimité et de cohésion nationale. Le seul consensus possible tient dans le sentiment qu’il n’y a pas de quoi être fier, que ce soit d’avoir fait cette guerre cruelle, ou de l’avoir faite en vain. Le résultat fut une volonté officielle d’amnésie, qui s’est traduite par une série de lois d’amnistie (de 1962 à 1982) et par l’absence de tout encouragement à la recherche historique. Les pouvoirs publics semblent avoir pris pour devise : « N’en parlons jamais, n’y pensons jamais », comme si le silence était le meilleur remède aux séquelles d’un passé douloureux. Mais ce calcul s’est avéré faux. Trente ans après, même si l’ignorance domine dans les jeunes générations nées après 1962, la mémoire de ceux qui ont connu la guerre reste éclatée entre de multiples mémoires partielles et partiales qui aspirent à se faire entendre, et qui s’affrontent perpétuellement faute de pouvoir dialoguer.

Depuis une dizaine d’années, cette situation s’est lentement modifiée. Le point de départ fut, en septembre 1978, la création d’un Institut d’histoire du temps présent (IHTP), chargé d’intégrer le Comité d’histoire de la Deuxième guerre mondiale et de prolonger ses travaux, en élargissant leur problématique, au-delà de 1945. La nouvelle institution fut dirigée par François Bédarida, entouré d’une équipe venant en grande partie de l’Université de Paris X-Nanterre et formée par René Rémond, pionnier de l’histoire politique récente [7]. Le directeur du Comité d’histoire de la Deuxième guerre mondiale, Henri Michel, se retira, mais il garda la direction de la Revue d’histoire de la Deuxième guerre mondiale (devenue Guerres mondiales et conflits contemporains, puis Revue d’histoire des conflits contemporains), et il fonda un nouvel Institut d’histoire des conflits contemporains (IHCC). Ainsi, deux institutions concurrentes se chargèrent simultanément de faire avancer les recherches historiques au-delà de 1945.

L’ancien Comité d’histoire de la Deuxième guerre mondiale comportait une commission d’histoire de l’Empire français, animée par Charles Robert Ageron, qui réunissait dans un séminaire témoins et historiens. L’IHTP la transforma en un groupe de travail sur la décolonisation, toujours dirigé par Charles Robert Ageron. Ce groupe organisa une série de colloques, dont le premier, en octobre 1984, explora « Les chemins de la décolonisation de l’Empire colonial français », de 1936 à 1956 [8], sans négliger les origines de la guerre d’Algérie.

Entre temps, l’IHCC avait créé une commission du Maghreb, également animé par Charles Robert Ageron. Il tenta de dresser un état des travaux sur la guerre d’Algérie, de lancer une enquête par questionnaire sur l’opinion française face à cette guerre, et de préparer un colloque en demandant l’ouverture d’archives publiques (par dérogation à la loi de 1979), en suscitant des témoignages et des recherches. Mais ces projets avortèrent à cause du petit nombre de réponses au questionnaire publié en décembre 1984 dans le n°302 d’Historiens et géographes, et surtout à cause du refus d’ouverture des archives publiques, notamment des archives policières et des rapports des préfets.

Au début de 1986, l’IHTP proposa un projet différent, celui d’un colloque sur « La guerre d’Algérie et les Français », qui eut lieu au siège parisien du CNRS en décembre 1988 [9]. Assumant la limitation des sources disponibles, il excluait deux aspects très importants : la guerre sur le terrain, et la prise des décisions au sommet, pour examiner les répercussions du conflit sur le devenir de la France. Préparé par deux tables rondes spécialisées - sur les chrétiens, et sur les intellectuels [10] - le colloque réunit 55 contributions, réparties en 5 thèmes : l’opinion publique en métropole, la République, l’évolution économique et sociale, la France dans le monde, les séquelles et enjeux de mémoire. En mobilisant une grande partie de la communauté universitaire française et internationale (dépassant le cercle restreint des spécialistes de l’Algérie), il fournit la preuve irréfutable que l’histoire de la guerre d’Algérie serait possible. Celle-ci avait d’ailleurs été abordée dans d’autres colloques d’histoire politique, tels que ceux consacrés à Pierre Mendès France en décembre 1984 [11] et à Guy Mollet en octobre 1986 [12], ou plus tard à Charles de Gaulle en novembre 1990 [13].

Dans ces conditions, l’attitude des pouvoirs publics français a commencé à changer, mais non sans hésitations. En 1989, le général Bassac, directeur du Service historique de l’armée de terre (SHAT), a pris l’initiative de publier les principaux documents de ses archives relatifs à l’Algérie de 1943 à 1964 en une série de douze volumes intitulée « La guerre d’Algérie par les documents », sous la direction de l’historien universitaire Jean Charles Jauffret. Le premier tome, L’avertissement (1943-1946), imprimé en janvier 1990, fut diffusé six mois plus tard. Mais dès le 1er octobre 1990 le colonel Gaujac, nouveau chef du SHAT, suspendit la publication du tome 2 (1946-1954) qui était prêt. Pourtant, après le remplacement du ministre de la Défense nationale en janvier 1991, le nouveau ministre Pierre Joxe décida d’ouvrir toutes les archives militaires accessibles trente ans après la fin de la guerre (soit à partir du 1er juillet 1992), en inventoriant et en triant les documents à l’intérieur des cartons de façon à rendre disponibles tous ceux qui ne relèvent pas des délais particuliers, soit plus de 90 % de l’ensemble. Le ministère a également proposé la création d’un institut d’histoire militaire associant les services historiques des trois armées aux centres de recherches universitaires. On peut donc espérer qu’une ère nouvelle va s’ouvrir, si tous les services d’archives suivent la même voie. Mais il ne faut pas exagérer la portée de ce changement : toutes les recherches ne deviendront pas possibles d’un seul coup, et beaucoup l’étaient déjà auparavant.

En Algérie, la recherche historique est soumise à des conditions très différentes. L’histoire est enseignée (en langue arabe) dans une perspective idéologique d’orientation nationale et religieuse. La guerre de libération nationale est une affaire d’État, parce qu’elle est la source de toute légitimité politique. Les autorités commémorent et glorifient l’héroïsme individuel et collectif des martyrs de la cause nationale, mais elles se méfient des interprétations historiques susceptibles de fournir des arguments pour une remise en question des mérites des dirigeants ou du régime établi depuis 1962.

A partir de 1972, elles ont organisé le rassemblement d’archives écrites et orales, et annoncé que l’histoire de l’Algérie serait écrite par des Algériens, mais les premiers historiens algériens sont venus travailler en France. Les premières thèses algériennes sur la guerre de libération publiées en Algérie l’ont été en 1981. Un premier colloque international sur Le retentissement de la révolution algérienne [14] a rassemblé à Alger en novembre 1984 des historiens de diverses nationalités ; mais les organisateurs (le Ministère de la culture et le Centre national des études historiques) ont tenté de lui donner une orientation politique officielle, et le contenu de certaines communications fut parfois plus politique qu’historique. Les changements survenus depuis octobre 1988 dans les institutions et la vie politique algérienne ont facilité la multiplication des publications, mais la persistance des enjeux politiques rend la tâche des historiens particulièrement délicate. Depuis le début de 1992, la crise politique dans laquelle s’enfonce l’Algérie fait mal augurer de leur liberté à venir.

L’indifférence officielle en France et la sur-valorisation politique en Algérie ont eu le commun effet de retarder le développement des études historiques sur cette guerre dans les deux pays. Mais elles n’ont pas empêché une floraison ininterrompue de publications commémoratives. Même si l’on exclut les genres littéraires (poèmes, nouvelles, romans) et les simples articles de presse, la production historiographique [15] reste surabondante : entre 10 et 20 titres nouveaux paraissent chaque année en France depuis 1962. Bien qu’il soit difficile de recenser exhaustivement les publications faites dans tous les pays et dans toutes les langues (notamment en arabe), la prépondérance de la langue française semble écrasante. Celle des éditeurs et des auteurs français ne l’est guère moins, en dépit d’une tendance à un rééquilibrage entre la France et l’Algérie.

Ces publications se répartissent entre trois genres inégalement représentés. Les témoignages, d’acteurs ou de simples témoins, plus ou moins engagés, ont été et restent de très loin les plus nombreux. Viennent ensuite les enquêtes et récits de journalistes. Enfin, les travaux proprement historiques, visant à expliquer l’enchaînement des faits autant ou plus qu’à les raconter, sont les plus rares et les plus tardifs. La prépondérance des témoignages ne semble pas vouée à disparaître de sitôt, étant donné le grand nombre de témoins potentiels qui ne se sont pas encore exprimés.

L’engagement de la plupart des auteurs était très net dans les premières années. Jusqu’en 1968, les vaincus de l’Algérie française n’étaient pas tous sortis de prison ou rentrés d’exil ; leurs plaidoyers et leurs réquisitoires constituaient la majeure partie de l’historiographie en langue française. De 1968 à 1970, le climat politique fut transformé par l’amnistie de juillet 1968, et la retraite, du général de Gaulle, suivie par la publication de ses Mémoires d’espoir et par sa mort. Il s’ensuivit de 1970 à 1972 une floraison subite de témoignages pour l’histoire, au ton généralement moins polémique, d’enquêtes journalistiques (Yves Courrière, Claude Paillat), et d’essais d’interprétation historique (Pierre Beyssade, Philippe Tripier, Fabien Dunand [16]). Cependant les passions n’avaient pas désarmé, comme le montrèrent les réactions au film italo-algérien La bataille d’Alger et à la Vraie bataille d’Alger du général Massu. Depuis vingt ans, aucun tournant de cette importance n’est apparu, mais une lente évolution va vers un rééquilibrage entre les nationalités et les tendances des auteurs.

L’histoire n’a pas vocation à faire disparaître l’historiographie, qui lui fournit de précieux matériaux. Inversement, l’historiographie a besoin d’une histoire capable de dépasser ses contradictions pour en tirer des leçons, de façon à répondre aux demandes des enseignants et de leurs élèves. L’émergence de l’histoire à partir de l’historiographie est un processus habituel, déjà expérimenté après la tourmente révolutionnaire.

Trente ans après la Terreur, Thiers écrivait en 1823 dans le prospectus de son Histoire de la Révolution française  : « Il est temps que des écrivains appartenant à la génération actuelle et ne tenant à la Révolution que par le commun intérêt de la justice et de la liberté se fassent enfin les historiens de cette époque mémorable et nous en retracent l’utile et instructif souvenir. Si le moment est difficile, peut-être même périlleux pour les écrivains, il est extrêmement favorable à la recherche de la vérité. Assez éloigné des événements pour permettre de les bien juger, il ne l’est pas assez pour que les témoins oculaires aient disparu. On peut encore s’entretenir avec les acteurs eux-mêmes, leur adresser de nombreuses questions auxquelles les livres ne répondent jamais, s’instruire de cette foule de détails qui ne s’écrivent pas et qu’il faut cependant connaître pour bien comprendre les événements. Mais le temps presse et il faut se hâter, car chaque jour nous voyons disparaître un de ces membres de la génération de 1789 » [17]. Et dans sa préface, il se risquait à écrire : « Peut-être le moment où les acteurs vont expirer est-il le plus propre à écrire l’histoire : on peut recueillir leur témoignage sans partager toutes leurs passions » [18].

Trente ans après la fin de la guerre d’Algérie, en France tout au moins, des conditions favorables à son étude historique semblent enfin réunies. Mais ce sont les chercheurs qui font le plus défaut. Les historiens de l’Algérie contemporaine sont très peu nombreux dans les Universités françaises (même si l’Algérie reste mieux lotie que les autres pays arabes), et leur pyramide des âges n’assure pas le renouvellement des générations. Cette situation s’explique sans doute par trente années de silence et de refoulement qui ont raréfié les jeunes vocations faute de motivation ; mais aussi par la difficulté d’acquérir une solide formation à l’histoire d’un pays de plus en plus étranger au nôtre ; et par l’idée fausse qu’il était trop tôt pour faire autre chose que du journalisme sur ce sujet.

Trente ans après son issue, l’histoire de la guerre d’Algérie ne relève en aucune façon de l’histoire immédiate ! Mais elle appartient pleinement à l’histoire contemporaine : à la fois passée, comme tout événement historique, et néanmoins présente par sa mémoire, ses séquelles et ses conséquences, qu’elle peut nous aider à mieux affronter.

Guy Pervillé

La lecture de cet article ne permettait pas de prévoir que son auteur, critiquant la validité du concept d’histoire immédiate appliqué à l’histoire de la guerre d’Algérie, deviendrait quelques années plus tard un membre actif du GRHI... Je ne renie pourtant pas cette démonstration qui reste logique, même si elle a été manifestement démentie par la suite des événements. En effet, la guerre civile qui commençait en Algérie nous a très vite obligés à réfléchir d’une manière plus complexe sur les rapports entre le passé et le présent, qui ne peuvent se réduire à un éloignement croîssant du passé en fonction du temps écoulé, mais doivent tenir compte de plus en plus de l’inversion apparente du temps par les retours de mémoire, lesquels font que le passé peut redevenir présent ou être considéré comme tel. En ce sens, l’histoire immédiate, ou histoire du temps présent, est bien plus qu’une formule paradoxale.

[1] Jean-François Soulet et Sylvaine Guinle-Lorinet, Précis d’histoire immédiate, Le monde depuis la fin des années soixante, Armand Colin, 1989, p. 24.

[2] Cf. Jacques Freymond, "Une histoire du présent est-elle possible ?", Historiens et géographes, n°287, déc. 1981, pp. 417-420.

[3] L’éminent historien moderniste Pierre Goubert, dans son Introduction à l’histoire de France, dénie tout intérêt et toute valeur à la période postérieure à 1914. Il avait pourtant patronné naguère les "Dossiers Pierre Goubert", qui mariaient heureusement les programmes d’histoire et de géographie de terminale !

[4] Voir J.-F. Soulet, op.cit., pp. 20-24.

[5] Cf. Jacques Droz, Les causes de la Première Guerre mondiale, essai d’historiographie, Le Seuil, 1973, pp. 22-32.

[6] Cf. "Le Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale et ses archives", Gazette des Archives, n°116 (1-1982) ; reproduit par le Bulletin de l’IHTP n°10, décembre 1982, pp. 6-22.

[7] Cf. le dossier sur l’histoire du temps présent publié dans Historiens et géographes, n°287, déc. 1981, avec des articles de François Bédarida et Jean-Pierre Rioux, René Rémond, Robert Frank, Mona Ozouf, Maurice Agulhon, Marcel Roncayolo, Jean Bouvier, Antoine Prost.

[8] Les chemins de la décolonisation de l’empire français, 1936-1986, CNRS, 1986.

[9] La guerre d’Algérie et les Français, sous la direction de Jean-Pierre Rioux, Fayard, 1990.

[10] Cahiers de l’IHTP n°9, octobre 1988, et n’10, novembre 1988. Ce dernier a été réédité ensuite : La guerre d’Algérie et les intellectuels français, sous la direction de J.P. Rioux et J.F. Sirinelli, Bruxelles, Éditions Complexe, 1991.

[11] Pierre Mendès France et le mendésisme, sous la direction de François Bédarida et Jean-Pierre Rioux, Fayard, 1985.

[12] Guy Mollet, un camarade en République, Presses universitaires de Lille, 1987.

[13] De Gaulle en son siècle, 6 tomes, La Documentation française, 1991-1992 (voir t. 6 sur l’Algérie).

[14] Le retentissement de la Révolution algérienne, Alger, OPU, et Bruxelles, GAM, 1985.

[15] Cf. G.Pervillé, "Quinze ans d’historiographie de la guerre d’Algérie", dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord, 1976, Éditions du CNRS 1978 ; "Le point sur la guerre d’Algérie", Historiens et géographes, n°293, février 1983 ; et "Historiographie de la guerre", catalogue de l’exposition La France en guerre d’Algérie, Musée d’histoire contemporaine, BDIC, Paris, 1992.

[16] La thèse de Sciences politiques de Fabien Dunand, L’indépendance de l’Algérie, décision politique sous la Vème République, soutenue en 1972, publiée en 1977 à Berne (Peter Lang), a été très peu diffusée en France.

[17] Cité par J.-F. Soulet, op.cit., p.22.

[18] Cité par Alistair Horne, Histoire de la guerre d’Algérie, Albin Michel, 1980, p.13.



Forum