J’aurais voulu pouvoir vous présenter une sorte de « Nouvelle Clio » sur l’Algérie contemporaine : bibliographie, état des connaissances, thèmes de la recherche et points controversés. Mais ce programme est trop vaste pour être traité à fond en quarante-cinq minutes, d’autant plus que j’entends par « Historiographie de l’Algérie » tous les livres qui prétendent apporter une part de vérité (témoignages, enquêtes et récits de journalistes, travaux d’historiens), à la seule exclusion des œuvres de fiction littéraire. Pourquoi donc ne pas me limiter à l’étude des ouvrages proprement historiques ? Parce que ce projet se heurterait à une difficulté préalable, celle de tracer une ligne de démarcation claire entre ceux-là et ceux qui ne le sont pas, suivant des critères indiscutables.
En effet, l’existence même d’une historiographie vraiment scientifique de l’Algérie contemporaine a été mise en question, en termes très sévères, par l’éminent historien de l’économie française François Caron dans son livre La France des patriotes, 1851-1918 (Paris, Fayard, 1985, 665 p.). Celui-ci accusait l’histoire universitaire française de la colonisation en général, et celle de l’Algérie en particulier, d’être monopolisée par des anticolonialistes féroces, incapables de dépasser leurs préjugés idéologiques manichéens. Cette condamnation sans nuances prouve seulement la difficulté extrême de traiter l’histoire de l’Algérie indépendamment de ses enjeux politiques passés ou présents.
Cependant, un bilan beaucoup plus serein de l’histoire coloniale française a été dressé par Daniel Rivet dans son article : « Le fait colonial et nous : histoire d’un éloignement » (XXe siècle, Revue d’histoire, n° 33, janvier-mars 1992). Je vais tenter de le résumer, avant de montrer en quoi l’historiographie de l’Algérie coloniale et de la guerre d’Algérie le confirme ou non.
Daniel Rivet part d’un constat : « l’éclipse du fait colonial dans le champ des savoirs et l’aire des passions "franco-françaises" ». D’une part, dissolution de la colonisation en tant qu’objet d’histoire spécifique, dans les programmes de recherche et dans les chaires d’enseignement ; d’autre part, fin des grands affrontements entre « colonialistes » et « anti-colonialistes », malgré la persistance de nostalgies et de quêtes d’exotisme. Puisque « le temps des colonies et l’épreuve de la décolonisation s’éloignent de nous irréversiblement et que les passions refroidissent inéluctablement », il appartient aux historiens d’en prendre acte en sortant « de la dialectique de la célébration et de la condamnation qui a si longtemps et si profondément biaisé l’écriture de son histoire ». Tout en faisant des réserves sur la validité du constat initial dans le cas de l’Algérie, je partage cette conclusion.
Daniel Rivet résume ensuite en trois étapes l’évolution de l’histoire du fait colonial en France. D’abord triomphe l’histoire pro-coloniale officielle, œuvre d’amateurs (diplomates, militaires, administrateurs) ou de spécialistes des sciences humaines de terrain (géographes, ethnologues) plus que des historiens de métier qui se cantonnent dans la commémoration des origines et des fondateurs des colonies (à l’exception de Charles-André Julien, historien de l’Afrique du Nord engagé dans la recherche de solutions aux problèmes de son temps). Cette histoire, idéologique et biaisée, privilégiait l’exaltation des conquérants et des colonisateurs au détriment de la compréhension des « indigènes ». On peut citer à ce propos la conclusion du livre de François Leimdorfer, Discours académique et colonisation. Thèmes de recherche sur l’Algérie pendant la période coloniale (Paris, Publisud, 1992) : « L’absence de thèmes sur les échecs de la colonisation [...] et sur la montée du mouvement nationaliste algérien dans le corpus est tout à fait remarquable : les thèmes mortifères pour la reproduction de la société coloniale en ont été écartés » (op. cit., p. 277).
Discréditée par son incapacité à prévoir la décolonisation, l’histoire pro-coloniale a été brusquement supplantée par l’histoire anti-coloniale, marginale jusqu’aux années 1950. Daniel Rivet lui reconnaît trois grands mérites : s’être située du côté des colonisés de façon à comprendre leurs réactions au fait colonial, s’être intéressée à l’histoire pré-coloniale (notamment à la définition des « modes de production » précoloniaux et précapitalistes) ; et avoir recherché les rapports entre la colonisation capitaliste et la genèse du sous-développement. Mais elle était exposée à deux tentations : celle d’inverser purement et simplement les préjugés coloniaux sous prétexte de « décoloniser l’histoire », et celle de se perdre dans la théorisation abstraite. Cependant, la prépondérance de l’histoire anti-coloniale n’était que relative. Il restait quelques défenseurs de l’œuvre coloniale, comme Xavier Yacono (ancien professeur à l’Université d’Alger, décédé en 1990) et Raoul Girardet (historien du nationalisme français). Et aussi quelques « inclassables », tels que l’africaniste Henry Brunschwig (récemment décédé) et Charles-Robert Ageron, spécialiste de l’Algérie contemporaine.
Depuis les années 1980, l’histoire coloniale française est entrée dans une nouvelle phase. Il n’y a plus d’école dominante, mais deux grandes tendances peuvent être distinguées. D’un côté, les historiens qui considèrent la colonisation et la décolonisation comme des processus impliquant la prise de décisions par les instances politiques en fonction de « forces profondes » : c’est l’histoire politique, renouvelée par René Rémond sur le plan intérieur, et par Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle sur le plan des relations internationales. De l’autre, des « structuralo-marxistes » voyant dans le colonialisme un système déterminé en dernière instance par l’infrastructure économique. Cependant, ces deux tendances ont en commun le refus du « rejet de l’histoire historicisante par les deux premières générations de l’école des Annales ». Autrement dit : le fait colonial ne peut être compris sans rendre compte des événements qui l’ont fondé, ni de ceux qui l’ont détruit. Ajoutons que les deux tendances ont connu la même évolution, de la priorité accordée à l’étude des sociétés colonisées à un retour au centre de l’Empire, « le centre qui impulsait la périphérie, un centre qui reste mal connu ». En témoigne la publication en 1990 chez Armand Colin de l’Histoire de la France coloniale, par une équipe d’historiens des deux tendances (pour la période contemporaine, Charles-Robert Ageron d’un côté, Annie Rey-Goldzeiguer, Jacques Thobie, Gilbert Meynier et Catherine Coquery-Vidrovitch de l’autre).
Ainsi, l’histoire coloniale française s’est renouvelée, mais elle peut encore s’enrichir, selon Daniel Rivet, en élargissant son champ d’observation par la comparaison avec d’autres empires coloniaux (ce qu’a tenté un récent colloque organisé à Aix-en-Provence sur les décolonisations comparées) ; et en confrontant plus systématiquement sa démarche avec celle des « sciences sociales » telles que l’anthropologie, pour en apprendre à mieux élaborer conceptuellement l’objet de sa recherche.
L’historiographie de l’Algérie confirme, dans l’ensemble, cette analyse. Mais elle invite à nuancer le constat de départ. L’éloignement du fait colonial algérien, l’achèvement de la guerre qui l’a détruit ne sont que relatifs. Au contraire, la proximité des enjeux politiques se fait encore sentir, dans l’histoire de l’Algérie coloniale avant le 1er novembre 1954, et plus encore dans celle de la guerre d’Algérie.
L’historiographie de l’Algérie coloniale reste particulièrement abondante. La notion d’éloignement est, dans ce cas, discutable. L’Algérie reste proche de nous, par la géographie et surtout par le grand nombre de Français qui l’ont connue : rapatriés, militaires de carrière ou appelés, voire coopérants après l’indépendance. C’est pourquoi la production de livres à son sujet semble beaucoup plus forte que sur tout autre pays de l’ancien empire colonial français. Une production qui n’est plus aussi directement engagée qu’elle l’était à la veille ou au lendemain de la décolonisation, mais qui reste en grande partie nostalgique de « l’Algérie heureuse », voire apologétique (par exemple le livre de Pierre Goinard : Algérie, l’œuvre française, préface de Xavier Yacono, Paris, Robert Laffont, 1984). Si l’on peut parler d’éloignement, c’est dans les jeunes générations nées après 1962, dans la mesure où le silence de leurs aînés ne leur a pas transmis leur mémoire.
L’histoire universitaire de l’Algérie coloniale, bien que moins abondante, est elle aussi relativement riche pour un pays d’outre-mer. D’une façon générale, les historiens français s’intéressent beaucoup plus à la France ou aux autres nations de culture européenne qu’aux peuples relevant d’autres civilisations. La décolonisation a réduit les possibilités de vivre ou de séjourner longtemps chez eux. En 1992, lors du colloque organisé par l’Institut du monde arabe et la Ligue de l’enseignement sur le thème Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie, j’avais évalué le nombre d’historiens spécialistes de l’Algérie dans les universités françaises entre dix et quinze (y compris les professeurs émérites), et je m’étais inquiété du non-renouvellement des générations. Mais combien y a-t-il de spécialistes du Maroc contemporain en dehors de Daniel Rivet (et du professeur émérite Jean-Louis Miège) ? En vérité, l’Algérie reste privilégiée.
La liste des grands ouvrages de référence et des principales thèses publiées sur l’Algérie du début du XXe siècle à 1954 permet de mettre en évidence les grands axes de la recherche. La somme des connaissances acquises est exposée dans l’Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, 1871-1954, par Charles-Robert Ageron (Paris, P.U.F., 1979). Le tome 1, Conquête et colonisation, 1827-1870, dû à Charles-André Julien, était paru dès 1964 ; le tome 3 est toujours attendu.
Les principales thèses publiées sont les suivantes :
Charles-Robert Ageron : Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, 2 tomes, Publication de la Sorbonne, 1968.
Gilbert Meynier : L’Algérie révélée - La guerre de 1914-1918 et le premier quart du XXe siècle, Genève, Droz, 1981.
Mahfoud Kaddache : Histoire du nationalisme algérien, 1919-1951, 2 tomes, Alger, S.N.E.D., 1980-1981.
Benjamin Stora :
Messali Hadj (1898-1974) pionnier du nationalisme algérien, Paris, Le Sycomore, 1982 et L’Harmattan, 1986 ;
Dictionnaire biographique de militants nationalistes algériens (1926-1954), Paris, L’Harmattan, 1985 ;
Les sources du nationalisme algérien, parcours idéologiques, origines des acteurs, Paris,
L’Harmattan, 1989 ;
« Histoire politique de l’immigration algérienne en France, 1922-1962 », thèse de doctorat d’État, Paris XII, 1991, condensée et élargie dans : Ils venaient d’Algérie. L’immigration algérienne en France, 1912-1992, Paris, Fayard, 1992.
Et les livres de Mohammed Harbi :
Aux origines du F.L.N., la scission du P.P.A.-M.T.L.D., Paris, Christian Bourgeois, 1975 ;
Le F.L.N., mirage et réalité, Paris, Éditions J.A., 1980 ;
Les Archives de la Révolution algérienne, Paris, J.A., 1981 ;
1954 : La guerre commence en Algérie, Bruxelles, Complexe, 1984 ;
L’Algérie et son destin : croyants ou citoyens, Paris, Arcantère, 1992.
Bien que volontairement limitée (même si elle dépasse les bornes de la période 1914-1954), cette bibliographie suffit à indiquer les grands axes de la recherche sur l’Algérie coloniale. Celle-ci se situe dans une problématique générale politique, visant à expliquer pourquoi et comment l’Algérie dite française a dû céder la place à une Algérie « algérienne » ou arabo-musulmane. Les autres branches de l’histoire (démographique, économique, sociale, culturelle) ne sont pas absentes, mais intégrées dans cette perspective d’ensemble (notamment dans les grands ouvrages de Charles-Robert Ageron et de Gilbert Meynier). Le thème prioritaire est l’évolution de la société musulmane (remise au premier plan par une véritable « révolution copernicienne ») et la formation du mouvement national issu de celle-ci (esquissée dès 1962 par le livre d’André Nouschi : Naissance du nationalisme algérien, 1914-1954, Éditions de Minuit). Les recherches ont mis en évidence à la fois l’origine modeste des fondateurs de son courant le plus radical (né parmi les travailleurs immigrés en France), et leur acculturation partielle qui en faisait une « avant-garde » plutôt qu’un échantillon représentatif de la masse de leur peuple. Elles aboutissent ainsi à une critique de l’idéologie populiste expliquant la libération nationale par les initiatives spontanées des masses populaires, et à une réhabilitation du rôle des individus et des minorités organisées.
Un thème connexe est le rôle de l’enseignement (public ou privé, en français ou en arabe) dans la formation du mouvement national et des élites intellectuelles. Contrairement aux pays voisins, les élites algériennes plus ou moins francisées ne se confondent pas avec le mouvement national, auquel elles se sont ralliées tardivement et partiellement après avoir été accusées de trahir l’identité et les revendications nationales de leur peuple. Ce thème a été abordé notamment par les livres de Ali Mérad, Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940, Paris et La Haye, Mouton, 1967 ; Fanny Colonna, Instituteurs algériens, 1883-1939, Paris, Presses de la F.N.S.P., 1975, et par ma thèse de troisième cycle : Les étudiants algériens de l’Université française, 1880-1962, Paris, Éditions du C.N.R.S., 1984.
A en juger d’après les titres des livres publiés, la politique algérienne de la France semble avoir été longtemps négligée par les historiens français, contrairement à leur collègues étrangers (allemands et anglo-saxons principalement). Ce fait peut s’expliquer par la priorité accordée au nationalisme algérien, et par l’idée que la France n’avait pas de politique digne de ce nom en Algérie. Mais cette négligence n’est que relative, parce que l’évolution de l’Algérie colonisée est indissociable des décisions ou non-décisions de la France. Le thème des « occasions perdues », cher à la gauche française non communiste, a inspiré les thèses de Charles-Robert Ageron et de Gilbert Meynier. Le premier a soutenu que la France a manqué la politique d assimilation qu’elle prétendait vouloir réaliser, non en 1947 ni en 1936, mais en 1919, quand elle a renoncé à ouvrir largement aux élites algériennes l’accès à la citoyenneté française, « sur le simple veto de l’Algérie coloniale ». Gilbert Meynier a estimé qu’il était déjà trop tard, parce que la nation algérienne avait déjà pris conscience d’elle-même, et parce que le système colonial ne pouvait accepter d’abolir la discrimination fondamentale entre maîtres et sujets. Xavier Yacono, dans sa critique de la thèse de Charles-Robert Ageron, avait imputé la responsabilité principale du blocage des réformes à l’indifférence de la métropole envers l’Algérie (à l’exception de minorités pro ou anti-coloniales). Les rapports entre le nationalisme algérien et la gauche française (communiste et socialiste principalement) ont inspiré de nombreux travaux d’historiens, marxistes ou non. Les colloques consacrés à des hommes d’État français ont apporté des éclairages nouveaux sur la politique algérienne de Maurice Viollette (De Dreux à Alger, Maurice Viollette, 1876-1960, sous la direction de Françoise Gaspard, Paris, L’Harmattan, 1991), Paul Ramadier (Paul Ramadier, la République et le socialisme, sous la direction de Serge Berstein, Bruxelles, Complexe, 1990), Pierre Mendès-France (Pierre Mendès-France et le mendésisme, sous la direction de François Bédarida et Jean-Pierre Rioux, Paris, Fayard, 1985), Guy Mollet (Guy Mollet, un camarade en République, Presses Universitaires de Lille, 1987) et Charles de Gaulle (De Gaulle en son siècle, t. 6 : Liberté et dignité des peuples, Plon et La Documentation française, 1992). La tendance actuelle à revenir au centre de l’empire colonial français pour analyser les ressorts de son impérialisme ne peut que renforcer l’étude de la politique algérienne de la France.
L’impression d’une négligence apparaît mieux fondée dans le cas des vaincus de la décolonisation. Le contraste est frappant entre l’abondance des publications commémoratives, nostalgiques ou apologétiques sur « l’Algérie heureuse » d’avant 1954, et le petit nombre des travaux d’historiens, qui portent le plus souvent sur l’image ou la mémoire (Michèle Salinas, Le voyage en Algérie de 1830 à 1930 ; Joëlle Hureau, La mémoire des pieds noirs, par exemple). On trouve cependant des mises au point sur les principaux aspects de l’évolution du peuple français d’Algérie (démographie, économie ou politique) dans l’Histoire de l’Algérie contemporaine. La revue Parcours, dirigée par Gilbert Meynier et Jean-Louis Planche, publie des notices biographiques sur des personnalités de toutes les communautés d’Algérie.
Les plus défavorisés sont sans doute les « Français musulmans », ces « oubliés de l’histoire ». La priorité attribuée à la compréhension du nationalisme algérien n’a pas permis d’accorder la même attention au problème de l’assimilation ou de l’intégration d une partie des Algériens musulmans à la nation française. Ce thème a été abordé sous l’angle de l’enseignement et de la formation des élites, notamment par ma thèse de troisième cycle et par le séminaire organisé sur les « Intelligentsias francisées ( ?) au Maghreb colonial » organisé à Paris VII par Gilbert Meynier et Jean-Louis Planche (Cahiers du Gremamo n° 7, 1990). Mais il doit être approfondi pour répondre aux besoins actuels de la société française, confrontée à la difficile intégration des enfants des anciens « harkis » réfugiés en France depuis 1962 (comme l’a tenté le sociologue Mohand Hamoumou dans son livre : Et ils sont devenus harkis, Paris, Fayard, 1993) et de ceux des Algériens immigrés.
L’histoire de la guerre d’Algérie est l’aboutissement nécessaire de celle de l’Algérie coloniale. Mais la relève de son historiographie par l’histoire scientifique est à peine commencée, car elle se heurte à des difficultés particulières.
L’historiographie de la guerre d’Algérie ne donne aucun signe d’essoufflement. Depuis 1962, entre dix et vingt titres nouveaux en français lui sont consacrés chaque année (pour autant qu’un recensement complet soit possible). Il s’agit en majorité de témoignages d’acteurs et de témoins plus ou moins engagés, et de quelques enquêtes ou récits de journalistes (dont ceux d’Yves Courrière et de Claude Paillat sont les plus remarquables) ; les travaux d’historiens restent rares. Cette historiographie surabondante fait progresser très lentement les connaissances, parce que les témoignages ne se recoupent pas toujours et qu’ils laissent encore subsister d’énormes lacunes. Son apport est également biaisé par un déséquilibre entre les nationalités et entre les tendances des auteurs : la prépondérance initiale des auteurs français partisans de l’Algérie française tend néanmoins à s’estomper, surtout depuis le début des années 1980.
La mémoire de la guerre d’Algérie a été gérée de deux manières très différentes par les autorités des deux pays, mais aussi peu favorables au progrès de sa connaissance historique. En France, une volonté officielle de tourner la page s’est traduite par une série de lois d’amnistie (en application des accords d’Évian, et pour mettre fin à la « guerre franco-française » entre l’O.A.S. et la majorité de la nation), et par l’absence de toute institution destinée à aider les chercheurs comparable à celles qui avaient été créées après les deux guerres mondiales.
Au lieu d’une mémoire nationale unifiée, on trouve une mémoire éclatée en plusieurs mémoires partielles et partiales, qui s’affrontent régulièrement autour de symboles tels que la commémoration du 19 mars 1962. Mémoires des vaincus (rapatriés, « Français musulmans », militaires de carrière, et la minorité de la métropole favorable à l’Algérie française), des appelés qui se demandent à quoi ils ont servi, des militants de la gauche anticolonialiste, des gaullistes. Leur seul point commun est le sentiment que la guerre d’Algérie n’est pas un épisode commémorable de notre histoire.
Au contraire en Algérie, la guerre de libération nationale est survalorisée comme source de toute légitimité politique. Elle est l’objet d’une commémoration permanente, qui exalte l’héroïsme individuel et collectif des martyrs. L’écriture de l’histoire est considérée comme une affaire d’État, et très surveillée par les autorités et les anciens combattants. C’est pourquoi un bon nombre de témoins et d’historiens algériens ont préféré travailler et se faire publier en France. L’insécurité qui règne en Algérie depuis 1992 n’est pas propice à l’épanouissement d’une histoire critique et indépendante.
Dans les deux pays, ces traitements opposés de la mémoire produisent des résultats comparables que Benjamin Stora qualifie de « retour du refoulé ». En France, la peur de l’immigration et de l’Islam révèle que le problème de l’assimilation ou de l’intégration d’une minorité musulmane, apparemment évacué lors de l’indépendance de l’Algérie, n’a pas été réglé au fond. En Algérie, la persistance depuis trente ans d’une propagande de guerre accusant la France de « génocide », dénonçant le « parti de la France » qui refuse de rompre totalement avec sa culture, et sacralisant la violence, explique en grande partie la guerre civile actuelle. Les peuples qui ne tirent pas les leçons de leur passé se condamnent à le revivre.
Une histoire de la guerre d’Algérie est donc nécessaire. Mais est-elle possible ? En France, elle se heurte encore aux objections méthodologiques de la tradition universitaire contre la possibilité d’étudier des conflits récents et controversés, à cause du manque d’archives, de recul historique, et de sérénité. Charles-André Julien, historien et militant, aimait à dire : « J’ai vécu ces événements, donc je ne les connais pas ». Il avait pourtant plusieurs fois tenté d’écrire une histoire de la guerre d’Algérie, mais, insatisfait du résultat, il a interdit sa publication. Charles-Robert Ageron semble partager ces réticences, à en croire sa contribution au livre La guerre d’Algérie dans l’enseignement en France et en Algérie, p. 155-158 (publié par la Ligue de l’enseignement, l’Institut du monde arabe et le CNDP, à la suite du colloque Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie , Paris, 1992).
Pourtant, ces objections ne sont pas sans réplique. Selon la loi du 3 janvier 1979, les archives publiques françaises sont ouvertes au terme d’un délai général de trente ans, sauf les documents relevant de délais spéciaux de soixante, cent, cent-vingt ou cent-cinquante ans afin de protéger les intérêts de l’État et de la Défense nationale, ou la vie privée des personnes et des familles. Mais d’autres sources sont disponibles sans délai : témoignages oraux ou écrits, inédits ou publiés, archives privées, tracts, brochures, livres et périodiques, publications officielles. Il faut renoncer à l’idéal d’une histoire définitive écrite à partir de sources exhaustives, puisque tous les témoins seront morts quand toutes les archives seront accessibles. L’histoire de la guerre d’Algérie doit être un chantier permanent, au risque d’être un travail de Sisyphe. Le recul historique n’est pas fonction du temps écoulé : il est en partie construit par le travail d’interprétation des historiens. Un certain détachement est possible dans la mesure où l’indépendance de l’Algérie est un fait reconnu irrévocable par tous.
Il est normal que la relève de l’historiographie par l’histoire commence à se produire une trentaine d’années après les événements, comme ce fut le cas de la Révolution française (dont une histoire monumentale fut publiée par Thiers à partir de 1823). Dès 1962, l’historien français d’Algérie Claude Martin avait publié une Histoire de l’Algérie française, 1830-1962 (réédition Robert Laffont, 1979, 2 t.), rédigée entre juin et septembre 1961, faisant preuve d’une volonté méritoire de comprendre. En 1972, le Suisse Fabien Dunand avait soutenu sa thèse de Science politique, L’indépendance de l’Algérie, décision politique sous la V° République (Berne, Peter Lang, 1977), qui est un modèle d’histoire du présent (cf. l’article de Jacques Freymond, « Une histoire du présent est-elle possible ? », Historiens et géographes n° 287, décembre 1981, pp. 417-420).
Mais c’est surtout depuis le début des années 1980 que les publications de travaux d’historiens deviennent moins rares. L’Histoire de la guerre d’Algérie par Bernard Droz et Évelyne Lever (Le Seuil, 1982) s’est voulue la première synthèse objective et dépassionnée. Dix ans plus tard, Benjamin Stora s’est attaqué aux mythes de tous les camps dans La gangrène et l’oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie (Paris, La Découverte, 1991) ainsi que dans deux petits livres, Histoire de l’Algérie coloniale, 1830-1954, et Histoire de la guerre d’Algérie, 1954-1962 (mêmes éditions, 1991 et 1993). Pierre Miquel vient de publier La guerre d’Algérie (Paris, Fayard, 1993) dans laquelle il utilise les documents des archives militaires de Vincennes consultables depuis juillet 1992 (30 ans après la fin de la guerre). Mais la publication d’extraits de ces archives sous le titre La guerre d’Algérie par les documents sous la direction de l’historien Jean-Charles Jauffret a été suspendue en 1990 après la sortie du premier tome (L’avertissement, 1943-1946), alors que le deuxième (1946-1954) était prêt.
Des recherches collectives ont fait progresser les connaissances. D’abord le colloque organisé par l’Institut d’Histoire du Temps Présent sous la direction de Charles-Robert Ageron et de Jean-Pierre Rioux, La guerre d’Algérie et les Français (Paris, Fayard, 1990), qui a produit 55 communications portant sur l’opinion publique métropolitaine, la vie politique, l’évolution économique et sociale, le rôle de la France dans le monde, enfin les séquelles et enjeux de mémoire. Ensuite, le catalogue de l’exposition organisée en 1992 par la Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine sur le même thème, La France en guerre d’Algérie (sous la direction de Laurent Gervereau, Jean-Pierre Rioux et Benjamin Stora), qui joint à une iconographie originale des articles de fond. D’autres colloques ont eu lieu en mars 1992 : « Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie » (déjà cité) et « Le sens des accords d’Évian, conjoncture et longue durée » à Paris VIII (encore inédit).
L’Algérie a été la première à organiser un colloque international sur Le retentissement de la Révolution algérienne (Alger, E.N.A.L., et Bruxelles, G.A.M., 1985). Elle a publié quelques thèses (Mohamed Teguia, L’Algérie en guerre, Alger, O.P.U., Slimane Chikh, L’Algérie en armes, Alger, O.P.U., et Paris, Economica, 1981), mais la plupart des recherches algériennes ont été faites et publiées en France, comme celles de Mohammed Harbi, et la thèse de Djamila Amrane, Les femmes algériennes dans la guerre (Paris, Plon, 1991). Parmi les travaux publiés en d’autres langues, on attend depuis des années la traduction de la thèse de l’Allemand Hartmut Elsenhans, Frankreichs Algerienkrieg (Munich, Karl Hanser, 1974).
Il est encore trop tôt pour dresser un bilan d’une histoire à peine commencée. La trame des événements est connue dans ses grandes lignes, mais beaucoup reste à faire pour préciser la détermination des grandes décisions, et le déroulement de la guerre sur le terrain. La loi du 3 janvier 1979 ne permet pas de satisfaire toutes les curiosités des historiens, malgré l’ouverture de la majeure partie des archives militaires françaises depuis juillet 1992. Il est pourtant possible de faire de grands progrès en combinant toutes les sources accessibles (notamment les énormes ressources de la presse française d’Algérie, à peine exploitées), ou en étudiant les répercussions de la guerre sur la France comme l’a fait le colloque de l’I.H.T.P. Par ailleurs, l’étude de l’Algérie et de la politique algérienne de la France avant le 1er novembre 1954, qui rencontre moins d’obstacles, permet de mieux comprendre la guerre elle-même : par exemple, la découverte du problème algérien par le général de Gaulle à la tête du C.F.L.N. puis du G.P.R.F. de 1943 à 1945 explique son scepticisme de 1958 envers la possibilité d’intégrer l’Algérie musulmane à la France. Enfin, une réflexion critique à partir des connaissances acquises est dès maintenant possible et urgente pour dépasser la contradiction fondamentale entre les points de vue des deux camps et pour démystifier leurs mythes (notamment le million-et-demi de morts algériens, et tous les nombres affirmés sans contrôle).
Le fait colonial algérien, et sa fin tragique, ne se dépassionneront pas spontanément tant qu’il en survivra des acteurs, des témoins et des victimes. C’est pourquoi l’histoire doit se charger de cette tâche.
Guy Pervillé