Mythes et réalités de la “désinformation” dans l’histoire de l’Algérie coloniale et de la guerre d’Algérie (1999)

lundi 29 août 2005.
 
Cette communication a été rédigée à l’occasion de La désinformation, pour une approche historique, colloque de Montpellier, 18-20 novembre 1999, dont les textes ont été réunis et présentés par Pierre Bénichou, Université Paul Valéry, Montpellier, 2001 (voir pp. 235-239). La situation qu’elle décrit est plus actuelle que jamais.

Le concept de “désinformation” n’est pas seulement invoqué à propos de la guerre du Viet Nam ou de la subversion communiste en général. Il est de plus en plus souvent utilisé par les nostalgiques de l’Algérie française (associations de rapatriés, de “harkis”, et de soutien à l’armée française), pour stigmatiser la propagande développée par le FLN algérien et par ses alliés communistes contre l’oeuvre et l’action de la France en Algérie, et ses effets durables sur la majorité de l’opinion publique métropolitaine. Ces groupements mettent en accusation le manque d’objectivité de la vision de l’Algérie coloniale et de la guerre d’Algérie diffusée jusqu’à nos jours par la plupart des média, des manuels scolaires [1], et même des ouvrages d’historiens. Contre ce qu’ils ressentent comme un dénigrement systématique, ils appellent leurs adhérents à réagir par des demandes de rectification, par des actions judiciaires, et réclament l’intervention des pouvoirs publics. C’est ainsi que le colonel Abdelaziz Méliani a dénoncé la “vision manichéenne et simpliste imposée par les ‘Tiers-Mondistes pleurnichards’ [2], les idéologues marxistes d’une intelligentsia dévoyée et autres censeurs des années soixante”, réclamé un grand débat parlementaire pour rendre justice aux ‘harkis’, et la “création d’une commission d’historiens aux fins de rétablir la vérité historique sur la présence française en Algérie de 1830 à 1962” [3]. La dénonciation du caractère mensonger des idées dominantes en la matière conduit donc à solliciter l’Etat de définir une vérité officielle avec la participation des historiens (voire sans eux, ou même contre eux) : que doivent-ils en penser ?

Il est vrai que le FLN algérien a poursuivi, de 1954 à 1962, une propagande de guerre très dynamique, visant à diffuser sa vision du problème algérien et de sa guerre d’indépendance en Algérie, en France, et dans le monde entier, avec une efficacité indéniable. Comme l’a montré Charles-Robert Ageron, et contrairement à ce qu’a prétendu l’historien algérien Zahir Ihaddaden [4], cette propagande faisait passer l’impératif d’efficacité politique avant le souci de véracité ; elle était trop souvent “sommaire et même dangereusement mensongère”. Le mensonge était jugé légitime quand il servait à cacher des vérités gênantes, telles que le massacre du village de Mechta Casbah, près de Melouza, par l’ALN en mai 1957 (crime faussement attribué aux “harkis” par le FLN), ou l’assassinat d’Abane Ramdane par ses collègues en décembre 1957 au Maroc, annoncé cinq mois plus tard comme “mort au champ d’honneur”. Il était également utilisé pour éloigner la population algérienne de l’armée française, par des rumeurs fantaisistes d’empoisonnement, de stérilisation, et d’expérimentation de la bombe atomique sur des prisonniers algériens servant de cobayes humains [5]. La propagande nationaliste entretenait également la combattivité en martelant des nombres mythiques et invraisemblables de victimes de la répression colonialiste, tels que les 45.000 morts du Constantinois en mai 1945, et le “million et demi de martyrs” des années 1954 à 1962. Dans de nombreux cas, on ne peut guère admettre la bonne foi des auteurs de cette propagande qui visait à faire passer le vrai pour le faux et le faux pour le vrai. Et pourtant, il n’est pas douteux que, dans leur esprit, ces mensonges délibérés ne portaient que sur des points de détail, et qu’ils n’affectaient pas la sincérité de leurs convictions fondamentales sur l’injustice du colonialisme et la légitimité de leur combat.

Mais le FLN était loin d’avoir le monopole de la propagande et des entorses à la vérité. Depuis les années 1880 jusqu’au milieu du XXe siècle, les groupes de pression rassemblés sous le nom de “parti colonial” avaient poursuivi, avec l’appui des pouvoirs publics, une action persévérante d’éducation coloniale de l’opinion métropolitaine, qu’ils n’hésitaient pas à appeler “propagande coloniale”. A partir de 1954, celle-ci fut réactivée et systématisés par les autorités civiles et militaires d’Algérie, sous le nom d’”action psychologique”, lequel prétendait opposer la vérité à la propagande mensongère du FLN. Pourtant, cette propagande coloniale française était également infidèle à la vérité, quand elle présentait l’Algérie comme une création ex nihilo de la France, et une province française dès 1830 (avant Nice et la Savoie) ou une autre Alsace-Lorraine ; ce qui rendait le soulèvement de 1954 inexplicable autrement que par la “subversion” de puissances étrangères jalouses de cette magnifique réussite française. Elle déformait les réalités en niant l’existence d’un nationalisme algérien authentique et en y voyant une création et un instrument du communisme international, sans racines profondes dans la société algérienne. Elle sous-estimait la complexité des données économiques et démographiques en affirmant que la perte de l’Algérie (meilleure cliente de la France, avec des fonds fournis de plus en plus par les contribuables métropolitains) ruinerait la métropole, et qu’il suffisait de vouloir l’intégration de l’Algérie à la France pour la réaliser [6]. Ajoutons enfin que les partisans de l’Algérie française étaient et sont restés aussi attachés que leurs ennemis algériens à des affirmations incontrôlées et à des nombres mythiques (tels que les dizaines de milliers de Français d’Algérie et les 150.000 “harkis” victimes d’un “génocide” en 1962), sans que leur sincérité soit en cause.

Les défauts de la propagande coloniale ne sont pas moins responsables que les propagandes anticoloniales de l’évolution de l’opinion publique métropolitaine, désormais bien connue grâce aux travaux des historiens Raoul Girardet [7], et surtout Charles-Robert Ageron [8]. Jusqu’au début du XXe siècle, cette opinion était restée marquée par une tradition d’anticolonialisme intellectuel présente dans toutes les tendances idéologiques, et par une profonde méfiance d’un peuple casanier envers les conquêtes lointaintes qui gaspillaient “l’or et le sang de la France”. Mais peu à peu, la propagande quasi-officielle du Parti colonial avait rallié la majorité des forces politiques (même les partis de gauche à partir de 1936) et celle de l’opinion publique, comme le prouvèrent les sondages d’opinion introduits en France en 1938. Le rôle capital de l’Empire dans la Seconde Guerre mondiale (également magnifié par les propagandes rivales de Vichy et de la Résistance) porta “l’idée coloniale” au sommet de sa popularité en 1945 et 1946. Mais celle-ci fut très vite ébranlée par la succession ininterrompue de guerres coloniales (en Indochine, puis en Algérie), qui substituèrent de nouveau l’idée du “fardeau colonial” à celle de l’atout impérial. En 1947, les Français considéraient l’Algérie comme la meilleure réussite de la France. En 1956, l’envoi des rappelés puis des appelés du contingent en Algérie, manifestant la réalité d’une guerre que la propagande coloniale n’avait pas prévue, plongea l’opinion métropolitaine dans un désarroi dont témoignent les sondages du printemps 1956 [9]. La perte de crédibilité de la propagande coloniale ouvrit alors les esprits à la propagande anticolonialiste des nationalistes algériens, relayés par les communistes algériens et français et par certains intellectuels de gauche, et surtout au discours rassurant du général de Gaulle, qui préconisait une politique conforme aux désirs de la grande majorité des Français de France.

Les actuels accusateurs de la “désinformation” dont souffre le souvenir de l’oeuvre française en Algérie devraient tenir compte de cette expérience, en évitant de confondre la vérité historique à rétablir avec leur mémoire, qui est non moins subjective et partiale que celle de leurs adversaires. La réfutation des erreurs commises de bonne foi et des mensonges délibérés est un droit de ceux qui en ont été victimes, mais ils ne doivent pourtant pas confondre ce qu’ils savent pour en avoir été les témoins directs avec ce qu’ils croient savoir [10]. L’esprit critique doit s’exercer avec autant d’exigence sur sa propre mémoire et sur celle des autres. Il faut renoncer à l’illusion naïve d’une vérité immédiatement connue par tous ceux qui ont vécu dans l’Algérie française, et qui serait leur patrimoine collectif, à défendre contre des ennemis nécessairement de mauvaise foi : “Ces hommes, cette communauté, ce peuple entendent rester maîtres de leur passé pour le léguer intact à la postérité. Fermement décidés à confondre les forces mensongères qui n’ont cessé de les accabler, ils se chargent eux-mêmes d’écrire leur histoire” [11].

La même conception de l’histoire s’exprime officiellement en Algérie depuis 1962. En réalité, l’histoire n’appartient à personne et elle appartient à tout le monde. Elle ne peut progresser que par une libre confrontation des points de vue des historiens de toutes origines, ayant en commun le souci prioritaire de la vérité.

Guy Pervillé

[1] Voir la présentation de l’Association de soutien à l’armée française (ASAF), et son dossier sur “La vérité historique dans les manuels scolaires”, in Pieds-Noirs d’hier et d’aujourd’hui, n° 85, décembre 1997.

[2] Expression empruntée à M. Georges Frêche, maire de Montpellier.

[3] A. Meliani, La France honteuse. Le drame des harkis, Perrin, 1993, p. 122.

[4] Cf. les articles de ces deux historiens sur la propagande du FLN dans La guerre d’Algérie et les Algériens, Armand Colin, 1997.

[5] Rumeur récurrente dans la presse algérienne depuis 1987. Cf. La mise au point de Frédéric Médard dans sa thèse : La présence militaire française en Algérie, 1953-1967, Université de Montpellier III, 1998.

[6] Cf. Les articles de Charles-Robert Ageron, “L’Algérie, dernière chance de la puissance française”, et de Jacques Marseille, “L’Algérie dans l’économie française”, in Relations internationales, n° 57 et 58, 1989, ainsi que la thèse de Daniel Lefeuvre, Chère Algérie, Paris, ADHE et SFHOM, 1998.

[7] L’idée coloniale en France, 1871-1962, Paris, La Table Ronde, 1972.

[8] France coloniale, ou parti colonial ? Paris, PUF, 1979.

[9] Charles-Robert Ageron, “L’opinion française devant la guerre d’Algérie”, Revue française d’histoire d’Outre-mer, 1977, n° 311, pp. 256-284.

[10] Le film de montage de Mehdi Lallaoui et Denis Langlois, Les massacres de Sétif, projeté plusieurs fois sur Arte depuis le 10 mai 1995, a été justement qualifié de “très bel exemple de désinformation” par Jean-Charles Jauffret, même si la sincérité idéologique de ses auteurs est admissible. Le recueil de témoignages publié en réponse par Maurice Villard et l’Amicale des hauts plateaux de Sétif, La vérité sur l’insurrection du 8 mai 1945 dans le Constantinois, apporte une masse de faits objectifs, mais il n’est pas moins contestable quand il passe des faits aux opinions.

[11] Georges Bosc, L’Algérianiste, supplément du n° de juin 1999, n° 1, p. 1.



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