Bilan et perspectives de l’histoire immédiate : introduction et conclusion (2006)

dimanche 8 juin 2008.
 
Ces deux textes complémentaires sont l’introduction et la conclusion que j’ai rédigées pour la publication du colloque du GRHI, Bilan et perspectives de l’histoire immédiate, qui a eu lieu à Toulouse les 5 et 6 avril 2006 et dont les actes ont été publiés dans les Cahiers d’histoire immédiate, Toulouse, n° 30-31, automne 2006-printemps 2007.

Introduction : L’histoire immédiate selon Jean-François Soulet, Jean Lacouture, et Benoît Verhaegen (pp. 5-9)

Qu’est-ce que « l’histoire immédiate » ? Cette expression paradoxale, qui semble à première vue relever de la magie plutôt que du travail historique développé dans la durée, est-elle synonyme ou non de « l’histoire du temps présent », expression moins provocante et apparemment mieux admise ? Une rapide recherche sur Google ne permet pas d’obtenir des réponses claires et nettes à ces questions.

Jean-François Soulet est aujourd’hui l’historien le plus connu pour sa pratique revendiquée de l’histoire immédiate [1], à la fois par son œuvre personnelle orientée principalementent vers l’histoire des systèmes communistes et des pays ex-communistes [2], et par son rôle de fondateur (en 1989) et de directeur (jusqu’en 2004) du Groupe de recherche en histoire immédiate (GRHI) de l’Université de Toulouse-Le Mirail, le seul groupe de recherche en France qui se réclame officiellement de cette notion. La définition qu’il en donne est souple, et prouve qu’il ne prend pas la formule à la lettre, mais se réclame d’une histoire assumant la totalité du champ du contemporain : « Le GRHI est en France, remarque-t-il, le seul groupe de recherche orienté vers l’étude des problèmes spécifiques posés par l’histoire immédiate, c’est-à-dire par la partie terminale de l’histoire contemporaine ayant pour caractéristique principale d’avoir été vécue par l’historien ou ses principaux témoins ». Il en tire la conséquence que l’on peut employer alternativement les expressions « histoire immédiate » et « histoire du temps présent » comme des synonymes, « car, pour nous, elles désignent toutes deux l’histoire de la période la plus contemporaine, celle pour laquelle existent encore des témoins ».

Mais pour éclairer le sens de la notion d’ « histoire immédiate », il convient aussi de rappeler celui que lui ont donnés ceux qui lui ont conféré ses lettres de noblesse en France et dans le monde francophone : Jean Lacouture, et Benoît Verhaegen, dont nous regrettons qu’ils n’aient pas pu participer à notre colloque.

Il n’est nul n’est besoin de présenter longuement Jean Lacouture, qui, tout en exerçant son métier de journaliste-reporter aux quatre coins du monde (pour Combat, Le Monde, France-Soir, et Le Nouvel Observateur), est devenu l’un des grands maîtres de la biographie (Nasser, Hô Chi Minh, Germaine Tillon, François Mitterrand, Mendès France, De Gaulle, Mauriac, Blum...). Désireux de prolonger les enquêtes des journalistes sur les événements et les problèmes très contemporains par des ouvrages de qualité, il fonda, au Seuil, dès le début des années soixante, une collection dont le nom devait populariser l’expression L’histoire immédiate. « Je tiens à préciser que je ne suis pas l’inventeur du concept d’histoire immédiate », dit-il, la formule étant due à l’éditeur du Seuil Paul Flamand. Cette collection, riche de près de 100 ouvrages, est fondée sur deux principes plus ou moins développés : reconstituer l’histoire qui surgit très peu de temps après l’événement, éclairer l’origine des textes qui la fondent. S’il plaide pour que la période la plus contemporaine soit soumise à une investigation rigoureuse, ce n’est pas pour autant que Jean Lacouture opère une assimilation entre les pratiques respectives de l’historien contemporanéiste et du journaliste : « Quand, écrit-il, l’historien s’avance bardé de ses diplômes, juché sur une chaire, armé de sa « science » ou mieux de sa méthode, le journaliste se faufile en brandissant une carte de presse dont l’attribution est plus arbitraire encore que les parchemins dont il vient d’être question. Mais - c’est l’un de ses drames - il lui arrive de se prendre pour un historien. Plus il vieillit, plus il s’assimile à ce frère supérieur. Et plus il se voit contraint de remettre en perspective ses écrits, de mesurer ses erreurs immédiates, et, pire encore, les effets à long terme des interventions, commentaires et campagnes du reporter ou de l’éditorialiste qu’il a été » [3]

Benoît Verhaegen est sans doute moins connu en France, sauf dans le milieu des sociologues et des militants marxistes. Il a pourtant donné à la notion d’histoire immédiate une définition beaucoup plus élaborée dans son livre intitulé Introduction à l’histoire immédiate [4], paru en 1974 aux Editions Duculot à Gembloux (Belgique), et ses disciples lui ont apporté des éclairages complémentaires dans le volume d’hommage intitulé Le Zaïre à l’épreuve de l’histoire immédiate [5], publié chez Karthala en 1993. Je remercie Benoît Verhaegen, qui n’a pu venir participer à notre colloque pour raison de santé, de m’avoir très aimablement communiqué ces deux livres.

Benoît Verhaegen est un sociologue, avec une solide formation d’économiste, qui a fait ses études à l’Université de Louvain. Dès 1959, ayant soutenu sa thèse, il a obtenu un poste au Congo belge, ce qui lui a permis d’être un témoin direct de la décolonisation particulièrement mouvementée du pays, et de vouloir unir la science à l’action, ou tout au moins à la participation à l’histoire en train de se faire. Benoît Verhaegen est en effet un marxiste convaincu, croyant à la scientificité du marxisme, qui en fait d’après lui une science humaine totale, permettant d’unir la pensée et l’action. On peut résumer son attitude par la célèbre formule de Karl Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses manières ; ce qui importe, c’est de le transformer » [6]. L’auteur ne cache nullement la très grande audace philosophique et politique de son projet : « Deux traits caractérisent cette discipline au confluent de l’histoire, de l’anthropologie et de la sociologie : elle entend d’une part renverser la traditionnelle relation univoque entre le savant et l’objet de la connaissance, relation fondée sur la passivité de l’objet et sur une distance maximale entre lui et le savant, et lui substituer une relation d’échanges impliquant la participation réelle de l’objet - en tant qu’acteur historique - à sa propre connaissance et à la limite la disparition du savant en tant qu’individu ; d’autre part, et corrélativement, la méthode d’Histoire immédiate se veut résolument orientée vers une pratique sociale et politique et engagée dans une transformation révolutionnaire du monde » [7]. Orientation à laquelle il se montre toujours fidèle dans la conclusion de son article en 1993 : « il est évident que la vérité ou le sens que l’Histoire immédiate dégage du présent est une vérité politique et qu’elle débouche sur un engagement politique. Le sort de la méthode semble donc lié à l’avenir politique de la société » [8].

Cette conclusion s’impose-t-elle à tous ceux qui se réclament de l’histoire immédiate ? Personnellement, je n’arrive pas à m’en convaincre, tant la confiance de Benoît Verhaegen en la scientificité du marxisme me semble avoir été démentie - tout particulièrement depuis 1989 - par l’effondrement ou le détournement du marxisme appliqué dans les pays où il était au pouvoir. Il me semble plutôt qu’une frontière infranchissable sépare l’histoire du passé, même très proche ou « immédiat », et l’élaboration de l’avenir dans le présent qui est le but de la politique, et que vouloir effacer cette frontière infranchissable relève de l’utopie et non de la science. Benoît Verhaegen semble d’ailleurs le reconnaître implicitement en terminant ses textes par des questions sans réponse. Son effort intellectuel très exigeant me paraît reposer sur un acte de foi respectable dans la valeur du marxisme - que les partis qui s’en réclamaient ont invoqué pour justifier leurs actes beaucoup plus qu’ils ne l’ont sérieusement appliqué.

La démarche de l’histoire immédiate à la limite du passé et du présent me semble mieux représentée par L’étrange défaite de Marc Bloch [9], témoignage d’un historien sur les plus récents événements vécus par l’auteur en tant que citoyen, et prélude à son engagement dans l’action pour contribuer à produire un avenir meilleur au risque de sa vie. Il y a des situations où l’exercice de l’histoire en tant que discipline intellectuelle ne peut qu’être suspendu pour laisser la place à l’engagement dans l’Histoire en train de se faire, ce qui n’est pas la même chose. Mais l’histoire immédiate (ou presque immédiate) n’en existe pas moins en tant qu’histoire à part entière.

Ce qu’est ou que peut être l’histoire immédiate a été illustré par les communications présentées à notre colloque, sous la forme de réflexions théoriques ou, le plus souvent, d’études de cas, que l’on va pouvoir lire dans les pages suivantes.

Conclusion (pp. 415-417)

Je souhaire présenter moi aussi, après la brillante conclusion de Robert Marconis, quelques réflexions finales. Ce colloque devait suivre une démarche organisée en quatre parties nettement distinctes, intitulées « Identité et nécessité de l’histoire immédiate », « Sources et méthodes de l’histoire immédiate », « Problématiques de recherche en histoire immédiate », et enfin « A quoi sert l’histoire immédiate ? » Les étapes de ce plan ont été sans doute moins nettement distinguées dans la réalité que dans la théorie, mais pourtant notre colloque a suivi une démarche d’ensemble assez proche de celle qui avait été prévue. En effet la première demi-journée a été consacrée à une approche générale de la notion d’histoire immédiate par les contributions d’historiens ou d’universitaires appartenant à plusieurs pays différents. Puis les interventions se sont déplacées dans la deuxième demi-journée vers des approches plus thématiques et plus pratiques. La troisième demi-journée a été consacrée à des sujets géographiquement délimités. Enfin, la dernière a traité de problèmes quelquefois apaisés (comme la réconciliation franco-allemande), mais plus souvent rendus particulièrement délicats par leur situation à la limite de l’histoire et de la politique.

En écoutant les communications et les débats, j’ai constaté qu’un point de discussion n’a pas été abordé autant que je l’avais prévu : celui de la sollicitation des historiens par les pouvoirs publics afin de les aider à régler des problèmes mémoriels aux enjeux politiques autant ou plus qu’historiques. On sait que ces sollicitation se sont multipliés depuis quelques années, et que les historiens sollicités n’ont pas tous réagi de la même manière, que ce soit lors du débat demandé par les époux Aubrac pour se défendre contre les accusations de Gérard Chauvy devant un jury d’historiens [10] le 17 mai 1997 ; ou à propos de leur participation comme « témoins » au procès de Maurice Papon, refusée par le directeur de l’IHTP Henry Rousso à la fin de la même année, mais acceptée par d’autres, notamment l’américain Robert Paxton [11]. Ces débats politico-historiques ont jusqu’ici sollicité la participation des historiens de la Deuxième guerre mondiale plutôt que celle des historiens de l’immédiat ; mais l’évolution récente qui conduit à aligner la mémoire de tous les conflits sur celle de cette guerre nous incite à prévoir que demain ils seront tous également concernés par le « devoir de mémoire », et tous les historiens également sollicités, au risque de voir confondre la mémoire et l’histoire.

Pourtant ma plus grande surprise a été de constater à quel point (en écoutant René Rémond et Antoine Prost notamment) la perspective de l’ « histoire du temps présent » se confond désormais avec celle de l’« histoire immédiate ». En effet, une rapide enquête recherchant sur Google les exemples et les connotations de ces deux expressions m’avait laissé l’impression que la première était beaucoup plus employée, et que leur synonymie n’allait pas de soi, puisque selon certains auteurs, « L‘histoire du temps présent n’est pas l’histoire immédiate », alors que d’autres parlent au contraire de « l’histoire dite immédiate ou du temps présent ». Le principal enseignement de notre colloque est que désormais ce dernier point de vue est le seul valable, parce que l’histoire de la Deuxième guerre mondiale, qui était la première mission de l’IHTP lors de sa fondation au début des années 1980 [12], ne peut plus être considérée comme relevant du « temps présent » depuis l’effondrement du communisme et la fin du monde bipolaire issu de cette guerre à partir de 1989 (date de création du GRHI) [13]. L’histoire du temps présent est donc bien celle du monde dans lequel nous vivons, et non plus celle du monde dans lequel nous sommes nés. Il convient de faire savoir que maintenant les deux expressions sont synonymes, et c’est le point essentiel de ce « bilan de l’histoire immédiate » .

Il ne faudrait pas pour autant pousser le triomphalisme jusqu’à prendre à la lettre l’expression « histoire immédiate » qui orne notre bannière : toute histoire porte sur le passé, même si ce passé peut se mesurer en jours ou en mois et pas seulement en années ou en siècles. Comme je l’ai déjà dit, je ne crois pas pouvoir reprendre à mon compte l’idéal d’une fusion entre l’histoire du passé et l’engagement politique qui se déploie dans le présent en vue d’influer sur l’avenir. A la place de cet idéal utopique, nous constatons de plus en plus une tendance exactement inverse : la tentative d’asservir l’histoire en la soumettant aux exigences d’une mémoire qui ne tient aucun compte du temps écoulé, mais considère les événements qu’elle veut commémorer comme d’une éternelle actualité fixée dans le marbre de la Loi. La plainte d’une association voulant représenter les descendants d’esclaves noirs contre l’historien de la traite Olivier Pétré-Grenouilleau [14] a prouvé à quel point l’histoire - et pas seulement immédiate ou du temps présent - était menacée en France par la confusion totale établie par les lois mémorielles entre la mémoire, le droit et l’histoire [15]. Et c’est pourquoi notre colloque ne doit pas imaginer des « perspectives » trop glorieuses pour l’histoire immédiate : comme toute histoire du passé, son droit d’exister doit être défendu dans le présent et pour l’avenir [16].

Guy Pervillé

[1] Il a publié sur cette notion d’histoire immédiate :
-  (avec Sylvaine Guinle-Lorinet) un manuel méthodologique et pratique consacré à l’histoire mondiale des vingt dernières années (Précis d’histoire immédiate, Coll. U, A.Colin, 1989) ;
-  aux Presses Universitaires de France, dans la collection Que-Sais-Je- ? (n°2841), L’histoire immédiate, 1994 ;
-  (avec Sylvaine Guinle-Lorinet), Le monde depuis la fin des années 1960, Coll. U, A Colin, 1998.

[2] Dans ce cadre, il s’est spécialement intéressé à l’évolution des pays communistes, notamment au développement des formes oppositionnelles à l’intérieur de la société civile, et a publié :
-  avec Jean Chiama- une Histoire de la dissidence. Oppositions et révoltes en URSS et dans les démocraties populaires, de la mort de Staline à nos jours (Le Seuil, 1982) ;
-  La mort de Lénine. L’implosion des systèmes communistes (Armand Colin), 1991.
-  Histoire comparée des États communistes, de 1945 à nos jours (A. Colin, Coll. U. Histoire, 1996) (traduction en roumain, éditions Polirom, Iasi, 1998).
-  L’Empire stalinien, l’URSS et les pays d’Europe de l’Est depuis 1945, (Livre de poche, LGF), 2000.

[3] Jean Lacouture, Enquête sur l’auteur, Arléa, 1989, pp. 215-216.

[4] Benoît Verhaegen, Introduction à l’histoire immédiate, Editions J. Duculot, B-5800 Gembloux (1974), 200 p.

[5] Le Zaïre à l’épreuve de l’histoire immédiate, hommage à Benoît Verhaegen, sous la direction de Jean Tshonda Omasombo, Paris, Karthala, 1993, 310 p. Voir surtout la troisième partie, « L’histoire immédiate », et notamment la dernière contribution, « Principes et pratiques de l’histoire immédiate en Afrique », par Benoît Verhaegen.

[6] Karl Marx, thèse XI sur Feuerbach, De l’abolition de l’Etat à la constitution de la société humaine, Œuvres, t. III, Gallimard, La Pléiade, Paris, 1982, p. 1033.

[7] Introduction à l’histoire immédiate, op. cit., pp. 189-190.

[8] Le Zaïre à l’épreuve de l’histoire immédiate, op. cit., p. 298.

[9] L’étrange défaite, témoignage écrit de juillet à septembre 1940, Paris, Société des Editions Franc-Tireur, 1946, repris dans Marc Bloch, l’Histoire, la Guerre, la Résistance, édition établie par Annette Becker et Etienne Bloch, Paris, Gallimard, 2006, pp. 519-653.

[10] Voir le texte intégral du débat, « Les Aubrac et les historiens », dans Libération du mercredi 9 juillet 1997.

[11] Selon Henry Rousso, « l’historien est un universitaire dont le travail obéit à des normes qui n’ont rien à voir avec celles d’un tribunal. Il ne délivre aucun verdict. Or une cour d’assises ne fonctionne pas avec une logique d’analyse, mais de jugement. Ce n’est pas la place d’un historien ». Cf. mon article « Mémoire, justice, et histoire », Cahiers d’histoire immédiate, n° 13, printemps 1998, pp. 101-106.

[12] Voir le dossier sur l’histoire du temps présent dans Historiens et géographes, n° 287, décembre 1981, pp. 421-447.

[13] « Le temps présent, c’est du passé », a brillamment démontré Pieter Lagrou dans son exposé « De l’actualité de l’histoire du temps présent », Bulletin de l’IHTP, n° 75, juin 2000, pp. 10-22. Cf. la réponse de Henry Rousso, « L’histoire du temps présent, vingt ans après », ibid., pp. 23-54. Ce dernier, ne pouvant être présent à notre colloque, a répondu à mon invitation le 26 avril 2005 : « A mon sens, nous faisons tous de l’histoire très contemporaine au sens étymologique avec des prémisses et des sensibilités au temps quelque peu différentes, qui tiennent souvent aux objets sur lesquels nous travaillons ».

[14] Olivier Pétré-Grenouilleau, auteur du livre Les traites négrières, essai d’histoire globale, Gallimard-NRF, 2004, a reçu le prix d’histoire du Sénat en juin 2005 juste avant d’être poursuivi en justice par une association d’Antillais, Guyanais et Réunionnais au nom de la loi Taubira-Ayrault de mai 2001 (plainte retirée fin janvier 2006).

[15] Outre mes deux communications à notre colloque, voir celle que j’ai présentée à Lyon en juin 2006, "France-Algérie : groupes de pression et histoire" , sur mon site internet http://guy.perville.free.fr.

[16] L’association Liberté pour l’histoire a été fondée en 2006 pour défendre Olivier Pétré-Grenouilleau et tout historien qui serait également menacé. Elle est présidée par René Rémond, et comporte des représentants de l’APHG (présidée par Robert Marconis) et de la revue L’Histoire.



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