Histoire et mémoires de la relation franco-algérienne (2013)

samedi 6 avril 2013.
 
Cet article a été rédigé en février 2013 à la demande de Samir Mehalla, rédacteur de la revue littéraire et culturelle algérienne L’ivrEscQ, et il vient de paraître au début avril dans le n° 22 de cette revue (pp. 43-53), daté de février 2013. Trois autres articles ont été rédigés ensuite pour développer celui-ci.

Ecrire l’histoire de l’Algérie est une tâche immense, qui dépasse évidemment les capacités d’un seul auteur, et d’un seul pays, même si l’on veut se limiter à la période dite contemporaine, c’est-à-dire à celle dont il subsiste encore des témoins vivants. Sollicité par le magazine L’IvrEscQ pour en dresser une sorte de bilan, je relève le défi mais en précisant tout de suite à quel titre et dans quelles conditions. Je le fais en tant qu’historien français qui travaille sur l’histoire de l’Algérie contemporaine, du nationalisme algérien et de la guerre d’indépendance, mais aussi de la mémoire de cette guerre dans les deux pays concernés, depuis plus de quarante ans. Né en 1948 loin de l’Algérie, je n’ai pas vécu cette histoire ni comme acteur (bien entendu), ni comme témoin direct, mais j’ai commencé à en prendre conscience à partir de juin 1958 comme d’un événement historique indépendant de ma volonté. J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer cette expérience très particulière dans un article que j’ai écrit et publié il y a dix ans dans la revue Panoramiques, en répondant aux questions pertinentes que m’avait posées son directeur Guy Hennebelle, malheureusement décédé quelques mois plus tard. Je me permets de renvoyer à cet article, prudemment intitulé « Je préfère m’abstenir de tout pronostic », et publié dans le n° 62 du 1er trimestre 2003, qui portait le titre significatif « Algériens - Français : bientôt finis les enfantillages ? » (pages 150 à 158). Je n’ai rien renié de cette expérience, mais il s’agit maintenant, dix ans plus tard, de l’actualiser en rendant compte de tout ce qui s’est passé durant cette décennie très riche.

Sans reproduire les analyses que j’avais présentées dans cet article, je veux néanmoins citer la réponse très brève que j’avais faite à la dernière des questions posées par Guy Hennebelle : Le temps est-il venu de franchir un pas vers la « déschizophrénisation » des rapports de l’Algérie avec la France, ou bien sommes nous condamnés pour longtemps à ces rapports névrotiques fondés sur le principe du « je t’aime, moi non plus » ?

Et voici ma réponse : « En 1989, au moment où la nouvelle Constitution algérienne avait reconnu pour la première fois le principe du pluralisme politique et les droits de l’homme et du citoyen, j’avais espéré une véritable réconciliation franco-algérienne fondée sur la base saine de valeurs partagées. On sait ce qu’il en est advenu. En juin 2000, le voyage officiel du président algérien Abdelaziz Bouteflika en France a offert une autre magnifique occasion, que celui-ci a gâchée en parlant comme s’il se souciait davantage de l’effet de ses paroles sur les Algériens que sur les Français. Depuis lors, je préfère m’abstenir de tout pronostic. Mais je crois qu’une vraie réconciliation est toujours possible, à condition que les uns et les autres renoncent à rejeter toutes les responsabilités sur leurs anciens adversaires pour préserver leur propre irresponsabilité. C’est une affaire de volontés simultanées et convergentes. » [1] Cette réponse est encore valable, mais il faut la développer en montrant à quel point la suite des événements l’a confirmée depuis dix ans [2].

Histoire et mémoire dans les deux pays

Le mot « histoire » a des sens multiples. Au sens le plus large, il désigne des récits d’événements passés faits par des auteurs qui les ont vécus ou non. Il correspond alors plus ou moins exactement à la notion de mémoire, mémoire des faits vécus par des témoins, ou mémoire indirecte transmise à travers les récits de témoins. Ces récits sont particulièrement nombreux en Algérie, mais aussi en France. Mais l’histoire, c’est aussi un récit élaboré suivant les règles d’une enquête scientifique, visant à faire savoir ce qui s’est passé et à faire comprendre pourquoi les faits se sont ainsi passé, autrement dit en identifier les causes. On peut même dire que l’histoire cherche aussi à distinguer les conséquences des événements une fois qu’un certain temps s’est écoulé depuis qu’ils se sont produits. Contrairement à ce que pensaient les historiens dits « méthodiques » du début du XXème siècle, l’histoire peut être « immédiate », ou presque, mais à condition de distinguer clairement l’engagement scientifique de l’historien dans la recherche de la vérité et l’engagement politique, qui n’est pas le sien.

L’histoire de la guerre d’Algérie est particulièrement riche en France dans les deux sens du mot « histoire », à la fois par le nombre considérable des publications de témoignages et de récits, mais aussi par le nombre important des travaux d’historiens. Ceux-ci ont d’abord été obligés de reconstruire l’histoire dite « coloniale », qui avait été largement dévaluée par la fin imprévue de la colonisation française. Puis les recherches portant spécifiquement sur la guerre d’Algérie se sont multipliées à partir de l’ouverture de la plus grande partie des archives publiques en juillet 1992, trente ans après la fin de la guerre. Mais pourtant, les travaux des historiens proprement dits sont relativement moins influents que les points de vue mémoriels qui ne cessent de s’affronter dans une véritable « guerre des mémoires ». D’un côté, plutôt à gauche, les partisans de l’indépendance, qui deviennent de plus en plus nombreux avec le temps écoulé. De l’autre, plutôt à droite, les vaincus de la décolonisation (militaires, de carrière, « rapatriés », « harkis »), se considérant comme les victimes d’une injustice. Entre les deux, la majorité silencieuse qui a évolué en passant de l’idée reçue selon laquelle l’Algérie était une terre française à l’idée contraire, en suivant l’exemple donné par le général de Gaulle. Les historiens eux-mêmes ont du mal à échapper à ces clivages, parce qu’un bon nombre d’entre eux avaient vécu la guerre d’Algérie en tant que citoyens avant de l’étudier en tant qu’historiens, ou l’avaient directement vécue sur place dans leur enfance, ou enfin, pour les plus jeunes nés après la fin de la guerre, parce qu’ils l’avaient découverte en lisant les livres d’auteurs engagés. Il en résulte que l’histoire de la guerre d’Algérie, bien loin de devenir peu à peu une histoire dépassionnée en fonction de l’écoulement du temps, a donné l’impression de devenir de plus en plus présente, comme si le sens de l’écoulement du temps s’était inversé.

En Algérie au contraire, si la production de livres, mais aussi d’articles dans la presse, de discours commémoratifs officiels est particulièrement abondante, la très grande majorité de cette production appartient au genre mémoriel. Il y a pourtant des historiens algériens, mais leurs publications sont moins nombreuses et moins ambitieuses qu’en France. Et elles n’ont le plus souvent pas été produites dans un cadre proprement algérien, puisque un nombre non négligeable des historiens algériens ont été formés en français par des universitaires français, soit dans les universités algériennes, soit en France même. Le principal historien algérien, par l’importance considérable de son apport à la documentation et à la réflexion sur l’histoire du FLN, est et reste Mohammed Harbi, qui a choisi de vivre et de travailler en France. En dehors de ses archives privées, les archives de la Révolution algérienne (notamment celles du GPRA et du CNRA) font l’objet depuis 1970 de campagnes de regroupement, mais leur accessibilité aux chercheurs ne semble pas obéir à des règles transparentes. D’autre part, l’arabisation de l’enseignement de l’histoire depuis 1966, alors que la majeure partie des sources, même de celles du FLN, sont écrites en français, pose un problème à la maîtrise de cette histoire par les enseignants et chercheurs qui ne maîtrisent pas suffisamment le français.

Enfin en dehors des deux pays directement concernés par la guerre d’indépendance algérienne, il existe beaucoup moins de témoignages, mais un nombre non négligeable d’historiens, souvent moins directement engagés, et dont les ouvrages méritent d’être connus plus qu’ils ne le sont hors de leur pays.

Mais ce tableau n’est pas complet. En effet, l’Algérie et la France se sont longtemps distinguées par deux conceptions opposées du rapport entre l’histoire, la mémoire et la politique. Alors qu’en Algérie la commémoration de la guerre qui lui avait donné son indépendance avait été très vite organisée et systématisée par l’Etat, en France elle faisait l’objet d’une non-commémoration, d’une amnésie officielle fondée sur des lois d’amnistie.

Pourtant, à partir de la fin des années 1990, la situation a changé. D’abord parce qu’à partir du milieu des années 1980, plusieurs procès tardivement intentés à des criminels de guerre nazis ou complices des nazis (Klaus Barbie, puis Paul Touvier, René Bousquet, et enfin Maurice Papon) ont discrédité l’idée d’amnistie des crimes passés, renforcé celle d’un devoir de mémoire et de justice, et rendu inadmissible la politique de l’oubli appliquée à la guerre d’Algérie. Il faut rappeler deux faits majeurs. En 1985, la prescription des crimes de guerre contre les résistants et leurs familles reprochés à Klaus Barbie entraîna un recours à la Cour de cassation, qui décida d’élargir la notion de crime contre l’humanité (seul crime imprescriptible en droit français) en effaçant la différence avec les crimes de guerre, afin de permettre le jugement de Barbie pour tous ses crimes ; ce qui permit à son avocat franco-algérien, Maître Jacques Vergès, de déclarer que désormais la France serait obligée de juger aussi les « crimes contre l’humanité » commis par le général Massu contre les Algériens. Puis en 1997, la déposition au procès Papon de Jean-Luc Einaudi, qui mit en accusation son rôle dans la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris, contrairement à la politique d’amnistie-amnésie suivie jusque-là, provoqua le désaveu de cette politique par le gouvernement de Lionel Jospin et par le président de la République Jacques Chirac. Leur ralliement au devoir de mémoire pour toutes les guerres permit le vote à l’unanimité de la loi du 18 octobre 1999 officialisant l’expression « guerre d’Algérie ».

Mais ensuite, cette unanimité se rompit quand il fallut organiser une commémoration nationale de la guerre d’Algérie, la gauche au pouvoir choisissant la date du 19 mars (anniversaire du cessez-le-feu décidé la veille par les accords d’Evian), alors que la droite la jugeait inacceptable parce que les violences commises contre des Français d’Algérie et contre des harkis avaient continué et s’étaient même aggravées durant des mois. Après la transmission au Sénat du texte adoptée par l’Assemblée nationale le 19 janvier 2002, la procédure fut interrompue par les élections présidentielles et la réélection-surprise de Jacques Chirac, soutenu par la gauche contre Jean-Marie Le Pen au deuxième tour. Le président Chirac choisit de commémorer le 5 décembre, date de l’inauguration du Mémorial militaire de la guerre d’Algérie quai Branly à Paris, sans satisfaire les anciens combattants de gauche, qui restèrent fidèles au 19 mars. Dix ans plus tard, le 8 novembre 2012, la majorité du Sénat passée à gauche termina la procédure de 2002 en faisant du 19 mars « jour anniversaire du cessez-le feu en Algérie », « une journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie » [3].

Mais ce n’est pas tout. En effet, la guerre civile algérienne des années 1990 contribua fortement à réactualiser la mémoire de la guerre franco-algérienne de 1954-1962 et à mélanger leurs perceptions en les superposant dans les deux pays. En France, l’impression d’une rechute de l’Algérie dans la violence provoqua des réactions contrastées, soit un sentiment de culpabilité réactivé pour n’avoir pas su prévenir la première des deux guerres dont la deuxième serait une conséquence, soit au contraire celui d’avoir eu raison trente ans plus tôt en refusant de livrer ce pays au FLN. En Algérie, la presse francophone donnait deux impressions contradictoires : d’une part celle d’une répétition des mêmes titres que dans les journaux français trente ans auparavant, parlant de « rebelles » et de « terroristes » abattus ; mais aussi celle de la réutilisation par les deux camps d’un vocabulaire hérité de la propagande du FLN, identifiant son propre camp aux « patriotes » combattant pour l’islam et l’Algérie contre de « nouveaux pieds-noirs » (le « parti de la France », Hizb França) ou de « nouveaux harkis » et fils de harkis.

La revendication algérienne de repentance

De plus, il faut tenir compte d’un fait encore très mal connu en France : la revendication algérienne de repentance. Celle-ci était une conséquence du procès Barbie formulée en 1987, comme on l’a dit, par Jacques Vergès. En mai 1990, son ami l’ancien ministre algérien Bachir Boumaza créa la Fondation du 8 mai 1945, qui se donna pour but de réclamer à la France une reconnaissance de culpabilité pour le « crime contre l’humanité » qu’aurait été sa répression des manifestations nationalistes du 8 mai 1945 à Sétif et à Guelma. Créée pendant l’expérience libérale du gouvernement Hamrouche, elle voulait combattre « la révision insidieuse par certains nationaux y compris dans les sphères du pouvoir, de l’histoire coloniale ». Elle voulait donc « réagir contre l’oubli et réanimer la mémoire, démontrer que les massacres de Sétif sont un crime contre l’humanité, et non un crime de guerre comme disent les Français », afin « d’obtenir un dédommagement moral ». Bachir Boumaza insistait sur l’idée que la colonisation française en Algérie « présente, dans ses manifestations, les caractéristiques retenues au tribunal de Nuremberg comme un crime contre l’humanité » [4].

Cinq ans après, en pleine guerre civile, et juste après l’élection de Jacques Chirac à la présidence de la République française, le 8 mai 1995 vit un renforcement et un début d’officialisation de cette campagne. Le grand quotidien El Watan reproduisit intégralement le discours du Premier ministre Mokdad Sifi, situa mai 1945 dans une longue série de répressions répétées depuis 1830, invita les intellectuels algériens à « travailler au corps » les démocrates français pour qu’ils diffusent dans leur société un sentiment de responsabilité et de culpabilité, et réclama à l’Etat français des excuses officielles au peuple algérien « pour les centaines de milliers d’innocents assassinés au cours de 130 ans de domination coloniale » [5]. En France, l’association Au nom de la Mémoire, présidée par Mehdi Lallaoui, participa à cette campagne au moyen d’un film « Un certain 8 mai 1945 » diffusé sur la chaîne Arte, d’un livre condensant fortement la thèse soutenue six ans plus tôt en France par l’historien algérien Boucif Mekhaled, et d’un colloque à la Sorbonne sur le 8 mai 1945. Le fait remarquable dans ces trois manifestations était la présence de la personne et des idées de Bachir Boumaza, auquel l’historien Charles-Robert Ageron répondit très fermement pour défendre le travail des historiens français gravement mise en cause [6], et un autre historien, Jean-Charles Jauffret, co-préfacier du livre de Boucif Mekhaled avec Mehdi Lallaoui, réagit très sévèrement au film de ce dernier.

Un peu plus de cinq ans plus tard, le 14 juin 2000, le président Bouteflika prononça devant l’Assemblée nationale française un important discours, dans lequel il suggéra très (trop) habilement à la France d’accepter cette revendication : « Que vous sortiez des oubliettes du non-dit la guerre d’Algérie, en la désignant par son nom, ou que vos institutions éducatives s’efforcent de rectifier, dans les manuels scolaires, l’image parfois déformée de certains épisodes de la colonisation représente un pas encourageant dans l’oeuvre de vérité que vous avez entreprise, pour le plus grand bien de la connaissance historique et de la cause de l’équité entre les hommes » [7].

Après sa réélection, Jacques Chirac décida de relancer les relations franco-algériennes en faisant de l’année 2003 celle de l’Algérie en France, et proposa la rédaction d’un traité d’amitié franco-algérien sur le modèle du traité franco-allemand de 1963. Mais en même temps il voulut satisfaire les associations de rapatriés et de harkis dont il avait obtenu le soutien en 2002, en faisant préparer un projet de loi d’indemnisation par le gouvernement Raffarin. Or ce projet, dont les articles mémoriels avaient pris un développement inattendu, devint la loi du 23 février 2005 avant que la négociation du traité d’amitié se terminât. Cette loi contredisait totalement la revendication de repentance en glorifiant la colonisation française. Une campagne de presse, lancée par plusieurs historiens français, dont Claude Liauzu et Gilbert Meynier, pour la dénoncer [8], attira l’attention de la presse algérienne. Le président Bouteflika fut obligé de réagir, et il le fit les 8 mai 2005 et 2006, en reprenant entièrement à son compte les revendications de la Fondation du 8 mai 1945. Comme le reconnut La tribune du 9 mai 2005 : « Pour la première fois depuis l’indépendance, l’Etat algérien demande officiellement à l’Etat français de reconnaître ses crimes coloniaux et de demander pardon pour les souffrances imposées au peuple algérien durant les cent-trente-deux ans d’occupation. Ce qui a toujours été la revendication de la société civile à travers les associations des victimes des atrocités coloniales est désormais un demande officielle formulée par le président de la République ».

Malgré plusieurs tentatives de relance des deux côtés, la négociation du traité d’amitié n’aboutit pas. Jacques Chirac a reconnu plus tard dans ses Mémoires parus en 2011 la raison de cet échec : « Le principal obstacle viendra de l’acte de repentance que le gouvernement algérien nous demande quelques mois plus tard de faire figurer dans le préambule, acte par lequel la France exprimerait ses regrets pour « les torts portés à l’Algérie durant la période coloniale ». Il me paraît utile et même salutaire, comme je l’ai indiqué dans mon discours de l’Unesco à l’automne 2001, qu’un peuple s’impose à lui-même un effort de lucidité sur sa propre histoire. Mais ce qu’exigent de nous les autorités d’Alger n’est rien d’autre que la reconnaissance officielle d’une culpabilité. Je ne l’ai naturellement pas accepté, consentant tout au plus à souligner, dans une déclaration parallèle et distincte du traité, « les épreuves et les tourments » que l’histoire avait imposés à nos deux pays. C’est le maximum de ce que je pouvais faire ». Ce qui ne l’empêcha pas de désavouer la loi du 23 février 2005, pourtant votée par sa majorité : « Il n’était pas davantage question pour moi de célébrer, comme certains parlementaires UMP m’y invitaient, le bilan positif de notre héritage colonial. C’eût été tout aussi excessif et injustifié, pour ne pas dire indécent » [9].

Après lui, son successeur Nicolas Sarkozy fut le premier président de la République française qui ait refusé publiquement la revendication algérienne de repentance lors de sa campagne. Une fois élu, il s’efforça de concilier cette position intransigeante avec une reprise de relations franco-algériennes constructives ; dans son premier voyage en Algérie, du 3 au 5 décembre 2007, il tenta de réconcilier toutes les mémoires : « Oui, le système colonial a été profondément injuste, contraire aux trois mots fondateurs de notre République : liberté, égalité, fraternité. Mais il est aussi juste de dire qu’à l’intérieur de ce système profondément injuste, il y avait beaucoup d’hommes et de femmes qui ont aimé l’Algérie, avant de devoir la quitter. Oui, des crimes terribles ont été commis tout au long d’une guerre d’indépendance qui a fait d’innombrables victimes des deux côtés. Et aujourd’hui, moi qui avais sept ans en 1962, c’est toutes les victimes que je veux honorer. Notre histoire est faite d’ombre et de lumière, de sang et de passion. Le moment est venu de confier à des historiens algériens et français la tâche d’écrire ensemble cette page d’histoire tourmentée pour que les générations à venir puissent, de chaque côté de la Méditerranée, jeter le même regard sur notre passé, et bâtir sur cette base un avenir d’entente et de coopération » [10]. A cette occasion, plusieurs intellectuels français rassemblés autour de Gilbert Meynier publièrent le 1er décembre 2007, dans Le Monde, L’Humanité, El Watan et Al Khabar une pétition intitulée « France-Algérie : dépassons le contentieux des mémoires », [11] qui limitait malheureusement sa portée en ne s’adressant qu’au président de la République française.

Durant toute sa présidence, contrairement aux années précédentes, le président et le gouvernement de l’Algérie évitèrent de relancer la revendication de repentance. Pourtant, plusieurs ministres faisaient partie de ses soutiens, qui continuaient de s’exprimer publiquement. C’est ainsi qu’en février 2010, 125 députés algériens déposèrent une proposition de loi menaçant d’entamer des poursuites judiciaires contre les auteurs de tous les crimes commis par des Français contre le peuple algérien de 1830 à 1962 [12], évidemment incompatibles avec les clauses d’amnistie réciproque sur lesquelles étaient fondés les accords d’Evian, et avec le simple bon sens pour ce qui concerne les faits antérieurs à 1945 dont il ne reste presque aucun acteur survivant. Il y avait parmi eux le secrétaire général du FLN Abdelaziz Belkhadem, et plusieurs ministres s’exprimaient dans le même sens. Mais le Premier ministre Rachid Ouyahia s’opposa à son adoption par le gouvernement. Un peu plus tard, le film franco-algérien Hors-la-loi, de Rached Bouchareb, présenta au Festival de Cannes une vision de la guerre d’indépendance conforme à la version nationaliste algérienne [13], avec le soutien de l’ancien ambassadeur à Paris Mohammed Bedjaoui, mais sans grand succès. Puis le 23 décembre 2011 le chef du gouvernement turc, Recep Tayyip Erdogan, réagit au vote d’une loi française pénalisant la négation du génocide des Arméniens par les Turcs (loi votée à l’initiative de la majorité UMP et de l’opposition socialiste) en reprenant à son compte la revendication algérienne de repentance, affirmant que 15% de la population algérienne avaient été massacrés par les Français à partir de 1945, et que c’était un génocide. Mais le Premier ministre algérien Rachid Ouyahia le désavoua : « Personne n’a le droit de faire du sang des Algériens un fonds de commerce », déclara-t-il au siège de son parti le RND, en rappelant que la Turquie membre de l’OTAN avait soutenu la France et attendu 1962 pour reconnaître l’Algérie [14].

L’approche de l’élection présidentielle française de 2012 et d’élections législatives algériennes presque simultanées inspira un accord sans précédent au premier ministre Ouyahia et au ministre français des Affaires étrangères Alain Juppé pour réduire les commémorations du demi-siècle de la fin de la guerre et de l’indépendance au strict minimum, afin d’éviter toute polémique entre les deux pays [15]. Mais les partisans algériens de la repentance française, comme le leader du parti FLN Abdelaziz Belkhadem, pouvaient encore espérer un changement de position de la France en cas d’élection du candidat socialiste François Hollande, considéré comme un ami de l’Algérie. N’avait-il pas écrit le 26 mars 2012 : « Je crois effectivement utile que la France présente des excuses officielles au peuple algérien. Ce, pour plusieurs raisons. Rappelons, pour mémoire, que le 8 mai 1945 ne fut pas seulement marqué par la victoire des Alliés sur l’Allemagne et la fin de la Seconde Guerre Mondiale en Europe, mais aussi par le début des massacres de Sétif où furent perpétrées des répressions sanglantes en réponse aux émeutes survenues dans le département de Constantine. Lesquelles visaient clairement à réclamer la reconnaissance dans la République française. Elles firent plusieurs dizaines de milliers de morts, côté algérien » ?

Pourtant, le candidat Hollande avait défini une position plus équilibrée dans un texte publié par Le Monde du 19 mars, intitulé : « France et Algérie doivent mener ensemble un travail de mémoire », où il affirmait que « aujourd’hui, entre une repentance jamais formulée et un oubli forcément coupable, il y a place pour un regard lucide, responsable, sur notre passé colonial ». Après une longue attente, arrivant à Alger le 19 décembre 2012, il avait clairement fait savoir qu’il ne parlerait pas de repentance, au grand mécontentement d’une dizaine de partis algériens (dont quatre islamistes) qui condamnèrent "le refus des autorités françaises de reconnaître, excuser (sic) ou indemniser, matériellement et moralement, les crimes commis par la France coloniale en Algérie". Et le discours qu’il prononça le 20 devant les députés et les sénateurs algériens, proposant la libre recherche historique à la place de la repentance, n’était pas si différent de celui de Nicolas Sarkozy cinq ans plus tôt :

« Alors, l’histoire, même quand elle est tragique, même quand elle est douloureuse pour nos deux pays, elle doit être dite. Et la vérité je vais la dire ici, devant vous. Pendant 132 ans, l’Algérie a été soumise à un système profondément injuste et brutal, ce système a un nom, c’est la colonisation, et je reconnais ici les souffrances que la colonisation a infligées au peuple algérien. Parmi ces souffrances, il y a eu les massacres de Sétif, de Guelma, de Kherrata, qui, je sais, demeurent ancrés dans la conscience des Algériens, mais aussi des Français. Parce qu’à Sétif, le 8 mai 1945, le jour même où le monde triomphait de la barbarie, la France manquait à ses valeurs universelles. La vérité, elle doit être dite aussi sur les circonstances dans lesquelles l’Algérie s’est délivrée du système colonial, sur cette guerre qui, longtemps, n’a pas dit son nom en France, la guerre d’Algérie. Voilà, nous avons le respect de la mémoire, de toutes les mémoires. Nous avons ce devoir de vérité sur la violence, sur les injustices, sur les massacres, sur la torture. Connaître, établir la vérité, c’est une obligation,etellelielesAlgériensetlesFrançais.Etc’estpourquoiil est nécessaire que les historiens aient accès aux archives, et qu’une coopération dans ce domaine puisse être engagée, poursuivie, et que progressivement, cette vérité puisse être connue de tous. La paix des mémoires, à laquelle j’aspire, repose sur la connaissance et la divulgation de l’histoire ». [16]

Cette fois-ci, le discours du président français semble avoir été mieux accueilli par ses auditeurs algériens. En tout cas, il semble établi que le gouvernement algérien, dirigé depuis septembre 2012 par Abdelmalek Sellal, a renoncé à la revendication de repentance, en dépit des réticences de certains ministres. D’autre part, l’approbation par le gouvernement algérien de l’intervention militaire française de janvier 2013 au Mali contre les islamistes armés (dont ceux de l’AQMI venus d’Algérie) a fait de la France et de l’Algérie deux alliés objectifs.

Remarques critiques

Ce rappel de la longue histoire des relations franco-algériennes était nécessaire pour nous permettre de poser quelques questions d’une importance capitale pour l’Algérie.

Revenons d’abord sur le statut de l’histoire dans les deux pays. En Algérie, l’histoire était et reste encore subordonnée à la politique, parce qu’elle est le fondement nécessaire de l’Etat et de la nation. Même si la Constitution de 1989 a considérablement élargi l’espace des libertés publique sen reconnaissant le droit au pluralisme des partis politiques et la liberté d’opinion et d’expression, elle a néanmoins maintenu des bornes à l’exercice de ces droits en définissant les principes fondamentaux sur lesquels elle est fondée dans son préambule et dans de nombreux articles. En conséquence, l’histoire reste subordonnée à la politique, et les voix de ceux qui ont participé à la Révolution sont censées avoir plus de valeur que celles de ceux qui ne l’ont pas vécue, si savants soient-ils.

En France, les fondements idéologiques de l’Etat républicain sont plus anciens puisqu’ils remontent à la Révolution de 1789, vieille de plus de deux siècles. Ces fondements d’abord contestés sont maintenant reconnus, au moins en principe, par toutes les forces politiques (à l’exception de quelques groupuscules). En conséquence, l’Etat reconnaît la compétence particulière des historiens et leur laisse une très grande liberté de recherche et d’enseignement, même dans les institutions qu’il avait créées pour développer les recherches sur les deux guerres mondiales. Les historiens peuvent donc interpréter les faits historiques, leurs causes et leurs conséquences à leur guise, avec une seule limite : l’obligation de convaincre leurs collègues. Mais il faut néanmoins observer que cette liberté n’est pas un acquis définitif. En effet depuis une trentaine d’années, la multiplication des lois mémorielles accompagnées de clauses pénales a fait renaître une menace pesant sur la liberté des historiens. En 1990 et en 1995 la présidente de la Ligue des droits de l’homme Madeleine Rébérioux, historienne et femme de gauche bien connue, avait mis en garde ses collègues dans la revue L’Histoire contre la menace que faisait peser sur leur liberté d’expression la loi Gayssot. Puis la multiplication des lois mémorielles condamnant l’extermination des Arméniens comme un génocide et l’esclavage des Noirs africains déportés par les Européens comme un crime contre l’humanité à partir de 2001 a concrétisé cette menace. La loi du 23 février 2005, qui se distinguait des précédentes en glorifiant la colonisation au lieu de la condamner, fut pourtant la seule à susciter l’opposition de nombreux historiens. Mais en même temps, les poursuites engagées par une association de descendants d’esclaves contre l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau au nom de la loi Taubira-Ayrault de 2001 ont vérifié dix ans après les avertissements de Madeleine Rébérioux, et justifié la création de l’association Liberté pour l’histoire, qui a démontré le caractère anticonstitutionnel de presque toutes ces lois mémorielles. C’est une première raison de ne pas soutenir la revendication algérienne de repentance. Et c’est aussi pourquoi les trois derniers présidents de la République française lui ont opposé la liberté des historiens des deux pays.

Mais en Algérie, l’Etat ne reconnaît pas l’autonomie de l’histoire, puisqu’il définit lui-même le cadre à l’intérieur duquel les historiens doivent situer leurs travaux. Il existe donc une histoire officielle, ou plutôt une mémoire officielle, qui ne se distingue pas de la propagande nationaliste, diffusée depuis au moins deux tiers de siècle, par le PPA-MTLD puis par le FLN et enfin par les dirigeants de l’Etat algérien.

L’exemple des événements du 8 mai 1945 est particulièrement utile pour faire comprendre cette différence. Le grand historien critique de la colonisation Charles-André Julien avait dénoncé dans son Afrique du Nord en marche en 1952 cette répression « féroce, impitoyable, en vérité inhumaine par son manque de discernement » , mais il avait également dénoncé la partialité de la version répandue par la propagande nationaliste, dans une brochure du MTLD qui racontait longuement le « génocide » : « un policier abat un porteur de pancarte de trois balles dans le ventre ; aussitôt les policiers « se regroupent rapidement en face des manifestants, comme si le scénario avait été préparé à l’avance, et la fusillade commence. Puis à Sétifville, la loi martiale est proclamée ». Sans doute s’est-il passé entre-temps l’effroyable tuerie à travers la ville, mais à cela il n’est même pas fait allusion. Si le PPA n’y fut pour rien, pourquoi donc le cacher ? Et comment ajouter foi à une propagande qui fausse la réalité au point d’omettre entièrement un événement d’une exceptionnelle gravité ? » [17]

En effet à Sétif le 8 mai 1945, il n’y a pas eu un “massacre” des manifestants algériens prémédité par la police ou par l’armée française, même si le premier mort fut peut-être un porteur du drapeau algérien : ce sont des civils français qui ont été massacrés ou blessés par des Algériens musulmans armés (en principe, le service d’ordre d’une manifestation pacifique), et il n’y a pas eu de “massacre” commis par les forces de l’ordre contre la masse des manifestants. Puis c’est une véritable insurrection qui s’en est pris aux civils français dans toutes les directions au départ de Sétif, notamment au nord jusqu’à la mer. Dans l’une des nombreuses localités touchées, à Kerrata (lieu de naissance de Bachir Boumaza), la répression fut sommaire et meurtrière, mais on oublie le plus souvent de dire qu’elle répondait à un début de massacre touchant la population civile française . Enfin à Guelma (ville située à plus de 200 km de Sétif), la répression fut en effet systématique et injustifiable, puisque des centaines d’Algériens musulmans furent arrêtés dans la ville puis assassinés sans autre raison que la peur d’un début d’insurrection vite réprimé dans les environs. Comme l’a bien montré la thèse de Jean-Pierre Peyroulou [18], les événements de Guelma ont été très différents de ceux de Sétif, même s’ils en ont été une conséquence. Ainsi, ce que l’on a pris l’habitude d’appeler le ou « les massacre(s) de Sétif », et que l’on a vu récemment représenté dans les cinq premières minutes du film Hors-la-loi comme un guet-apens froidement prémédité et perpétré par la police et l’armée française, est une version mythifiée d’un événement beaucoup plus complexe, mais qui s’est de plus en plus largement répandue en Algérie et même en France.

Au contraire, la recherche historique, qui avait bien progressé dans les deux pays jusqu’en 1990, s’était attachée à rechercher les causes de cet événement, qui ne doivent pas être confondues avec ses conséquences. Dès 1975, le premier livre de Mohammed Harbi, Aux origines du FLN, la crise du PPA-MTLD, avait signalé que les deux principaux leaders du PPA clandestin, Hocine Asselah et le docteur Lamine-Debaghine, avaient rencontré Messali Hadj dans sa résidence surveillée en avril 1945 et lui avaient proposé de s’évader pour proclamer un Etat algérien à la fin de la guerre. Messali se serait bien évadé mais serait revenu faute d’avoir trouvé un guide. L’historienne Annie Rey-Goldzeiguer avait d’abord été sceptique, mais elle a changé d’avis dans son dernier livre publié en 2002, après que la fille de Messali ait confirmé cette évasion et ce retour. Enfin le site internet de Benyoucef Ben Khedda confirme cette information, et le fils d’un administrateur en poste dans la région de Sétif en mai 1945, Roger Benmebarek, s’efforce de la prouver dans une future thèse d’histoire.

De même, la version de la colonisation française présentée comme une suite de crimes contre le peuple algérien commis de 1830 à 1962 mérite d’être discutée, mais sans oublier les faits qui ne vont pas dans le même sens. Par exemple, le fait qu’à partir de 1945 la France a consenti des dépenses de plus en plus élevées, non seulement pour maintenir l’Algérie sous son autorité, mais aussi pour élever le plus rapidement possible les conditions de vie de tous ses habitants. En effet, la commission des réformes créée en 1943 par le général Catroux pour élaborer un plan de progrès économique et social en faveur des « Français musulmans » avait jugé nécessaire une participation régulière du budget métropolitain, qui fut assurée à partir de 1948 ; mais cette participation fut toujours insuffisante à cause de la sous-estimation du taux d’accroissement de la population musulmane (en pleine explosion démographique) et de la priorité accordée à la reconstruction de la métropole. Cette aide métropolitaine fut ensuite augmentée à plusieurs reprises pour répondre à la menace du FLN jusqu’à la fin de la IVème République et à l’adoption du fameux « plan de Constantine » par le général de Gaulle en octobre 1958. Mais on oublie aussi que la reconnaissance de l’indépendance de l’Algérie par celui-ci le 3 juillet 1962 n’a pas mis fin à l’aide technique et financière française, puisque le trésor algérien n’a été séparé du trésor français qu’à la fin de décembre 1962 ; ce qui lui a évité une faillite immédiate, puisque les Français d’Algérie qui fuyaient le pays en masse étaient les principaux contribuables. De plus, la France a continué à accorder une aide financière décroissante mais importante de 1963 à 1970 pour combler le déficit du budget algérien, et elle a accepté d’apurer par un accord secret en décembre 1966, à des conditions très généreuses, le contentieux financier entre les deux Etats qui portait sur 7,5 milliards de francs et près de 20 milliards de francs de bien nationalisés sans indemnité. Le total de l’aide budgétaire accordée par la France à l’Algérie s’élèverait à 3.307 millions de francs de 1963 à 1970, ou à 2.306 millions de dollars de 1962 à 1969. De toute façon, la nationalisation du pétrole saharien par l’Etat algérien en 1972 lui a donné les moyens et la responsabilité d’utiliser ces ressources financières dans l’intérêt de son peuple [19] . Ceux qui persistent à réclamer des indemnités à la France ont-ils tenu compte de tous ces faits ?

De même, on peut se demander si la population algérienne née en France, et qui jouit de ce fait de la double nationalité franco-algérienne, est bien consciente de la principale raison de sa présence sur le sol français. En effet, les nationalistes algériens, depuis l’Etoile nord-africaine jusqu’à la Fédération de France du FLN, croyaient très sincèrement que les Algériens devaient venir gagner leur vie en France parce que leur propre pays ne leur appartenait plus, et qu’ils pourraient y retourner dès que l’indépendance l’aurait rendue à son peuple. Mais dès l’automne 1962, l’effondrement économique de l’Algérie causé par la fuite massive de la population française a relancé plus fortement que jamais l’émigration vers la France, qui est devenue une immigration. Dès lors, il convient de se demander si cette fuite massive avait été prévue et voulue par les responsables de la Révolution algérienne.

Enfin, il faut souligner l’aspect le plus paradoxal de la politique mémorielle algérienne : la volonté de rendre la France responsable de tous les malheurs de l’Algérie, alors que les responsables du FLN avaient revendiqué depuis le 1er novembre 1954 leur indépendance par rapport à la France et avaient obtenu satisfaction le 3 juillet 1962, il y a plus de cinquante ans. Cette politique mémorielle a pourtant prolongé la propagande de guerre du FLN alors que la guerre était terminée par sa victoire politique ; mais la revendication de repentance, à partir de 1990 ou de 1995, a donné l’impression que l’Etat algérien voulait encore obtenir de la France un aveu de défaite morale, qui lui permettrait de prouver à son propre peuple une vertu patriotique supérieure à celle de ses ennemis islamistes. Selon Guy Hennebelle, c’était perpétuer « le duo maso-sado » entre la culture laïco-chrétienne du culpabilisme français et la culture arabo-musulmane du ressentiment, qui ne mène à rien de constructif » [20] . Autrement dit, l’illusion que les Algériens ne sont responsables de rien puisque les Français sont responsables de tout. Un demi-siècle après sa fin officielle, la guerre d’indépendance de l’Algérie est-elle vraiment terminée, oui ou non ? Mais on peut aussi voir dans cette revendication de repentance un moyen de détourner l’attention du peuple algérien d’un passé récent trop cruel, marqué par de nombreux crimes dont l’Etat refuse d’éclairer les responsabilités au nom de la « concorde nationale ».

Tout au contraire, il m’avait semblé dès le début des années 1990 que ces cruels événements que l’on commençait à appeler, à tort ou à raison, la « deuxième guerre d’Algérie », rendaient possible et urgente une rupture avec la politique mémorielle qui avait conduit trente ans après à une tragique rechute dans une guerre civile, présentée artificiellement comme une guerre contre la France. Or la France n’avait certainement pas voulu cette guerre, et elle n’y a été entraînée que malgré elle. En persistant à vouloir la culpabiliser, les gouvernements algériens ont sans doute voulu obtenir qu’elle leur fournisse toute l’aide qu’ils lui demanderaient sans se permettre la moindre critique en retour. Mais il s’agissait d’une attitude à très courte vue, qui risque de se retourner tôt ou tard contre les dirigeants algériens.

Ce risque est devenu évident depuis que le gouvernement algérien actuel a clairement désavoué son ancienne exigence de repentance à l’occasion du récent voyage du président Hollande à Alger. Le ministre de l’Intérieur Daho Ould Kablia a clairement répondu aux partisans de la demande de repentance, en se situant dans le prolongement des positions prises depuis plusieurs années par des hommes politiques aussi importants que les leaders de partis « dialoguistes » Hocine Aït-Ahmed et Abdelhamid Mehri, et les anciens premiers ministres « éradicationnistes » Belaïd Abdesselam et Redha Malek. Maintenant que, à la suite de ce voyage, la France s’est engagée dans une guerre contre les organisations « terroristes » qui occupaient une grande partie du Mali, et maintenant que l’Algérie a été entraînée dans cette guerre par la réaction d’AQMI au Sahara algérien, il appartient aux dirigeants algériens de tenir un langage clair et convaincant à leur peuple. Qui est l’ennemi ? La France, ou AQMI ? Quels critères permettent de distinguer à coup sûr la guerre légitime et le « terrorisme », que l’Algérie se glorifie depuis le 11 septembre 2001 d’avoir combattu la première, longtemps seule contre tous ? Ces clarifications sont plus nécessaires que jamais, mais elles sont d’autant plus difficiles à définir que les responsables algériens ont trop longtemps tardé à les formuler.

Guy Pervillé

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A lire avant :

-  Mes réponses aux questions de Guy Hennebelle (2002)

http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=19

A lire après :

-  Mémoires et histoire de l’Algérie coloniale (2013)

http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=295

[1] Voir sur mon site http://guy.perville.free.fr, dans la rubrique « Interviews », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=19.

[2] Tout ce paragraphe a été oublié dans la publication de L’ivrEscQ, n° 22, février 2013, en bas de la p. 43.

[3] Loi adoptée par le Sénat français le 8 novembre 2013, publiée le 6 décembre dans le Journal officiel de la République française, lois et décrets, du 7 décembre 2013. Voir http://www.vie-publique.fr/actualite/panorama/texte-vote/proposition-loi-relative-reconnaissance-du-19-mars-comme-journee-nationale-du-souvenir-recueillement-memoire-victimes-civiles-militaires-guerre-algerie-combats-tunisie-au-maroc.html.

[4] Interview de Bachir Boumaza, cité par Ahmed Rouadjia, « Hideuse et bien-aimée, la France... », in Panoramiques, n° 62, 1er trimestre 2003, pp. 210-211.

[5] El Watan, 9 mai 1995.

[6] Voir l’article de Charles-Robert Ageron, "Mai 1945 en Algérie, enjeu de mémoire et histoire", in Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 39/40, juillet-décembre 1995, pp. 52-56. Bachir Boumaza devint le président du Conseil de la Nation, deuxième personnage de l’Etat algérien, de 1998 à 2001.

[7] Le Monde, 17 juin 2000, p. 18.

[8] Voir "Mon avis sur la pétition des historiens" (2005), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=38.

[9] Jacques Chirac, Mémoires, Paris, Nil Editions, 2012, t.2, p. 435.

[10] Voir sur www.ldh-toulon.net/spip.php ? article 2393.

[11] "A propos de la pétition : "France-Algérie : dépassons le contentieux historique" "(2007), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=162, et "Réponse à Gilles Manceron", http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=37.

[12] Voir le texte sur www.mediapart.fr/et sur le site de la Ligue des droits de l’homme de Toulon, 25 février 2010.

[13] Voir sur mon site "Réponse à Yasmina Adi" (2010), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=251, et "Réponse à Thierry Leclère" (2010), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=256.

[14] Voir "Ahmed Ouyahia répond à Erdogan : « Cessez d’instrumentaliser le sang des Algériens », par Tahar Fattani, dimanche 08 janvier http://www.lexpressiondz.com/actualite/145922-%C2%ABcessez-d%27instrumentaliser-le-sang-des-alg%C3%A9riens%C2%BB.html.

[15] Voir "1962 : fin de la guerre d’Algérie, texte censuré !"(2013), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=266, et "A propos de mon texte censuré : 1962, fin de la guerre d’Algérie" (2013), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=269.

[16] Discours d’Alger, 20 décembre 2012, texte complet sur le site http://www.vie-publique.fr/rss/discours-rss.xml ; cf mon texte "le voyage du président Hollande en Algérie (19-21 décembre 2012)" (2013), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=287.

[17] Charles-André Julien, L’Afrique du Nord en marche, Paris, Julliard, 1952, réédition 1972, p. 264.

[18] Jean-Pierre Peyroulou, Guelma, 1945, une subversion française dans l’Algérie coloniale, préface de Marc Olivier Baruch, La Découverte, 2009, 403 p.

[19] Pour en savoir plus, voir Guy Pervillé, Les accords d’Evian (1962). Succès ou échec de la réconciliation franco-algérienne (1954-1962), Paris, Armand Colin, 2012, 288 p.

[20] Guy Hennebelle, Panoramiques n° 62, 1er trimestre 2003, p. 20.



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