La date commémorative de la guerre d’Algérie en France (2004)

samedi 19 mars 2005.
 
Issu d’un exposé prononcé le 7 avril 2004 dans le séminaire du professeur Jean-Louis Robert, Monde associatif et anciens combattants en France depuis 1945 à l’Université de Paris I, cet article a été publié dans le n° 26 des Cahiers d’histoire immédiate, Toulouse, Groupe de recherche en histoire immédiate, automne 2004, pp. 61-70, puis dans "Sorties de guerre" (2), Cahiers du Centre d’études d’histoire de la défense, n° 31, Vincennes, 2007, pp. 89-96.

Avant de prendre la parole sur un tel sujet, je dois m’interroger sur le genre auquel appartient mon exposé : histoire, histoire immédiate, histoire inachevée ? Son but est-il scientifique, ou civique ? Il rappellera des faits accomplis, et proposera des suggestions personnelles pour l’avenir. C’est pourquoi il se divisera en deux parties, la première évoquant l’absence d’une mémoire officielle et consensuelle de la guerre d’Algérie en France de 1962 à 1999, et la seconde analysant la difficile émergence d’une nouvelle politique mémorielle depuis cette dernière date.

La guerre d’Algérie : une guerre sans nom, sans signification, ni commémoration

La guerre d’Algérie pouvait être ainsi définie jusqu’à une date toute récente. En effet, la guerre d’Algérie n’avait pas droit au nom de “guerre” jusqu’à la loi du 18 octobre 1999, votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale le 10 juin et par le Sénat le 5 octobre. Auparavant règnaient les euphémismes : “événements”, “opérations de maintien de l’ordre”, bien que le général de Gaulle, président de la République, eût reconnu dans sa conférence de presse du 11 avril 1961 : “Il est de fait que l’Algérie, pour l’instant, est un pays où sévit la guerre” [1].

C’était aussi une guerre sans signification consensuelle ni positive, une “boîte à chagrins” (Charles de Gaulle), laissant le douloureux souvenir d’une double déchirure de l’unité nationale, par la révolte de “rebelles” séparatistes (en théorie citoyens français jusqu’au 3 juillet 1962), et par une guerre civile franco-française (flagrante en 1961 et 1962 en dépit de la disproportion des forces en présence). Il en était résulté un éclatement de la mémoire nationale entre plusieurs mémoires de groupes antagonistes, que l’on peut ramener à trois : - les partisans de l’Algérie française, largement majoritaires en 1954, mais dont le nombre s’est ensuite réduit ; - ceux de l’Algérie indépendante, dont le nombre a suivi une progression inverse ; - et la majorité silencieuse qui a évolué de la première à la seconde position comme le général de Gaulle, et qui a gardé de son évolution des sentiments confus et contradictoires. Il n’y avait pas plus de mémoire officielle que de mémoire consensuelle, parce que l’Etat avait suivi deux politiques successives et contradictoires dans leurs buts, la première visant à conserver à tout prix la souveraineté française sur l’Algérie, et la seconde à s’en débarrasser pour mettre fin à la guerre. Le seul point commun à ces mémoires antagonistes était la mauvaise conscience. Ce consensus relatif s’évanouissait dès que l’on en voulait en désigner la cause : mauvaise conscience d’avoir fait cette guerre et de l’avoir presque gagnée par des moyens moralement injustifiables (torture, exécutions sommaires ...), ou de l’avoir faite pour rien et d’avoir abandonné ceux qui avaient fait confiance à la France.

Dans ces conditions, la guerre d’Algérie ne pouvait être commémorée. Cette absence de commémoration officielle opposait très nettement la France à l’Algérie indépendante (qui a organisé à partir de 1970 une hyper-commémoration obsessionnelle de sa “guerre de libération” pour légitimer le pouvoir établi) ; mais elle opposait tout aussi nettement la politique française de commémoration des deux guerres mondiales à la politique d’oubli réservée à la guerre d’Algérie. C’était bien une politique de l’oubli, exprimée par une série de décrets et de lois d’amnistie (échelonnés de 1962 à 1982), visant à guérir les troubles de la mémoire nationale par une cure d’amnésie. Contrairement au conseil de Gambetta sur l’Alsace-Lorraine (“N’en parlons jamais, pensons-y toujours”), la pensée officielle sur la guerre d’Algérie aurait pu se formuler ainsi : “N’en parlons jamais, n’y pensons jamais”.

Et pourtant, un besoin de mémoire irrépressible et grandissant a toujours existé, notamment chez les anciens combattants. C’est pourquoi dès 1963 la FNACA (Fédération nationale des anciens combattants en Afrique du Nord) a pris l’initiative de commémorer chaque année l’anniversaire du 19 mars 1962, “fin de la guerre d’Algérie”, avec l’appui d’un nombre croissant de municipalités (de gauche ou non), qui seraient aujourd’hui près de 20.000 à avoir baptisé une rue ou une place du 19 mars 1962. Mais ces initiatives ont provoqué des réactions indignées d’autres associations d’anciens combattants telles que l’UNC-AFN (Union nationale des combattants en Afrique française du Nord), et d’associations de rapatriés français ou français musulmans d’Algérie. Ainsi la commémoration du 19 mars divise le monde combattant (qui a pourtant su constituer un front commun efficace pour revendiquer la reconnaissance des droits des anciens d’Algérie par l’Etat [2]), et relance chaque année la guerre des mémoires.

Ceux qui ne voulaient pas du 19 mars ont réclamé à l’Etat une commémoration officielle des morts de la guerre d’Algérie à une autre date. Certains ont proposé le 16 octobre, anniversaire du transfert du corps d’un soldat inconnu de la guerrre d’Algérie à la nécropole nationale de Notre-Dame-de-Lorette dans le Pas-de-Calais, au milieu des morts de la Grande Guerre, le 16 octobre 1977. Mais les partisans du 19 mars ont récusé cette nouvelle date pour son caractère artificiel, et la guerre des mémoires a continué.

Vers une politique de la mémoire ?

Pourtant, depuis le milieu des années 1990, une véritable “explosion mémorielle”, traduite par une augmentation spectaculaire du nombre de publications sur la guerre d’Algérie [3], a conduit à une remise en cause générale de la politique de l’oubli et à une conversion des pouvoirs publics à une politique de la mémoire.

Cette évolution accélérée paraît résulter de plusieurs causes générales. D’abord, un phénomène de relève des générations : les anciens d’Algérie deviennent de plus en plus majoritaires parmi les anciens combattants, et parmi les responsables politiques. De plus, ils vieillissent, ce qui accroît leur désir de témoigner et de transmettre leur mémoire aux jeunes et aux générations futures.

D’autre part, la contradiction entre le devoir de mémoire de plus en plus exigeant invoqué en faveur des héros et des victimes de la Deuxième guerre mondiale et le devoir d’oubli réservé à celles de la guerre d’Algérie devient de moins en moins supportable, à la suite des procès Barbie, Touvier et Papon, et des déclarations du président de la République Jacques Chirac sur la responsabilité de la France dans la déportation des juifs.

Enfin, il ne faut pas sous-estimer la réactualisation de la mémoire de la “première guerre d’Algérie” par la rechute de ce pays dans la violence depuis 1992, ni les sollicitations adressées à la France, officieusement depuis mai 1995, et officiellement le 14 juin 2000 par le président Bouteflika, pour une déclaration de repentance au sujet de tous les crimes commis par le colonialisme français aux dépens du peuple algérien de 1830 à 1962 [4].

Ces différents facteurs ont contribué à un désaveu officiel de la politique de l’oubli par les pouvoirs publics, avec l’accord unanime des forces politiques représentées au Parlement. C’est ainsi qu’en octobre 1997, le procès de Maurice Papon, jugé pour son rôle dans la déportation des juifs de Bordeaux entre 1942 et 1944, fournit à Jean-Luc Einaudi l’occasion de mettre en cause (en dépit des lois d’amnistie) les responsabilités de l’accusé dans la féroce répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris ; ce qui provoqua une cascade de déclarations des ministres de la Culture, de l’Intérieur, de la Justice, et du Premier ministre Lionel Jospin, en faveur de l’ouverture des Archives pour permettre aux chercheurs de faire la lumière sur ce triste épisode de notre histoire.

A ce moment, l’idée qu’il fallait “mettre le langage officiel en conformité avec le langage courant” en appelant la guerre d’Algérie par son nom avait déjà été exprimée le 18 septembre 1996 par le président de la République Jacques Chirac, puis par le secrétaire d’Etat aux Anciens combattants Jean-Pierre Masseret lors de l’inauguration du mémorial de Pavie (Gers) en septembre 1997. Trois propositions de loi en ce sens furent déposées à l’Assemblée nationale et au Sénat, à la fin de 1998, par le groupe socialiste [5], le groupe communiste, et par les trois groupes de “l’opposition nationale”. La loi relative à l’emploi officiel de l’expression “guerre d’Algérie” fut votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale le 10 juin 1999, par le Sénat le 5 octobre, et publiée au Journal officiel du 18 octobre.

La suite logique de ce vote unanime devait être l’organisation d’une commémoration nationale, mais la difficulté de choisir une date consensuelle était déjà perceptible. Lors du débat du Sénat, Marcel-Pierre Cléach avait mis en garde ses collègues contre le risque de diviser le mouvement des anciens combattants : “On ne se bat pas pour le choix d’une date, c’est trop triste et quelque peu dérisoire. On se bat, ensemble, pour la mémoire”. Mais d’autres avaient commencé à croiser le fer, pour le 19 mars, comme Michel Dreyfus-Schmidt (“J’espère qu’il ne faudra pas attendre quarante-quatre ans pour qu’il soit admis officiellement et une fois pour toutes que la guerre d’Algérie a pris fin en tant que telle non le 16 octobre 1977, mais le 19 mars 1962”), ou contre, comme Jean Delaneau, qui fit remarquer au précédent orateur que “la guerre ne s’est pas terminée ce jour-là ; il a fallu attendre longtemps pour qu’elle s’éteigne” [6].

En effet, l’unanimité ne survécut pas au dépôt de plusieurs propositions de loi en faveur de l’officialisation du 19 mars. La première, semble-t-il, fut déposée le 9 février 2000 à l’Assemblée nationale par le groupe “radical, citoyen et vert” (RCV) [7], puis reprise in extenso par Jean-Pierre Soisson (Démocratie libérale) le 1er mars [8], et par le groupe communiste le 28 mars [9] (suivi par son homologue du Sénat le 6 avril [10]). Elle fut ensuite adaptée, avec un exposé des motifs abrégé, par le député RPR Alain Marleix le 26 avril [11], puis par onze députés UDF le 22 juin [12] (avec un exposé des motifs corrigé pour répondre aux objections fondées sur le nombre des morts après le 19 mars). En tout, neuf propositions furent déposées dans les deux assemblées, par des auteurs appartenant à presque tous les groupes, mais d’une représentativité très inégale : l’unanimité n’était plus qu’un faux semblant.

En effet, le consensus en faveur d’une politique de la mémoire avait été brisé par la demande de déclaration de repentance formulée le 14 juin 2000 à l’Assemblée nationale par le président de la République algérienne Abdelaziz Bouteflika, relayée une semaine plus tard par une campagne de révélations et de dénonciation de la torture lancée par Le Monde, relancée à la fin octobre par un appel de douze personnalités dans L’Humanité. Cette campagne provoqua des réactions indignées, notamment la publication d’un Livre blanc du Comité pour la défense des combattants d’AFN, puis celle d’un Livre blanc de l’armée française en Algérie, contresigné par plus de 500 officiers généraux.

Confronté à cette flambée sans précédent de la guerre des mémoires, le secrétaire d’Etat aux Anciens combattants, le socialiste Jean-Pierre Masseret, tenta de calmer l’impatience de la FNACA en s’adressant à son congrès le 1er octobre 2000. “On parle de paix et on allume des guerres. Est-ce bien raisonnable ?”, demanda-t-il. Bien que personnellement favorable au 19 mars, il ne poussait pas son parti à déposer une proposition de loi en ce sens parce que “sur une date commémorative, il s’agit de rassembler la Nation, pas de la diviser”. Or, la guerre d’indépendance de l’Algérie a débouché sur une “guerre civile franco-française”. Les affrontements sur la date “masquent un débat idéologique sur la signification à donner à la guerre d’Algérie”, et sur ce point il n’y a toujours pas d’unanimité. “Quelle est la date qui, pour l’Algérie, donne du sens à notre histoire ? C’est ça le fond du débat” [13].

Le groupe socialiste de l’Assemblée nationale choisit pourtant de s’engager, en déposant le 16 mai 2001 une proposition de loi [14] instituant une “journée nationale de recueillement et de mémoire en souvenir de toutes les victimes de la guerre d’Algérie, des combats en Tunisie et au Maroc et de tous leurs drames”, fixée au 19 mars, avec un exposé des motifs entièrement remanié afin de répondre aux objections des opposants (notamment l’impossibilité de commémorer une défaite, et d’affirmer que la guerre d’Algérie a vraiment pris fin le 19 mars 1962). Puis le groupe RCV revint à la charge en déposant le 5 décembre une proposition de loi [15] “ relative à la reconnaissance du 19 mars comme journée nationale du souvenir et du recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de Tunisie”, avec un exposé des motifs abrégé et condensé ; et il profita du créneau qui lui était réservé dans l’ordre du jour de l’Assemblée pour obtenir un débat. La Commission des affaires culturelles, familiales et sociales rendit un rapport favorable sur les trois propositions des groupes RCV, communiste, et socialiste. La rapporteure Marie-Hélène Aubert, du groupe RCV, répondit à toutes les objections et affirma sa volonté de rassembler et non de diviser [16], mais des oppositions véhémentes se manifestèrent dans le débat [17]. Le texte adopté par la Commission (“- Article 1er : La République française institue une journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc. - Article 2 : Cette journée, ni fériée, ni chômée, est fixée au 19 mars, jour anniversaire du cessez-le-feu en Algére”) fut voté en séance plénière le 22 janvier 2002, par 278 voix contre 204, sur 517 votants et 482 suffrages exprimés [18]. Il fut transmis au Sénat le 29 janvier.

L’analyse du vote montre que l’unanimité était rompue. Presque tous les groupes - à la seule exception du PCF - s’étaient divisés, mais dans des proportions très inégales. Le 19 mars avait été soutenu par la grande majorité des groupes de gauche (PCF, PS, RCV), mais il n’avait rallié que des minorités ou quelques individualités dans les groupes de droite (RPR, UDF et Démocratie libérale). Devant ce clivage droite-gauche assez bien caractérisé, un observateur mal informé de l’histoire aurait pu croire que les Accords d’Evian avaient été négociés par les gauches contre l’opposition de toutes les droites... Le clivage droite-gauche de 2002 s’expliquait-il uniquement par un calcul électoraliste à l’approche des élections présidentielle et législatives, ou par des raisons historiques plus profondes ?

Les arguments échangés m’inspirent quelques commentaires. Il est habituel de commémorer la fin des guerres (le 11 novembre 1918 et le 8 mai 1945 pour les deux guerres mondiales), mais pas les défaites (par exemple, l’armistice du 25 juin 1940). Le 19 mars 1962 est commémoré depuis 1998 en Algérie comme fête de la Victoire, mais la France ne peut le considérer autrement que comme une défaite dépourvue de sens positif. Comme l’a remarqué l’historien Robert Frank, “les partisans du 8 mai fêtent au moins une victoire qui donne un sens à leur guerre. Ceux du 19 mars veulent une célébration qui fasse remarquer que la guerre d’Algérie n’en avait pas. Une guerre sans cause est une guerre sans message, et la commémoration d’une guerre sans message ne peut se transformer en véritable commémoration. Les survivants peuvent célébrer le fait de n’être point mort pour rien. Mais en honorant la mémoire de leurs camarades tués, ils posent implicitement l’affreuse question, la plus taboue par définition : pour quoi sont-ils morts ? La guerre n’a duré que pour rendre plus vain leur sacrifice. C’est parce que cette question est au fond insoutenable que cette guerre est incommémorable » [19]. Le fait qu’il ne s’agit pas d’une défaite militaire, mais d’une défaite politique, voire morale [20], n’arrange rien, bien au contraire.

D’autre part, pour les Français et les Français musulmans d’Algérie, le 19 mars 1962 n’a pas été la fin de la guerre, mais le début de sa pire période, celle durant laquelle ils se sont sentis abandonnés par la France, voire livrés à leurs ennemis par un retournement des alliances. Même si les nombres de morts après le cessez-le-feu le plus souvent cités par leurs défenseurs (5.000, 10.000 ou 25.000 Français d’Algérie enlevés, et 150.000 harkis massacrés par le FLN) sont mythiques, la réalité n’en reste pas moins tragique. La responsabilité indéniable de l’OAS, qui a refusé le cessez-le-feu et tenté de le saboter en provoquant des représailles du FLN par des attentats systématiques, atténue la portée de cet argument sans l’abolir entièrement.

Les partisans du 19 mars peuvent répondre que les accords d’Evian et le cessez-le-feu ont été approuvés par la grande majorité du peuple français démocratiquement consulté le 8 avril 1962 en métropole (mais pas en Algérie) : ses adversaires seraient donc des nostalgiques de l’OAS et des ennemis de la démocratie. Mais pourquoi les gaullistes ne sont-ils pas les premiers à le défendre ? Sans doute parce que le résultat n’a pas répondu à leurs espérances. La grande majorité des Français a voulu que la guerre d’Algérie s’arrêtât le 19 mars 1962, mais cela ne suffit pas à faire de leur désir une réalité.

Un autre argument invoqué en faveur du 19 mars est son utilité pour rapprocher la mémoire française de celle des Algériens, et des jeunes “Beurs” franco-algériens. Mais faut-il pour cela faire que les vaincus de la guerre d’Algérie se sentent exilés dans leur mère-patrie après l’avoir été de leur pays natal ? Le fait est que le revirement de la politique française envers l’Algérie a provoqué une guerre civile entre Français, et l’extrême inégalité des deux camps ne change rien à ce fait. Faut-il donc imposer à la minorité le point de vue de la majorité, ou tenter de reconstruire l’unité nationale brisée ?

Après la transmission au Sénat du texte adopté le 22 janvier par l’Assemblée nationale, il fut abandonné par le gouvernement Jospin qui aurait souhaité une majorité d’au moins les deux tiers des voix pour le soutenir activement. L’approche des échéances électorales du printemps 2002 et les menaces explicites de plusieurs associations de rapatriés et d’anciens combattants semblent l’avoir rendu plus prudent. Puis le séisme électoral d’avril 2002 redonna tous les pouvoirs à la droite, et condamna aux oubliettes la proposition d’officialiser le 19 mars (preuve du danger d’en avoir fait un enjeu politique partisan).

Le secrétaire d’Etat aux Anciens combattants du gouvernement Raffarin, Hamlaoui Mékachéra, chargea une commission présidée par l’historien Jean Favier, et réunissant les présidents des associations représentatives du monde combattant, de proposer une date. Un large consensus apparut en faveur du 5 décembre, anniversaire de l’inauguration par le président de la République du Mémorial en l’honneur des morts militaires de la guerre d’Algérie, quai Branly à Paris, le 5 décembre 2002. Mais au moins une des associations présentes (la FNACA) s’y opposa.

De nouvelles propositions de loi furent alors déposées. Par le député RPR Alain Marleix, qui reprit le 10 avril 2003 sa proposition du 26 avril 2000 en faveur du 19 mars [21]. Par le socialiste Jean-Louis Dumont, qui proposa le 2 juin 2003 de regrouper le calendrier commémoratif autour de trois grandes dates : le 14 juillet, fête nationale et républicaine, le 8 mai, victoire des droits de l’homme sur le nazisme et le totalitarisme, et le 11 novembre, “journée de la mémoire combattante pour l’ensemble des générations du feu” [22]. Enfin par Jacques Myard et près de soixante-dix députés de la majorité en faveur du 5 décembre, le 16 juillet 2003 [23]. Mais le gouvernement imposa sa décision par le décret du 26 septembre 2003, qui institua “une journée nationale d’hommage aux “morts pour la France” pendant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie”, fixée au 5 décembre [24].

La question n’est pas pour autant résolue. Le PCF a renouvelé le 4 novembre 2003 sa proposition de loi en faveur du 19 mars [25], avec un exposé des motifs beaucoup moins consensuel qu’auparavant, faisant preuve d’un anticolonialisme militant. La FNACA persiste à réclamer l’abrogation du décret du 26 septembre, et maintient la commémoration du 19 mars. Les associations hostiles à cette date demandent aux autorités de la boycotter pour faire du 5 décembre la seule commémoration nationale officielle de la guerre d’Algérie. Les deux camps rivalisent de sondages, et s’accusent mutuellement de les manipuler. L’impasse est totale.

Ainsi, la volonté unanime de rompre avec la politique du silence et d’adopter une politique de la mémoire de la guerre d’Algérie s’est brisée sur le choix d’une date, impliquant la définition d’un message à transmettre à travers elle. La preuve est faite que le 19 mars est la date qui divise le plus, à cause de la contradiction signalée dans les dernières lignes de la proposition socialiste du 16 mai 2001 : “Pour les uns, soldats, leurs familles et leurs amis, cette date correspond à la fin d’une guerre cruelle où nombre de leurs camarades sont tombés. Pour eux, c’était l’annonce du retour en France et d’une “paix” retrouvée. (...) Pour les autres, elle correspond à l’accélération des drames vécus et au basculement dans les déchirements. Pour nos compatriotes français d’Algérie rapatriés, c’était l’abandon de leur terre natale et de leurs racines. Pour les harkis, qui n’envisageaient pas d’autre avenir que dans la France, cette fidélité fut un choix lourd de conséquences pour lesquels ils ont payé un lourd tribut”. Le 19 mars est susceptible de rallier une majorité, voire une large majorité, mais pas l’unanimité des Français.

Il faut donc dire si l’on croit encore nécessaire et possible de rassembler la communauté nationale déchirée par la guerre civile et par la guerre des mémoires autour d’une journée de commémoration. Si l’on répond oui, il faut à mon avis [26] échapper à la fausse alternative qui mène à l’impasse : le 19 mars, ou n’importe quelle autre date, si arbitraire et artificielle soit-elle. Ne peut-on trouver une autre date historique en rapport avec l’histoire de cette guerre ? Le 3 juillet 1962, date de la fin légale de la souveraineté française sur l’Algérie, ne vaut pas mieux que le 19 mars, parce qu’il n’a pas davantage mis fin à la violence. Mais si la date de la fin de la guerre d’Algérie ne peut pas être indiscutablement fixée, pourquoi ne pas se reporter à son début le 1er novembre 1954, qui ne peut être contesté ? Le 1er novembre est déjà un jour de recueillement en souvenir des morts. Il convient d’autant mieux que toutes les victimes du premier jour de la guerre étaient françaises, et représentaient les Français de France et d’Algérie, “pieds-noirs” et musulmans, les militaires de carrière, les appelés et les civils. Si l’on préfère éviter la date de la fête nationale algérienne, le soir du 31 octobre conviendrait aussi bien, sans exclure pour autant la possibilité d’une future commémoration commune, autour de l’idée que cette guerre aurait dû être prévenue...

Quoi qu’il en soit, le choix de la date n’est qu’une étape : le plus important et le plus difficile est de s’accorder, entre Français, puis entre Français et Algériens, sur un message susceptible de dépasser les affrontements et de promouvoir une véritable réconciliation.

Guy Pervillé


NB : Cet article fait partie d’un dossier intitulé "Algérie 1954..., qui comporte également les articles suivants :

-  Dominique Gosse-Issart : La guerre d’Algérie vue du département du Lot, de l’exotisme à l’angoisse ;

-  Alexis Sempé : Un militant communiste à Bougie au début de la guerre d’Algérie ;

-  Sybille Chapeu : L’équipe de la Mission de France à Souk-Ahras, des prêtres au coeur du drame algérien ;

-  Guillaume Gros : Philippe Ariès, un historien maurrasssien engagé dans la guerre d’Algérie (1961-1964) ;

-  Jacques Cantier : Histoire et littérature, la guerre d’Algérie dans l’oeuvre de Jules Roy, du témoignage au roman ;

-  Hélène Rouffiac : Histoire et mémoire du 17 octobre 1961 en France ;

-  Rémy Cazals : l’Algérie au tournant de deux époques (cahier de photos).

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[1] Charles de Gaulle, Discours et messages, t. 3, Paris, Plon, 1970, p. 288.

[2] Ce front commun a notamment obtenu la création d’un titre de reconnaissance de la Nation en 1968, et l’attribution de plus en plus large de la carte du combattant à partir de 1974.

[3] Voir mes articles parus en novembre 2004 dans la revue Historiens et géographes : “La guerre d’Algérie cinquante ans après : le temps de la mémoire, de la justice, ou de l’histoire ?”, et “L’historiographie de la guerre d’Algérie, en France, entre mémoire et histoire”.

[4] Voir mon article : “La revendication algérienne de repentance unilatérale de la France”, dans le dossier “Interactions franco-algériennes” dirigé par Eric Savarese, revue Némésis, Presses universitaires de Perpignan, n° 5, 2004, pp. 103-140.

[5] Proposition de loi n° 1293, déposée par M. Jacques Floch et le groupe socialiste, in http://www.assemblee-nat.fr/propositions/pion1293.asp.

[6] JORF, Débats du Sénat, séance du 5 octobre 1999, reproduit sur http://algeria-watch, citations pp. 9, 22 et 23 of 24.

[7] Proposition n° 2147.

[8] Proposition n° 2202.

[9] Proposition n° 2286.

[10] Proposition n° 309.

[11] Proposition n° 2343.

[12] Proposition n° 2505.

[13] Discours de M. Masseret au 24e Congrès de la FNACA, disponible sur le site Internet http://www.defense ;gouv;fr/sect_eta/discours.

[14] Proposition n° 3064.

[15] Proposition n° 3450.

[16] Document n° 3527, in http://www.assemblee-nationale.fr/rapports.

[17] Notamment l’intervention du député des Alpes maritimes Rudy Salles, sur son site Internet http://www.rudy-salles.com/priseparole/intervention-PPL-19-mars.htm.

[18] Texte adopté n° 762.

[19] Robert Frank, « Les troubles de la mémoire française », dans La guerre d’Algérie et les Français, s.dir. J.-P. Rioux, Fayard, 1990, p. 607.

[20] “Comme il est dur et cruel d’avoir à dire que, comme nous combattions pour un ordre injuste, il était juste d’être défait !”, avait déclaré le sénateur socialiste Jean-Luc Mélenchon, natif d’Algérie, dans le débat du 5 octobre 1999.

[21] Proposition n° 789.

[22] Proposition n° 854.

[23] Proposition n° 1028.

[24] Décret n° 2003-925.

[25] Proposition n° 1189.

[26] Avis strictement personnel, qui ne m’a été dicté par aucune autorité ou association.



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