La confrontation mémoire-histoire en France depuis un an (2006)

lundi 22 mai 2006.
 
Ce sujet prend la suite du précédent, en le situant dans une perspective plus large que la seule relation franco-algérienne et en déplaçant la perspective. Il s’agit en effet de replacer la querelle ouverte en France par la contestation de la loi du 23 février 2005 dans la perspective des lois mémorielles françaises, longtemps limitées à la seule loi Gayssot de 1990 sur le génocide des juifs par l’Allemagne nazie et ses complices, mais qui se sont multipliées depuis le vote en 2001 de deux nouvelles lois, d’abord en faveur des Arméniens (février 2001) puis des descendants d’esclaves africains déportés vers les îles à sucre (loi Taubira-Ayrault de mai 2001). Cette série de lois mémorielles n’est d’ailleurs pas interrompue, puisque la loi du 23 février 2005 prétendait en prendre la suite, et qu’elle aurait dû être complétée par la signature du traité d‘amitié franco-algérien situé dans la même perspective générale.

Avant de resituer notre sujet dans la problématique de la mémoire nationale française, il convient néanmoins de rappeler la contradiction longtemps totale entre les politiques mémorielles de la France et de l’Algérie. En effet, ces deux mémoires ont été longtemps opposées, parce que la France avait choisi en 1962 de faire le silence sur la guerre d’Algérie, facteur de division (contrairement à la politique mémorielle d’union nationale appliquée aux deux guerres mondiales), alors que l’Algérie, tout au contraire, avait choisi une politique d’hyper-commémoration de la « guerre de libération nationale » fondatrice de son indépendance. Mais la contradiction entre ces deux mémoires a commencé à s’atténuer depuis la fin des années 1980.

En France, une conscience plus exigeante de la spécificité du génocide des juifs et de la gravité de la complicité de Vichy dans sa réalisation a entraîné la reprise des procès interrompus par l’amnistie de 1953 : procès de l’Allemand Klaus Barbie, puis du milicien français Paul Touvier à Lyon, procès avorté du responsable de la police de Vichy René Bousquet, enfin et surtout procès de l’ancien préfet de police de Paris Maurice Papon pour son rôle dans la déportation des juifs de Bordeaux durant l’occupation de 1942 à 1944. Cette évolution a été accélérée depuis 1995 par le remplacement à l’Elysée de François Mitterrand par Jacques Chirac, lequel a été le premier à reconnaître la responsabilité de la France en tant qu’Etat (et pas seulement du régime dictatorial de Vichy) dans cette politique antijuive. Mais à l’occasion du procès Papon, à partir de 1997, c’est bien l’ensemble des forces politiques, de gauche et de droite, représentées au Parlement, qui ont ressenti le besoin d’élaborer une politique mémorielle de la France ne laissant aucun grand événement dans l’ombre, dont la première expression fut le vote de la loi du 16 octobre 1999 reconnaissant officiellement l’expression « guerre d’Algérie ».

En Algérie, la création de la fondation du 8 mai 1945 par l’ancien ministre Bachir Boumaza en 1990 a été une conséquence directe du procès Barbie, et de la libéralisation de la vie politique algérienne par la Constitution de 1989. Cette fondation a été créée pour adresser à la France la revendication d’une reconnaissance de la répression de la révolte de mai 1945 (ignorée par les accords d’Evian) comme un « crime contre l’humanité », imprescriptible en droit français, et non comme un crime de guerre. Cette revendication a été adoptée par l’Etat algérien et par l’ensemble des forces politiques qui le soutenaient dans la guerre civile algérienne des années 1990. Dès le 8 mai 1995, une tentative de gagner l’opinion publique française à cette revendication de repentance s’est clairement manifestée. En juin 2000, elle a été formulée officiellement par le président Bouteflika devant l’Assemblée nationale française, lors de son voyage officiel en France. Le président Chirac a longtemps fait comme s’il n’avait pas compris, mais la négociation du traité d’amitié annoncé en 2003 a montré que cette revendication était capitale pour la partie algérienne.

Ce contexte franco-algérien particulier est un élément capital, mais pas le seul dans les conflits de mémoires qui se sont récemment manifestés en France. C’est pourquoi nous passerons d’abord en revue l’ensemble du déroulement de ces conflits en 2005 et au début de 2006. Puis nous reviendrons sur deux épisodes relativement peu connus, illustrant l’implication des historiens et celle de l’histoire en tant qu’activité intellectuelle distincte de la politique. Et enfin nous reprendrons un examen plus attentif de la loi du 23 février 2005.

La querelle des mémoires coloniales et anti-coloniales dans la France de 2005-2006

L’exposé de ce processus tient en trois étapes : - la politique mémorielle de la majorité parlementaire de droite au service des rapatriés et des harkis ; - la politique de réconciliation franco-algérienne du gouvernement : - la révélation de la contradiction entre ces deux politiques en 2005.

La nouvelle majorité parlementaire de droite, issue des élections législatives de 2002 (à la suite de la réélection du président de la République Jacques Chirac, déjà élu en 1995) avait conclu un accord sur une politique mémorielle concernant la guerre d’Algérie avec une coalition d’associations de rapatriés et de harkis, lesquelles avaient pris parti contre le projet de loi soutenu par le parti socialiste et l‘ancienne majorité de gauche favorable au choix du 19 mars comme date anniversaire de cette guerre [1]. Cette politique mémorielle se traduisit notamment par la création d’un Haut commissariat aux rapatriés et aux harkis en avril 2003, et par le décret du 26 septembre 2003 qui choisit le 5 décembre (anniversaire de l’inauguration du mémorial du Quai Branly en 2002) comme date commémorative officielle de la guerre d’Algérie (contrairement à la volonté de la FNACA et de l’ARAC, restées fidèles au 19 mars). Le 2 décembre 2003, une déclaration du gouvernement pour les rapatriés annonça au Parlement ses intentions. Le 10 mars 2004 fut déposé le projet de loi gouvernemental pour les rapatriés, et le débat fut aussi alimenté par le parti socialiste, qui déposa le 3 juin 2004 une proposition de loi demandant une commission parlementaire d’enquête sur les enlèvements et les massacres commis après le cessez-le-feu du 19 mars 1962. Enfin, le 10 février 2005, le projet de loi gouvernemental, sensiblement amendé, fut adopté par la majorité (UMP et UDF), mais non par l’opposition (PS et PC). La loi du 23 février 2005 (date de sa publication au Journal officiel [2]), « portant reconnaisssance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », comportait cinq articles mémoriels suivis de huit articles ayant une fonction de réparation matérielle. Le travail parlementaire avait considérablement enrichi la partie mémorielle (initialement limitée à un seul très bref article). La participation avait été faible dans les deux assemblées, mais elle avait été surtout le fait de représentants des départements du Midi méditerranéen (où les rapatriés étaient particulièrement nombreux), appartenant à la majorité mais aussi à l’opposition. Le vote négatif de ces derniers n’allait pas de soi dès le début, et il ne fut pas présenté comme exprimant une opposition de principe à un projet inacceptable [3].

Pendant ce temps, le même gouvernement menait une politique de réconciliation franco-algérienne. Après le voyage officiel déjà cité du président Bouteflika en juin 2000, le président Chirac fit en mars 2003 un voyage en Algérie, à l’occasion duquel les deux parties annoncèrent la prochaine conclusion d’un traité d’amitié. Après des mois de négociations dont rien ou presque ne filtra, l’adoption de la loi du 23 février 2005 rendit urgent un aboutissement. Quelques jours après, le 27 février 2005, le discours prononcé à Sétif par l’ambassadeur de France Colin de Verdière sembla fournir une première concession à la demande algérienne de déclaration de repentance pour tous les crimes commis par la France en Algérie depuis 1830.

C’est peu de temps après que commença le processus qui entraîna en quelques mois l’effondrement total de cette double politique de la mémoire française. D’abord un groupe d’historiens français, suivant l’initiative lancée par le juriste Thierry Le Bars et l’historien Claude Liauzu, dénonça comme inacceptable la loi du 23 février 2005, ou tout au moins son article 4, parce qu’il voulait imposer aus enseignants et aux historiens une qualification positive de l’œuvre coloniale et de l’armée coloniale françaises, et condamna cette atteinte à la liberté des historiens et des enseignants d’histoire.

Puis, après une phase d’expectative des responsables politiques algériens, le président Bouteflika prit la tête, le 8 mai 2005, de la protestation algérienne et formula, pour la première fois avec une parfaite clarté, l’exigence algérienne d’une déclaration de repentance de la France pour tous les crimes commis par elle en Algérie depuis 1830. Ce mouvement de protestation ne cessa pas, de la part des hommes politiques et des journalistes algériens, et fut encore amplifié à partir de la fin mars par la nomination au poste de ministre des affaires étrangères de Philippe Douste-Blazy (connu en Algérie pour avoir été, en mars 2003, le co-auteur d’une proposition de loi demandant la « reconnaissance de l’œuvre positive de l’ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pandant la période de la présence française »).

Pourtant, cette exigence algérienne directe ne fut pas suivie de réactions françaises nettes, et la première modification de la politique gouvernementale ne vint pas non plus de l’offensive de l’opposition socialiste, qui exigea brusquement, sans succés, la révision par le Parlement de la loi du 23 février 2005. Paradoxalement, ce furent les élus antillais, guyanais et réunionnais qui découvrirent soudain, après les émeutes urbaines de l’automne 2005, le caractère inacceptable d’une loi qui pourtant ne les concernait pas, ou qui n’aurait pas dû les concerner. En effet, la loi du 23 février 2005 avait pour objet la satisfaction des revendications mémorielles et matérielles des populations ayant participé à l’œuvre coloniale française en Algérie et plus largement en Afrique du Nord depuis 1830. Elle n’apportait donc logiquement aucune contradiction à la loi Taubira-Ayrault de mai 2001, votée à l’unanimité pour condamner comme un « crime contre l’humanité » la mise en esclavage et la traite des Noirs vers les colonies françaises de l’Ancien Régime, avant l’abolition de l’esclavage décidée par la IIème République en 1848. D’autant moins que le président Chirac avait lui-même signé les deux lois, et que la première en date commençait à entrer en vigueur, avec la remise au gouvernement des propositions du comité pour la mémoire de l’esclavage le 13 avril 2005. Mais il est vrai que la loi du 23 février 2005 souffrait d’une rédaction à géométrie variable, qui rendait hommage dans son article Ier à l’oeuvre accomplie par la France « dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine ainsi que dans les territoires placés antérieurement sous la souveraineté française » ; dans l’article 2 aux rapatriés d’Afrique du Nord ; et dans l’article 4 à la « présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Cette imprécision géographique et chronologique permettait de croire que toute la colonisation française, y compris sa première phase fondée en majeure partie sur l’esclavage, était concernée par ces jugements positifs, même si cette interprétation était, réflexion faite, évidemment impossible. La faute de rédaction était néanmoins évidente [4].

Quoi qu’il en soit, le président Chirac choisit de donner satisfaction aux élus et aux militants de la mémoire d’origine antillaise, guyanaise, réunionnaise et africaine en faisant étudier par le président de l’Assemblée nationale Jean-Louis Debré un moyen de faire éliminer par le Conseil d’Etat le passage le plus attaqué de l’article 4 de la loi du 23 février 2005, et en les recevant solennellement pour les rassurer sur la préférence qu’il accordait à la loi Taubira-Ayrault [5].

Des historiens impliqués dans les querelles de mémoire

Il ne s’agit pas ici de braquer plus précisément le projecteur sur le rôle joué par le groupe d’historiens qui a contribué à faire reculer le chef de l’Etat en l’obligeant à accepter un désaveu partiel d’une loi votée par sa majorité parlementaire. Ce rôle a été bien évidemment très important, à la fois indirectement, par l’effet que son action a pu avoir sur les Algériens, et directement en France, notamment par son influence sur la gauche et sur les élus et intellectuels d’outre-mer. Mais il s’agit surtout d’attirer l’attention sur les cas de deux historiens qui ont été impliqués tout autrement qu’ils avaient pu le prévoir.

Le premier cas est le mien. Consulté en mars 2005 par Thierry Le Bars (qui avait déjà contacté Claude Liauzu), je lui ai répondu que j’étais d’accord pour juger critiquable la loi du 23 février 2005, mais pas seulement celle-ci, parce que la loi Taubira-Ayrault de mai 2001 ne l’était pas moins à mes yeux, et qu’elle avait évidemment influencé la seconde. Faute d’accord sur ce point, je me suis tenu à l’écart, tout en résumant ma position dans une lettre, que j’ai fait publier sur le site de la Ligue des droits de l’homme de Toulon en pensant que cela pourrait être utile au débat [6]. Puis, peu après ma participation à une réunion d’information sur ce sujet à l’Institut d’histoire du temps présent, j’ai eu la surprise de me voir pris à partie par Gilles Manceron, vice-président de la Ligue des droits de l’homme, sur le même site. Quelques jours plus tard, j’y ai fait insérer un lien vers ma réponse, publiée sur mon site personnel [http://guy.perville.free.fr], qui développait le point essentiel du débat : un aperçu critique des contenus de la loi Taubira-Ayrault de mai 2001, et de la loi du 23 février 2005 [7].

Pour que ma position soit bien claire, je dois préciser que deux facteurs avaient particulièrement motivé mon jugement. D’une part, la révélation de la loi Taubira-Ayrault et de la confusion totale entre mémoire collective, droit et histoire dans les débats qui avaient conduit à son adoption m’avait été apportée par un collègue venu à Toulouse le 15 mars 2002 pour une journée d’étude sur la notion de mémoire collective [8] : j’avais alors lu pour la première fois, avec stupéfaction, les débats parlementaires ayant abouti au vote final de la loi par le Sénat le 10 mai 2001 [9]. D’autre part, et bien avant, je n’avais jamais oublié la lecture des deux points de vue publiés dans L’Histoire, en novembre 1990 [10] puis en octobre 1995 [11], par l’historienne et présidente de la Ligue des droits de l’homme Madeleine Rébérioux, d’abord contre la loi Gayssot punissant la contestation des crimes contre l’humanité nazis condamnés par le tribunal de Nuremberg, puis contre la tentative de l’utiliser contre l’historien américain Bernard Lewis, accusé de contester la réalité du génocide commis par l’Empire ottoman contre les Arméniens en 1915. Cette femme de gauche bien connue comme telle n’avait évidemment pas pris cette position pour défendre des crimes contre l’humanité et leurs auteurs ou complices, mais pour s’opposer à l’empiètement des juges sur la liberté des historiens, dont elle prévoyait déjà le redoutable danger : « Bref, si nous laissons les choses aller d’un aussi bon train, c’est dans l’enceinte des tribunaux que risquent désormais d’être tranchées des discussions qui ne concernent pas seulement les problèmes brûlants d‘aujourd’hui, mais ceux, beaucoup plus anciens, ravivés par les mémoires et les larmes. Il est temps que les historiens disent ce qu’ils pensent des conditions dans lesquelles ils exercent leur métier. Fragile, discutable, toujours remis sur le chantier - nouvelles sources, nouvelles questions - , tel est le travail de l’historien. N’y mêlons pas dame Justice : elle non plus n’a rien à y gagner. » Je n’ai jamais oublié ces paroles prophétiques, qui sont restées gravées dans ma mémoire d’une manière indélébile.

Le deuxième cas, infiniment plus grave, est celui de la plainte pour « complicité de crime contre l’humanité » déposée en septembre 2005 contre l’historien Olivier Pétré-Grenouilleau, laquelle a parfaitement réalisé la prophétie de Madeleine Rébérioux dix ans après. En effet, Olivier Pétré-Grenouilleau, jeune historien moderniste, a publié en 2004 un ouvrage de synthèse important, Les traites négrières, essai d’histoire globale [12]. Plusieurs fois récompensé, il a reçu en juin 2005 le prix d’histoire du Sénat, décerné par un jury d’historiens prestigieux. Aussitôt après, une interview accordée par lui au Journal du dimanche du 12 juin lui a valu le 13 une attaque virulente de l’intellectuel antillais Claude Ribbe, qui l’accusa de racisme et d’apologie de crime contre l’humanité à cause d’une allusion critique à la loi Taubira. Puis le comité antillais-guyanais-réunionnais dirigé par Patrick Karam, dont Claude Ribbe était un responsable, décida de porter plainte contre lui au nom de la loi Taubira, exigeant sa révocation de son poste à l’Université de Lorient et déclenchant une campagne de harcèlement. La plainte fut déposée au début de septembre 2005, et la première audience, réservée aux avocats, eut lieu le 30 novembre, le début du procès étant fixé au mois de février 2006. Mais en décembre 2005, à la suite d’une réunion d’information à l’IEP de Paris, un groupe d’historiens et d’intellectuels se forma pour le défendre et publia successivement deux manifestes intitulés « Liberté pour l’histoire », puis « La liberté de débattre », qui demandaient la révision non plus seulement de la dernière en date des lois mémorielles, mais des quatre principales : la loi Gayssot de 1990, la loi sur le génocide arménien de février 2001 et la loi Taubira-Ayrault de mai 2001, enfin la loi du 23 février 2005, dite loi Accoyer (du nom du président du groupe UMP à l’Assemblée nationale) ou loi Mekachera. Leur action, soutenue publiquement par l’Association des professeurs d’histoire et de géographie [13] et par la revue L’Histoire [14] ainsi que par les principales associations d’historiens concernées, fit quelque bruit, même si elle dérangea quelque peu les forces politiques engagées dans la contestation de la seule loi du 23 février 2005, et les historiens qui s’étaient voués à la défense de chacune des lois contestées. Une pétition fut lancée et obtint en quelques semaines plus de 500 signatures. Pour assurer la continuité et la durée de leur action, les pétitionnaires décidèrent de former une association de défense des historiens présidée par René Rémond.

Le président Chirac ne répondit pas ouvertement à ces revendications, bien qu’il eut souvent rappelé que « ce n’est pas à la loi d’écrire l’histoire » [15]. Il préféra sacrifier le passage essentiel de l’article 4 de la loin du 23 février 2005, et reçut solennellement le 30 janvier 2006 à l’Elysée le Comité pour la mémoire de l’esclavage. Pourtant, un paragraphe de son discours contenait une critique voilée de la loi Taubira-Ayrault qui apportait un argument précieux à la défense d’Olivier Pétré-Grenouilleau : « Nous devons également développer la connaissance scientifique de cette tragédie. Même si cela ne diminue en rien la responsabilité des pays européens, la mise en place de la traite, comme l’a bien montré votre rapport, demandait une organisation, mais aussi des relais actifs dans les territoires dont étaient issus les esclaves ou dans des pays voisins. Il y eut un esclavage avant la traite. Il y en eut un après. Enrichir notre savoir, c’est le moyen d’établir la vérité et de sortir de polémiques inutiles. Un centre de recherches sera créé à cet effet. [16] » C’était reconnaître implicitement le caractère incomplet des éléments d’information contenus dans l’article Ier de la loi Taubira-Ayrault (limités à la seule traite européenne), mais sans remettre en question l’intervention de la loi dans le domaine de l’histoire, dont le président avait pourtant reconnu en principe l’illégitimité.

Quelques jours plus tard, Le Monde du 3 février 2006 annonça que le comité présidé par Patrick Karam avait décidé de capituler en retirant sa plainte contre Olivier Pétré-Grenouilleau avant le procès [17]. C’était l’aveu implicite d’un échec. Toutefois, la vigilance continue de s’imposer aux historiens pour défendre la liberté de faire de l’histoire en France, ce qui justifie pleinement la fondation d’une association de défense de leur métier au moment où les propositions de loi mémorielles continuent de s’accumuler dans les bureaux des groupes parlementaires pour satisfaire telle ou telle collectivité [18].

La loi du 23 février 2005 : une loi unique en son genre ?

La mobilisation en faveur de la liberté de l’histoire n’a malheureusement pas entraîné tous les historiens, parce que certains ont refusé d’admettre que la loi du 23 février 2005 faisait partie du même ensemble que les autres. Il convient d’essayer de répondre à leurs objections, non pas en les contredisant, mais en élargissant les perspectives et en prenant de la hauteur.

La loi du 23 février 2005 serait une contrefaçon des lois précédentes, une loi recopiant les formules de la loi Taubira-Ayrault pour se faire mieux accepter en faisant oublier qu’elle exprimait les revendications d’une minorité de colonialistes et de leurs alliés plus ou moins conscients dans la population colonisée. C’est l’explication que l’on peut trouver dans l’interview accordée par Claude Liauzu au quotidien El Watan du 21 avril 2005 : « Le lobby pied-noir veut une revanche. Il a compris le modèle de la dénonciation du génocide, le modèle de la loi sur l’esclavage. Quand on lit l’article 4 de la loi du 23 février 2005, on s’aperçoit que c’est le même texte que la loi sur l’esclavage, que ce sont les mêmes termes » [19]. Le constat est juste, mais l’interprétation est discutable. En effet, on pourrait aussi bien juger que les auteurs de la loi ont cru éviter tout reproche en prenant pour modèle une loi qui semblait échapper à toute critique puisqu’elle avait été votée à l’unanimité. Il est vrai que cette loi du 23 février 2005 était destinée à réhabiliter des catégories minoritaires qui ne sont pas généralement considérées comme des victimes, contrairement aux bénéficiaires des lois précédentes, mais on peut soutenir sans mensonge que ces catégories ont bien été en fin de compte gravement lésées par la décolonisation telle qu‘elle s’est faite, et oubliées par la majorité des Français qui l’a voulue.

Mais surtout, on ne peut juger cette loi sans tenir compte du fait qu’elle devait être l’un des deux volets d’une politique mémorielle qui devait comporter également le traité d’amitié franco-algérien, comme les représentants du gouvernement l’ont plusieurs fois rappelé dans les débats parlementaires. Ces deux volets étaient-ils compatibles, ou non ? Les responsables de la politique de la France paraissaient le croire, mais pas les Algériens. Les premiers n’avaient pas tiré les leçons du scandale déclenché en 2003 par la proposition de loi Léonetti-Douste-Blazy et alii, qui s’est répété à une beaucoup plus grande échelle en 2005. Mais peut-on juger la responsabilité de la loi du 23 février 2005 dans ce piteux échec sans juger également celle de la revendication algérienne de repentance de la France de 1830 à 1962, qui dépasse et désavoue fondamentalement les accords bilatéraux d’Evian ?

La loi du 23 février 2005 a été critiquée et est critiquable, avant tout, pour deux articles : - l’article 4, qui porte atteinte à la liberté de l’enseignement et de la recherche en définisssant des contenus et en leur attribuant un sens positif ; - et l’article 3, créant une fondation pour développer la recherche. Or ces deux articles sont incontestablement des emprunts à la loi Taubira-Ayrault (articles 2 et 4 respectivement).

Il est vrai que l’article 2 de la première en date des deux lois a été heureusement débarrassé lors des débats d’une qualification inutile de son contenu (« Les manuels scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la plus longue et la plus massive déportation de l’histoire de l’humanité la place conséquente qu’elle mérite »). Au contraire, la loi du 23 février 2005 a inutilement surchargé son article 4 de telles qualifications, qui n’ajoutaient pas grand chose au contenu des articles 1 et 2. Cette différence est réelle, mais elle a été abusivement surévaluée. En effet, le lecteur de la loi Taubira-Ayrault n’a pas eu le temps d’oublier l’article 1er, qui qualifie l’esclavage et la traite des esclaves africains par les trafiquants européens depuis le XVème siècle de « crime contre l’humanité », quand il passe à l’article 2. Comme l’a remarqué très justement Paul Thibaud : « Les quatre lois visées (par la pétition Liberté pour l’histoire), bien que différentes évidemment, forment une séquence, elles s’enchaînent. Cela est frappant pour les deux dernières (« Taubira » et l’article 4 de la loi de février 2005). La dernière copie des formulations de l’article 2 de la précédente. On a voulu marquer une différence en disant que « Taubira » se contente de réclamer que les programmes et la recherche accordent à la traite et à l’esclavage « la place qu’ils méritent », alors que « Vanneste » (la loi du 23 février 2005) qualifie de manière partiellement favorable la colonisation. C’est oublier que la loi Taubira est une loi de stigmatisation et que si elle réclame que l’on parle davantage de certains crimes, c’est, évidemment (et légitimement) pour que l’on n’en dise que du mal, puisque dans l’article 1, ils ont été qualifiés de « crimes contre l’humanité ». En fait, la loi Taubira est, plus clairement et unilatéralement que l’amendement Vanneste, une loi qualifiant des événements » [20].

Quant à l’article 3 de la loi du 23 février 2005, il exprime plus brièvement la même idée que l’article 4 de la loi Taubira-Ayrault. La seule objection que l’on puisse raisonnablement lui faire tient au contexte politique général : une fondation pour la recherche historique, sur un sujet aussi conflictuel, peut-elle être vouée au service de catégories d’acteurs aussi limitées sans autoriser le doute sur son impartialité ?

Pour que la comparaison soit complète, il faut également rappeler que la loi du 23 février 2005 a failli comporter à la fin un article répressif (l’article 7 [21], comparable à l’article 5 de la loi Taubira-Ayrault), mais qu’il a été heureusement supprimé par le Sénat. Sur ce point, la comparaison tourne à son avantage. En effet, l’article 5 de la loi Taubira-Ayrault n’attire pas l’attention par son énoncé énigmatique : « A l’article 48-1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, après les mots : « par ses statuts, de » sont insérés les mots « défendre la mémoire des esclaves et de leurs descendants ». Mais il faut reconstituer l’article ainsi modifié pour comprendre ce qu’il implique : « Toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, se proposant, par ses statuts, de défendre la mémoire des esclaves et l’honneur de leurs descendants, de combattre le racisme ou d’assister les victimes de discrimination fondée sur leur origine nationale, ethnique, raciale ou religieuse, peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les infractions prévues par les articles 24 (dernier alinéa), 32 (alinéa 2) et 33 (alinéa 3), de la présente loi.” Ce qui veut dire que des descendants d’esclaves constitués en associations peuvent légalement représenter leurs ancêtres devant la justice en dépit du temps écoulé [22]. De même, la loi du 23 février 2005 n’a pas repris la référence à la notion de « crime contre l’humanité » qui donne à la loi Taubira-Ayrault un caractère de confusion inextricable entre la morale (qui justifie évidemment la condamnation absolue de l’esclavage et de la traite des esclaves quelle que soit leur date), le droit (qui ne peut juger et condamner que des vivants), et l’histoire de siècles passés dont il ne reste aucun survivant, qui ne peut être une œuvre judiciaire.

Il reste néanmoins chez beaucoup d’observateurs engagés la conviction que la loi Taubira-Ayrault est une bonne loi à cause de sa finalité anticolonialiste, au contraire de la loi du 23 février 2005, qui serait colonialiste, donc mauvaise. C’est faire preuve d’un manichéisme excessif. Il est vrai que la loi du 23 février 2005 a pour but de réhabiliter des catégories considérées globalement comme des coupables plutôt que comme des victimes. La plupart des victimes de cette guerre sont certainement tombées du côté algérien, mais cela ne permet pas de dire que toutes les victimes étaient du même côté, et que tous les autres morts n’étaient que des bourreaux qui ont bien mérité leur sort. Contrairement à une vision partisane qui ne veut pas connaître d’autre violence que celle des tueurs de l’OAS après le 19 mars 1962, le sort de plus de 3.000 Européens enlevés et d’un nombre inconnu d’anciens « harkis » arrêtés et souvent massacrés après le cessez-le-feu ne doit pas plus être ignoré par l’histoire que celui des victimes algériennes trop oubliées en France de mai 1945.

En somme, la question fondamentale qui se pose aux Algériens et aux Français, à travers ce conflit de mémoires aussi confus que véhément, paraît être la suivante : veut-on dépasser les accords d’Evian en régressant vers le passé, en obtenant que la France accepte d’assumer enfin seule toute la culpabilité des crimes commis par les uns et par les autres en conséquence de son agression initiale de 1830 [23], ou bien veut-on les dépasser vers l’avenir, en surmontant ce douloureux passé par une approche également critique des deux côtés [24] ?

Guy Pervillé.

Cette communication est la deuxième que j’ai présentée au colloque "Enjeux et perspectives de l’histoire immédiate", organisé par le Groupe de recherche en histoire immédiate (GRHI) de Toulouse les 5 et 6 avril 2006, publiée dans le n° spécial des Cahiers d’histoire immédiate, n° 30-31, automne 2006-printemps 2007, pp. 397-410. Elle a été reproduite avec mon autorisation sur le site www.communautarisme.net.

[1] Voir notre conférence sur « La date commémorative de la guerre d’Algérie en France », publiée dans les Cahiers d’histoire immédiate (Toulouse), n° 26, automne 2004, pp. 61-70.

[2] Texte adopté n° 389, http://www.assemblee-nat.fr/12/ta/ta0389.asp.

[3] Voir les explications de vote de Mm. Kleber Mesquida (PS), Michel Diefenbacher (UMP), François Liberti (PC) et Rudy Salles (UDF), http://www.assemblee-nat.fr/12//cra/2004-2005/146.asp.

[4] Cette faute de rédaction se trouvait déjà dans l’article 1er de la version initiale du projet, présentée par Mme Alliot-Marie le 16 mars 2004.

[5] Voir son discours, « Partager la mémoire de l’esclavage », dans Le Monde, 31 janvier 2006, p. 21.

[6] « Mon avis sur la pétition des historiens », http://www.ldh-toulon.net, 29 mars 2005, et http://guy.perville.free.fr, rubrique « Mises au point ».

[7] « Réponse à Gilles Manceron », http://guy.perville.free.fr, 24 avril 2005, rubrique « Mises au point ». J’ai récemment rajouté à ce débat une conclusion citant favorablement la prise de position de Gilles Manceron en faveur d’Olivier Pétré-Grenouilleau (voir Gilles Manceron, « Ce n’est pas aux tribunaux de dire l’histoire », 25 mars 2006, http://www.ldh-toulon.net/imprimer.php3 ?id_article=1230).

[8] Didier Guyvarc’h, « La mémoire collective, de la recherche à l’enseignement », Cahiers d’histoire immédiate, n° 22, automne 2002, pp. 101-119 ; reproduit dans le n° spécial « Pratiques de l’histoire immédiate », n° 29, printemps 2006, pp. 341-362.

[9] JORF, Sénat, travaux parlementaires, comptes-rendus, compte rendu intégral des débats, séance du 10 mai 2001.

[10] « Le génocide, le juge et l’historien », L’Histoire, n° 138, novembre 1990, pp. 92-94.

[11] « Les Arméniens, le juge et l’historien », L’Histoire, n° 192, octobre 1995, p. 98.

[12] Bibliothèque des histoires, Paris, Editions NRF-Gallimard, 2004, 468 p. Voir aussi son article « Les identités traumatiques. Traite, esclavage, colonisation », dans Le Débat, éditions Gallimard, n° 136, septembre-octobre 2005, pp. 93-107, et l’interview de Pierre Nora (directeur de la même revue), « Mon métier d’historien », dans Le Monde 2, n° 105, 18 février 2006.

[13] Historiens et géographes, n° 392, octobre 2005, pp. 10-11, et n° 393, février 2006, pp. 11-12, 20-21, 35-48, 287-307, et 407.

[14] Voir L’Histoire, n° 306, février 2006, pp. 77-85, et le dossier sur les lois de mémoire sur le site de la revue : www.histoire.presse.fr.

[15] « Ce n’est pas à la loi d’écrire l’histoire. Dans la République, il n’y a pas d’histoire officielle (...) L’écriture de l’histoire, c’est l‘affaire des historiens » a insisté le président Chirac en sortant de son mutisme le 9 décembre 2005 (Cité par Afrik.com, http://www.afrik.com, 9 décembre 2005).

[16] « Partager la mémoire de l’esclavage », discours de Jacques Chirac à l’Elysée, 30 janvier 2006, Le Monde, 31 janvier 2006, p. 21.

[17] Le Monde, 3 février 2006, p. 3. Sur cette affaire, voir le livre très bien informé de Géraldine Faes et Stephen Smith, Noir et français ! Paris, Editions du Panama, 2006, pp. 266-268 et 297-316.

[18] La dernière en date est une proposition du parti socialiste qui veut assortir la loi de février 2001 reconnaissant le génocide commis contre les Arméniens par des dispositions pénales empruntées à la loi Gayssot.

[19] Claude Liauzu, « Analyser la colonisation pour éviter les communautarismes », El Watan, 21 avril 2005 (http://www.elwatan.com/print.php3 ?id_article=1769).

[20] Paul Thibaud : « Nous sommes inquiets des effets de la concurrence mémorielle qui tend à déchirer le corps politique et à dresser des groupes de victimes de l’histoire les uns contre les autres »,interventionprononcéele21janvier2006lorsde la table ronde organisée par l’association Pollens (voir sur le site Observatoire du communautarisme - Article Tribunes - Paul Thibaud...

[21] L’article 7, adopté par l’Assemblée nationale le 11 juin 2004, déclarait : « Après l’article 23 de la loi du 19 juillet 1881 sur la liberté de la presse, il est inséré un article 23 bis ainsi rédigé : « Les dispositions des articles 23, 24, 48-2 et 65-3 sont applicables aux crimes commis contre les harkis et les membres des formations supplérives après le cessez-le-feu du 19 mars 1962 ». Cet article a été critiqué au Sénat dans la séance du 8 décembre 2004, et abrogé.

[22] La même remarque est formulée par Géraldine Faes et Stephen Smith, op. cit. p. 316.

[23] C’est la position qui a été prise le 8 mai 2006, encore plus vigoureusement que le 8 mai 2005, par le président Bouteflika. Voir l’article de Mustapha Benfodil, « ‘’La colonisation française a été brutale et génocidaire’’, Bouteflika persiste et signe », dans Liberté du 8 mai 2006, http://www.liberte-algerie.com/imp.php ?id=57244&titre=%E2%8...

[24] Des positions proches de cette dernière paraissent avoir été prises en Algérie par l’ancien membre de la délégation du FLN à Evian et ancien premier ministre Redha Malek (« Demander à la France de venir se mettre à genoux, je ne trouve pas ça très réaliste ni faisable, maintenant c’est terminé, ce que nous demandons à la France, ce n’est pas de ressassser le passé, mais de dire qu’à l’avenir elle ne cherchera plus à s’ingérer dans nos affaires intérieures »), et par l’un des anciens chefs historiques du 1er novembre 1954 Hocine Aît-Ahmed (« Avec les Pieds Noirs et leur dynamisme, je dis bien les Pieds Noirs et non les Français, l’Algérie serait aujourd’hui une grande puissance africaine. Il y a eu envers les Pieds Noirs des fautes inadmissibles, des crimes de guerre envers des civils innocents et dont l’Algérie doit répondre au même titre que la Turquie envers les Arméniens »).



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