Compte-rendu de la journée d’étude du 19 mai 2003 sur les exodes d’Algérie (2003)

lundi 19 mai 2003.
 
Le 19 mai 2003, une journée d’étude sur les exodes d’Algérie en 1962, leurs causes et leurs conséquences, a eu lieu à l’Université de Toulouse-Le Mirail, organisée par deux équipes de recherche, le GRHI et Diasporas. Destinée aux étudiants de DEA et de doctorat en histoire et autres sciences humaines, cette journée n’a pas attiré toute l’assistance espérée : elle a réuni une dizaine de personnes le matin et une quinzaine l’après-midi. Pourtant, les exposés et les débats ont été particulièrement stimulants, et le public très intéressé. C’est pourquoi il nous a paru souhaitable d’en établir un compte-rendu qui puisse être utile à un plus large auditoire.

Après l’accueil des participants, par Patrick Cabanel et Colette Zytnicki au nom de Diasporas, puis par Jean-François Soulet et Guy Pervillé au nom du GRHI, ce dernier présente la journée d’étude en le situant dans le cadre plus général des « migrations forcées ». On entend par là des migrations dans lesquelles les causes répulsives sont plus déterminantes et décisives que les causes attractives : expulsion massive d’un groupe humain par un Etat, ou fuite de ses membres pour sauver leur vie ou leur liberté, ou pour échapper à des conditions de vie jugées insupportables. Ce type de migration, à motivation politique, peut paraître anormal et exceptionnel, et c’est pourquoi il semble avoir moins retenu l’attention des chercheurs en sciences humaines et sociales que les migrations économiques spontanées, motivées par la recherche de meilleures conditions matérielles d’existence. Pourtant, elles tiennent une place considérable dans l’histoire, et elles semblent connaître une recrudescence apparente ou réelle depuis quelques dizaines d’années (multiplication des demandes d’asile politique depuis que les Etats post-industriels ont cessé d’être demandeurs de main d’œuvre). Elle a donné lieu à l’élaboration par le droit international ou national de statuts juridiques particuliers (« personnes déplacées », « réfugiés », « apatrides », « rapatriés »), dont les dénominations sont parfois contestées par les intéressés.

Si la colonisation européenne a entraîné, du XVème au début du XXème siècle, des migrations spontanées d’une très grande ampleur de l’Europe vers les autres continents (et surtout vers le Nouveau Monde), la décolonisation a occasionné une subite inversion des flux, puisque les sept principaux pays concernés ont connu, en trente ans, un mouvement de retour d’une ampleur comparable, en moyenne annuelle, à l’émigration des deux siècles précédents [1]. Ce retour soudain des colonisateurs européens et d’une partie de leurs associés ou auxiliaires étrangers ou autochtones a précédé de peu un autre mouvement dans le même sens : l’émigration non moins massive d’anciens « colonisés » vers les anciennes métropoles. Ces deux mouvements successifs sont théoriquement différents, même si on peut également voir dans le second une conséquence directe ou indirecte de la décolonisation.

La présente journée d’étude était la première étape d’un programme de recherche de Diasporas sur « les migrations forcées du Maghreb et vers le Maghreb à travers les siècles », et elle est commune avec l’axe « Algérie contemporaine » du GRHI. Pourquoi avons-nous choisi d’évoquer ce sujet ? Il a été décidé que l’année 2002- 2003 serait l’année de l’Algérie en France. Cette décision des gouvernements algérien et français n’a pas manqué de provoquer le mécontentement des associations de rapatriés français et « français musulmans » d’Algérie, et de susciter des polémiques sur le thème de l’identité de l’Algérie, de ses vrais habitants et de ses propriétaires légitimes : à chacun son Algérie ! Ainsi, plus de quarante ans après la séparation de l’Algérie et de la France, la mémoire de l’exode qui en est résulté continue de peser sur les relations franco-algériennes.

Pour tenter d’apaiser cette guerre des mémoires, il nous a semblé opportun de proposer un bilan des recherches déjà faites et des travaux en cours ou à entreprendre sur les différents aspects des mouvements de populations déclenchés par les derniers soubresauts de la guerre d’Algérie et par son issue. Il ne s’agit donc pas d’un colloque destiné à faire connaître les résultats de recherches inédites sur des sujets spécialisés, mais d’une journée d’étude ou d’une table ronde, dans laquelle des mises au point sur l’état des connaissances et des débats ont été proposées aux chercheurs intéressés pour les aider à considérer le sujet d’une façon plus rigoureuse que la manière habituelle dans la presse ou les médias.

Pour animer cette journée, nous pouvions compter sur plusieurs spécialistes disponibles parmi les enseignants et chercheurs de Diasporas (Chantal Bordes-Benayoun, Colette Zytnicki) et du GRHI (Guy Pervillé), sans que cette liste soit exhaustive. D’autre part, il nous a semblé utile de recourir à des intervenants extérieurs capables de rendre compte des principaux colloques ayant abordé ou traité le sujet :
-  au niveau national, le colloque de Paris La guerre d’Algérie et les Français (1988), publié par Jean-Pierre Rioux (Fayard, 1990), celui de Saint-Denis (1992), Les accords d’Evian en conjoncture et en longue durée, publié par René Gallissot (Karthala, 1997), et celui de la Sorbonne (2000) La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, publié par Daniel Lefeuvre (Société française d’histoire d’Outre-mer, 2000) ;
-  au niveau régional, le colloque de Montpellier (1991) Les rapatriés d’Algérie en Languedoc-Roussillon, publié par Mohand Khellil et Jules Maurin (Montpellier, Université Paul Valéry, 1992), et celui de Marseille (1995), Marseille face au choc des décolonisations, publié par Jean-Jacques Jordi et Emile Témime (Aix-en-Provence, Edisud, 1996) ;
-  au niveau européen, celui d’Aix-en-Provence, L’Europe retrouvée, les migrations de la décolonisation, publié par Jean-Louis Miège et Colette Dubois (L’Harmattan, 1994).

Nous avons donc sollicité Daniel Lefeuvre (professeur à Paris VIII-Saint Denis), Jean-Jacques Jordi (chercheur à Marseille, et responsable du futur Mémorial de l’Outre-mer), Mohand Khellil (sociologue, Université de Montpellier III), et Colette Dubois (professeur à l’Université de Provence), qui nous ont donné leur accord. Les deux derniers ont malheureusement été obligés de se désister au dernier moment à cause de réunions administratives urgentes et impératives. Colette Dubois a néanmoins été représentée par l’un de ses doctorants, Abderahmen Moumen.

Le déroulement de la journée d’étude était prévu comme suit :
-  La matinée, consacrée à une étude historique des événements de 1962 en Algérie, visait à répondre aux questions suivantes : « Pourquoi et comment sont-ils partis ? ». Des mises au point distinctes ont été faites sur l’exode des Français d’Algérie en général, puis sur les cas particuliers des juifs algériens, et des « Français musulmans » plus connus sous le nom de « harkis ». Mais il serait utile de prendre aussi en considération les migrations des Algériens (retour au pays des émigrés, migration vers les villes abandonnées par les Français d’Algérie, et recrudescence de l’émigration vers la France).
-  L’après-midi devait aborder, dans une perspective plus sociologique, le devenir des « rapatriés » ou réfugiés d’Algérie dans la société française (en distinguant les mêmes catégories), et le bilan moral et matériel de leur intégration quarante ans après leur arrivée. Ainsi qu’un bilan des conséquences de leur exode du point de vue du pays d’arrivée (et de ses régions d’accueil), et du point de vue du pays de départ.

- Première table ronde, présidée par Jean-Jacques Jordi : L’exode des citoyens français d’Algérie : ses causes, par Guy Pervillé, ses modalités, par Daniel Lefeuvre. Le cas particulier des juifs algériens, par Colette Zytnicki.

Jean-Jacques Jordi rajoute d’abord à la bibliographie précédente une nouvelle publication : Europe’s invisible migrants, parue en 2002. Puis il introduit la première table ronde. Guy Pervillé [2] commence par récuser l’explication la plus couramment invoquée, suivant laquelle le terrorisme de l’OAS fut la cause essentielle, directe ou indirecte, de la fuite des Français d’Algérie. Il reconnaît pourtant que l’Organisation armée secrète, rassemblant les derniers partisans civils et militaires de l’Algérie française, a pris la lourde responsabilité de refuser le cessez-le-feu du 19 mars 1962 et de le saboter par une offensive terroriste visant systématiquement les Algériens musulmans dans les quartiers européens et dans leurs propres quartiers, de façon à provoquer des représailles massives du FLN qui obligeraient l’armée française à rompre le cessez-le-feu à son tour. Mais il fait remarquer que cette tactique de provocation raciale, imposée par certains chefs de commandos d’Alger, était contraire aux instructions du général Salan, chef suprême théorique de l’OAS, et que le terrorisme de celle-ci était resté moins meurtrier que celui du FLN jusqu’en janvier ou février 1962, suivant les statistiques officielles des préfectures de police d’Alger et d’Oran citées par le ministre des Affaires algérienn.

Les responsabilités du FLN algérien ne sont donc pas moindres. Après avoir prôné le calme face aux provocations de l’OAS, il riposta à partir du 17 avril par une vague d’enlèvements de Français d’Algérie, en principe limitée aux membres de l’OAS, mais qui échappa très vite à tout contrôle. Le nombre des enlèvements s’accrut d’une manière exponentielle dans les premières semaines de mai ; la découverte de charniers contenant de nombreux cadavres portant des traces de torture et des mutilations, et une effroyable rumeur faisant état de prises de sang forcées jusqu’à la mort, déclenchèrent une panique et une fuite massive que l’OAS fut impuissante à empêcher. Après la dislocation et la disparition de l’OAS d’Algérie (le 17 juin à Alger, fin juin à Oran et dans le Constantinois), le référendum du 1er juillet et la proclamation de l’indépendance le 3 ne rétablirent pas le calme. Au contraire, la lutte pour le pouvoir opposant les factions du FLN-ALN et l’anarchie qui en résulta ne firent qu’aggraver l’insécurité, et le gouvernement formé par le vainqueur Ahmed Ben Bella mit plusieurs mois à rétablir un minimum d’ordre. Plus de 3.000 disparitions de Français d’Algérie furent signalées entre le 19 mars et le 31 décembre 1962, parmi lesquelles 1.245 ont été retrouvés vivants. La plupart des Français qui avaient tenté de rester en Algérie furent contraints d’en partir par les mesures de nationalisation et de socialisation (le plus souvent sans indemnisation) décidées par le gouvernement algérien conformément au programme de Tripoli (mai 1962).

Les responsabilités du gouvernement français ne sont pas non plus négligeables. Le général de Gaulle avait choisi de dégager la France du bourbier algérien soit par « l’arrachement » unilatéral, impliquant le regroupement et l’évacuation de tous ceux qui voulaient rester français, soit par la négociation d’un accord avec le FLN garantissant la sécurité et les droits des Français d’Algérie dans leur pays natal et la coopération franco-algérienne. Les accords d’Evian leur avaient donné toutes les garanties sur le papier. L’armée française continua son repli vers les villes, et donna la priorité à la lutte contre l’OAS, mais le gouvernement lui interdit de s’opposer avec la même énergie aux violations du cessez-le-feu par l’ALN pour ne pas faire le jeu de l’OAS. De Gaulle mena donc de front les deux politiques contraires de l’arrachement et de la coopération, dont il cumula les inconvénients. Il refusa longtemps de reconnaître les cruelles réalités pour ne pas constater la caducité des accords d’Evian. Les griefs des Français et des « Français musulmans » d’Algérie ne sont donc pas dépourvus de fondement.

Jean-Jacques Jordi précise qu’il a trouvé au Centre des Archives diplomatiques de Nantes 15 cartons au sujet des enlèvements couvrant la période du 19 mars 1962 au 31 décembre 1964 (ainsi que 8 liasses sur les harkis).

Robert Davezac [3], doctorant sous la direction de Guy Pervillé, abonde dans son sens en tant que témoin. Le débat rebondit quand Guy Pervillé revient sur la question de la rumeur faisant état de la découverte de cadavres exsangues à la suite de prises de sang faites par le FLN sur les personnes enlevées pour soigner ses blessés. Cette rumeur, reprise dans plusieurs témoignages de Français d’Algérie [4], n’est généralement pas considérée comme fondée par les historiens, même par la thèse de Jean Monneret [5]. Or, Guy Pervillé montre un document communiqué par un autre chercheur, dont il assure avoir eu l’original entre les mains. Il s’agirait d’une lettre envoyée d’Algérie à son frère vivant en France par un légionnaire considéré comme déserteur, qui explique avoir été enlevé par le FLN et transféré dans un lieu secret où il se trouverait avec d’autres Français enlevés et soumis à des prises de sang. Le chef de corps de la Légion auquel le frère du légionnaire disparu a transmis la lettre se déclare convaincu de son authenticité, et conclut qu’elle serait la première preuve de la réalité de la rumeur citée plus haut. Ce document sucite des réactions très réservées de Daniel Lefeuvre et de Colette Zytnicki, méfiants envers son authenticité parce qu’il ne se trouve pas conservé dans les archives publiques, et parce que son contenu paraît refléter un vieux fantasme occidental associant le couteau des musulmans, le sang et la mort. Guy Pervillé répond que le document n’est pas manifestement fantasmatique, puisqu’il n’établit pas de rapport direct entre les prises de sang faites suivant les règles médicales et la mort à laquelle son auteur se croit voué ; et qu’il comporte de très nombreux détails susceptibles d’être vérifiés ou infirmés, contrairement aux rumeurs dont la source s’avère toujours invérifiable. Examiné déjà par plusieurs historiens, il ne peut cependant être considéré comme entièrement probant tant que l’enquête d’authenticité nécessaire n’aura pas été menée à son terme.

Daniel Lefeuvre expose ensuite « les prémices de l’exode des Français d’Algérie » [6]. Il propose une périodisation en quatre phases. La première commence en 1943, avec l’apparition du slogan « la valise ou le cercueil » dans le Constantinois, et dure juqu’en 1959. La deuxième, de septembre 1959 à mars 1962. La troisième, d’avril à août 1962, est « la ruée », et la quatrième, de septembre 1962 à 1965, la « queue » de l’exode vers la métropole.

La première phase est surtout caractérisée par des replis de l’intérieur vers les villes littorales, et des quartiers mixtes vers des quartiers homogènes, ainsi que par des transferts de propriété foncière déficitaires pour les Européens, qui permettent une « reconquête économique » de l’Algérie par les Algériens. L’achat de terres européennes est interdit par le FLN depuis 1956, mais la CAPER créée par le ministre résidant Robert Lacoste achète les grands domaines pour les lotir jusqu’à la fin 1960, puis elle est submergée par les offres de vente des colons. Le gouvernement organise ainsi le retrait de la propriété coloniale pour préparer la réforme agraire voulue par le FLN.

La deuxième phase commence par une lente hémorragie de capitaux suivie en 1961 par une première vague de départs (240.000 jusqu’en mars 1962), accompagnée d’un désinvestissement massif, compensé par des transferts massifs de fonds publics métropolitains pour faire vivre l’Algérie.

La troisième phase est caractérisée par la peur d’une population désemparée, et voit 512.000 départs en cinq mois, mais aussi des retours parfois contraints (cas des employés de banque).

Enfin la dernière phase voit des retours de personnes qui hésitent encore sur leur avenir, mais aussi de plus en plus de départs contraints par les décisions du gouvernement algérien. Les promesses du Congrès de la Soummam ont été rapidement démenties par des actes, et celles des accords d’Evian ont été ébranlés par les incertitudes de la politique intérieure algérienne, et désavouées par le programme de Tripoli.

Les départs ont été plus ou moins facilitées par la possibilité de trouver ou non un point de chute en France, les transformations de statuts professionnels permettant l’intégration dans les services métropolitains (pour un tiers des familles), la liberté des transferts financiers jusqu’en 1965, l’envoi préalable d’enfants, de jeunes et de femmes en France. Les conditions matérielles du départ ont été mal vécues. La réduction des rotations de bateaux en mars et avril 1962 s’explique par leur faible taux de remplissage antérieur, causé par les interdits et les menaces de l’OAS. Contrairement à ce qu’a retenu la mémoire douloureuse des rapatriés, le rapatriement avait été pensé et préparé par l’administration.

Colette Zytnicki présente ensuite ses remarques sur la spécificité de l’exode des juifs d’Algérie. La population juive recensée en Algérie en 1954 esr forte de 130.000 à 140.000 personnes. Française à part entière depuis le décret Crémieux d’octobre 1870, cette population est très urbanisée, et conserve une certaine proximité linguistique et culturelle avec les Arabes. Longtemps victimes d’un antisémitisme virulent (crise « antijuive » de 1898, campagnes antisémites du docteur Molle puis de l’abbé Lambert entre les deux guerres à Oran, enfin abrogation du décret Crémieux et politique antisémite de Vichy de 1940 à 1943), les Français juifs d’Algérie restent néanmoins très fortement attachés à la France. Ils forment une collectivité particulière dans la nation française, mais pas une « communauté » distincte. Les appels du FLN et de sa Fédération de France, répétés de 1956 à 1959, à se considérer comme des Algériens de confession juive, sont peu écoutés en dehors de quelques exceptions individuelles (militants du PCA le plus souvent). Plus significatives sont les réactions de Maître Narboni (« Ne nous demandez pas de trahir ») et de Jacques Lazarus (« Nous sommes juifs algériens, français, républicains et libéraux »). L’exemple du sort des juifs tunisiens et marocains après les indépendances (les premiers victimes de la crise de Bizerte en juillet 1961, les seconds privés du droit d’entretenir des relations avec Israël) ne les encourage pas à renoncer à leur nationalité française au moment où s’ouvrent les négociations entre le gouvernement français et le FLN.

La chronologie des départs semble différente de celle de la population française en général. On observe une fuite massive de la population juive de Constantine dès l’été 1961, à la suite d’attentats spécifiquement antijuifs. La répartition des lieux d’accueil en France, plus concentrée dans la région parisienne (25% à 30%) semble elle aussi légèrement différente, du fait de l’attraction des communautés juives préexistantes.

Deuxième table ronde, présidée par Guy Pervillé : l’exode des « harkis »

« Qu’appelle-t-on harkis ? » Guy Pervillé rappelle les controverses dont ils ont fait l’objet. Ce nom désigne strictement les membres des harkas, unités provisoires de supplétifs rattachés à des unités régulières de l’armée française, mais son usage a été élargi à toutes les autres catégories de supplétifs (Groupes mobiles de protection rurale, moghaznis des Sections administratives spécialisées, groupes d’autodéfense des villages), et même à l’ensemble des Algériens musulmans armés par la France (y compris les soldats engagés ou appelés dans les unités régulières). Leur nombre aurait ainsi culminé à 180.000 ou à 210.000 hommes à la fin 1960, et largement dépassé celui des « rebelles ». Mais le plus grand sujet de controverse reste leurs motivations. Plusieurs images stéréotypées du harki, fondées sur la généralisation de cas particuliers, s’affrontent : le traître impardonnable à la patrie algérienne, le modèle exemplaire de fidélité à la patrie française, et le pauvre bougre trompé, manipulé puis abandonné par le colonialisme. Notre sujet se limite au devenir des harkis après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, leur licenciement et leur désarmement. Que sait-on des massacres, de leurs responsables et de leur bilan, des conditions et des modalités du refuge en France, de l’accueil des réfugiés par les autorités et par la population ?

Jean-Jacques Jordi rappelle que les diverses catégories de supplétifs musulmans de l’armée française, dont l’existence même devenait inutile et embarrassante au moment du cessez-le-feu, ont été démobilisées et désarmées, et que leurs membres se sont vus proposer le choix entre plusieurs options, parmi lesquels la grande majorité a préféré le licenciement sur place avec prime, en voulant faire confiance aux promesses d’amnistie des accords d’Evian. Or ces promesses n’ont pas été respectées par le FLN, bien qu’il ait souvent perçu les primes de licenciement en tant qu’arriérés de cotisations. Des enlèvements et des assassinats d’anciens supplétifs ont eu lieu dès le 19 mars à Saint-Denis du Sig, et surtout en Oranie. Dans les premiers mois, les directives du FLN-ALN tombées entre les mains de l’armée française donnaient des consignes de modération pour ne pas inquiéter les anciens « harkis » jusqu’à la proclamation de l’indépendance, mais elles laissaient entendre plus où moins clairement que leur sort serait règlé souverainement ensuite, et la directive de la wilaya V (reproduite en mai par un tract de l’OAS d’Oran) était particulièrement menaçante. C’est surtout après la proclamation de l’indépendance le 3 juillet que les représailles se sont déchaînées, dans une ambiance de surenchère patriotique surexcitée par la lutte pour le pouvoir opposant les diverses factions du FLN-ALN. Les témoignages rapportés à l’époque par les défenseurs des harkis font état de plusieurs vagues d’arrestations massives, très souvent suivies de sévices, de tortures et de supplices effroyables. Les documents des archives militaires et diplomatiques françaises confirment cettre sombre réalité, mais ne permettent pas de connaître le nombre exact des victimes, qui ont fait l’objet d’estimations très diverses (plus de 10.000 morts du 19 mars au début novembre suivant l’enquête du journaliste Jean Lacouture, 75.000 ou 150.000 suivant l’ancien sous-préfet d’Akbou, M. Lambert).

Les anciens « harkis » reprochent à la France de les avoir abandonnés sans véritable protection contre la violation prévisible des accords d’Evian, et d’avoir refusé de les secourir quand cette violation est devenue flagrante. En effet, le gouvernement français a refusé toutes les propositions de repli préventif en métropole de la masse des ex-supplétifs, et a tout fait pour les inciter à préférer le licenciement sur place. Puis il a interdit les transferts vers la métropole organisés en dehors de la voie hiérarchique par d’anciens officiers inquiets pour la sécurité de leurs subordonnés et de leurs familles, il a ordonné des sanctions contre ces officiers et menacé de renvoyer en Algérie les bénéficiaires de leurs initiatives (télégramme du ministre des Affaires algériennes Louis Joxe et directive du ministre des Armées Pierre Messmer le 12 mai). Il a ensuite organisé sous la pression de la nécessité l’accueil des personnes menacées dans les camps militaires en Algérie et leur transfert dans des camps aménagés pour les recevoir en France, mais il a refusé les opérations militaires de sauvetage, et tenté à plusieurs reprises de limiter l’admission des réfugiés sous prétexte de saturation des capacités d’accueil de la métropole. Enfin, les anciens « harkis » et leurs familles reprochent aux autorités de les avoir parqués durant des années à l’écart de la population française, dans des camps entourés de barbelés ou dans des hameaux de forestage isolés. Ils ont gardé le souvenir d’avoir été rejetés comme des indésirables, non seulement par leurs anciens compatriotes algériens, mais aussi par les Français de France en dépit de leur nationalité française. Ils estiment avoir été moins bien traités que les Français d’Algérie « rapatriés », et que les Algériens immigrés, pourtant devenus étrangers.

Guy Pervillé précise que l’attitude très restrictive du gouvernement français envers la venue en France des anciens « harkis » s’explique par plusieurs raisons. D’abord la crainte, injustifiée, de favoriser la prolongation des actions subversives de l’OAS en métropole en lui fournissant une masse de manœuvre potentielle. Puis la crainte d’incidents avec l’Algérie indépendante qui auraient contrarié le repli des troupes françaises. Et surtout, la conviction du général de Gaulle que les harkis n’étaient pas de vrais Français, mais des Algériens comme les autres, dont l’immigration massive ne devait pas être facilitée.

Troisième table ronde, présidée par Chantal Bordes-Benayoun : L’intégration matérielle et morale des « Pieds noirs » (Jean-Jacques Jordi), des juifs d’Algérie (Chantal Bordes-Benayoun), et des « harkis » (Abderahmen Moumen, doctorant à l’Université de Provence) en France.

Cette troisième table ronde prend d’emblée la forme d’un débat plutôt que d’une succession d’exposés distincts. Chantal Bordes-Benayoun le lance en posant la question du succès ou de l’échec de l’intégration matérielle et morale des diverses catégories de « rapatriés » quarante ans après.

Jean-Jacques Jordi [7] répond que, globalement, les « pieds noirs » [8] ont été chanceux. Vivant en Algérie dans une société figée depuis les années 1930, le déracinement de 1962 a été pour eux une révolution douloureuse, mais dont les effets se sont avérés positifs à long terme. En tant que fils de rapatriés, arrivé en France à l’âge de sept ans, il estime que « ce fut notre chance », celle d’un accès plus large à l’enseignement et à des possibilités de promotion sociale inespérées. Puis il s’interroge sur la transmission d’une identité « pied-noire » aux nouvelles générations qui n’ont pas connu l’Algérie d’avant 1954 ni les expériences traumatisantes de la guerre et de l’exode. Depuis quelques années, des jeunes nés en métropole revendiquent leur titre d’« enfants de pieds-noirs », mais ils ont un autre rapport à l’histoire, plus distancié que celui de leurs parents. Au contraire, les générations précédentes conservent un sentiment d’injustice et revendiquent la reconnaissance de leur souffrance par l’Etat et par l’opinion publique métropolitaine.

A ce propos, Guy Pervillé rappelle l’initiative prise en 1999 par le Cercle algérianiste et par plusieurs autres associations « attachées à la défense de la mémoire identitaire », qui ont décidé de « retenir comme priorité l’obtention de la reconnaissance officielle par l’Etat de sa responsabilité dans le drame des Harkis et des Pieds-Noirs », et de « se doter d’une instance nationale représentative, élue démocratiquement par le plus grand nombre de nos compatriotes, qui associerait l’ensemble des forces vives de la communauté et serait habilitée à discuter avec l’Etat en pleine légitimité » [9]. Sachant que les militants de l’ensemble des associations « pied-noires » ne rassemblent qu’une minorité des rapatriés, on doit s’interroger sur leur représentativité, et sur la réalité de la « communauté » qu’elles prétendent représenter. Une communauté dépourvue d’existence juridique, et qui ne peut être davantage qu’une communauté de destin et de mémoire, mais dont les porte-parole veulent « faire entendre notre voix de communauté victime de la raison d’Etat, une communauté qui a dû choisir, quoi qu’on dise aujourd’hui çà et là, entre la valise et le cercueil » [10] .

Daniel Lefeuvre intervient ensuite, pour souligner vigoureusement l’énorme décalage entre les représentations et la réalité. Contrairement au sentiment d’abandon par l’Etat retenu et entretenu par la mémoire communautaire des « pieds noirs », l’administration avait acquis depuis 1945 (début du retour des Français d’Indochine) une véritable « culture administrative du rapatriement ». Dès 1959, un comité d’accueil des rapatriés avait été créé au ministère des Affaires étrangères, puis un secrétariat d’Etat aux rapatriés lefutenseptembre 1961, pour appliquer la loi du26 décembre 1961 sur l’accueil et la réinstallation des Français d’Outre-mer. Ce dernier n’était pas en principe destiné aux Français d’Algérie, mais il se dota aussitôt d’une mission d’étude pour chiffrer les retours prévisibles et préparer l’accueil des rapatriés à venir (sans oublier les aliénés...). L’erreur de prévision porta sur l’importance des flux et sur leur périodisation, mais elle fut corrigée dès la fin de l’année 1962. Le gouvernement a-t-il donc failli ? Oui et non. Son erreur sur l’ampleur et la rapidité de l’exode était compréhensible, car les rapatriés eux-mêmes hésitaient sur le caractère définitif de leur repli.

La politique d’accueil s’est attachée en priorité à l’emploi et au logement, et elle réussit grâce à l’accélération de la croissance économique (due en partie au retour des Français d’Algérie, qui apportèrent leur force de travail, leur savoir-faire [11] et leurs capitaux mobiliers) et à l’effort considérable de l’Etat. La croissance absorba en cinq ans la population active rapatriée. Le problème du logement fut plus difficile à résoudre dans une conjoncture encore déficitaire (n’oublions pas l’appel au secours de l’abbé Pierre en 1954), mais la priorité fut accordée aux rapatriés, si bien qu’en 1969 ils étaient mieux logés que la moyenne des Français. Le problème des emprunts de réinstallation, à remboursements différés, fut règlé par des mesures de moratoire, puis d’annulation.

Le débat continue ensuite sur plusieurs des points abordés. Colette Zytnicki confirme que de nombreux rapatriés considèrent leur déracinement, si difficile à vivre pour eux-mêmes, comme « une chance pour nos enfants ». Robert Davezac estime que l’exode de ses compatriotes français d’Algérie était tout à fait prévisible, car pour eux, l’indépendance signifiait depuis le début de la guerre le choix entre « la valise et le cercueil ». Chantal Bordes-Benayoun se déclare choquée par la récusation trop systématique de la parole des témoins par Daniel Lefeuvre. Ce dernier répond en justifiant son attitude par des considérations de méthode.

Abderahmen Moumen expose ensuite les étapes de l’intégration difficile et incomplète de la communauté connue sous le nom de « Harkis » [12]. La première étape (1962-1975) est marquée par la persistance d’une politique de relégation à l’écart de la communauté nationale. La deuxième (1975-1991) est inaugurée par la révolte des jeunes nés dans les camps de Bias et de Saint-Maurice l’Ardoise, qui oblige les pouvoirs publics à changer officiellement de politique, mais la nouvelle politique d’intégration matérielle et morale ne tient pas ses promesses. La troisième commence en 1991 par une nouvelle révolte de la jeune génération, partie de la Cité des Oliviers à Narbonne, qui attire l’attention sur la persistance d’une situation d’exclusion frappant une grande partie de cette communauté. Insatisfaits de la loi du 11 juin 1994, les « harkis » persistent à revendiquer leur nom et leur réhabilitation. « Avides de reconnaissance, les Français musulmans et leur descendance continuent un combat qu’ils n’estiment pas clos malgré la reconnaissance officielle des anciens harkis le 25 septembre 2001 ». Cette évolution est analysée en détail dans le texte joint en annexe.

Guy Pervillé précise les données juridiques du problème. Tous les habitants de l’Algérie étaient officiellement considérés comme jouissant de la nationalité et de la citoyenneté française avant la proclamation de l’indépendance de ce pays le 3 juillet 1962. Ceux d’entre eux qui étaient soumis à toutes les lois françaises, appelés « citoyens de statut civil de droit commun » [13], conservèrent de plein droit leur nationalité et leur citoyenneté française, tout en bénéficiant des droits civiques algériens pendant une période transitoire de trois ans. Tous les autres habitants, appelés « citoyens de statut civil de droit local » [14], perdirent leur nationalité et leur nationalité française par suite du référendum d’autodétermination du 1er juillet 1962, à moins de venir en territoire français pour souscrire une « déclaration recognitive de nationalité française » (procédure ouverte jusqu’en 1967), qui leur faisait perdre le bénéfice du statut personnel musulman ou berbère. Mais le code de la nationalité algérienne, voté en 1963, considère comme Algériens de naissance, et sans possibilité de renonciation, tous les Algériens d’origine musulmane et leurs descendants. Les « Harkis » et leurs enfants sont donc des bi-nationaux, de même que les enfants d’Algériens nés en territoire français depuis le 1er janvier 1963, qui sont automatiquement français en vertu du droit du sol. Il n’y a donc pas de différence juridique entre les enfants de « Harkis » et ceux des immigrés algériens appelés « Beurs », et l’on peut se demander s’il existe entre eux d’autres différences que celle des mémoires familiales de la guerre d’Algérie.

Chantal Bordes Benayoun s’interroge enfin sur les particularités de l’intégration des juifs d’Algérie en France. Elle constate une « pied-noirdisation » de ces juifs, qui n’étaient pas considérés et ne se considéraient pas tout à fait comme tels avant l’exode. Ils ont connu la même élévation du niveau d’études, mais d’une façon beaucoup plus marquée que chez les autres « pieds noirs ». Leur arrivée a entraîné un grand bouleversement dans la communauté juive de France, mais l’endogamie des juifs d’Algérie est restée très forte.

Le débat continue avec des interventions de Jean-Jacques Jordi, de Patrick Cabanel, de Colette Zytnicki, et de Daniel Lefeuvre, portant notamment sur le déclassement subi par les nouveaux arrivants, et sur la modernisation à plus long terme de leurs conditions de vie. Daniel Lefeuvre conclut que la société métropolitaine, étant alors plus ouverte que celle de l’Algérie coloniale, a offert aux « pieds-noirs » des possibilités de promotion plus grandes.

Quatrième table ronde, présidée par Daniel Lefeuvre : bilans rétrospectifs des exodes et de leurs conséquences du point de vue du pays et des régions d’arrivée, et du pays de départ.

Cette dernière table ronde a souffert du retard pris par rapport au programme, qui ne lui laissait que peu de temps. Son thème était particulièrement ambitieux et délicat à traiter : pouvions-nous dire, comme Jacques Marseille l’avait osé en 1992 au colloque de Saint-Denis, que l’issue de la guerre d’Algérie a été, tous comptes faits, « une bonne affaire pour la France et une mauvaise pour l’Algérie » ?

Jean-Jacques Jordi a déjà posé la question : « Les Pieds-noirs, charge ou chance pour la France ? » Daniel Lefeuvre estime que le bilan est positif pour le pays d’arrivée. Comme il a été démontré lors du colloque de 1988 sur La guerre d’Algérie et les Français, l’économie française n’a pas souffert de la « perte » de l’Algérie », parce que le rapatriement a transféré en France l’essentiel du potentiel économique (main d’œuvre qualifiée, capitaux et consommateurs) de ce pays. Ce bilan global doit être décliné par régions, en tenant compte du fait que les rapatriés se sont répartis très inégalement sur le territoire métropolitain, avec une forte concentration sur la façade méditerranéenne et sur son arrière-pays (de Toulouse à Lyon et à Nice), et qu’ils ont eu un impact beaucoup plus fort sur ces régions [15]. Mais aussi par secteurs économiques, et en croisant ces deux variables (exemple de l’agriculture dans les départements du Midi et du Sud Ouest). Il faut donc dresser une typologie.

Quant au pays de départ, Daniel Lefeuvre pose ainsi le problème : y avait-il compatibilité entre le maintien d’une population française en position économiquement et socialement dominante, et la volonté légitime de promotion des Algériens musulmans ? Mais n’y a-t-il pas eu aussi un appauvrissement de l’Algérie par le départ massif de presque tous ses cadres ?

Guy Pervillé précise que le FLN avait maintes fois déclaré que son but n’était pas de rejeter les Européens à la mer, et leur avait offert de choisir entre la nationalité algérienne et le statut de résident étranger, de la proclamation du 1er novembre 1954 aux Accords d’Evian, en passant par la plate-forme du Congrès de la Soummam (1956). Mais ses promesses avaient été rapidement démenties par des actes, et à partir de 1960 il était évident qu’il ne souhaitait pas le maintien d’une importante minorité européenne. Mohammed Harbi, témoin et historien, a confirmé que les deux camps qui se sont affrontés pour le pouvoir en 1962 voulaient également « l’élimination totale des Européens ». Les dirigeants du FLN semblaient penser, comme Frantz Fanon dans Les damnés de la terre, que le rêve de tout colonisé est de prendre la place du colon ; mais comment dix millions d’Algériens auraient-ils pu prendre la place d’un million de « colons » ? Le départ massif des Français d’Algérie n’a profité qu’à une minorité qui en a récupéré les emplois et les logements, mais cette promotion exceptionnelle a bloqué celle des générations suivantes. Suivant le sociologue algérien M’hamed Boukhobza, le « transfert social de l’indépendance » allait « contribuer à générer un système d’une rigidité extraordinaire, dans la mesure où une fraction dominante des élites qui vont encadrer le pays ne tient pas sa légitimité d’une aptitude professionnelle ou intellectuelle, ou d’un capital économique ou financier socialement reconnu, mais d’un système d’alliance et de clientèle basé sur des cooptations et des affinités régionales ou claniques. L’une des difficultés qu’aura à affronter le pays, trente années après son indépendance, se situe précisément dans la contestation presque généralisée du poids et du rôle joué par ces élites que l’on peut qualifier d’illégitimes, dans la mesure où les statuts et pouvoirs qu’elles ont détenus, ou qu’elles détiennent, n’ont pas un fondement social » [16]. Ce phénomène peut expliquer l’impopularité de ceux que les islamistes qualifient de "nouveaux pieds-noirs", et le fait qu’une partie notable des Algériens regrette le départ des anciens et accueille à bras ouverts ceux d’entre eux qui reviennent visiter leur ancien domicile.

Le programme initial comportait aussi une comparaison avec les autres rapatriements causés par la décolonisation, mais il a fallu y renoncer faute de temps. La conclusion même de la journée a été remplacée, à la demande d’une auditrice, par un tour de table où chacun des intervenants s’est expliqué sur sa relation personnelle avec le sujet traité et l’éventuelle influence de cette relation sur ses analyses.

Cette journée d’étude n’est pourtant pas restée sans conclusions implicites. Elle nous a conduits a nuancer les idées reçues par des distinctions utiles. Par rapport à l’ensemble des migrations consécutives aux décolonisations, celle des Français et des Français musulmans d’Algérie est sans doute l’une des plus dramatiques, voire tragiques, par la brutalité et la soudaineté de ses conditions. Mais l’intégration relativement rapide des rapatriés « pieds- noirs » dans l’économie métropolitaine est au contraire une des plus grandes réussites. Il est vrai que le bilan personnel n’est pas le même pour ceux qui ont laissé leur vie derrière eux, pour ceux qui ont dû la reconstruire, et pour ceux qui l’avaient presque toute entière devant eux et ont pu la bâtir sur des fondations nouvelles. D’autre part, le cas des « harkis » est très particulier, et il demanderait une comparaison méthodique avec celui des autres « rapatriés », mais aussi avec celle des immigrés algériens que l’on peut considérer dans une certaine mesure comme des réfugiés économiques de la décolonisation.

- Exposé de Guy Pervillé : Les causes de l’exode des Français d’Algérie.

L’exode massif des Français d’Algérie en 1962 est encore trop souvent expliqué par une cause quasi-unique : la terreur répandue par l’OAS, et l’anticipation de représailles algériennes prévisibles. J’ai vu cette explication trois fois citée dans une thèse récente, qui datait cette terreur de l’été 1962 (alors que l’OAS avait cessé d’exister en Algérie à la veille du référendum du 1er juillet et de la proclamation de l’indépendance). Je l’ai retrouvée sous une forme plus nuancée dans un excellent ouvrage d’un éminent spécialiste du Maghreb contemporain : « Pour fuir autant la terreur instaurée par l’OAS que les rigueurs de l’Etat-FLN inéluctable à l’horizon, les deux-tiers des 900.000 Européens se replient en catastrophe sur la métropole au printemps et à l’été 1962 » [17]. Mais en réalité, les responsabilités sont beaucoup plus partagées.

Les responsabilités de l’OAS (Organisation armée secrète, regroupant des militaires déserteurs et des civils français d’Algérie pour s’opposer par la force à « l’abandon » de l’Algérie française) sont indéniables, mais elles ne sont pas les seules. Il est vrai que l’OAS a condamné le cessez-le-feu ordonné par le gouvernement français et par le FLN algérien, devant prendre effet le 19 mars 1962 à la suite des accords signés la veille à Evian ; et qu’elle s’est efforcé de le saboter en redoublant de violence contre l’ennemi FLN et contre les forces gouvernementales considérées désormais comme ses alliées. De ce fait, elle est apparue comme le seul et le dernier obstacle au rétablissement de la paix en Algérie. D’autant plus que ses commandos ont pratiqué une tactique de provocation, visant à chasser les Algériens musulmans des quartiers européens et à les harceler dans leurs propres quartiers par des attentats systématiques pour les inciter à riposter, afin d’obliger l’armée française à rompre le cessez-le-feu en intervenant au secours des Européens. Il faut néanmoins préciser que cette tactique provocatrice ne faisait pas l’unanimité des chefs de l’OAS, dont le chef suprême, le général Salan, condamnait le dévoiement de son action en « ratonnades systématiques » [18], contraires à son idéal d’une Algérie française fraternelle. Et surtout, il ne faut pas oublier que le terrorisme du FLN était resté nettement plus meurtrier que celui de l’OAS jusqu’en janvier ou février 1962, d’après les préfets de police d’Alger et d’Oran et le ministre des Affaires algériennes Louis Joxe, signataire des accords d’Evian [19].

Les responsabilités du FLN sont donc non moins importantes. S’il a commencé par interdire de céder aux provocations de l’OAS, il a changé d’attitude à la mi-avril 1962, c’est-à-dire après le référendum du 8 avril qui a ratifié les accords d’Evian en métropole, le remplacement du Premier Ministre Michel Debré par Georges Pompidou, et l’installation de l’Exécutif provisoire en Algérie. A partir du 17 avril, il eut recours à des enlèvements, en principe destinés à démanteler l’OAS, mais qui très vite frappèrent n’importe quel Européen pris au hasard à la limite des quartiers musulmans ou sur les voies de communication, simultanément à Alger, à Oran et dans les régions voisines [20]. Le nombre des enlèvements augmenta de façon exponentielle au mois de mai (après le sanglant attentat OAS du 2 mai au port d’Alger), et des cadavres portant des traces de torture ou de mutilations furent exhumés dans des charniers, ce qui provoqua un mouvement de panique dont témoigne le Journal d’une mère de famille pied-noir [21] :

« - Mercredi 9 mai 1962 : Depuis plusieurs jours les enlèvements se multiplient. Le FLN prend même des enfants dont on voit ensuite la photographie dans le journal pour les « recherches dans l’intérêt des familles ». On retrouve de temps un temps un cadavre exsangue. Il paraît qu’on saigne à blanc ces malheureux pour des transfusions pratiquées dans de mystérieux hôpitaux de la Casbah. C’est tellement horrible qu’on a peine à le croire.

- Mardi 22 mai : Hier après-midi, une patrouille a été attaquée à Haouch Adda près d’Alger. Cet incident a permis de découvrir un charnier où gisaient treize corps horriblement mutilés. Parmi eux, celui du père d’une de mes élèves. Parti hier matin comme à l’ordinaire, il n’est pas rentré à l’heure du déjeuner. Le corps était dans un tel état que sa femme n’a pas été autorisée à le voir à la morgue. Aujourd’hui, avec sa fille, elles ont pris l’avion pour la métropole ».

Telle est la cause directe de l’exode massif qui commence alors, et qui s’accélère à l’approche du référendum du 1er juillet, suivi le 3 par la proclamation de l’indépendance. Bien que l’OAS eut alors cessé d’exister en Algérie, l’insécurité ne fit que s’aggraver, à cause de l’impuissance de l’Exécutif provisoire (théoriquement responsable du maintien de l’ordre) et de la lutte pour le pouvoir qui opposa pendant trois mois les diverses factions du FLN et de l’ALN. Le gouvernement formé à la fin septembre par Ahmed Ben Bella s’efforça de rétablir l’ordre en s’appuyant sur l’Armée nationale populaire organisée par son allié le colonel Boumedienne, mais l’insécurité se prolongea encore pendant plusieurs mois. Selon les autorités française, le nombre des civile européens enlevés depuis le 19 mars 1962 aurait atteint 1.107 au 30 juin, 2.943 au 31 décembre, et 3.098 au 30 avril 1963 [22], parmi lesquels, en novembre 1964, 1.245 auraient été retrouvés vivants et 1.165 seraient certainement décédés [23].

Le FLN avait-il voulu tout cela [24] ? Pendant toute la guerre, ses responsables avaient multiplié les déclarations rassurantes à l’intention des Français d’Algérie pour les inviter à rejoindre la révolution anticolonialiste en tant qu’Algériens à part entière (notamment dans la proclamation du 31 octobre 1954 et dans la plateforme du Congrès de la Soummam en août 1956) ; mais elles avaient été rapidement démenties par des attentats visant n’importe quel Européen, voire des massacres de familles entières. En mai 1962, le programme de Tripoli adopté sans discussion et à huis clos par le CNRA dénonçait les accords d’Evian comme une plateforme néo-colonialiste, et préconisait d’encourager les Français d’Algérie à s’en aller. Selon l’historien du FLN Mohammed Harbi, les chefs des deux coalitions en lutte pour le pouvoir souhaitaient également l’élimination totale des Européens [25] (à quelques exceptions près).

Les responsabilités du gouvernement français ne sont pas négligeables. En effet le général de Gaulle, approuvé par la grande majorité des Français de France, avait voulu mettre fin à la guerre d’Algérie en dégageant la France de ce pays, soit par ce qu’il appelait « l’arrachement », c’est-à-dire l’évacuation des troupes françaises vers la métropole avec tous ceux des habitants de l’Algérie qui voudraient rester français, soit par la négociation avec le FLN d’un statut permettant la coexistence pacifique des Français d’Algérie avec les Algériens et leur coopération au développement de leur pays.

Les accords d’Evian signés le 18 mars 1962 ayant fourni les garanties nécessaires sur le papier, l’évacuation des Français d’Algérie cessait d’être souhaitable. Mais il restait le problème de la garantie des garanties, pour le cas dans lequel le FLN et le futur gouvernement algérien ne tiendraient pas leurs promesses. Or, l’évacuation de l’armée française dans des délais limités avait été prévue par les accords d’Evian, et elle avait déjà commencé auparavant par un repli vers les grandes villes. La priorité avait été donnée à la lutte contre l’OAS sur celle contre le FLN avant même le cessez-le-feu. Les autorités française tardèrent à prendre conscience de la gravité des enlèvements, et ne réagirent pas contre ces violations du cessez-le-feu par le FLN aussi énergiquement que contre celles de l’OAS, parce qu’elles ne voulaient pas donner raison à cette dernière en recommençant les hostilités. L’armée française ouvrit le feu sur des manifestants pro-OAS à Alger le 26 mars 1962, mais elle n’intervint pas à temps pour s’opposer au massacre de nombreux Oranais le 5 juillet. Ainsi, le général de Gaulle mena de front deux politiques contradictoires et théoriquemment incompatibles, dont les inconvénients se cumulèrent pour les Français d’Algérie. Il eut le tort de fermer trop longtemps les yeux sur la gravité de leur situation et de sous-estimer l’ampleur de leur exode en ne voulant voir dans les rapatriés que des « vacanciers », puis des « repliés » provisoires, et de rejeter sur la seule OAS toute la responsabilité de leurs malheurs. Leurs griefs ne sont donc pas dépourvus de fondements [26].

Les actes de cette journée comportent également les textes des interventions de Daniel Lefeuvre ("Les prémices de l’exode des Français d’Algérie"), de Jean-Jacques Jordi ("Les Pieds-Noirs, charge ou chance pour la France ?"), et de Abderahmen Moumen ("L’intégration matérielle et morale des Français musulmans rapatriés, dits ’les harkis’", et "Bilan des exodes et de leurs conséquences du point de vue d’un département : le Vaucluse"). L’ensemble de ce dossier se trouve publié dans le n° 28, hiver 2005, de la revue Cahiers d’histoire immédiate, publiée par le GRHI sous la direction de Jacques Cantier, pp. 43-102. La revue, qui publie deux numéros par an, peut être acquise par abonnements au prix de 22,87 euros (tarifs spéciaux étudiant : 16,77 euros, bibliothèque : 33,54 euros, étranger : 38,11 euros). Les demandes d’abonnement sont à adresser à : GRHI, Pavillon de la Recherche, 5 allées Antonio Machado, 31058 TOULOUSE CEDEX 9, accompagnées d’un chèque bancaire libellé à l’ordre du Groupe de Recherche en Histoire Immédiate.

[1] L’Europe retrouvée, les migrations de la décolonisation, s. dir. Jean-Louis Miège et Colette Dubois, Paris, L’Harmattan, 1994, pp. 12 et 18.

[2] Voir son exposé en annexe : « Les causes de l’exode des Français d’Algérie ».

[3] Voir son intervention en annexe.

[4] Voir le Journal cité de Francine Dessaigne, et Micheline Susini, De soleil et de larmes, Robert Laffont, 1982, pp. 226-227.

[5] Voir la version dactylographiée, t. 2, p. 455.

[6] Voir son texte en annexe.

[7] Voir son intervention en annexe : « Les Pieds-Noirs, charge ou chance pour la France ? »

[8] Selon Jean-Jacques Jordi, « ce n’est pas 1830 qui a créé les Pieds noirs, c’est 1962 ». Sur l’origine obscure et controversée de cette appellation, voir la mise au point de Guy Pervillé au colloque de Bordeaux sur Les mots de la colonisation, janvier 2004 : « Pour en finir avec les Pieds noirs », sur le site internet guy.perville.free.fr.

[9] Article de Thierry Rolando dans Les informations de l’Algérianiste, supplément au n° 88 de L’Algérianiste, décembre 1999, p.5.

[10] Extrait du rapport moral de Pierre Dimech, président du Cercle algérianiste, à son XXVIème congrès, Nice, 25-26 septembre 1999, Ibid., p. 1.

[11] Cf. les statistiques citées dans L’Europe retrouvée, les migrations de la décolonisation, op. cit., p. 259 : « pour cent Pieds-Noirs actifs, treize avaient suivi une formation professionnelle (pour six métropolitains), dix avaient suivi des études secondaires alors que seuls sept métropolitains avaient atteint ce niveau, et six obtenu un diplôme d’études supérieures, surpassant les métropolitains (quatre seulement) ».

[12] Voir en annexes son exposé sur « L’intégration matérielle et morale des Français musulmans rapatriés d’Algérie, dits « les harkis ».

[13] C’està dire les Français d’origine, les étrangers naturalisés individuellement, les enfants d’étrangers nés en territoire français et naturalisés automatiquement par la loi du 26 juin 1889, les juifs autochtones francisés en bloc par le décret Crémieux du 24 octobre 1870, et les indigènes musulmans ayant obtenu leur accession individuelle à la citoyenneté française en renonçant à leur statut personnel coranique ou coutumier (qualifiés à tort de « naturalisés »).

[14] C’est à dire ceux qui avaient conservé leur statut personnel fondé sur la loi coranique ou sur les coutumes berbères, et n’étaient donc pas soumis au code civil français...

[15] Voir en annexe l’analyse d’Abderahmen Moumen sur le département du Vaucluse.

[16] M’hamed Boukhobza, « Le transfert social de l’indépendance, actes du colloque Les accords d’Evian en conjoncture et en longue durée , op. cit., p. 77.

[17] Daniel Rivet, Le Maghreb à l’épreuve de la décolonisation, Paris, Hachette, 2002, p. 419.

[18] Jean Ferrandi, 600 jours avec Salan et l’OAS, Paris, Fayard, 1969, pp. 265, 270, 271 et 273.

[19] Réponse de Louis Joxe à une question écrite, Journal officiel de la République française, Débats parlementaires, Assemblée nationale, 14 avril 1962, p. 639.

[20] Voir la thèse de Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie (Paris IV, s.dir. François-Georges Dreyfus, 1997), Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 118-149.

[21] Francine Dessaigne, Journal d’une mère de famille pied-noir, Paris, L’esprit nouveau, 1962, pp. 199 et 211.

[22] « Bilan des exactions contre les personnes civiles » dressé par l’ambassade de France à Alger, SHAT 1H 1785/3 et 1H 1791 ( reproduit par Jean Monneret, op. cit., p. 382).

[23] Déclaration du secrétaire d’Etat aux Affaires algériennes Jean de Broglie, Journal officiel, Débats parlementaires, Sénat, 25 novembre 1964, pp. 1846-1849.

[24] Voir l’analyse nuancée et solidement argumentée de Jean Monneret, op. cit., pp. 139-149.

[25] Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens, Paris, Arcantère, 1992, p. 169.

[26] Pour plus de précisions, voir G. Pervillé, « Les conditions de départ : l’Algérie », dans Marseille face au choc des décolonisations, op. cit., pp. 54-65, et Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Picard, 2002, pp.206-230.



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