La projection de la mémoire de l’Affaire Dreyfus sur la guerre d’Algérie (2001)

dimanche 18 septembre 2005.
 
Cette communication a été publiée à Toulouse dans le dossier "Evénements structurants de l’histoire contemporaine" de la revue MIHREC (Mémoires, Identités, Représentations, Histoire comparative de l’Europe), n° 5, 2001, pp. 43-46. Cette revue a été remplacée par la revue Diasporas, Histoire et société.

L’affaire Dreyfus est restée un modèle emblématique de l’injustice couverte par la raison d’Etat, et le mouvement dreyfusard un modèle exemplaire de l’engagement des intellectuels pour la justice. Par la suite, ce modèle a été appliqué à d’autres situations, notamment aux répressions coloniales, telles que le procès des députés malgaches en 1948, qui fut qualifié d’ « affaire Dreyfus à l’échelle de tout un peuple » par le professeur Mario Roques, membre de l’Institut. Mais c’est surtout la guerre d’Algérie qui fut perçue comme une nouvelle affaire Dreyfus par une catégorie d’intellectuels se réclamant explicitement de la tradition dreyfusarde, à l’occasion notamment de l’affaire Audin.

L’affaire Audin est un épisode de la « bataille d’Alger » de 1957, et le titre d’un livre de Pierre Vidal-Naquet publié en 1958 [1], élément important de la campagne des intellectuels de gauche contre la torture et contre les exécutions sommaires, voire contre la guerre d’Algérie elle-même. Maurice Audin, né en 1932, membre du Parti communiste algérien (PCA) depuis 1950, était assistant de mathématiques à l’Université d’Alger quand il fut arrêté à son domicile par les parachutistes du général Massu le 11 juin 1957 vers 23 heures, deux jours après le sanglant attentat du Casino de la Corniche, et quelques heures après les obsèques des victimes, marquées par des « ratonnades » meurtrières. Accusé d’avoir hébergé des militants du PCA clandestin (soupçonnés à tort d’avoir commis cet attentat [2]), il fut assigné à résidence dans les locaux des parachutistes le 12 juin, puis déclaré évadé le 21 ; mais il ne donna plus jamais signe de vie. Son épouse refusa de croire les versions officielles contradictoires ; elle alerta la presse du PCF ainsi que Le Monde, les milieux universitaires, et la Commission de sauvegarde des libertés individuelles créée par le gouvernement. La thèse de Maurice Audin, dirigée par le professeur Laurent Schwartz, fut soutenue in absentia à la Sorbonne ; l’écho de cette soutenance fut amplifié par une pétition des assistants et des chercheurs, puis relayé par la fondation du Comité Audin par un groupe d’intellectuels résolus à réclamer la vérité et la justice. L’un de ses fondateurs, le jeune historien Pierre Vidal-Naquet, rédigea un livre - dont la publication par les Editions de Minuit fut quelque peu éclipsée par les événements de mai 1958 - dans lequel il démontra les contradictions des versions officielles, et proposa une version plus vraisemblable : Audin serait mort sous la torture, et une pseudo-évasion aurait été mise en scène par ses gardiens pour camoufler sa mort. Dès le 15 juillet 1957, le recteur Daure, membre de la Commission de sauvegarde, avait confié au ministre résidant Robert Lacoste sa crainte de voir naître « une nouvelle affaire Dreyfus ». Mais le combat du Comité Audin contre ce déni de justice prit fin vingt et un ans plus tard sur un constat d’échec [3].

La préface de Laurent Schwartz au livre de Pierre Vidal- Naquet [4]reprend l’essentiel d’un article déjà publié dans L’Express du 16 janvier 1958. Le texte de Laurent Schwartz, sans caractère didactique apparent, enchaîne simplement et clairement ses idées. Trois idées principales sont développées en trois grandes parties.

La première établit un parallèle explicite entre l’affaire Dreyfus et l’affaire Audin, tout en reconnaissant que cette identification est un peu artificielle en ce qu’elle néglige les différences entre ces deux affaires. Elle insiste délibérément sur la continuité des valeurs dreyfusardes que le Comité Audin a décidé de défendre à son tour : le refus de sacrifier la vérité, la justice, et la démocratie à la prétendue raison d’Etat. Une autre comparaison est esquissée entre les excès de la répression en Algérie et ceux des nazis. Elle sous-entend que les opposants à la torture sont les fidèles héritiers de la Résistance.

La deuxième idée, plus longuement développée, est un appel au réveil des consciences et à la prise de responsabilités. Appel aux universitaires, dont c’est la vocation, et qui ont déjà donné l’exemple de la « révolte ». Mais aussi, appel à l’armée pour qu’elle se désolidarise de ses membres indignes, comme l’ont déjà fait quelques voix isolées (celles du général Billotte et du général de Bollardière). Et surtout, appel aux ministres du gouvernement Gaillard qui, selon l’auteur, ont abdiqué leur responsabilité collective de la politique algérienne au profit du ministre résidant Robert Lacoste, et qui ont laissé au journal Le Monde le soin de publier illégalement le rapport général de la Commission de sauvegarde.

Plus brièvement, l’auteur désigne dans un troisième temps les enjeux politiques de l’affaire Audin. Tout en distinguant celle-ci des solutions du problème algérien , il y voit un exemple représentatif de l’inconscience des gouvernements (et non seulement de celui en fonction) et de leur abdication de leurs responsabilités au profit de l’armée, ce qui le conduit à dénoncer « les dangers d’une disparition de la démocratie en France ».

Enfin, pour actualiser son article, l’auteur récapitule en trois paragraphes les devoirs des intellectuels qui justifient l’action du Comité Audin. D’abord, la recherche de la vérité qui est la vocation propre de tout intellectuel (et tout particulièrement celle d’un historien). Puis, la condamnation morale absolue de l’ « abomination » qu’est la torture. Enfin, la défense de la liberté d’expression et de la liberté des citoyens français, menacée par le pouvoir militaire qui s’est établi outre-Méditerranée. Conclusion à laquelle les événements du 13 mai 1958 ont aussitôt semblé donner une valeur prophétique.

Mais rétrospectivement, que devons nous penser d’une comparaison poussée jusqu’à l’identification entre l’affaire Dreyfus et l’affaire Audin ? Heureusement, Pierre Vidal- Naquet nous a facilité la tâche en procédant lui-même à une autocritique dans la réédition augmentée de son livre, publiée en 1989. Comme Laurent Schwartz dans sa préface, il avoue la fabrication délibérée d’un symbole : « Nous étions quelques uns à penser que cette bataille avait besoin d’un nom, d’un symbole, comme l’avait été autrefois Alfred Dreyfus, et ce fut le nom de Maurice Audin qui fut choisi ». Et il reconnaît, très lucidement, que ce nom, et la référence à l’affaire Dreyfus, étaient à la fois bien et mal choisis. Bien choisis, parce que Maurice Audin était un Européen, communiste, universitaire, et jeune, ce qui lui attirait la sympathie et la solidarité d’une grande partie de l’intelligentsia française de gauche. Mal choisis, parce que « Maurice Audin n’était nullement représentatif des victimes de la répression en Algérie, que son cas risquait de faire oublier ». C’est pourquoi Laurent Schwartz le présentait d’emblée comme une victime parmi beaucoup d’autres : « Dreyfus était une victime isolée. Ce n’est malheureusement pas le cas d’Audin ». De plus, selon Pierre Vidal-Naquet, la référence à l’affaire Dreyfus était équivoque. En effet, « Dreyfus était un innocent, étranger à sa propre affaire » ; mais ce n’était pas le cas de l’ensemble des victimes de la répression qu’Audin était censé représenter. « Parmi les victimes de la torture, procédé criminel selon la loi française, il y avait certes un nombre considérable d’innocents, il y avait aussi des combattants membres du FLN, du PCA, du MNA, et même des criminels de guerre, victimes à leur tour d’autres criminels de guerre, infiniment mieux armés et plus puissants, il est vrai. Tous ceux qui ont été présentés alors comme des « innocents » ne l’étaient pas au sens légal du mot », reconnaît-il, même s’il persiste à penser que leur cause était juste et méritait d’être défendue [5].

D’autre part, Pierre Vidal Naquet a reconnu que la référence à l’affaire Dreyfus ne représentait pas l’ensemble des motivations de tous les intellectuels de gauche qui s’étaient engagés contre la guerre d’Algérie. Dans un article publié en 1986, il distinguait parmi eux « trois tempéraments idéologiques et politiques majeurs :les dreyfusards, les bolcheviks et les tiers-mondistes ». Il présentait ainsi les premiers : « Les dreyfusards sont les héritiers (ou les imitateurs) du grand mouvement qui rassembla des intellectuels et quelques politiques autour d’un officier juif accusé de trahison, condamné et innocent. Ce fut un mouvement laïque et pourtant il avait une dimension religieuse. « Il ne s’agissait rien moins que du salut éternel de la France », dira un militant actif, Charles Péguy. Dans le dreyfusisme de la guerre d’Algérie, la dimension française et même patriotique était fondamentale. Que le pays de Droits de l’homme puisse laisser ses gouvernements tolérer puis ordonner, voire organiser la torture était proprement insupportable ». Au contraire, « les bolcheviks se voulaient les héritiers du parti de la Révolution d’octobre et de ses espérances radicales et trahies », anti-staliniens mais fidèles au léninisme. Quant aux « tiers-mondistes », laïques ou chrétiens, ils se distinguaient des précédents par « leur humilité d’occidentaux par rapport au tiers monde souffrant et révolté » [6].

Pierre Vidal- Naquet reconnaît d’ailleurs qu’il s’agit de « trois types idéaux », entre lesquels il n’est pas facile de situer chacun sous une seule étiquette. Mais si des motivations multiples étaient possibles, il n’en reste pas moins vrai qu’une contradiction fondamentale opposait ceux qui subordonnaient la politique à la morale (comme devaient le faire les dreyfusards) à ceux qui faisaient le choix inverse. Le Comité Audin prouva la cohérence de son dreyfusisme en dénonçant l’emploi de la torture par des gendarmes français contre des membres de l’OAS à Alger en octobre 1961, puis en mettant en cause les responsabilité du gouvernement algérien autant que celles du gouvernement français dans les massacres de harkis commis en Algérie après l’indépendance. Mais ces prises de positions furent très vivement contestés du côté du Parti communiste et de la « petite gauche » [7].

Comparer deux faits historiques, c’est mettre en évidence leurs points communs, mais aussi leurs différences, et ces dernières sont peut-être les plus intéressantes, suivant l’avis de Marc Bloch. Entre l’affaire Dreyfus et l’affaire Audin, les points communs étaient réels, mais limités. Dans les deux cas, il s’agissait d’une injustice commise par l’armée, et couverte par un mensonge d’Etat au nom de la raison d’Etat. Dreyfus était absolument innocent ; Audin ne l’était pas entièrement, puisqu’il avait hébergé des militants du PCA solidaires du FLN, mais il n’avait rien fait qui pût justifier son sort tragique. La principale différence tient dans le fait que l’Algérie était en guerre, et que le PCA soutenait politiquement la lutte armée du FLN en s’interdisant de critiquer publiquement ses méthodes terroristes [8], notamment les attentats à la bombe dans les quartiers européens d’Alger, alors plus meurtriers que jamais [9]. La préface de Laurent Schwartz occultait entièrement cet aspect de la situation, en attirant tout l’intérêt du lecteur sur la survie de la démocratie en France. Comme l’identification des paras du général Massu aux nazis, celle de l’affaire Audin à l’affaire Dreyfus illustre le danger de projeter la mémoire d’un passé bien connu sur une situation nouvelle qui ne l’est pas.

Guy Pervillé

[1] Pierre Vidal- Naquet, L’affaire Audin, Paris, Editions de Minuit, 1956. Le même éditeur avait publié en février le témoignage d’Henri Alleg, La question, aussitôt saisi. [[Cf. Alexis Berchadsky, La question d’Henri Alleg, Paris, Larousse et Sélection du Reader’s Digest, 1994.

[2] André Moine, Ma guerre d’Algérie, Paris, Editions sociales-Notre temps/Mémoire, 1979, pp. 172-174.

[3] Pierre Vidal-Naquet, L’affaire Audin (1957-1978), Paris, Editions de Minuit, 1989.

[4] Op.cit., pp. 53-58.

[5] Vidal- Naquet, op. cit., pp. 30-32.

[6] « Une fidélité têtue : la résistance française à la guerre d’Algérie », in XXème siècle, revue d’histoire, 1986, n° 10, repris dans Face à la raison d’Etat : un historien dans la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1989, pp. 58-63.

[7] Vidal-Naquet, op. cit., p. 66.

[8] Cf. André Moine, op. cit., pp. 34-35 et 163-166.

[9] Les attentats du FLN firent 231 victimes (morts et blessés) à Alger en juin 1957.



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