Mémoires et histoire de l’Algérie coloniale (2013)

lundi 15 avril 2013.
 
Cet article a été proposé à la revue algérienne L’ivrEscQ, et se trouve annoncé sur son site, dans le n° 23, à la date du 15 mars 2013, sous le titre "Mémoire... le regard de l’Autre. Le récit historique de l’Algérie coloniale lu par un spécialiste français".

Il y a près de vingt ans, en octobre 1993, mon maître Charles-Robert Ageron présentait L’Algérie des Français, recueil d’articles d’abord publiés dans la revue L’Histoire, sous le titre : « Pour une histoire critique de l’Algérie de 1830 à 1962 ». Partant d’un constat sévère sur l’état des connaissances diffusées dans les deux pays concernés (« Nos contemporains ont subi successivement les effets d’affirmations scolaires, d’informations partiales et contradictoires. Aux mythes de l’Algérie française se sont surimposés les mythes de l’Algérie algérienne pour le plus grand dommage d’une histoire authentique »), il en tirait la conséquence suivante : « Or c’est à une histoire résolument critique que je voudrais appeler dans cette préface, invitant tous les historiens à s’y associer des deux côtés de la Méditerranée ». Après avoir passé en revue une première série d’erreurs commises de part et d’autres sur l’histoire de l’Algérie précoloniale et coloniale, il présentait une première conclusion partielle : « Il faut admettre, hélas ! qu’il est pour l’heure impossible d’écrire une histoire scientifique de la guerre d’Algérie. Trente ans après ce drame, des blessures restent ouvertes et les passions flambent à chaque rappel imposé aux mémoires. On ne peut demander une vision sereine à ceux qui croient avoir perdu ou gagné une guerre, moins encore à ceux qui souffrent d’être des « expatriés » et non des rapatriés. Pour l’heure, les historiens, qui ne disposent pas de l’ensemble des archives conservées par les deux parties, peuvent du moins travailler à éliminer les affabulations ou les chiffres nés de la guerre psychologique ou des partis pris idéologiques ». Et après avoir terminé sa critique des nombres le plus souvent cités, il concluait ainsi : « Mais à quoi bon, dira-t-on peut-être, l’établissement laborieux de chiffres fiables ou de faits difficilement vérifiables ? Répondons que, s’agissant de drames récents dont la mémoire risque d’être transmise déformée aux jeunes générations qui n’ont connu ni « l’Algérie de Papa » ni « l’Algérie des colonialistes », les historiens ont le devoir d’être plus prudents encore que leur métier ne l’exige habituellement. Si l’objectivité est philosophiquement impossible, l’impartialité est une vertu que tout historien peut et doit s’imposer. Et les enfants de France comme les enfants d’Algérie ont un droit semblable à la vérité de leur histoire » [1].

Vingt ans après, ce constat reste globalement vrai, même si des faits nouveaux se sont produits. En France, en application de la loi sur les archives du 3 janvier 1979, les archives publiques ont rendu la majorité de leurs documents accessibles au public à partir du 1er juillet 1992, et la loi sur les archives du 15 juillet 2008 a encore raccourci les délais d’accès à certaines catégories de documents [2]. En Algérie, il semble que l’accès à ceux du GPRA et du CNRA conservés aux Archives nationales ne soit pas aussi largement ouvert à tous les historiens. Mais dans les deux pays, la colonisation française et la guerre d’indépendance algérienne sont de moins en moins considérées comme des sujets proprement historiques, tant ils sont considérés comme relevant du « devoir de mémoire ». De plus, la multiplication des lois mémorielles, qui sont en même temps des lois pénales, a fait peser sur les historiens français, qui jouissaient auparavant d’une très large liberté de recherche et d’expression, une menace qui à conduit certains d’entre eux à créer pour leur défense l’association « Liberté pour l’histoire » en 2006. D’autre part, les tensions internes à l’Algérie ont entraîné, d’abord en 1990 la création de la Fondation du 8 mai 1945, demandant à la France de reconnaître la répression de mai 1945 comme un « crime contre l’humanité » et non comme un simple crime de guerre, puis à partir de mai 1995 l’élargissement de cette revendication à tous les crimes contre l’humanité que la France a ou aurait commis contre le peuple algérien de 1830 à 1962. Revendication qui fut soutenue par le président Bouteflika, discrètement lors de son discours du 14 juin 2000 à l’Assemblée nationale française, puis beaucoup plus fermement dans ses discours des 8 mai 2005 et 2006 (après que le traité d’amitié proposé par le président Chirac en 2003 eut été torpillé par le vote de la loi du 23 février 2005), puis officiellement oubliée après l’élection de Nicolas Sarkozy en mai 2007, et après celle de François Hollande en mai 2012. Ce qui n’empêche pas cette revendication de conserver de nombreux soutiens parmi les hommes politiques et les journalistes algériens. Ainsi, alors qu’il y a vingt ans on pouvait espérer que le plus grand libéralisme du statut de l’histoire en France pourrait s’étendre progressivement à l’Algérie, c’est presque le contraire qui a semblé sur le point de se produire.

Mais puisque les trois derniers présidents de la République française ont répondu à cette revendication par la négative, et proposé à la place la liberté de l’histoire et des historiens des deux pays, il me semble utile de reprendre le propos de Charles-Robert Ageron en l’actualisant, pour montrer en quoi l’histoire de l’Algérie doit se distinguer des légendes et des propagandes.

Avant 1830

L’histoire ancienne de l’Algérie est, nous dit-on, la plus négligée outre-Méditerranée. C’est en tout cas, la période qui pose le moins de problème aux historiens des deux pays. En effet, les populations berbères, ibères et gauloises vivaient alors dans des conditions très comparables, et aucun conflit connu ne les opposait apparemment. Ces populations ont pareillement vécu les guerres puniques qui ont opposé les deux grandes puissances de la Méditerranée occidentale, Carthage et Rome, en leur fournissant des alliés et des mercenaires, au IIIème siècle avant l’ère chrétienne. Puis les Romains victorieux ont étendu leur domination, leur langue et leur civilisation sur tous ces peuples de la Méditerranée occidentale, jusqu’à ce que leur empire s’effondrât au cours du Vème siècle après Jésus-Christ sous les coups des peuples barbares germaniques. Le christianisme s’y était lui aussi implanté, et semble-t-il plus précocement et densément en Afrique que dans tout le reste de l’Occident. Ainsi, durant toute l’Antiquité, aucun conflit majeur n’avait divisé les peuples de l’Occident méditerranéen.

Tout a changé avec la conquête arabe du VIIème siècle, qui a conquis et ensuite converti les Berbères de l’Afrique du Nord, mais qui n’a pas réussi à conquérir toute l’Espagne, et encore moins à s’installer durablement dans le royaume des Francs, qui repoussèrent les envahisseurs. C’est alors qu’une frontière de religions et de civilisations s’est créée pour couper en deux l’Occident méditerranéen. Frontière mobile, qui a été repoussée vers le sud en plusieurs guerres de reconquête par les Etats chrétiens d’Espagne jusqu’à la reprise de Grenade en 1492, mais qui n’a pas réussi à s’étendre durablement sur les côtes du Maghreb resté musulman, en dehors des deux villes de Ceuta et de Melilla conservées jusqu’à nos jours par l’Espagne.

Le royaume des Francs n’avait pas joué de rôle notable dans cette reconquête, parce qu’il s’était tourné vers l’Orient durant les croisades de la fin du XIème à celle du XIIIème siècle. Mais au XVIème siècle, le roi François 1er s’était signalé par une politique d’une nouveauté inouïe : l’alliance avec l’empire turc ottoman de Soliman le Magnifique, qui venait de conquérir les côtes méditerranéennes du Maghreb, contre le roi d’Espagne et empereur du Saint Empire Charles Quint. Alliance justifiée à ses yeux par la défense de son royaume en péril, par l’intérêt de son commerce, et par la protection des catholiques vivant dans l’empire ottoman, mais qui fit pourtant scandale au temps où cet empire musulman menaçait de conquérir toute l’Europe chrétienne. Certains auteurs du temps de la décolonisation y ont vu au contraire une politique d’avenir, préfigurant la coopération entre la France gaullienne et les Etats arabo-musulmans, mais il faut nous garder des anachronismes. En fait, dès le règne de Henry IV, la France s’aligna de plus en plus nettement sur la politique anti-ottomane des Etats catholiques, et participa même à la défense de la Crète vénitienne sous Louis XIII puis à celle de l’Autriche contre les Turcs sous Louis XIV ; elle fut même en conflit contre les Turcs d’Alger de 1603 à 1689. A plus long terme, la politique française oscilla entre des phases de coopération pacifique (motivées par le souci de conserver un allié de revers contre l’Autriche) et d’autres de conflit. Après cent ans de paix entre 1689 et 1789, les relations se tendirent de nouveau à partir de l’expédition française en Egypte de 1799, et la prise d’Alger fut envisagée plusieurs fois par Napoléon Bonaparte, qui envoya le commandant Boutin relever les défenses turques en 1808 et préparer un plan de débarquement qui fut intégralement exécuté avec succès en 1830 [3].

En tout cas, la France et l’Algérie n’étaient pas à cette époque deux Etats de même nature, durablement alliés. Il convient de relire ce qu’écrivait Charles-Robert Ageron à ce propos dans l’introduction citée plus haut : « Ne serait-il pas possible, pour commencer, de dire à tous les lycéens et étudiants français et algériens que la France n’avait pas entrepris en 1830 une inexplicable agression contre un royaume méditerranéen ? Et que la ville d’Alger avait subi depuis 1622 une vingtaine d’attaques navales, toutes les puissances maritimes européennes pensant qu’il fallait anéantir cette cité-Etat dont l’économie reposait depuis plusieurs siècles sur la piraterie et le commerce des esclaves chrétiens. Ne serait-il pas possible de faire admettre, et notamment en corrigeant les manuels scolaires rédigés en arabe, que la France n’avait pas détruit par sa conquête un Etat puissant et indépendant, libre de toute allégeance envers les sultans ottomans, et une nation algérienne consciente de son unité et fière de ses « 10 millions » d’habitants ? Ne pourrait-on révéler aux élèves algériens et français que le beylik d’Alger n’était ni un Etat centralisé et organisé, ni une colonie d’exploitation ottomane, mais une domination militaire établie par une poignée de janissaires, turcs de naissance ou de profession ? Et que ceux-ci s’imposaient à une société tribale profondément divisée, d’environ 3 millions d’habitants, grâce à des tribus ralliées ? [4] »

De la conquête coloniale aux premières mesures en faveur des « indigènes »

La prise d’Alger et ses suites à long terme posent néanmoins de sérieux problèmes. D’abord, même si ses causes ne se limitent pas au seul coup d’éventail donné par le dey Hussein au consul Deval, ni à une dette impayée par la France au dey pour une fourniture de blé plus de trente ans auparavant, il semble bien que les disputes entre la France d’une part, les Turcs d’Alger et ceux de Constantinople d’autre part, aient moins compté que le souci de rendre à la France vaincue par les ennemis de Napoléon son rang de grande puissance : bloquée dans son expansion en Europe par les traités de 1814 et de 1815, elle ne pouvait plus s’agrandir que vers le sud, au risque de mécontenter l’Angleterre. C’est bien ce que l’on vit en 1830, quand le gouvernement du roi Charles X avait lancé son expédition contre Alger sans avoir décidé ce qu’il ferait de sa conquête, et dix ans plus tard en 1840, quand celui de Louis-Philippe 1er dut décider comment répondre à l’offensive de l’émir Abdelkader, juste après avoir renoncé à faire la guerre contre toutes les grandes puissances européennes afin de défendre le pacha d’Egypte contre le sultan de l’empire ottoman. Le choix était, comme l’avait expliqué le député Bugeaud, entre évacuer toute l’Algérie (et rendre vains dix ans de sacrifices de vies humaines et d’argent) ou conquérir toute le pays. Cette deuxième option fut ainsi justifiée par Alexis de Tocqueville en 1841 : « Je ne crois pas que la France puisse songer sérieusement à quitter l’Algérie. L’abandon qu’elle en ferait serait aux yeux du monde l’annonce certaine de sa décadence. (...) Mais si la France reculait devant une entreprise où elle n’a devant elle que les difficultés naturelles du pays et l’opposition des petites tribus barbares qui l’habitent, elle paraîtrait aux yeux du monde plier sous sa propre impuissance et succomber par son défaut de cœur. Tout peuple qui lâche aisément ce qu’il a pris et se retire paisiblement de lui-même dans ses anciennes limites, proclame que les beaux temps de son histoire sont passés. Il entre visiblement dans la période de son déclin. [5] »

Un autre problème majeur avait été aussi clairement posé par le député et général Bugeaud : le choix de la conquête totale impliquait un effort militaire sans précédent, et l’emploi de toutes les méthodes de guerre les plus efficaces contre les soldats et contre les populations hostiles, y compris le pillage et la destruction des ressources vivrières des tribus (troupeaux, récoltes, arbres fruitiers), pour forcer les partisans d’Abdelkader à se soumettre. Quelques cas d’enfumades de tribus entières réfugiées dans des grottes firent scandale à Paris, et furent assumés par le gouvernement. Mais il serait très exagéré de parler d’un « génocide », pour deux raisons. D’abord, parce que de telles méthodes de guerre n’étaient pas nouvelles, car elles étaient tout-à-fait habituelles au Maghreb (comme le prouvent deux documents cités en 1969 par Lucette Valensi dans son livre Le Maghreb avant la prise d’Alger  [6]) ; et ensuite, parce qu’il n’était pas question d’anéantir toute la population : il suffisait que les tribus se soumettent pour que les officiers des « Bureaux arabes » s’occupent de reconstituer leurs moyens d’existence.

Cependant, Bugeaud avait clairement indiqué que la conquête militaire ne pouvait être une solution durable, car les populations soumises se révolteraient de nouveau quand la France diminuerait les effectifs de ses troupes. La solution était la colonisation, au sens romain ou au sens américain du terme, c’est à dire l’installation d’une population nouvelle, la plus nombreuse possible. Il l’avait dit à la Chambre des députés le 15 janvier 1840 : « Oui, il faut coloniser, parce que vous ne pouvez pas conserver en Afrique l’armée qui aurait fait la conquête et qui serait nécessaire pour la conserver si vous n’y aviez pas une colonisation puissante ». Et il le répéta dans sa première proclamation de gouverneur général, le 22 février 1841 : « La guerre indispensable aujourd’hui n’est pas le but. La conquête serait stérile sans la colonisation. Je serai donc colonisateur ardent, car j’attache moins ma gloire à vaincre dans les combats qu’à fonder quelque chose de durable pour la France ».

Le rattachement durable de l’Algérie à la France par une colonisation de peuplement systématique pouvait alors sembler un objectif réaliste. En 1830, la France était au moins dix fois plus peuplée que l’Algérie : plus de 32 millions d’habitants, contre environ 3 millions. La première, qui venait d’entamer sa révolution industrielle, paraissait encore surpeuplée dans ses campagnes et dans ses villes. La seconde semblait aux yeux des Français un semi-désert, parcouru par des tribus nomades peu nombreuses et croyait-on en voie de disparition, comme les peuplades “barbares” ou “sauvages” du Nouveau Monde. “La population musulmane tend sans cesse à décroître, tandis que la population chrétienne se développe sans cesse” [7], écrivait Tocqueville en 1841. Ainsi, Bugeaud et le premier ministre Guizot pouvaient-ils croire qu’avec le temps les colons deviendraient majoritaires dans le pays.

Mais la réussite de la colonisation, dans son sens étymologique de peuplement, supposait deux conditions : que la France pût envoyer en Algérie un nombre suffisant d’immigrants pendant toute la durée nécessaire, et que la population indigène n’augmentât pas, voire diminuât. Or aucune de ces deux conditions ne fut réalisée.

En effet, Bugeaud imaginait une immigration massive de 150.000 soldats-laboureurs installés en 10 ans, auxquels il faudrait ajouter 150.000 femmes, et à terme leurs 600.000 enfants, soit en tout 900.00 personnes [8]. Or ces nombres ne furent jamais été atteints ni même approchés : peu après le départ du maréchal, l’Assemblée nationale de 1848 avait voté des crédits pour installer en Algérie 100.000 volontaires (pour la plupart des ouvriers au chômage), dont 20.000 passèrent la mer, 3.000 décédèrent en Algérie et 7.000 revinrent en France ; aucune opération aussi ambitieuse ne fut plus jamais tentée après celle-ci. Et cet échec s’expliquait par une cause profonde : la chute de la natalité française, aboutissant à une stagnation totale de la population de la France entre les recensements de 1846 et de 1856. Ainsi, la colonisation de peuplement, qui était pour Bugeaud le but nécessaire de la conquête, s’avérait impossible parce qu’inutile.

Ce constat inspira une conclusion radicale à un certain nombre d’officiers et d’administrateurs « indigénophiles » : l’avenir de l’Algérie dépendrait avant tout de l’amélioration du sort de la population dite indigène, qui était et resterait très largement majoritaire dans le pays. Il fallait donc limiter le nombre des immigrants et les spécialiser dans l’introduction de techniques nouvelles, mais la mise en valeur des terres devait être la tâche prioritaire des indigènes. Cette idée fut développée par l’ancien saint-simonien Thomas Ismaïl Urbain (guyanais converti à l’islam), qui développa dans plusieurs brochures l’idée que « le vrai paysan de l’Algérie, l’ouvrier agricole, c’est l’indigène. La colonisation rurale est un double anachronisme, économique et politique » [9]. Il réussit à convaincre l’empereur Napoléon III, qui répéta que « l’Algérie n’est pas une colonie proprement dite, mais un royaume arabe. Les indigènes comme les colons ont un droit égal à ma protection, et je suis aussi bien l’Empereur des Arabes que l’Empereur des Français » [10].

Mais cette politique, désignée sous le nom de « royaume arabe » et confondue avec un projet imaginaire de replacer l’émir Abdelkader (exilé à Damas) à la tête du pays, fut combattue par tous les opposants au régime impérial, en Algérie et en France. En 1868, le journaliste libéral Prévost-Paradol publia un livre à succès, La France nouvelle, dans lequel il présentait la colonisation de l’Algérie comme le seul moyen de garantir pour l’avenir la grandeur de la France. Il y recommandait “d’établir en Afrique des lois uniquement conçues en vue de l’extension de la colonisation française et de laisser ensuite les Arabes se tirer comme ils le pourront, à armes égales, de la bataille de la vie. L’Afrique ne doit pas être pour nous un comptoir comme l’Inde, ni seulement un camp et un champ d’exercice pour notre armée ; encore moins un champ d’expérience pour nos philanthropes ; c’est une terre française, qui doit être le plus tôt possible peuplée, possédée et cultivée par des Français” [11]. Soucieux du poids futur de la France dans le monde, il imaginait “de quatre-vingts à cent millions de Français, fortement établis sur les deux rives de la Méditerranée”, mais il oubliait que la France manquait moins de terres que d’enfants.

Malgré son irréalisme, cette politique « coloniste » resta celle de tous les opposants au régime impérial. Elle fut adoptée dès le 9 mars 1870 par un vote du Corps législatif en faveur du retour au « régime civil » (considérant l’Algérie comme trois départements français), puis, après la chute du régime impérial, par le gouvernement provisoire républicain, qui décida de rendre aux citoyens français d’Algérie les députés que lui avait déjà accordés la IIème République et qui leur avaient été retirés par Louis-Napoléon Bonaparte après son coup d’Etat du 2 décembre 1851. Durant toute la IIIème République, de 1870 à 1940, l’Algérie fut considérée comme un groupe de trois départements français, administrés par des préfets et des sous-préfets, dans lequel les citoyens français élisaient leurs maires et leurs députés. Le nombre des habitants considérés comme français fut multiplié par plus de 10 entre 1856 (moins de 100.000 personnes) et 1954 (plus d’un million). Mais cet accroissement spectaculaire devait moins à l’immigration et à l’accroissement naturel de Français venus de France qu’à l’assimilation des étrangers européens (toujours un peu plus nombreux que les Français d’origine) dont les enfants nés en Algérie furent naturalisés automatiquement par la loi du 26 juin 1889, et à celle des Juifs algériens, assimilés en bloc par le décret Crémieux d’octobre 1870. Il y eut alors, tout à la fin du XIXème siècle, l’apparition d’un autonomisme colonial algérien, voire d’un nationalisme algérien né de la « fusion des races » européennes, qui se confondit avec un mouvement antijuif lié à l’affaire Dreyfus ; mais ces mouvement n’avaient aucun avenir à cause du très petit nombre de ces prétendus « Algériens ».

En effet les citoyens français d’Algérie restèrent très minoritaires par rapport à la population indigène musulmane. Contrairement à ce que pensaient les témoins de la conquête - notamment Tocqueville, impressionné par ses ravages dans l’ancien royaume de l’émir Abdelkader - cette population n’était pas en voie de diminution durable. Les premiers recensements, ceux de 1856, 1861, 1866 et 1872, ne montraient pas une tendance évidente à la diminution, sauf dans les années 1866 à 1869 marquées par une famine. A partir de 1872, tous les recensements manifestèrent une augmentation plus ou moins forte de la population indigène, et celle-ci s’accéléra de plus en plus à partir de 1931. En conséquence, le pourcentage de la population dite « européenne » (y compris les juifs algériens et les étrangers non naturalisés) s’éleva à 12% en 1876, 13% en 1896, 14% en 1926, puis il diminua d’abord lentement (13,6% en 1931, 13,3% en 1936) puis beaucoup plus rapidement (10,65% en 1948, 10,43% en 1954). Cependant, la tendance à la concentration de la population européenne dans les villes permit de maintenir un majorité européenne dans les villes principales jusqu’en 1931 : 78,7% dans l’agglomération d’Oran, (66,4%) dans celles de Sidi-Bel-Abbès et d’Alger, 55,4% dans celle de Bône (55,4%) ; mais en 1954 elle ne subsistait plus que dans celle d’Oran. La population indigène restait en grande majorité rurale, mais l’exode vers les villes et l’émigration temporaire vers la France se développaient.

Cette évolution démographique imprévue contredisait la politique agraire coloniale qui avait voulu mettre le plus possible de terres à la disposition de la colonisation, d’abord par la colonisation officielle (création de villages par l’Etat) puis par des lois facilitant le partage et la vente des terres collectives tribales ou familiales (colonisation privée). Ainsi, les propriétés des Européens atteignirent 27,06% des terres agricoles en 1950, alors qu’ils ne représentaient plus que 2% de la population agricole totale. Leur nombre ne cessait pas de diminuer (jusqu’à 17.129 en 1950) alors que la surface moyenne de leurs exploitations augmentait (123,73 hectares en 1950). Au contraire, le nombre des propriétaires indigènes s’était élevé jusqu’à 630.732 en 1950, alors que la superficie moyenne de leurs exploitations diminuait à 11,65 hectares : l’écart entre les superficies moyennes des deux catégories d’exploitations dépassait le rapport de 11 contre 1. Même s’il existait aussi de fortes inégalités à l’intérieur des deux catégories ethniques d’agriculteurs, il n’en resta pas moins vrai que les colons européens produisaient et vendaient la majeure partie des produits agricoles commercialisés.

Ainsi, la population musulmane s’accroissant sur des superficies agricoles en voie de réduction, et n’ayant généralement pas les moyens techniques et financiers d’augmenter la productivité de ses exploitations, ses productions animales et végétales par habitant tendaient à diminuer. Les propriétaires les plus pauvres, et une nombre encore plus grand de fellahs non propriétaires (khammès ou journaliers agricoles) ou de chômeurs agricoles, étaient obligés de rechercher du travail dans les grands domaines, dans les chantiers de travaux publics et dans les mines, dans les villes (qui abritaient 10,8% des musulmans en 1931, 11,6% en 1936, 14,7% en 1948, 18,9% en 1954), et jusqu’en France, où résidaient près de 100.000 émigrés algériens en 1931 et 300.000 en 1954.

Dans leur recherche de moyens d’existence décents, les indigènes musulmans algériens étaient handicapés par leur ignorance. Alors que le degré d’instruction de la minorité qui bénéficiait de la pleine citoyenneté française était de plus en plus proche de celui des Français de France, dans la population dite indigène l’instruction élémentaire en français - la « langue du pain » dans l’Algérie coloniale - n’était accessible qu’à une minorité, même si elle tendait à s’accroître de plus en plus vite : 5% des enfants d’âge scolaire y étaient scolarisés en 1914, 10% en 1950, 15% en 1955. En 1948, la population algérienne musulmane parlant français représentait 15,3% des hommes et 6,2% des femmes, les autres parlant des dialectes arabes ou berbères ; la population parlant et écrivant le français représentait 5,9% des hommes et 1,6% des femmes. D’après le recensement de 1954, parmi les musulmans âgés de plus de dix ans, seulement 13,7% savaient lire et écrire, parmi lesquels 55% en français, 25% en arabe, et 20% dans les deux langues.

On peut donc s’étonner que les partisans de « l’Algérie française » aient pu célébrer son centenaire en 1930 sans prendre conscience que cette évolution la vouait à l’échec. Bizarrement, des personnalités éminentes comme les docteurs Trabut et Battandier professeurs à l’Ecole supérieure de médecine d’Alger, n’avaient pas pris au sérieux l’augmentation de la population indigène révélée par tous les recensements, et persistaient à prédire en 1898 que « la paresse traditionnelle du peuple arabe le condamnera tôt ou tard à disparaître devant les races plus actives » [12] ; au contraire l’économiste Paul Leroy-Beaulieu constatait en 1897 que « bien loin de disparaître devant nous, l’Arabe et le Kabyle croissent auprès de nous, plus rapidement que nous » [13]. Plus tard, en 1930, le professeur de géographie à l’Université d’Alger Emile-Félix Gautier expliquait le recul momentané de la population musulmane entre 1861 et 1872 par la politique anti-coloniste du royaume arabe qui avait tenu les indigènes à l’écart du progrès, et son redressement spectaculaire sous la Troisième République par l’essor de la colonisation [14]. Dans son livre L’Afrique blanche paru en 1939, il réaffirmait : “le pullulement des indigènes a été rigoureusement parallèleàceluides colons. Le nombre des indigènes a presque triplé enune soixantaine d’années à la proportion des moyens d’alimentation entièrement nouveaux que la colonisation leur a fournis [...]. Il n’est pas inexact de dire que près de quatre millions d’indigènes, les deux tiers ou peu s’en faut de la population totale ont été appelés à la vie par la colonisation, ils n’existeraient pas sans elle” [15]. De nombreux auteurs allaient encore plus loin, en rabaissant la population algérienne de 1830 à 1,5 ou 1 million pour démontrer que la France l’avait presque tirée du néant.

On peut refuser de croire possible un tel aveuglement, et préférer accuser le colonialisme d’avoir délibérément voulu fonder la prospérité de la minorité européenne sur l’exploitation de la misère de la masse indigène. Mais à bien y réfléchir, ces deux hypothèses paraissent aussi peu raisonnables l’une que l’autre. En réalité, la France n’avait pas voulu établir un régime d’apartheid pour séparer définitivement les deux populations. Dès les années de la conquête, elle avait voulu contrôler les chefs indigènes pour administrer indirectement les populations soumises au moyen des Bureaux arabes. Puis elle avait entrepris de former des élites intermédiaires pour influencer ces populations soumises, d’abord en créant les trois médersas officielle d’Alger, Constantine et Tlemcen destinés à former les magistrats musulmans par un enseignement franco-arabe en 1850, puis l’Ecole normale d’instituteurs d’Alger (1865) et celle de Bouzarea (1887). Des collèges arabes-français avaient été créés à Alger en 1857, à Constantine en 1865 ; supprimés en 1870, ils furent peu à peu remplacés par des bourses d’enseignement secondaire donnant accès aux lycées français d’Algérie. D’autre part, les anciens élèves de ces lycées - souvent fils de méderséens ou d’instituteurs - furent admis dans les Ecoles supérieures d’Alger (devenues facultés de l’Université d’Alger en 1909). Ainsi se créa progressivement une nouvelle élite, ou plutôt de nouvelles élites, dotées de diplômes français. Le problème était celui de leurs proportions très réduites par rapport à l’ensemble de la société musulmane algérienne.

Sur le plan politique, le régime impérial fut le premier à vouloir donner des droits aux indigènes algériens. En effet, les indigènes de l’Algérie, habitants d’un territoire considéré comme français, ne pouvaient plus être considérés comme étrangers, sans être nécessairement des citoyens français. Depuis la conquête, ils étaient des sujets de la France, soumis au pouvoir absolu des militaires (« le régime du sabre ») avec comme limite la promesse de respecter la religion, les coutumes et les biens des musulmans (dans la limite des intérêts supérieurs de la colonisation française). Mais le Sénatus-consulte du 14 juillet 1865 leur attribua explicitement la nationalité française, tout en la distinguant de la citoyenneté. D’après son article 1er : “L’indigène musulman est français, néanmoins il continuera d’être régi par la loi musulmane [...]. Il peut sur sa demande être admis à jouir des droits de citoyen français. Dans ce cas il est régi par les lois civiles et politiques de la France”. Ainsi la société indigène conservait le droit de vivre suivant ses lois traditionnelles, fondées sur le Coran, ou sur les coutumes berbères (en Kabylie) ; mais des individus pouvaient demander à renoncer à leurs lois particulières pour se soumettre à toutes les lois françaises, y compris le code civil. Cependant, cette possibilité était peu attirante, puisque l’abandon volontaire du droit coranique ou des coutumes berbères était considéré comme une apostasie ou une trahison, et d’autre part la citoyenneté française ainsi définie pouvait être refusée au candidat. Ainsi, cette procédure d’acquisition individuelle de la citoyenneté française (qualifiée improprement mais couramment de « naturalisation ») ne bénéficia qu’à quelques milliers d’individus (la plupart entre les deux guerres, et surtout dans les années 1930). On estime qu’en 1962 le nombre de citoyens français d’origine indigène (sans les juifs) ne dépassait pas 10.000 personnes, sur 10 millions d’Algériens musulmans, soit un pour mille. C’était un échec presque total de la politique d’assimilation.

La masse de la population indigène (à l’exception des juifs) resta donc soumise à un régime d’autorité arbitraire, appliqué par les officiers des Bureaux arabes, puis, après la chute de l’Empire, par les maires des communes de plein exercice et par les administrateurs des « communes mixtes », appliquant la loi du 28 juillet 1881 dite « code de l’indigénat », qui créait des infractions et des pénalités spécifiques aux indigènes, maintenues jusqu’en 1927. D’autres institutions répressives, les tribunaux répressifs et les cours criminelles, furent créées par décret en 1902. Seuls quelques notables bénéficiaient de droits très limités pour administrer leurs compatriotes et pour les représenter dans les assemblées locales. La Troisième République avait été moins libérale envers les indigènes que le Second Empire durant ses trente ou quarante premières années. C’est seulement à partir du projet de service militaire obligatoire pour les indigènes, présenté en 1908 et voté en 1912, que l’élargissement des droits accordés à ceux-ci devint une question prioritaire.

L’émergence du nationalisme algérien musulman et les réactions françaises

C’est donc à la veille de la Grande Guerre (1914-1918) que la question de l’existence d’un nationalisme musulman en Algérie fut posée pour la première fois, par un livre du journaliste de Constantine André Servier, Le péril de l’avenir, nationalisme musulman en Egypte, en Tunisie, en Algérie, et le père de Foucauld, retiré au Sahara, soutenait aussi dans ses lettres que seule la christianisation des indigènes pourrait les rendre vraiment français. En effet, le projet de service militaire obligatoire pour les indigènes avait suscité des protestations de notables, et une vague de départs pour les pays musulmans restés indépendants, notamment à Tlemcen. Mais des diplômés francophone que l’on appelait des « Jeunes Algériens » avaient accepté la conscription et proposé de la faire accepter en donnant des droits politiques aux élites et des avantages matériels aux masses. Ils protestaient de leur loyalisme envers la France et démentaient le nationalisme anti-français inavoué qui leur était arbitrairement attribué. La participation de l’Algérie musulmane à la Grande Guerre sans troubles majeurs (à l’exception de quelques révoltes limitées) décida le gouvernement de Clemenceau à faire voter la loi du 4 février 1919, qui accorda la « naturalisation » à plusieurs catégories de bénéficiaires (mais sans rendre caduc le sénatus-consulte du 14 juillet 1865), et surtout qui créa des corps électoraux relativement étendus pour l’élection de représentants des indigènes minoritaires dans les assemblées locales, tous ces électeurs étant dispensés du Code de l’indigénat. Mais seuls les citoyens français à part entière pouvaient élire des députés et des sénateurs au Parlement français. Ainsi, comme l’a constaté Charles-Robert Ageron dans la conclusion de sa thèse sur Les Algériens musulmans et la France de 1871 à 1919, « la France, qui n’avait pas su imposé en Algérie ni la politique indigène d’assimilation qui correspondait à l’instinct national, ni cette politique d’association que lui recommandaient les théoriciens libéraux, venait de laisser échapper en 1919 un moment décisif : elle n’avait pas mis fin à la sujétion coloniale en préparant l’entrée des Musulmans algériens dans la nation française. On devait dès lors s’attendre à ce que les Musulmans d’Algérie dont on ne faisait pas des citoyens français revendiquassent un jour les droits du peuple algérien à disposer de lui-même » [16].

La date d’apparition du nationalisme algérien musulman continua pourtant d’être discutée. En 1919, le capitaine Khaled, petit-fils de l’émir Abelkader né à Damas, avait été accusé d’avoir revendiqué l’indépendance de l’Algérie auprès du président Wilson, mais sans preuve. Charles-Robert Ageron n’avait pas retenu cette accusation, contrairement à Mahfoud Kaddache et à Gilbert Meynier, puis il reconnut en 1972 que le capitaine Khaled fut bien le premier nationaliste algérien connu quand son message fut retrouvé dans les archives de Washington [17]. Mais l’histoire de ce personnage exceptionnel ne permet pas de conclure à l’existence d’un mouvement nationaliste musulman algérien organisé avant la création de l’Etoile nord-africaine, organisation de travailleurs algériens satellite du parti communiste, dont le porte-parole Messali Hadj fut le premier à revendiquer publiquement en 1927, au congrès anti-impérialiste de Bruxelles, l’indépendance de toute l’Afrique du Nord. Celui-ci, resté à la tête de l’Etoile malgré le désaveu des communistes et malgré son interdiction en 1929, la reconstitua en 1933 sur la base du nationalisme arabo-musulman. Il explique dans ses Mémoires que les soldats musulmans de la France dont il faisait partie en 1918 ne se rendaient pas compte qu’ils étaient animés par des sentiments nationalistes [18], mais que moins de dix ans plus tard la conscience nationale des travailleurs algériens en France avait pris forme. Cependant il constatait que cette conscience était beaucoup moins forte dans les classes les plus instruites, contrairement aux cas des Tunisiens et des Marocains. En effet, il semble que la question du bien fondé du nationalisme ne fut pas clairement posée en Algérie avant 1936. Le diplômé de culture française Ferhat Abbas nia dans un article célèbre [19] l’existence d’une nation et d’un nationalisme algérien. Puis le cheikh Ben Badis, président de l’association des Oulémas musulmans algériens, lui répondit en arabe que la nation algérienne existait sur la base de l’islam, de la langue arabe et d’une patrie particulière [20]. Enfin Messali Hadj vint à Alger pour répondre à la Charte revendicative de juin 1936 par laquelle les partis socialiste et communiste, les élus musulmans, et les Oulémas avaient demandé au gouvernement du Front populaire le rattachement de l’Algérie à la France et l’égalité des droits de tous ses habitants sans renonciation au statut juridique musulman ou aux coutumes kabyles ; il obtint un triomphe le 2 août 1936 en refusant de renoncer au droit du peuple algérien à son indépendance [21]. C’est alors que l’Etoile nord-africaine - bientôt interdite en janvier 1937 et remplacée par le Parti du peuple algérien - se manifesta et s’organisa dans tout le pays. Le gouvernement français, incapable de faire voter le projet Blum Viollette de décembre 1936 qui aurait admis les membres d’élites musulmanes dans le collège des citoyens français à part entière, ne répondit au parti nationaliste que par des mesures répressives de plus en plus fréquentes, et finit par l’interdire en septembre 1939. La IIIème République reconnut ainsi l’échec total de sa politique algérienne, si tant est qu’elle en eût une.

Le régime de Vichy, qui lui succéda après la défaite de juin 1940, crut pouvoir camoufler cet échec en replaçant l’Algérie sous un régime de dictature militaire, en reprenant une politique des égards envers les notables musulmans, et en rétrogradant les juifs (privés de leur citoyenneté française en octobre 1940, 70 ans après le décret Crémieux de 1870) en dessous des Arabes. Mais le prestige de la France souffrit énormément de sa défaite face à l’Allemagne nazie, dont une partie du PPA (le Comité d’action révolutionnaire nord-africain, désavoué par Messali depuis sa prison) recherchait l’alliance depuis la fin de 1938, pendant que de jeunes militants rêvaient de déclencher une insurrection. Puis la dégradation accélérée des conditions de vie accrut considérablement le mécontentement populaire et l’inquiétude des autorités. Cependant, l’abominable incident du 1er août 1942 à Zéralda, où 40 Algériens furent raflés pour avoir défié une pancarte interdisant la plage « aux juifs et aux arabes », et où 25 d’entre eux, enfermés dans la cave de la mairie, périrent asphyxiés [22], fut fermement condamné par le directeur des affaires indigènes, Augustin Berque, et ne doit pas être considéré comme exprimant la véritable politique algérienne du régime, ni celle de la France.

Puis le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942 en Afrique du Nord, suivi par l’installation des Germano-italiens en Tunisie et par leur occupation de la « zone libre » en métropole, fut ressenti comme un nouvelle défaite de la France. C’est alors que la nouvelle mobilisation des soldats musulmans dans l’armée française par l’amiral Darlan puis par le général Girault provoqua la réaction des anciens élus indigènes regroupés autour de Ferhat Abbas, qui voulurent poser leurs conditions au nom des Algériens musulmans. Le Manifeste du peuple algérien critiqua sévèrement la politique de prétendue assimilation suivie par la France en Algérie depuis 1830 et en déduisit un programme revendicatif, dont le point essentiel était la l’affirmation d’une nation algérienne et la formation d’un Etat algérien [23]. Ce programme fut ensuite rejeté par le général Catroux, nouveau gouverneur général de l’Algérie et commissaire d’Etat aux affaires musulmanes dans le Comité français de libération nationale créé par les généraux Girault et de Gaulle en juin 1943. On a trop oublié que celui-ci avait jugé nécessaire de faire étudier par une commission spéciale d’élus français et « français musulmans » une nouvelle politique algérienne de la France, consistant à réaliser tous les projets de réforme des droits politiques des indigènes musulmans proposés entre 1919 et 1939 - ce que fit l’ordonnance du 7 mars 1944 - mais aussi à prévoir un plan de mesures économiques et sociales visant à élever aussi vite que possible les conditions de vie des musulmans algériens à égalité avec celui des Français d’Algérie et des Français de France. C’était vouloir réaliser en quelques mois ce que la France n’avait pas su réaliser en un siècle. Mais le général Catroux avait aussi prévenu le général de Gaulle, en février 1944, que ce programme de réformes était la dernière chance de la politique d’assimilation et d’intégration, et que s’il échouait, il faudrait changer de politique : « Si la nation musulmane algérienne prenait conscience d’elle-même, demandait dans l’avenir à se constituer, le gouvernement du moment aurait à reconsidérer sa politique, puisque la politique d’assimilation aurait échoué. Et il devrait vraisemblablement accorder à l’Algérie un statut d’autonomie politique apte à faire vivre ensemble les deux fractions de la population, l’algérienne et la française. Le problème à résoudre s’apparenterait dès lors à celui qui se pose au Liban » [24]. C’était la première fois qu’une telle éventualité était évoquée par le responsable de l’Algérie dans un gouvernement français ; mais il croyait encore devoir tenter la dernière chance de réaliser une Algérie française.

De leur côté les partisans du Manifeste, regroupés dans les Amis du Manifeste et de la Liberté, persistèrent à revendiquer la formation d’un Etat algérien fédéré à la France, ou totalement indépendant. Quelques années plus tôt, Ferhat Abbas avait répondu au ministre de l’Intérieur Marcel Régnier en 1935, et à la commission Lagrosillière en 1937, que si la République française jugeait l’octroi de la pleine citoyenneté française incompatible avec le statut personnel musulman ou les coutumes berbères, rien ne l’empêchait de les abolir par un nouveau décret Crémieux. Il l’avait répété en février 1938 : « Si la France le veut, elle peut imposer l’abandon du statut. Ce serait une hérésie. Mais le fait de supporter le service militaire obligatoire, le fait de se battre contre d’autres musulmans constituent aussi des hérésies. Nous devrions nous incliner devant le fait du Prince » [25]. Mais la France n’a jamais cru pouvoir prendre le risque d’appliquer en Algérie le principe démocratique de l’égalité entre tous les citoyens français, même et surtout après le Manifeste.

Retenons comme conclusion provisoire que la politique française en Algérie n’a jamais été explicable par des raisons vraiment satisfaisantes, le rang de la France en Europe comptant beaucoup plus que le sort de l’Algérie. La conquête, improvisée pour des motifs très discutables de 1830 à 1840, se donna la colonisation de peuplement comme but a posteriori, mais les esprits pondérés avaient compris dès la fin des années 1850 que cet objectif était impossible à réaliser pour la France. Les décisions capitales furent prises par les dirigeants de la Restauration puis par ceux de la Monarchie de Juillet, deux régimes oligarchiques et non pas démocratiques. Seul Napoléon III, empereur autoritaire au début de son règne, sut comprendre à partir de 1860 les vraies données du problème algérien ; mais les responsabilités des républicains, qui n’ont jamais compris la contradiction totale entre les principes démocratiques dont ils se réclamaient et la réalité du régime colonial appliqué en Algérie, sont avec le recul du temps particulièrement accablantes. Si la République française avait vraiment voulu faire de l’Algérie une partie de son territoire national, comme elle l’avait proclamé dès 1848, elle n’aurait pas dû priver de sa citoyenneté et de ses lois communes la masse de la population algérienne dite « indigène ». Sinon, elle aurait dû suivre l’exemple de Napoléon III, en faisant de l’Algérie un « royaume arabe », prototype des protectorats qu’elle établit ensuite sur la Tunisie et le Maroc. Mais durant plus d’un siècle, elle fut incapable de choisir une politique algérienne digne de ce nom.

Guy Pervillé

A lire avant :

-  Histoire et mémoires de la relation franco-algérienne (2013)

http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=295

A lire après :

Mémoires et histoire de la Guerre de Libération nationale (2013)

http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=306

[1] Charles-Robert Ageron, présentation de L’Algérie des Français, collection Points-histoire, Paris, Le Seuil, 1993, pp. 7, 10 et 13.

[2] Sur les effets controversés de cette loi de 2008, voir sur le site http://www.parlements.org/actualites/projet_de_loi_relatif_aux_archives_2008.html#tableau.

[3] Voir l’article de Charles-Robert Ageron, « Regards européens sur l’Afrique barbaresque (1492-1830) », dans les actes du colloque Découvertes européennes et nouvelle vision du monde (1592-1992), Paris, Publications de la Sorbonne, 1994, pp. 153-168.

[4] Charles-Robert Ageron, présentation de L’Algérie des Français, op. cit. , pp. 7-8.

[5] Alexis de Tocqueville, De la colonie en Algérie, présentation de Tzvetan Todorov, Bruxelles, Complexe, 1988, pp. 57-59.

[6] Lucette Valensi, Le Maghreb avant la prise d’Alger, Paris, Flammarion, 1969, p. 109.

[7] Tocqueville, op. cit., p. 142.

[8] Rapport au gouvernement daté de novembre 1846, « Crédits extraordinaires à demander pour la colonisation en 1847 », Aix-en-Provence, Archives d’outre-mer, F 80- 1674, cité par la thèse d’Alain Lardillier, Bugeaud et l’avenir de l’Algérie, Université de Paris IV, 2011, p. 194.

[9] Cité par Charles-Robert Ageron, L’Algérie algérienne de Napoléon III à De Gaulle, Paris, Sindbad, 1980, p. 26.

[10] Lettres de Napoléon III au maréchal Pélissier, 1er novembre 1861 et 6 février 1863.

[11] Lucien-Anatole Prévost-Paradol, La France nouvelle, Paris et Genève, Slatkine reprints, 1979, pp. 418-419.

[12] Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, Paris, PUF, 1968, t. 1, p. 548.

[13] Paul Leroy-Beaulieu, L’Algérie et la Tunisie, Paris, Guillaumin, 1897, pp. 56-58.

[14] Emile-Félix Gautier, L’évolution de l’Algérie de 1830 à 1930, Cahiers du centenaire de l’Algérie, n° III, Publications, du Comité national métropolitain du centenaire de l’Algérie, pp. 27-29.

[15] Emile-Félix Gautier, L’Afrique blanche, Paris, Arthème Fayard, 1939, pp. 260-261. Dans ce livre, l’auteur ne cachait plus son inquiétude sur les conséquences de ce fait majeur.

[16] Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France de 1871 à 1919, t. 2, p. 1226.

[17] “La pétition de l’émir Khaled au président Wilson”, texte publié et présenté par Charles-Robert Ageron dans la Revue d’histoire maghrébine, Tunis, n° 19-20, juillet 1980 ; réédité dans les oeuvres de Charles-Robert Ageron publiées par Gilbert Meynier aux Editions Bouchène, Genèse de l’Algérie algérienne, pp. 165-178. Reproduit et commenté dans mon recueil de textes L’Europe et l’Afrique de 1914 à 1974, Paris et Gap, Ophrys, 1994, pp. 25-35.

[18] Les Mémoires de Messali Hadj, Paris, J.-C. Lattès 1982, pp. 91 et 108.

[19] “En marge du nationalisme. La France, c’est moi !” par Ferhat Abbas, L’Entente franco-musulmane n° 24, 27 février 1936. Reproduit par Claude Collot et Jean-Robert Henry, Le mouvement national algérien, Textes 1912-1954, Paris, L’Harmattan, et Alger, OPU, 1978, pp. 65-67.

[20] Abdelhamid Ben Badis, “Déclaration nette”, reproduit par Collot et Henry, op. cit., pp. 67-69.

[21] Discours de Messali Hadj à Alger, 2 août 1936, in Collot et Henry, op. cit., pp. 82-85, d’après El Ouma, sept-oct. 1936.

[22] Sur cet événement hélas trop peu connu, voir Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, p. 556 ; l’article de Jean-Louis Planche publié dans Les Temps modernes, n° 590, octobre-novembre 1996, et son livre Sétif 1945, histoire d’un massacre annoncé, Perrin 2006, p. 56 ; ainsi que la thèse de Jacques Cantier, L’Algérie sous le régime de Vichy, Editions Odile Jacob, 2002, pp. 187-192. Et enfin ma mise au point « A propos de l’affaire de Zeralda (1er août 1942) » sur mon site internet http://guy.perville.free.fr.

[23] Texte du Manifeste dans Collot et Henry, op. cit., pp. 155-165.

[24] Archives du Ministère des Affaires étrangères, quai d’Orsay, vol. 995, pp. 90-90 bis, et vol.1033, pp. 90-98.

[25] Cité par Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, 1871-1954, Paris, PUF, 1979, p. 457.



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