Les grands événements de la guerre d’Algérie dans les mémoires et dans l’histoire (2023)

vendredi 5 mai 2023.
 
Cet article a été rédigé pour faire partie d’un ensemble d’articles publiés dans un Hors-série Concours de la revue de la Société française d’histoire des Outre-mers (SFHOM), Outre-mers, revue d’histoire coloniale et impériale, 1er semestre 2023, intitulé "Histoire coloniale et impériale de l’Afrique, CAPES et Agrégation d’histoire 2022-2025", 184 p, 10 euros, sous la direction de Julie d’Andurain et Guillaume Vial. Il est accessible uniquement sur le site de la SFHOM : www.sfohm.com/spip.php ?article4141 .

Soixante ans après sa fin, la guerre d’Algérie paraît s’acheminer peu à peu de l’actualité vers l’histoire, comme le voulait la conception traditionnelle suivant laquelle la lente élaboration de cette dernière avait besoin de temps pour laisser retomber les passions. Mais en fait, le temps ne change rien à l’affaire, et la guerre d’Algérie continue d’être considérée en France comme un objet de guerre de mémoires persistante, considéré à travers des partis pris engagés suivant des critères politiques et moraux. Et c’est particulièrement vrai dans la perception et l’interprétation des principaux événements que le récit historique a retenus. Dans ces conditions, les étudiants qui préparent les concours de recrutement de professeurs d’histoire (CAPES et agrégation) peuvent se demander si ce sujet est bien un sujet d’histoire. Le but de cet article est de leur proposer des réponses argumentées aux questions qu’ils peuvent se poser, en suivant l’ordre de ces événements principaux [1].

Dans la longue durée, on se demande pourquoi la France a conquis et colonisé l’Algérie à partir de 1830, et pourquoi tous les efforts qu’elle y a déployés durant plus d’un siècle n’ont pas suffi à faire de ce pays étranger une nouvelle province française. Le choix de la conquête et de la colonisation a été un choix de circonstances, improvisé pour des raisons de politique intérieure et extérieure sans causes profondes, puisque la France était le premier et longtemps le seul pays européen à connaître un effondrement de son accroissement démographique rendu évident par le recensement de 1856. C’est peu après que le choix nécessaire entre deux politiques a été clairement posé par l’Empereur Napoléon III, sous l’influence de conseillers « arabophiles » dont le plus connu était le saint-simonien Ismaïl Urbain : la France, qui avait conquis l’Algérie pour des raisons de politique intérieure et internationale sans lien direct avec l’Algérie, ne pouvait pas songer à en faire une nouvelle province française, puisque le peuplement français ou européen ne pourrait jamais y devenir majoritaire. Elle devrait donc y déployer une politique de « civilisation pour les indigènes » connue sous le nom de politique du « royaume arabe ». Mais l’ensemble des opposants libéraux et républicains ont rejeté cette politique et persisté à vouloir faire de l’Algérie une « France nouvelle » (livre de Prévost-Paradol, 1867), permettant à une France de cent millions d’habitants campée sur les deux rives de la Méditerranée de garder son rang de grande puissance dans le monde. Et la Troisième République, de 1870 à 1940, a maintenu cet objectif utopique sans jamais le remettre en question. En réalité, la conquête et la colonisation par la France avaient été fondées sur l’idée que la population de l’Algérie était au moins dix fois moins importante que la sienne - ce qui était vrai en 1830 - et qu’elle allait nécessairement diminuer par la suite comme celle des Indiens d’Amérique du Nord devant les Américains venus d’Europe, ce qui était faux. Ces erreurs démographiques majeures vouaient la politique française en Algérie à une échec prévisible. Une autre politique avait été esquissée, consistant à créer des élites de culture française pour influencer l’évolution de la société indigène, mais trop lentement pour changer les données du problème algérien dans un proche avenir.

Et pourtant la France, avec un siècle de retard, avait fini par prendre la mesure des conditions économiques et démographiques du maintien de sa souveraineté sur l’Algérie. Le Comité français de libération nationale (CFLN) présidé par le général de Gaulle à Alger de juin 1943 à juin 1944, confronté au défi de la revendication d’indépendance formulée dans le Manifeste du peuple algérien par Ferhat Abbas et la plupart des élus musulmans en 1943, avait décidé de tenter de rattraper le temps perdu en adoptant un vaste programme de réformes non seulement politiques, mais aussi économiques et sociales, visant à élever la condition et le niveau de vie des « Français musulmans » au même niveau que celui des Français d’Algérie et des Français de France. La plupart des livres disponibles sur l’histoire de l’Algérie mentionnent le volet proprement politique de cette politique globale, représenté par l’ordonnance du 7 mars 1944, qui avait voulu réaliser en l’élargissant le projet Blum-Viollette de 1936 prévoyant d’accorder le droit de vote dans le même collège que les citoyens français à part entière aux membres des élites indigènes, sans les obliger à renoncer à leur statut personnel musulman ou à leurs coutumes kabyles pour se soumettre au Code civil. Mais le volet économique et social de ces réformes est encore trop souvent passé sous silence, alors même que les archives de la Commission des réformes de 1944 sont consultables sous la forme de volumes imprimés dans les archives d’Outre-mer à Aix-en-Provence [2]. Il est vrai que la réalisation ce plan de réformes très coûteuses a été retardé par la priorité accordée au relèvement de la France métropolitaine et par l’accélération de la croissance de la population musulmane en Algérie. Mais il a été plusieurs fois doté d’objectifs plus ambitieux et de moyens financiers supplémentaires, notamment après le 1er novembre 1954, du rapport Maspetiol de 1955 aux Perspectives décennales de 1957 et au plan de Constantine de 1958. C’est seulement à partir du discours du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination que le général de Gaulle a pris ses distances avec l’option qu’il a appelé la « francisation » avant de l’oublier en 1960.

Après 1962, l’histoire de l’Algérie a très logiquement substitué l’histoire du nationalisme algérien à celle de la colonisation française, et cette nouvelle perspective s’est avérée très féconde. Pourtant, la contradiction entre, d’une part, le discours idéologique du nationalisme algérien et, d’autre part, les diverses tendances politiques françaises continue d’être très présente dans les interprétations des principaux événements.

La répression française de l’insurrection nationale algérienne du 8 mai 1945 autour de Sétif et de Guelma est le premier des grands événements à propos desquels les interprétations historiques sont difficiles à démêler des interprétations politiques. Pourtant, après une première étape durant laquelle la version nationaliste algérienne s’opposait vigoureusement à la version française officielle, les historiens des deux pays avaient considérablement rapproché leurs points de vue entre 1962 et le début des années 1990. Mais à partir de mai 1990 l’anniversaire du 8 mai 1945 - identifié en France avec celui de la capitulation de l’Allemagne nazie - a été désigné en Algérie par la Fondation du 8 mai 1945, comme étant celui d’un « crime contre l’humanité » commis par la France contre le peuple algérien ; c’est seulement à partir de mai 1995 qu’il a été présenté comme tel en France par l’association « Au nom de la mémoire ». Cette revendication a été reprise en 2005 par « Les indigènes de la République », puis popularisé en 2010 par les premières minutes du film franco-algérien « Hors la loi » de Rachid Bouchareb. Enfin, il a fait l’objet d’une plaque commémorative inaugurée à Marseille en mai 2014 par des élus de gauche et de droite, puis d’une pétition lancée à Nanterre en mars 2015 par une association culturelle dénonçant ces « crimes de guerre et ces crimes contre l’humanité », appuyée par une motion votée par le Conseil de Paris en avril pour demander au chef de l’Etat de reconnaître ces massacres comme étant un « crime d’Etat », et enfin par la proclamation d’un « Collectif unitaire pour la reconnaissance des crimes d’Etat de 1945 en Algérie » le 8 mai 2015. Et pourtant, contrairement à ce qu’affirme la motion du Conseil de Paris, il est douteux que « les travaux de la très grande majorité des historiens français attestent d’un bilan de dizaines de milliers de victimes arrêtées, torturées et exécutées sommairement ».

En réalité, jusqu’au milieu des années 1990, les travaux des historiens français et algériens montraient que les manifestations du 8 mai 1945 avaient été précédées, en avril, par un projet avorté d’insurrection nationaliste fondé sur l’évasion de Messali Hadj, et que la répression massive de mai n’aurait pas eu lieu sans le préalable d’une insurrection nationaliste partie de Sétif le 8 qui fit près de 110 morts et de 250 blessés civils (ainsi que 14 morts et 20 blessés militaires), autour de Sétif et de Guelma. Fait reconnu par l’historien algérien Redouane Ainad-Tabet, qui écrivait en 1987 que le peuple algérien « n’a pas fait que subir, en victime innocente, une sanglante répression, un complot machiavélique. Il est temps de dire et de souligner qu’il a aussi été l’auteur de ces événements, même s’il a subi un revers, même s’il a payé le prix du sang, le prix de la liberté par des dizaines de milliers de victimes », et que « la révolte proprement dite a duré plus de quatre jours et s’est étendue à tout le Nord-Constantinois » [3]. Et par le président Bouteflika le 8 mai 2001 : « Il s’est élevé comme un seul homme, aux quatre coins du pays, en quelques jours seulement, dans un même sursaut tel un volcan qui balaie tout ce qu’il rencontre sur son chemin et tout ce qui entrave son avancée. Pendant ces jours, celui qui revendique ses droits a affronté celui qui l’en a dépossédé ». Quant au bilan de la répression, la plupart des historiens l’évaluent prudemment à « des milliers de morts ». C’est donc un premier exemple d’effacement de l’histoire par l’idéologie pour des raisons de propagande politique.

Du côté français, une idée reçue est que la brutale répression d’une manifestation pacifique aurait transformé une revendication égalitaire en une revendication nationaliste. En fait, la revendication d’indépendance avait été lancée par Messali Hadj dès 1927, et le projet de le réaliser par une révolte armée avait été conçu dès 1938-39 par une fraction organisée du Parti du peuple algérien (PPA), le Comité d’action révolutionnaire nord-africain (CARNA) qui envoya des émissaires à Berlin suivant l’exemple des nationalistes irlandais de 1916. Le projet insurrectionnel était donc bien antérieur à mai 1945, mais il fut relancé par la volonté de revanche, et préparé clandestinement par une minorité organisée au sein du PPA, l’Organisation spéciale (OS), de 1946 à 1951. Sa découverte à cette date, par la police coloniale, fut qualifiée de « provocation colonialiste » par la direction du Parti, qui dispersa les militants non arrêtés et ajourna le projet d’insurrection. Mais les anciens de l’OS se regroupèrent et intervinrent comme une « troisième force » dans la crise ouverte en 1954 par le conflit entre les partisans de Messali Hadj (messalistes) et ceux du Comité central du Parti (centralistes) : ils s’organisèrent en un Front de libération nationale (FLN) qui déclencha l’insurrection du 1er novembre 1954.

Cette insurrection est assez bien connue en France depuis la publication du premier livre d’Yves Courrière, Les fils de la Toussaint, en 1968 ; mais ce sont les étapes de l’escalade de la violence en 1955 qui ont inspiré des interprétations divergentes. Du côté français, la répression avait été relativement efficace, mais les autorités s’étaient plaintes de l’impossibilité de respecter strictement la légalité du temps de paix, et avaient demandé un cadre légal plus large, celui de l’état d’urgence, voté en mars 1955. Du côté algérien, la guerre semblait limitée à la région de l’Aurès. Mais à partir du 1er mai 1955, l’organisation du Nord-Constantinois commandée par Zighoud Youcef lança une offensive qui inquiéta les autorités civiles et militaires et les poussa à durcir la répression contre les « rebelles » et contre leurs complices à partir du 16 mai : « Tout rebelle faisant usage d’une arme ou aperçu une arme à la main ou en train d’accomplir une exaction sera abattu sur le champ (...), le feu doit être ouvert sur tout suspect qui tente de s’enfuir ». Mais le massacre des combattants hors de combat et des simples civils n’était pas prôné par ces instructions, et le général Lorillot, nouveau commandant en chef des forces françaises depuis le 1er juillet 1955, le précisa aussitôt pour éviter tout malentendu : « Après le combat, les règles françaises d’humanité demeurent ». Du côté algérien, en réponse à la répression, les instructions qui prônaient depuis le 1er novembre 1954 le strict respect de la vie des civils furent également modifiées, tous les civils français étant désormais supposés être armés pour combattre l’insurrection, selon les Mémoires du second et successeur de Zighoud Youcef, Lakhdar Bentobbal (publiés en 2021 à Alger par l’historien Daho Djerbal ). Après plusieurs mois d’escalade de la violence, la zone du Nord Constantinois lança l’offensive du 20 août 1955 qui mobilisa la population civile algérienne pour s’attaquer non seulement aux militaires mais aussi aux civils français [4], ainsi qu’aux « traitres » algériens (notamment le neveu de Ferhat Abbas, Abbas Allaoua, qui avait pris l’initiative d’une pétition pour la paix avec l’ingénieur des travaux publics René Mayer). La répression aurait fait 12 000 morts, suivant le recensement du FLN. Ainsi, le 20 août 1955 inaugura une nouvelle période de la guerre, caractérisée par un degré de violence beaucoup plus élevé des deux côtés [5].

Un autre grand événement est un exemple typique de la contradiction entre les points de vue idéologiques et la démarche historique : la « bataille d’Alger » de 1957 qui fut, pour de nombreux intellectuels de gauche, l’occasion d’une prise de conscience et d’une révolte morale contre l’emploi de la torture par l’armée française. Mais la seule commémoration qui en perpétue la mémoire est celle de « l’affaire Audin » : la disparition suspecte d’un jeune militant communiste arrêté par les parachutistes du général Massu à Alger en juin 1957. Sa mémoire a été entretenue par sa famille, par les partis communistes algérien et français, et par des intellectuels de gauche regroupés dans le comité Audin à Paris, qui firent de l’affaire Audin « une nouvelle affaire Dreyfus », pour capter le soutien des intellectuels français. Mais, comme l’a reconnu Pierre Vidal-Naquet, ce choix avait l’inconvénient d’évacuer le vrai contexte algérien de cette disparition. Il est vrai que l’anti-communisme des militaires français avait démesurément exagéré le rôle du PCA, marginalisé par le FLN. Mais en réalité, la « bataille d’Alger » était un affrontement entre l’armée française et l’organisation du FLN-ALN, qui menait une offensive ininterrompue contre la population civile européenne depuis le 30 septembre 1956. Certains auteurs prétendent pourtant que cette offensive était une réponse à un premier attentat à la bombe commis le 10 août 1956 par des « contre-terroristes » européens contre un immeuble de la rue de Thèbes dans la Casbah ; mais ils oublient que cet attentat était lui-même une réponse aux attentats par armes à feu commis durant trois jours par les commandos du FLN contre des civils européens dans les rues d’Alger pour venger les deux premières exécutions de condamnés à mort à partir du 20 juin 1956. C’était réaliser la menace formulée par le chef du FLN d’Alger, Abane Ramdane, qui avait répondu par un tract en février 1956 à une déclaration de Guy Mollet annonçant qu’il était dans ses intentions de « faire exécuter les patriotes condamnés à mort » : « Nous prenons le monde à témoin des conséquences qui découleraient de ce monstrueux crime (...). Si le gouvernement français faisait guillotiner les condamnés à mort, des représailles terribles s’abattront sur la population civile européenne » [6]. Et cette menace était-elle-même l’application d’un projet de recourir au terrorisme urbain formulé par Abane à plusieurs reprises en 1955.

L’offensive menée par le général Massu à Alger à partir du 7 janvier 1957 fut donc violente, et elle recourut dès le début à tous les moyens efficaces y compris la torture pour identifier les membres de l’organisation civile et militaire du FLN-ALN et détruire celle-ci au plus vite. Mais elle ne fut pas une guerre d’extermination menée contre le peuple algérien. Le nombre des victimes le plus souvent cité (plus de 3.000 morts selon le responsable de la police Paul Teitgen) n’est pas clairement établi, et il a été contredit par le général Massu, qui l’estimait à moins de 1.000 morts et probablement pas plus de 300 [7].

Il n’en reste pas moins vrai que le ministre résidant Robert Lacoste, en chargeant le général Massu de détruire le plus vite possible l’organisation du FLN-ALN, l’avait dans un premier temps libéré de toutes les contraintes légales et autorisé à faire des exemples en exécutant sans autre forme de procès des responsables et militants notoires comme Larbi Ben M’hidi et Ali Boumendjel. Pour « terroriser les terroristes » sans doute, mais aussi pour prévenir le risque d’une tentative de coup d’Etat menée contre la République par des « contre-terroristes » français d’Algérie et par des chefs militaires factieux, comme le prouva le 16 janvier 1957 une tentative d’attentat au bazooka contre le général Salan, nouveau commandant en chef en Algérie. La bataille d’Alger fut donc aussi l’événement qui ajourna de plus d’un an la chute de la IVème République.

En mai 1958 la fin de la IVème République - qui avait échoué à négocier une solution politique avec le FLN en 1956 mais qui l’avait militairement mis en échec en 1958 - et le retour au pouvoir du général de Gaulle furent bien les événements décisifs de la guerre d’Algérie. Selon les derniers partisans de l’Algérie française, c’est De Gaulle, rappelé pour la sauver en mai 1958, qui a transformé une quasi-victoire en défaite par les accords d’Evian conclus avec le FLN en mars 1962. Il est aujourd’hui admis qu’après avoir tenté la dernière chance de l’Algérie française en relançant le plan de réformes de 1944 déjà cité, il croyait l’indépendance inévitable depuis mars 1955 au moins, mais qu’il ne pouvait pas le dire avant d’avoir la possibilité de faire ce qu’il dirait. Pour revenir au pouvoir et dans les mois suivants, il dut encore ruser avec la vérité, et c’est seulement un an après le référendum du 28 septembre 1958 qu’il osa substituer le principe de l’autodétermination du peuple algérien à celui de la souveraineté française par son discours du 16 septembre 1959. Il dut alors résister à la révolte de ceux qui l’avaient porté au pouvoir durant la semaine des barricades d’Alger (24 janvier-1er février 1960). Mais il n’était pourtant pas encore décidé à céder l’Algérie au FLN, et il tenta d’abord d’exploiter la crise de moral de l’ALN intérieure affaiblie par l’exécution du plan Challe en négociant avec le chef de la wilaya IV, Si Salah (qu’il reçut secrètement à l’Elysée le 10 juin 1960 avec ses deux adjoints) à l’insu du GPRA, dont il fit recevoir les émissaires à Melun du 25 au 29 juin avant de les renvoyer à Tunis. Contrairement à ce que des partisans de l’Algérie française persistent à croire, De Gaulle n’avait pas trahi Si Salah pour s’entendre avec le GPRA, et il fut très affecté par son double échec. C’est seulement dans son discours du 4 novembre 1960 qu’il se résolut à annoncer que « la République algérienne, laquelle n’avait encore jamais existé, existerait un jour », ce qui semblait légitimer l’action du FLN. Mais c’est après les manifestations algériennes de décembre 1960, qui l’invitèrent à s’entendre avec le GPRA pour mettre fin à la guerre, qu’il se résolut à négocier avec lui. Ainsi, il lui fallut plus de deux ans pour passer de l’Algérie française à l’Algérienne algérienne.

La négociation entre le gouvernement français et le GPRA dura quinze mois, jusqu’à la signature des accords d’Evian le 18 mars 1962, et son aboutissement ne fut jamais certain puisqu’elle fut interrompue durant plusieurs mois entre juillet et octobre 1961. Sa mémoire a été éclipsée par celle de la très brutale répression d’une manifestation pacifique de la population algérienne de Paris, mobilisée par les militants de la Fédération de France du FLN, le 17 octobre 1961. Longtemps oubliée, elle fut tirée de l’oubli par Jean-Luc Einaudi et par l’association « Au nom de la mémoire » à partir de 1991, puis par l’association « 17 octobre 1961 contre l’oubli » entre 1999 et 2001. Cette dernière se constitua « pour obtenir la reconnaissance, par les autorités politiques de ce pays, qu’un crime contre l’humanité a été commis par l’Etat les 17 et 18 octobre 1961 ». Mais l’un de ses membres les plus actifs, Pierre Vidal-Naquet, critiquait sévèrement le travail du seul historien de métier qui avait eu accès aux archives de la préfecture de police, Jean-Paul Brunet - auquel il semblait retirer son titre d’historien en le plaçant entre guillemets - parce que celui-ci contestait l’évaluation du nombre des victimes affirmée sans preuves suffisantes par Jean-Luc Einaudi (plus de 200 morts, puis 325). En 2014, le vice-président de la Ligue des Droits de l’homme Gilles Manceron reprit à son compte son explication des causes de la répression : la volonté supposée du Premier ministre Michel Debré de torpiller la reprise des négociations secrètes entre le gouvernement français et le GPRA prévue pour la fin du mois. Mais cette explication ne tient pas la route, parce que la loyauté de Michel Debré - malgré ses troubles de conscience - envers le général de Gaulle s’est maintenue jusqu’à la ratification des accords d’Evian par le référendum du 8 avril 1962.

Or l’ancien directeur de la revue Esprit, Paul Thibaud, ancien compagnon de route de Pierre Vidal-Naquet, avait soutenu depuis 1991 une autre interprétation : « A propos du 17 octobre 1961 (...), on n’a guère souligné la responsabilité du FLN. Le gouvernement français venait de décréter une trêve unilatérale des offensives en Algérie ; De Gaulle, par une concession essentielle sur le Sahara, venait de relancer la négociation. Il était donc absurde de déclencher en France la campagne d’attentats contre les policiers qui fut à l’origine du couvre-feu de Papon et de la manifestation du 17 octobre. Cette erreur du FLN n’excuse en rien les crimes commis contre les Algériens. Mais elle montre que les victimes ne sont pas toujours sans reproche ». Son analyse était une tentative réussie d’historiciser le 17 octobre 1961 ; mais il constatait que, de la part de certains militants mémoriels, la déshistoricisation continue : « Octobre 1961, fusionné avec février 1962, est devenu une illustration de l’éternel fascisme contre lequel la gauche éternellement s’affirme. Il est intéressant de remarquer que ce travail de déshistoricisation d’octobre 1961 est aujourd’hui repris et accentué par certains de ceux qui s’attachent à en réveiller la mémoire, avec cette différence que c’est plutôt le racisme que le fascisme qui désormais qualifie le crime » [8]. En effet, le GPRA avait exprimé le véritable but de cette manifestation en proposant au gouvernement français, le 24 octobre 1961, de reconnaître l’indépendance de l’Algérie préalablement à la reprise des négociations, ce qui lui aurait donné le mérite de la victoire sur la France. Trente ans plus tard, la restauration de la mémoire du 17 octobre 1961 par des jeunes Franco-algériens visait sans doute à redonner une mémoire à cette population issue de l’immigration, en lui faisant croire que ses pères avaient combattu pour le droit de rester vivre en France.

Cela ne veut pas dire que la répression très brutale de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 était sans reproche, et l’ouverture récente des archives de l’Elysée a montré que le président de la République avait été bien informé de sa violence et de son bilan (une cinquantaine de morts). Mais il donnait la priorité à la défense de la souveraineté de l’Etat par tous les moyens qu’il jugeait nécessaires, aussi bien dans les cas du 17 octobre 1961 et du 8 février 1962 à Paris (métro Charonne) que dans celui de la répression de l’OAS à Alger par la fusillade de la rue d’Isly qui fit près de 70 morts le 26 mars 1962. D’autre part, la mémoire algérienne de la répression du 17 octobre 1961 ne doit pas faire oublier que la grande majorité des morts algériens de la guerre d’Algérie en France ont été dus à la guerre civile entre le FLN et le Mouvement National Algérien (MNA) messaliste, qui culmina entre l’été 1957 et l’été 1958.

La mauvaise application du cessez-le-feu du 19 mars 1962 en Algérie, et tout particulièrement à Alger, Oran et dans leur voisinage, est souvent imputée au terrorisme de l’OAS visant à provoquer des ripostes du FLN et la reprise de la guerre contre celui-ci par l’armée française. Ce n’est qu’en partie vrai. En effet, le FLN avait repris et intensifié son terrorisme contre la population française d’Alger et d’Oran depuis le début de 1961, et celui de l’OAS ne l’avait dépassé en nombre de victimes algériennes qu’à partir de février-mars 1962 dans ces deux villes. Les négociateurs français avaient dénoncé à plusieurs reprises les conséquences prévisibles de ce fait sur la population française, comme l’a reconnu Bernard Tricot : « Il ne faut pas parler seulement de l’OAS ! Le FLN a aussi commis et continué à commettre pendant toute la durée des négociations un nombre de crimes effroyable ! Sans cesse pendant que nous discutions de garanties, nous apprenions qu’un colon, qu’une famille venaient d’être massacrés : cela n’était guère encourageant pour l’avenir. Nous avons fait des efforts sincères pour réaliser une trêve : jamais nous n’avons eu la moindre contrepartie. Un jour que Joxe en avait demandé, Krim répondit : ‘C’est impossible, mais vous verrez, si la négociation avance, cela se fera tout seul, les crimes s’atténueront’. Ils ne se sont pas ‘atténués’, et ce fut très mauvais non seulement pour la négociation, mais aussi pour la manière dont les Européens pouvaient se représenter l’avenir » [9].

La lutte contre l’OAS fut d’abord prise en main par les autorités françaises, qui réussirent à mettre en échec l’offensive de l’OAS d’Alger par le ratissage de Bab-el-Oued le 23 mars et par la fusillade de la rue d’Isly le 26 mars 1962. Mais le FLN avait lui aussi un plan d’action anti-OAS, selon la décision du GPRA annoncée dans El Moudjahid n° 86 du 16 janvier 1962 et suivie par l’envoi clandestin à Alger du commandant Azzedine le 26 janvier 1962. Cependant, selon la thèse de l’historien algérois Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, c’est à partir du 17 avril 1962 que le nombre des enlèvements de civils européens par le FLN, souvent suivis de sévices et d’assassinats, s’est subitement élevé dans les régions où le peuplement européen était le plus important. Cette offensive coordonnée visant l’ensemble des points forts de l’OAS ne pouvait résulter que d’une décision prise par le GPRA pour ne pas laisser au seul gouvernement français la mission de détruire ladite OAS. Mais l’essentiel des victimes d’enlèvements, capturées à la limite des quartiers européens et musulmans des plus grandes villes, ou le long des routes, ou dans les campagnes colonisées, étaient de simples civils et non pas des « tueurs » de l’OAS, puisque que ceux-ci étaient armés et agissaient en groupes armés capables de se défendre. Ainsi, cette forme de lutte discrète ne pouvait que dégénérer plus ou moins rapidement en une sorte de banditisme incontrôlé, et elle fut la cause principale de la fuite massive de la population française d’Algérie vers la métropole ou vers d’autres pays, ruinant le fragile édifice des accords d’Evian, que les responsables du GPRA l’aient voulu ou non [10]. Un mois plus tard, le 14 mai 1962, le chef de la Zone autonome d’Alger reconstituée, Si Azzedine, rompit ouvertement le cessez-le-feu en riposte à l’OAS. Le gouvernement français demanda son désaveu au GPRA, mais sans rien obtenir. Les enlèvements continuèrent jusqu’après le référendum algérien du 1er juillet 1962 (notamment à Oran, où près de 700 personnes périrent le 5 juillet [11]) et leur bilan du 19 mars au 31 décembre aurait été de 3018 Français enlevés en Algérie, dont 1165 décédés certains sur 1773 disparus.

Le Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA) qui se réunit à Tripoli du 20 mai au 7 juin 1962 aurait dû ratifier les accords d’Evian, mais il les désavoua secrètement en adoptant à l’unanimité, le programme de Tripoli qui condamnait ces accords comme une « plateforme néo-colonialiste » et prônait une politique socialiste visant à contraindre au départ la masse des Européens d’Algérie. Ce qui n’empêcha pas le GPRA de prôner le « oui » au référendum algérien du 1er juillet 1962 ratifiant à la fois l’indépendance et les accords d’Evian secrètement désavoués. Alors que l’Algérie s’enfonçait dans une crise majeure opposant au GPRA présidé par Ben Khedda le Bureau politique de Ben Bella (soutenu par le colonel Boumedienne, chef de l’état-major général de l’ALN destitué par le GPRA), le gouvernement français refusait de prendre parti parce que les deux camps opposés reconnaissaient officiellement les accords d’Evian [12]. C’est seulement au début de septembre 1962 que la découverte d’un exemplaire du programme de Tripoli par l’armée française lui prouva qu’il avait été dupé. Mais il avait lui-même fait des accords d’Evian un édifice particulièrement fragile en les publiant au Journal officiel de la République française comme un acte unilatéral de la souveraineté française (et non comme un traité international), et en refusant de reconnaître le GPRA comme le gouvernement provisoire de l’Algérie pour attendre l’élection d’une assemblée constituante souveraine par le peuple algérien, qui eut lieu le 20 septembre 1962 [13].

Guy Pervillé

Sommaire de ce numéro hors-série :

-  Introduction, par Julie d’Andurain et Guillaume Vial, p 7.

-  Cabinets de curiosité : aux origines des musées, par Josette Rivallain, p 9.

-  Publicistes et officiers coloniaux, acteurs de la propagande du lobby colonial, par Julie d’Andurain, p 27.

-  La migration des Réunionnais dans l’empire : un sous-impérialisme colonial au service de la ’plus grande France’, par Pierre-Eric Fageol et Frédéric Garan, p 39.

-  La formation des élites par l’enseignement supérieur moderne au Maroc et en Tunisie au XXème siècle, par Pierre Vermeren, p 53.

-  Juifs de Tunisie d’une guerre à l’autre : un segment de la socité tunisienne sous protectorat, connectée au monde par ses combats, par Marie-Anne Besnier Guez, p 65.

-  La puissance par l’Empire : note sur la perception du facteur impérial dans l’élaboration de la Défense nationale (1936-1938), par Marc Mich, p 77.

-  Un gouverneur face aux enjeux du développement : Eboué et le monde des affaires local en AEF en 1943, par Hubert Bonin, p 91.

-  Les grands événements de la guerre d’Algérie dans les mémoires et dans l’histoire, par Guy Pervillé, p 109.

-  La jeunesse métropolitaine dans les derniers mois de la guerre d’Algérie (mars-juillet 1962) : entre engagement et encadrement, par Soraya Laribi, p 121.

-  L’Algérie et les guerres d’indépendance des colonies portugaises : retour sur l’engagement algérien en Afrique, 1958-1975, par Hugo Desmares-Defert, p 137.

-  Bibliographie commentée, par Guy Pervillé et Pierre Vermeren, p 151.

-  Présentation des auteurs, p 181.

[1] Pour plus de détails, voir dans mon Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire, Paris, Vendémiaire, 2018, 667 p.

[2] Voir ma communication sur « La commission des réformes de 1944 et l’élaboration d’une nouvelle politique algérienne de la France » (1984), publiée dans les actes du colloque dirigé par Charles-Robert Ageron, Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956, Editions du CNRS, Paris, 1986, pp 357-365, et sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=120 .

[3] Redouane Aïnad-Tabet, Le mouvement du 8 mai 1945 en Algérie, 2ème édition, Alger, OFUP, 1987, pp 9-10.

[4] 117 victimes suivant le livre de Roger Vétillard, 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois : un tournant dans la guerre d’Algérie ? 2012, réédité en 2013 et en 2014.

[5] Voir Yves Courrière, Le temps des léopards, Paris, Fayard, 1969, pp 176-190, et mon article historiographique « Du nouveau sur le 20 août 1955 et l’Appel de Constantine » (2013) sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=305 .

[6] Tract reproduit dans La guerre d’Algérie, sous la direction de Henri Alleg, Paris, temps actuels, 1981, t 3 p 531.

[7] Voir ma mise au point « A propos des 3024 disparus de la bataille d’Alger : réalité ou mythe ? » (2004), sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=174 .

[8] Interview de Paul Thibaud dans Télérama, novembre 1991, et article dans L’Express, octobre 2001 et 2011.

[9] Bernard Tricot, Mémoires, Paris, Quai Voltaire, 1994, pp. 154-155.

[10] Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, L’Harmattan, 2000, pp. 118-149.

[11] Selon Jean-Jacques Jordi, Un silence d’Etat, les disparus européens de la guerre d’Algérie, Paris, SOTECA, 2011.

[12] Instructions du ministre Louis Joxe à l’ambassadeur de France Jeanneney datées du 9 août 1962, reproduites dans A. Liskenne, L’Algérie indépendante. L’ambassade de Jean-Marcel Jeanneney (juillet 1962-janvier 1963), Paris, Armand Colin, 2015, p 92.

[13] Voir mon article : « Les accords d’Evian du 18 mars 1962 et le cessez-le-feu du 19 mars : mythes ou réalités ? » (2016) http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=387.



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