Une politique de l’oubli. La mémoire de la guerre en France et en Algérie (2014)

mercredi 28 mai 2014.
 
Cet article a été publié dans le numéro 46, juin 2014, pp. 85-95, de la revue Le sociographe, dans le cadre d’un dossier consacré à la mémoire de la guerre d’Algérie, sous la direction de Corinne Le Bars.

La mémoire de la guerre en France et en Algérie : une communication à sens unique ?

De 1962 au début des années 1990, durant une trentaine d’années, la France et l’Algérie avaient eu des politiques mémorielles diamétralement opposées.

D’un côté, la République française avait l’habitude de commémorer les événements qu’elle jugeait glorieux et susceptibles de consolider le sentiment national mais pas celle de commémorer ses défaites dans des guerres perdues telles que la guerre d’Algérie Cette dernière guerre avait si profondément déchiré la communauté nationale qu’il n’a pas été possible de reconstituer une mémoire nationale consensuelle.

En effet, sa mémoire collective était et est encore éclatée entre, au moins, trois tendances divergentes : les partisans de l’Algérie française, ceux de l’indépendance de l’Algérie, et la majorité silencieuse de ceux qui ont évolué de la première à la deuxième position (à l’instar du général de Gaulle) tout en restant troublés par des sentiments confus et contradictoires.

L’intégration de plusieurs populations venues d’Algérie dans des conditions très différentes (rapatriés européens, Harkis, immigrés et enfants d’immigrés algériens) renforce encore ces divergences. C’est pourquoi la guerre d’Algérie est longtemps restée une guerre sans nom, sans signification consensuelle et sans commémoration officielle. La commémoration du 19 mars 1962 comme fin de la guerre d’Algérie, organisée depuis 1963 par la FNACA (Fédération nationale des anciens combattants d’Algérie) et par un nombre croissant de municipalités, provoque chaque année de véhémentes protestations d’autres associations d’Anciens combattants, de rapatriés français et de Français musulmans pour lesquels elle rappelle une défaite et le début de la pire période de la guerre. Comme l’a écrit l’historien Robert Frank, « Les partisans du 8 mai [1945] fêtent au moins une victoire qui donne un sens à leur guerre. Ceux du 19 mars veulent une célébration qui fasse remarquer que la guerre d’Algérie n’en avait pas » (Franck, 1990, p. 607).

En Algérie, au contraire, la guerre de libération a fait l’objet d’une commémoration officielle et obsessionnelle, organisée depuis les années 1970 parce qu’elle est un enjeu politique majeur en tant que source de légitimité de l’Etat, du régime et de ses dirigeants. Commémoration justifiée par le grand nombre des Algériens qui sont morts pour l’indépendance de leur patrie mais inquiétante par sa subordination aux intérêts du gouvernement et du parti au pouvoir, et par la perpétuation d’une propagande anti-française exagérée ou mensongère, utilisant notamment des nombres mythiques et des qualificatifs de droit pénal tels que génocide et crime contre l’humanité contre l’ennemi français. La libéralisation du régime par la Constitution de 1989 n’a pas mis fin à l’existence d’une mémoire officielle, qui rappelle ses principes fondamentaux dans son préambule et dans plusieurs de ses articles.

Et pourtant, sur le plan des conditions d’exercice de l’histoire, le tableau était tout différent. En effet, si la France n’avait aucune politique mémorielle officielle pour cette guerre, c’était une grande chance pour les quelques historiens motivés, qui jouissaient d’une très grande liberté pour travailler sur ce conflit en utilisant toutes les sources disponibles, malgré la fermeture des archives publiques avant le 1er juillet 1992. Au contraire, les historiens algériens jouissant d’une liberté très limitée chez eux, une bonne partie était venue se former en France, et leurs contacts avec leurs collègues français leur permettaient de suivre l’évolution de l’historiographie extérieure. On peut même dire que des acteurs et des historiens algériens pouvaient publier à l’extérieur ce qu’ils n’auraient pas pu publier dans leur propre pays.

On pouvait donc logiquement supposer que la guerre d’Algérie pourrait passer progressivement de la mémoire à l’histoire grâce au travail des historiens des deux pays, auxquels la France offrait -sans l’avoir délibérément voulu- les meilleures conditions possibles. Or ce n’est pas du tout ainsi que les choses ont évolué à partir du début des années 1990.

Les effets de la guerre civile algérienne sur les mémoires

En effet, la guerre civile algérienne des années 1990 contribua fortement à réactualiser la mémoire de la guerre franco-algérienne et à superposer leurs perceptions dans les deux pays. En France, l’impression d’une rechute de l’Algérie dans la violence provoqua des réactions contrastées : soit un sentiment de culpabilité de n’avoir pas su prévenir la première des deux guerres dont la deuxième serait une conséquence, soit au contraire celui d’avoir eu raison trente ans plus tôt en refusant de livrer ce pays au FLN. De plus, l’avancement en âge de la génération des acteurs et témoins directs de la guerre d’Algérie leur donna du temps pour raviver leurs souvenirs et les confronter à l’actualité, en recherchant des liens entre les faits du passé et du présent.

En Algérie, la presse francophone donnait deux impressions contradictoires : celle d’une répétition des mêmes titres que dans les journaux français trente ans auparavant, parlant de rebelles, de terroristes abattus mais aussi celle de la réutilisation par les deux camps d’un vocabulaire hérité de la propagande du FLN, s’identifiant aux patriotes combattant pour l’islam et l’Algérie contre de nouveaux Pieds-noirs ou de nouveaux Harkis. En somme, une répétition du passé dans le présent.

Il faut ajouter à ces constats un fait d’une importance majeure : la revendication algérienne de repentance en lien au procès Barbie (1985) : la prescription des crimes reprochés à Klaus Barbie entraîna un recours à la Cour de cassation, qui décida d’élargir la notion de crime contre l’humanité (seul crime imprescriptible en droit français) afin d’obtenir son jugement. Ceci permit à son avocat franco-algérien, Jacques Vergès, de déclarer que désormais la France serait obligée de juger aussi les « crimes contre l’humanité » (Soual’, 1987)) commis par le général Massu contre les Algériens.

En mai 1990, son ami, l’ancien ministre algérien Bachir Boumaza, créa la Fondation du 8 mai 1945, qui se donna pour but de réclamer à la France une reconnaissance de sa culpabilité de crime contre l’humanité pour la répression des manifestations du 8 mai 1945 à Sétif et à Guelma. Elle voulait combattre « la révision insidieuse par certains nationaux y compris dans les sphères du pouvoir, de l’histoire coloniale » ainsi que « réagir contre l’oubli et réanimer la mémoire, démontrer que les massacres de Sétif sont un crime contre l’humanité, et non un crime de guerre comme disent les Français », afin « d’obtenir un dédommagement moral ». La colonisation française en Algérie aurait présenté « les caractéristiques retenues au tribunal de Nuremberg comme un crime contre l’humanité » (Rouadjia, 2003)).

Cinq ans après, le 8 mai 1995 vit un début d’officialisation de cette campagne. Le grand quotidien El Watan situa mai 1945 dans une longue série de répressions répétées depuis 1830, invita les intellectuels algériens à « travailler au corps » les démocrates français pour qu’ils diffusent dans leur société un sentiment de responsabilité et de culpabilité, et réclama à l’Etat français des excuses officielles au peuple algérien « pour les centaines de milliers d’innocents assassinés au cours de 130 ans de domination coloniale ». En France, l’association Au nom de la Mémoire participa à cette campagne au moyen d’un film « Un certain 8 mai 1945 » (Lallaoui et Langlois, 1995), d’un livre et d’un colloque à la Sorbonne. Le fait remarquable dans ces trois manifestations était la présence de Bachir Boumaza, auquel entre autres Charles-Robert Ageron répondit très fermement pour défendre le travail des historiens français gravement mise en cause

Dans les années suivantes, la politique mémorielle française évolua très sensiblement à la suite de l’élection de Jacques Chirac en 1995. Le nouveau président rompit avec l’amnésie officielle défendue par son prédécesseur en reconnaissant pour la première fois que la France était responsable de la déportation des juifs, organisée avec la participation active des autorités de Vichy. Deux ans plus tard, la déposition au procès de Maurice Papon de Jean-Luc Einaudi, qui mit en accusation son rôle dans la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris, contrairement à la politique d’amnistie/amnésie suivie jusque-là, provoqua le désaveu de cette politique par le gouvernement de Lionel Jospin et par le président de la République. Leur ralliement au devoir de mémoire pour toutes les guerres permit le vote à l’unanimité de la loi du 18 octobre 1999 officialisant l’expression guerre d’Algérie.

C’est alors que la visite officielle en France du nouveau président de la République algérienne, Abdelaziz Bouteflika, lui servit à relancer la revendication de repentance. Le 14 juin 2000, il prononça devant l’Assemblée nationale française un discours dans lequel il suggéra habilement à la France d’accepter cette revendication : « Que vous sortiez des oubliettes du non-dit la guerre d’Algérie, en la désignant par son nom, ou que vos institutions éducatives s’efforcent de rectifier, dans les manuels scolaires, l’image parfois déformée de certains épisodes de la colonisation représente un pas encourageant dans l’œuvre de vérité que vous avez entreprise, pour le plus grand bien de la connaissance historique et de la cause de l’équité entre les hommes » (Bouteflika, 2000).

Il n’y eut pas de réponse officielle à cette suggestion mais le Parlement français s’engagea dans la voie de l’adoption d’une date de commémoration nationale de la guerre d’Algérie. La gauche, alors majoritaire, s’engagea pour le choix du 19 mars mais l’opposition de droite la refusa parce que cette date n’avait pas été celle de la fin de la guerre, mais celle du début de sa pire période, durant laquelle les Français et les Français musulmans d’Algérie s’étaient sentis abandonnés par la grande majorité de leurs compatriotes métropolitains. Le processus législatif était presque achevé quand l’élection présidentielle de 2002 vint tout suspendre.

Après sa réélection, Jacques Chirac décida de relancer les relations franco-algériennes en faisant de l’année 2003 celle de l’Algérie en France, et proposa la rédaction d’un traité d’amitié franco-algérien sur le modèle du traité franco-allemand de 1963. Mais, en même temps, il voulut satisfaire les associations de rapatriés et de Harkis, dont il avait obtenu le soutien en 2002, en faisant préparer un projet de loi d’indemnisation par le gouvernement Raffarin. Or avant que la négociation du traité d’amitié se terminât, ce projet devint la loi du 23 février 2005 qui contredisait totalement la revendication de repentance en glorifiant la colonisation française. Une campagne lancée par plusieurs historiens français pour la dénoncer attira l’attention de la presse algérienne. Le président Bouteflika fut obligé de réagir et il le fit en reprenant entièrement à son compte les revendications de la Fondation du 8 mai 1945. « Pour la première fois depuis l’indépendance, l’Etat algérien demande officiellement à l’Etat français de reconnaître ses crimes coloniaux et de demander pardon pour les souffrances imposées au peuple algérien durant les cent trente deux ans d’occupation. Ce qui a toujours été la revendication de la société civile à travers les associations des victimes des atrocités coloniales est désormais un demande officielle formulée par le président de la République » (La Tribune, 2005).

Malgré plusieurs tentatives de relance des deux côtés, la négociation du traité d’amitié n’aboutit pas. Jacques Chirac a reconnu plus tard la raison de cet échec : « Le principal obstacle viendra de l’acte de repentance que le gouvernement algérien nous demande quelques mois plus tard de faire figurer dans le préambule, acte par lequel la France exprimerait ses regrets pour « les torts portés à l’Algérie durant la période coloniale ». Il me paraît utile et même salutaire, comme je l’ai indiqué dans mon discours de l’Unesco à l’automne 2001, qu’un peuple s’impose à lui-même un effort de lucidité sur sa propre histoire. Mais ce qu’exigent de nous les autorités d’Alger n’est rien d’autre que la reconnaissance officielle d’une culpabilité. Je ne l’ai naturellement pas accepté, consentant tout au plus à souligner, dans une déclaration parallèle et distincte du traité, « les épreuves et les tourments » que l’histoire avait imposés à nos deux pays. C’est le maximum de ce que je pouvais faire ». Ce qui ne l’empêcha pas de désavouer la loi du 23 février 2005, pourtant votée par sa majorité : « Il n’était pas davantage question pour moi de célébrer, comme certains parlementaires UMP m’y invitaient, le bilan positif de notre héritage colonial. C’eût été tout aussi excessif et injustifié, pour ne pas dire indécent » (Chirac, 2009, tome II, p. 435).

Son successeur, Nicolas Sarkozy, fut le premier à refuser la revendication algérienne de repentance lors de sa campagne. Une fois élu, il s’efforça de concilier cette position intransigeante avec une reprise de relations franco-algériennes constructives ; dans son premier voyage en Algérie, en décembre 2007, il tenta de réconcilier toutes les mémoires : « Oui, le système colonial a été profondément injuste, contraire aux trois mots fondateurs de notre République : liberté, égalité, fraternité. Mais il est aussi juste de dire qu’à l’intérieur de ce système profondément injuste, il y avait beaucoup d’hommes et de femmes qui ont aimé l’Algérie, avant de devoir la quitter. Oui, des crimes terribles ont été commis tout au long d’une guerre d’indépendance qui a fait d’innombrables victimes des deux côtés. Et aujourd’hui, moi qui avais sept ans en 1962, c’est toutes les victimes que je veux honorer. Notre histoire est faite d’ombre et de lumière, de sang et de passion. Le moment est venu de confier à des historiens algériens et français la tâche d’écrire ensemble cette page d’histoire tourmentée pour que les générations à venir puissent, de chaque côté de la Méditerranée, jeter le même regard sur notre passé, et bâtir sur cette base un avenir d’entente et de coopération » (Sarkozy, 2007).

A cette occasion, plusieurs intellectuels français publièrent dans plusieurs journaux français et algériens une pétition intitulée « France-Algérie : dépassons le contentieux des mémoires », qui limitait malheureusement sa portée en ne s’adressant qu’au président français.

Contrairement aux années précédentes, le président et le gouvernement de l’Algérie évitèrent de relancer la revendication de repentance. Pourtant, en 2010, 125 députés algériens déposèrent une proposition de loi menaçant d’entamer des poursuites judiciaires contre les auteurs de tous les crimes commis par des Français contre le peuple algérien de 1830 à 1962, évidemment incompatibles avec les clauses d’amnistie réciproque sur lesquelles étaient fondés les accords d’Evian, et avec le simple bon sens pour ce qui concerne les faits antérieurs à 1945 dont il ne reste presque aucun acteur survivant. Mais le Premier ministre s’opposa à son adoption par le gouvernement.

Puis, le 23 décembre 2011, le chef du gouvernement turc, Erdogan, réagit au vote d’une loi française pénalisant la négation du génocide des Arméniens par les Turcs en affirmant que 15% de la population algérienne avaient été massacrés par les Français à partir de 1945, et que c’était un génocide. Le Premier ministre algérien Rachid Ouyahia le désavoua : « Personne n’a le droit de faire du sang des Algériens un fonds de commerce » (Ouyahia, 2011), déclara-t-il en rappelant que la Turquie, membre de l’OTAN (Organisation du traité de l’atlantique nord) avait soutenu la France et attendu 1962 pour reconnaître l’Algérie.

L’approche de l’élection présidentielle de 2012, et d’élections législatives algériennes presque simultanées, inspira un accord sans précédent au premier ministre Ouyahia et au ministre français des Affaires étrangères, Alain Juppé, pour réduire les commémorations du demi-siècle de la fin de la guerre au strict minimum, afin d’éviter toute polémique.

Mais les partisans algériens de la repentance française pouvaient encore espérer un changement de position de la France en cas d’élection du candidat François Hollande, considéré comme un ami de l’Algérie. N’avait-il pas écrit le 26 mars 2012 : « Je crois effectivement utile que la France présente des excuses officielles au peuple algérien. Ce, pour plusieurs raisons. Rappelons, pour mémoire, que le 8 mai 1945 ne fut pas seulement marqué par la victoire des Alliés sur l’Allemagne et la fin de la Seconde Guerre Mondiale en Europe, mais aussi par le début des massacres de Sétif où furent perpétrées des répressions sanglantes en réponse aux émeutes survenues dans le département de Constantine. Lesquelles visaient clairement à réclamer la reconnaissance dans la République française. Elles firent plusieurs dizaines de milliers de morts, côté algérien » (Hollande, 2012).
Pourtant, Hollande avait défini une position plus équilibrée dans Le Monde du 19 mars, intitulé : « France et Algérie doivent mener ensemble un travail de mémoire », où il affirmait que « aujourd’hui, entre une repentance jamais formulée et un oubli forcément coupable, il y a place pour un regard lucide, responsable, sur notre passé colonial » (Le Monde, 19 mars 2012).

Arrivant à Alger le 19 décembre 2012, il avait clairement fait savoir qu’il ne parlerait pas de repentance, au grand mécontentement d’une dizaine de partis algériens qui condamnèrent “le refus des autorités françaises de reconnaître, excuser (sic) ou indemniser, matériellement et moralement, les crimes commis par la France coloniale en Algérie" (Hollande, 2012).

Et le discours qu’il prononça devant les députés et les sénateurs algériens, proposant la libre recherche historique à la place de la repentance, n’était pas si différent de celui de Nicolas Sarkozy cinq ans plus tôt : « Alors, l’histoire, même quand elle est tragique, même quand elle est douloureuse pour nos deux pays, elle doit être dite. Et la vérité je vais la dire ici, devant vous. Pendant 132 ans, l’Algérie a été soumise à un système profondément injuste et brutal, ce système a un nom, c’est la colonisation, et je reconnais ici les souffrances que la colonisation a infligées au peuple algérien. Parmi ces souffrances, il y a eu les massacres de Sétif, de Guelma, de Kherrata, qui, je sais, demeurent ancrés dans la conscience des Algériens, mais aussi des Français. Parce qu’à Sétif, le 8 mai 1945, le jour même où le monde triomphait de la barbarie, la France manquait à ses valeurs universelles. La vérité, elle doit être dite aussi sur les circonstances dans lesquelles l’Algérie s’est délivrée du système colonial, sur cette guerre qui, longtemps, n’a pas dit son nom en France, la guerre d’Algérie. Voilà, nous avons le respect de la mémoire, de toutes les mémoires. Nous avons ce devoir de vérité sur la violence, sur les injustices, sur les massacres, sur la torture. Connaître, établir la vérité, c’est une obligation, et elle lie les Algériens et les Français. Et c’est pourquoi il est nécessaire que les historiens aient accès aux archives, et qu’une coopération dans ce domaine puisse être engagée, poursuivie, et que progressivement, cette vérité puisse être connue de tous. La paix des mémoires, à laquelle j’aspire, repose sur la connaissance et la divulgation de l’histoire » .

Cette fois-ci, le discours du président français semble avoir été mieux accueilli. En tout cas, il semble établi que le nouveau gouvernement algérien ait renoncé à la revendication de repentance. D’autre part, l’approbation par le gouvernement algérien de l’intervention militaire française au Mali contre les islamistes armés (dont ceux d’Al Qaïda au Maghreb Islamique, venus d’Algérie) a fait de la France et de l’Algérie deux alliés objectifs.

Réflexions sur les causes du conflit mémoriel franco-algérien

Cet aperçu de l’évolution de l’enjeu mémoriel des relations franco-algériennes appelle plusieurs remarques. La première est l’absence presque totale de mention de la revendication algérienne de repentance dans les sources françaises, alors qu’elle s’étalait au grand jour dans la presse algérienne écrite et sur Internet. Cela ne veut pas dire que les Français qui se sont exprimés dans ce sens l’ont fait pour plaire aux Algériens mais plutôt que le bien fondé de cette revendication aurait posé problème si elle avait été perçue comme une consigne venue de l’étranger. Le candidat Sarkozy fut le premier à en parler dans sa campagne mais certains crurent qu’il l’avait inventée pour se donner le mérite de la repousser. En fin de compte, nous devons constater que trois présidents français successifs, Chirac, Sarkozy et Hollande, l’ont rejetée en proposant comme alternative le recours à l’histoire.

Mais la deuxième question fondamentale est : pourquoi les dirigeants algériens ont-ils repris à leur compte, à partir de mai 2005, cette revendication qui avait été d’abord émise, cinq ans plus tôt, par une simple association ? Rappelons d’abord qu’elle reprenait en fait la propagande anticolonialiste et anti-française, héritée du parti nationaliste PPA-MTLD ( Parti du peuple algérien, 1937-1946, et Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques, 1946-1954) et du FLN, qui avait été ensuite relancée à plusieurs reprises par le gouvernement algérien. C’était justement au moment où le gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche était accusé de vouloir changer de ligne que cette fondation s’était créée.

Mais le ralliement officiel du gouvernement de Mokdad Sifi à cette revendication en mai 2005 était bien une nouveauté puisque ses deux prédécesseurs l’avaient personnellement désavouée. Il nous faut donc chercher une explication dans l’état des relations entre les gouvernements algériens et français. Les seconds étaient officiellement solidaires des premiers contre le péril islamiste mais en fait plus par contrainte que spontanément. François Mitterrand, proche de l’ancien président algérien Chadli Bendjedid qui avait été forcé à démissionner en janvier 1992 pour interrompre le processus électoral devant conduire à la victoire des islamistes, n’avait pas approuvé en son temps cette décision.

Le gouvernement néo-gaulliste d’Edouard Balladur était partagé en deux tendances : les partisans d’une étroite coopération avec les dirigeants algériens, dont Charles Pasqua était le chef de file, et ceux qui voulaient défendre une position plus indépendante, favorable à une solution politique négociée, dont Alain Juppé était le plus ferme partisan. En 1994, au moment où les partis algériens dialoguistes se préparaient à se rencontrer pour définir cette solution, les attentats visant des civils français se multipliaient en Algérie, et un Airbus d’Air France fut pris en otage à Alger par des terroristes qui tuèrent plusieurs passagers. Devant l’inertie des autorités algériennes, le premier ministre français Edouard Balladur éleva le ton : « J’ai dit notamment au président Zeroual que je le tenais pour responsable de la vie des Français qui étaient dans cet avion et que, faute de quoi, je prendrais la communauté internationale à témoin du comportement du gouvernement algérien qui aurait empêché la France de sauvegarder la vie de ses ressortissants » (Lounis et Agoun, 2004, p. 146) ; et il obtint ensuite le soutien du président Mitterrand : « Nous parlons de l’attitude à prendre envers l’Algérie ; elle doit changer, afin de marquer à son gouvernement combien nous sommes mécontents de son comportement dans l’affaire de l’Airbus. La marge est étroite : aller trop loin dans la voie de la rétorsion serait enlever son dernier appui au gouvernement algérien, et risquerait de faire triompher les extrémistes du FIS ; en revanche, ne rien faire serait continuer à apparaître aux yeux du monde comme son seul soutien » (Balladur, 2009, p. 368). En mai 1995, Edouard Balladur perdit l’élection présidentielle face à Jacques Chirac et celui-ci nomma comme Premier ministre Alain Juppé. Quelques semaines plus tard, une vague d’attentats revendiqués par le GIA touchait la population française.

Jacques Chirac n’a pas caché ses soupçons envers une éventuelle manipulation du GIA (Groupe islamiste armé) par les services secrets algériens, visant à obliger la France à soutenir le gouvernement algérien sans se permettre aucune critique à son égard. Il évoque d’abord ses interrogations après l’assassinat de l’imam Saharaoui à Paris en juillet : « Cette première transposition sur notre territoire du conflit interne à l’Algérie a-t-elle été l’œuvre du GIA, la victime ayant condamné les actes de violence commis contre les étrangers, notamment français ? Ou celle de la Sécurité militaire, à l’heure où les tentatives de reprise du dialogue entre le FIS (Front islamique du salut) et le gouvernement sont loin de faire l’unanimité dans les rangs de l’armée algérienne ? La première piste est la plus probable. Mais il est difficile d’évacuer la seconde, dans la mesure où les groupes armés sont souvent infiltrés et manipulés par cette même Sécurité militaire afin de discréditer les islamistes aux yeux de la population et de la communauté internationale » (Chirac, 2009, tome II, pp. 77-85).

Puis il approuve la prudence de son ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré : « il paraît de plus en plus évident que le problème terroriste auquel nous sommes confrontés est étroitement lié à une situation politique algérienne qui nous échappe. Depuis mon arrivée au pouvoir, la France s’est efforcée de clarifier ses relations, toujours complexes, avec l’Algérie. Au risque de mécontenter les deux parties, j’ai nettement indiqué que la position de notre pays consiste à ne soutenir ni le gouvernement ni les intégristes, mais le seul peuple algérien, qui bénéficie de l’aide de la France comme de celle de l’Union européenne, des Etats-Unis et des grandes institutions financières internationales, la Banque mondiale et le FMI (Fonds monétaire international). Ma conviction est qu’une trop grande proximité avec l’Etat algérien, lequel est toujours enclin à soupçonner le gouvernement français d’ingérence, ne servirait, en définitive, qu’à faire le jeu des islamistes » (Chirac, 2009, Ibid.).

Et enfin il ne cache pas sa méfiance croissante envers le gouvernement algérien : « Les attentats terroristes perpétrés sur le territoire français deux mois plus tard avaient jeté un sérieux trouble entre nos deux gouvernements. Bien qu’ils furent revendiqués par les groupes islamistes, l’implication de la Sécurité militaire algérienne était aussi parfois évoquée. Alger, qui accusait Paris quand nous appelions son régime à plus de démocratie, s’irritait dans le même temps de notre refus de prendre parti dans la tragédie qui se jouait sur son sol. Ce contentieux s’était encore envenimé l’année suivante lors de l’enlèvement et de l’assassinat des sept moines de Tibhirine, puis de l’attentat qui avait coûté la vie peu après à l’évêque d’Oran, Pierre Claverie. Bouleversé par cette tragédie et considérant que les autorités algériennes ne s’étaient pas conduites comme il le fallait dans l’un et l’autre cas, je pris alors la décision de surseoir à la signature de notre accord bilatéral de rééchelonnement de leur dette et je fis savoir à Alger que je jugeais inopportun de recevoir l’un ou l’autre de ses ministres à Paris avant plusieurs mois » (Chirac, 2009, p. 429).

Quant au Premier ministre socialiste Lionel Jospin, qui remplaça Alain Juppé après les élections de 1997, il s’abstint de juger les événements d’Algérie : « Je dois aussi penser aux Français : nous avons déjà été frappés. Je dois veiller à ces questions. Je suis pour que nous prenions nos responsabilités, mais en pensant que la population française doit aussi être préservée. C’est lourd de dire cela, mais vous comprendrez aussi pourquoi il est de ma responsabilité de le dire » (Lounis et Agoun, 2004, pp. 524-526).

C’est donc à cause de cette détérioration des relations franco-algériennes que le président Chirac a bien accueilli le nouveau président algérien Bouteflika. Celui-ci, en retour, n’a pas pu adopter une politique radicalement différente même quand le vote de la loi colonialiste du 23 février 2005 l’a obligé à durcir son attitude. Le président algérien et plusieurs de ses ministres ont d’ailleurs manifesté plus ou moins nettement leur désaveu de la revendication de repentance. En 2012, peu avant le voyage officiel du président Hollande, le président de la Commission visant à promouvoir les droits de l’homme avait d’abord répété cette revendication de repentance avant de faire une spectaculaire palinodie. Quant au ministre de l’Intérieur, il l’a très fermement désavouée.

Conclusion

Cette revendication paraît s’expliquer dans une logique à court terme, comme un moyen permettant de requérir une aide inconditionnelle de la France dans la guerre civile algérienne sans qu’elle se permette la moindre critique en retour. Et aussi comme un moyen de faire taire les vaincus islamistes en revendiquant une victoire morale définitive sur la France colonialiste. Et enfin comme un moyen de détourner l’attention des Algériens de leurs déchirements récents en la retournant contre l’ennemi héréditaire du passé colonial.

Mais elle n’est pas conforme à l’intérêt bien compris du peuple algérien, qui sait bien que la France n’est pas la responsable unique de tous ses malheurs, puisque le FLN a rejeté la souveraineté française depuis le 1er novembre 1954 et fait reconnaître l’indépendance de l’Algérie depuis le 3 juillet 1962, il y a plus d’un demi siècle.

Le regretté Guy Hennebelle avait bien identifié derrière la revendication de repentance ce qu’il appelait « le duo maso-sado entre la culture laïco-chrétienne du culpabilisme français et la culture arabo-musulmane du ressentiment » (Hennebelle, 2003, p. ?). Autrement dit, l’illusion que les Algériens ne sont responsables de rien puisque les Français sont responsables de tout.

Au moment où l’avenir de l’Algérie est plus incertain que jamais, il conviendrait que les dirigeants du pays tiennent un langage clair et net à leur peuple pour lui expliquer enfin qui est l’ennemi, la France ou AQMI, et pourquoi.

Guy Pervillé

Bibliographie :

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Franck Robert, « Les troubles de la mémoire française », in La guerre d’Algérie et les Français (Rioux Jean-Pierre, dir.), Paris, Fayard, 1990.
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Lallaoui Mehdi et Langlois Bernard, Un certain 8 mai 1945, documentaire, Arte, mai 1995.
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Rouadjia Ahmed, « Hideuse et bien-aimée la France », in Panoramiques, n° 62, 2003.
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Soual’, « A propos de l’affaire Barbie », n° 7, 1987.

Résumé : L’Algérie et la France ont eu pendant longtemps des politiques mémorielles opposées au sujet de la guerre qui les a déchirées. Alors que la France, incapable de donner un sens positif à ce conflit dont elle s’était sortie amputée et divisée, s’enfermait dans une politique du silence et de l’oubli, l’Algérie s’imposait au contraire une commémoration obsessionnelle du combat qui lui avait permis d’exister en tant qu’Etat et que nation. Dans le contexte de ce qui est apparu comme une sorte de guerre civile au début des années 90, cette opposition s’est atténuée et a semblé en voie de disparition.

Mots-clefs : politique mémorielle-France-Algérie

La revue Le sociographe, sous-titrée recherches en travail social, est publiée tous les trimestres à Montpellier par l’éditeur Champ social (Pollen). Adresse : Le sociographe, 1011 rue du pont de Lavérune, CS 70022. F-34077 Montpellier cedex 3. Tél. : 04 67 82 73 / E-mail : lesociographe@irts-lr.fr / www.lesociographe.org

Présentation du dossier par Corinne Chaput : D’une mémoire silencieuse à une mémoire enflammée.

1- Préambule :

-  Corinne Chaput : La guerre, vectrice de cohésion sociale. L’Algérie, un contre-exemple.

2- Première génération :

-  Jacques Inrep : Tourner la page... encore faudrait-il l’avoir lue !

-  Jacques Provot : Après le silence, la parole enfin !

3- Deuxième génération :

-  Frérique Roca : Fille de... Educatrice de...

-  Florence Dosse : Un sourd héritage

-  Hélène Erlingsen-Creste : Résilience et guerre sans nom

4- Faire trace :

-  Martine Lani-Bayle : Des limites du dicible ou de l’écrivable

-  Véronique Leroux-Hugon : L’autobiographie comme catharsis

5- Ailleurs :

-  Guy Pervillé : Une politique de l’oubli. La mémoire de la guerre en France et en Algérie (pp. 85-95)



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