La politique algérienne de la France, de 1830 à 1962 (1995)

dimanche 17 septembre 2006.
 
Cette communication a été présentée au colloque Juger en Algérie, 1944-1962, organisé le 1er décembre 1995 à l’Ecole nationale de la magistrature à Bordeaux, puis publiée par la revue semestrielle Le genre humain, Editions du Seuil, septembre 1997,pp. 27-37.

« L’Algérie, c’est la France ! » La phrase prononcée le 12 novembre 1954 à l’Assemblée nationale par le président du Conseil Pierre Mendès France est restée célèbre. Et pourtant, la justice française en Algérie de 1830 à 1962 n’a jamais été rendue exactement comme en France métropolitaine, parce que la grande majorité des habitants de ce pays n’ont jamais été considérés comme de véritables Français.

L’assimilation, objectif officiel de la politique algérienne de la France, est restée un but lointain, un idéal, un dogme républicain, mais elle n’a jamais été une réalité. A peine commençait-elle à entrer dans les lois qu’elle fut officiellement désavouée.

La présente communication se propose de retracer l’évolution du cadre politique dans lequel se situait l’exercice de la justice civile et pénale.

L’évolution de la politique d’assimilation, de 1830 à 1944

La politique d’assimilation de l’Algérie à la France fut improvisée entre 1830 et 1848, par suite d’un enchaînement de circonstances qu’il serait trop long de rappeler ici [1]. Elle visa d’abord l’assimilation du territoire algérien au territoire français. Celle-ci fut décidée pour la première fois par l’ordonnance du 22 juillet 1834, édictée après quatre ans d’occupation provisoire et partielle, et appliquée à l’Algérie entière quand fut décidée la conquête totale à partir de 1841. La Constitution républicaine de 1848 consacra l’appartenance de l’Algérie au territoire national, en lui accordant une administration civile et une représentation politique dans l’Assemblée nationale.

En effet, le choix de l’annexion impliquait celui du peuplement de l’Algérie par une « grande invasion » de colons français qui devaient s’approprier la majeure partie du sol et former la majorité de la population du pays. La colonisation devait être à la fois le moyen d’assurer la pérennité de la conquête, de la justifier en lui donnant un but utile à la grandeur nationale, et de résoudre la question sociale en métropole. Pourtant, dès les années 1850, l’essor économique et l’affaiblissement démographique de la France avaient démontré que celle-ci n’avait pas les moyens et n’avait pas davantage besoin de peupler l’Algérie. Napoléon III essaya vainement, à partir de 1860, d’infléchir sa politique algérienne vers la reconnaissance d’un « royaume arabe » associé à la France. Tous les opposants au Second Empire soutinrent contre lui les « colonistes ». En 1870, la victoire des républicains consacra durablement la politique d’assimilation comme un « dogme » républicain et patriotique [2].

L’assimilation du territoire impliquait nécessairement l’assimilation de ses habitants immigrés ou autochtones, dans la mesure où les immigrés de souche française métropolitaine étaient trop peu nombreux pour y devenir majoritaires. Cette assimilation-là connut de petits succès et un échec majeur.

Les étrangers européens, venus spontanément depuis 1830 de l’Europe méditerranéenne (Espagne, États italiens, île de Malte) et des pays voisins de la France (Piémont, Suisse, Allemagne du Sud), avaient été presque constamment plus nombreux que les Français. Les naturalisations individuelles ne suffisaient pas à en diminuer sensiblement le nombre. Il fallut la loi du 26 juin 1889 - instituant la naturalisation automatique, au nom du droit du sol, des enfants d’étrangers nés en territoire français qui ne la refusaient pas à leur majorité - pour les résorber rapidement dans la population française. Ce fut un succès, contrairement aux craintes de certains qui dénonçaient les « néo-Français » comme les agents d’un « péril étranger » ou les promoteurs d’un nationalisme « algérien » séparatiste à la fin du XIXème siècle.

Les juifs autochtones étaient d’abord soumis au même régime que les indigènes musulmans. Le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 leur avait reconnu la nationalité française, tout en leur conservant le bénéfice de leur statut personnel et familial fondé sur la loi de Moïse. Il les autorisait à demander l’accession individuelle à la citoyenneté française (appelée « naturalisation »), à condition de renoncer à leur loi religieuse pour se soumettre au Code civil. Bien qu’ils eussent favorablement accueilli la conquête française, peu de juifs se prêtèrent à cette procédure. C’est pourquoi Adolphe Crémieux, éminente personnalité du judaïsme français, proposa une solution radicale, qu’il put réaliser par un décret du 24 octobre 1870, en tant que ministre de la Justice du gouvernement de la Défense nationale : le « décret Crémieux » attribua la citoyenneté française à tous les juifs d’Algérie en leur imposant l’abandon de leur statut personnel particulier. Cette mesure fut vivement contestée en Algérie, où un violent mouvement anti-juif culmina tout à la fin du siècle, et en métropole. Elle avait pourtant abouti à une réelle assimilation culturelle et sociale de toute la communauté juive quand le régime de Vichy, dans le cadre de sa politique antisémite, abrogea le décret Crémieux en octobre 1940. Privés de leur citoyenneté française soixante-dix ans après se l’être vu imposer, les juifs algériens se virent également interdire la voie de la « naturalisation » individuelle, sans retrouver pour autant leur statut personnel mosaïque. Ainsi rabaissés en dessous des musulmans, ils ne retrouvèrent leurs droits qu’en novembre 1943, le Comité français de libération nationale (CFLN) ayant, après beaucoup d’hésitations, déclaré la nullité de l’abrogation du décret Crémieux (sans oser le rétablir officiellement).

Au contraire, l’assimilation des indigènes musulmans, restés largement majoritaires dans la population de l’Algérie, fut globalement un échec.

L’ordonnance du 22 juillet 1834 en avait fait des « régnicoles » (habitants du royaume). Le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 leur attribua la nationalité française (impliquant le fait de ne pas être ressortissant d’un autre État que la France) mais non la citoyenneté française. En effet, les musulmans algériens bénéficiaient du maintien de leur statut personnel fondé sur la loi coranique (ou bien, en Kabylie, sur les coutumes berbères) et appliqué par une magistrature musulmane suivant la promesse faite le 5 juillet 1830 par le général Bourmont lors de la capitulation d’Alger. Ce privilège d’autonomie législative (très limitée) était invoqué pour justifier l’assujettissement à un régime disciplinaire d’exception, qui confondait les pouvoirs exécutif et judiciaire entre les mains des militaires (en vertu de l’état de siège), puis des administrateurs de communes mixtes suivant le « Code de l’indigénat » (définissant des infractions et des peines spéciales aux indigènes) de 1881 à 1927. D’autres juridictions d’exception, les tribunaux répressifs et les cours criminelles, fonctionnèrent entre 1902 et 1930. De nombreuses discriminations légales entre « Français » et « indigènes » subsistèrent jusqu’en 1944.

Cependant, le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 avait ouvert aux musulmans comme aux juifs une procédure d’accession individuelle à la citoyenneté française, qualifiée improprement de « naturalisation ». La demande impliquait la renonciation au statut personnel musulman (ou berbère), ce qui était considéré comme une abjuration de l’islam, ou tout au moins comme un reniement de la solidarité familiale. De plus, la demande pouvait être refusée et, même en cas d’acceptation, le nouveau citoyen français restait exposé à des discriminations officielles et n’était pas sûr d’être accueilli comme un vrai Français par tous ses nouveaux concitoyens.

Dans ces conditions, il y eut très peu de demandes et encore moins de « naturalisations » : 4.298 entre 1865 et 1937 [3], la plupart en faveur de fonctionnaires civils ou militaires aspirant à l’égalité avec leurs collègues français. La loi du 4 février 1919 créa une nouvelle procédure plus compliquée que la précédente, qui resta concurremment en vigueur. Le nombre des « naturalisations » augmenta, et culmina dans les années 1930 entre 100 et 200 par an, avant de s’effondrer en 1940. Le nombre total des « citoyens français d’origine indigène » et des membres de leurs familles (y compris les enfants de couples mixtes, et ceux d’étrangers musulmans considérés comme Français suivant la loi du 26 juin 1889) ne dépassa jamais 10.000 personnes, sur 10 millions d’Algériens musulmans en 1962. Ainsi, cette politique d’assimilation au compte-gouttes, parce qu’elle détachait les quelques individus assimilés de leur milieu, avait échoué à franciser la masse des habitants de l’Algérie.

A cette conception trop intransigeante et restrictive de l’assimilation s’opposait une autre politique, celle de l’association entre deux sociétés conservant chacune leur personnalité. Formulée d’abord par Napoléon III et par ses conseillers « arabophiles », qui avaient prévu d’octroyer certains droits civiques et d’ouvrir certains emplois publics aux musulmans refusant d’abandonner leur statut personnel, elle avait été incomprise et oubliée par les républicains, avant de revenir en faveur dans l’esprit de la plupart des connaisseurs du problème algérien à la fin du XIXème siècle [4]. Elle inspira plusieurs propositions de réforme tendant à reconnaître la « citoyenneté dans le statut » (sans préciser s’il s’agirait d’une citoyenneté algérienne ou française). Plusieurs formules en furent successivement proposées.

La première formule était la représentation spéciale et minoritaire des indigènes musulmans dans les assemblées locales, élues par un corps électoral très limité défini par des critères de capacité. Expérimentée à plusieurs reprises dans les conseils municipaux et généraux depuis 1848, cette représentation spéciale avait été réduite à très peu de chose par la IIIème République. Elle fut de nouveau élargie par les lois électorales concernant les délégations financières (1898), les conseils généraux (1908), puis les conseils municipaux des communes de plein exercice (1914). Après la Grande Guerre, la loi du 4 février 1919 définit pour la première fois des collèges électoraux indigènes relativement larges : plus de 100.000 électeurs pour les conseils généraux et les délégations financières (10,5 % des musulmans âgés de 25 ans et plus) ; et plus de 400.000 pour les conseils municipaux des communes de plein exercice et les djemâa de douar (soit 43 %). Mais les électeurs indigènes restaient sous-représentés (pas plus du tiers des membres des conseils) et restaient privés de représentation au Parlement français, contrairement aux citoyens français à part entière (représentés de 1848 à 1851, et sans interruption depuis 1871) [5]. Ils devaient se faire « naturaliser » pour devenir les égaux des Français, ou se contenter d’une sous-citoyenneté purement algérienne. La représentation parlementaire des Algériens musulmans fut plusieurs fois revendiquée par les notables « Jeunes Algériens » de culture française, et proposée par des députés ou sénateurs indigénophiles jusqu’en 1930, mais sans résultat.

Une deuxième formule fut alors proposée par le sénateur républicain-socialiste Maurice Viollette [6], ancien gouverneur général de l’Algérie : l’admission à titre individuel de membres de catégories d’élite définies par des diplômes, des grades ou décorations militaires, des fonctions politiques, administratives ou économiques, dans le collège des citoyens français, et sans renonciation à leur statut personnel musulman. Cette réforme d’une ampleur très limitée (environ 25.000 bénéficiaires) suscita une farouche opposition chez les élus des citoyens français d’Algérie. La proposition Viollette de 1931 ne fut jamais soutenue par le gouvernement ; le projet Blum-Viollette déposé en décembre 1936 par celui du Front populaire ne fut pas discuté en séance plénière du Parlement ni réalisé par décret. Cet échec est souvent dénoncé comme une lâche capitulation devant l’obstruction aveugle d’intérêts égoïstes, qui aurait sacrifié la dernière chance de l’Algérie française. Mais cette interprétation est elle-même à courte vue.

En effet, le projet Blum-Viollette était dépassé depuis juin 1936 par une formule beaucoup plus révolutionnaire : la « citoyenneté dans le statut » pour tous les musulmans algériens dans un collège électoral unique et dans le cadre d’une Algérie rattachée à la métropole sans aucune institution spécifique (ni gouvernement général, ni délégations financières). Cette revendication du Congrès musulman réuni le 2 juin 1936 à Alger semblait annoncer le triomphe de l’assimilation ; mais elle risquait au contraire d’entraîner à terme sa faillite. Le suffrage universel dans un collège unique impliquait la loi du nombre, le pouvoir d’une majorité dont la masse était encore étrangère à la langue, à la culture et au sentiment national français. On pouvait raisonnablement prévoir qu’elle s’en servirait pour remettre en question le partage inégal des ressources du pays entre « colons » et « indigènes », ainsi que le rattachement de l’Algérie à la France. Pronostic très vraisemblable depuis que Messali Hadj, fondateur de l’Étoile nord-africaine, avait revendiqué publiquement l’indépendance de l’Algérie le 2 août 1936 à Alger.

Ainsi s’explique l’incapacité de la IIIème République à résoudre la contradiction entre ses principes démocratiques et les fondements de l’Algérie coloniale. Ainsi peut se comprendre (sinon se justifier) la politique algérienne de Vichy, qui désavoua l’assimilation autant que la démocratie : suppression de toutes les élections, abrogation du décret Crémieux et rabaissement des juifs en dessous des musulmans ; quasi-interruption des « naturalisations » individuelles, et réduction des enfants d’étrangers musulmans au statut d’indigène. Les autorités vichystes crurent satisfaire les aspirations des musulmans algériens en rétablissant un paternalisme autoritaire associant des notables choisis aux organes consultatifs du pouvoir (y compris pour la première fois au Conseil national tenant lieu de Parlement). Mais les anciens élus et intellectuels en conclurent que la nationalité et la citoyenneté française qui avaient été déniées aux juifs après soixante-dix ans d’exercice étaient désormais sans valeur. Après le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942, ils revendiquèrent la nationalité et la citoyenneté algériennes dans un Manifeste du peuple algérien [7] (février 1943).

La politique d’intégration (1944-1958)

Le Comité français de libération nationale (CFLN) formé à Alger en juin 1943 par les généraux Giraud et de Gaulle, qui avaient confié la politique musulmane et le gouvernement général de l’Algérie au général Catroux, décida de rejeter le Manifeste au nom du « dogme » de l’Algérie française, et de relancer la politique d’assimilation. Après un premier train de réformes limitées en août 1943 (comportant notamment l’égalité des soldes entre militaires français et indigènes et une nouvelle procédure de naturalisation), la décision du 11 décembre 1943 définit une nouvelle politique d’assimilation ou d’intégration, visant le même but que l’ancienne, mais différente par ses moyens. Une commission [8] fut chargée d’élaborer un programme cohérent de mesures politiques, économiques et sociales en faveur des élites mais aussi des masses musulmanes, de façon à réaliser rapidement une égalité de droit et de fait entre les « Français musulmans » et les autres Français d’Algérie et de France, pour les détourner du nationalisme algérien.

L’ordonnance du 7 mars 1944 réalisa l’ensemble des revendications politiques d’avant la guerre [9]. Ses deux premiers articles proclamaient l’égalité des droits et des devoirs sans condition de statut personnel ainsi que l’abrogation de toutes les mesures d’exception, comme l’avait revendiqué le Congrès musulman de juin 1936. L’article 2 réalisait le projet Blum-Viollette en admettant dans le collège des citoyens français quelque 65.000 personnes appartenant à des catégories d’élites politiques, militaires, culturelles, administratives, économiques et sociales. L’article 4 promettait la citoyenneté française à tous les autres musulmans, mais suivant des modalités à définir par la future Assemblée nationale ; dans l’immédiat il les admettait dans un second collège purement musulman, dont la représentation était élevée aux deux cinquièmes des membres des assemblées locales (conseils municipaux et généraux, et délégations financières). Ce second collège reçut une représentation égale à celle du premier à l’Assemblée nationale par l’ordonnance du 17 août 1945.

Le programme économique et social fut plus long à élaborer. La plupart des mesures proposées par la commission furent adoptées par le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) en novembre 1944 : scolarisation en langue française et contrôle des écoles privées arabes, amélioration de la santé publique, de l’habitat, aide à l’artisanat, réforme agraire, industrialisation. Toutefois, les investissements prévus, dépassant les capacités fiscales de l’Algérie, exigeaient une participation permanente du budget métropolitain, que le GPRF refusa de promettre.

Parallèlement, une autre commission composée de magistrats et de juristes prépara deux ordonnances du 23 novembre 1944, réorganisant la justice musulmane et créant une Chambre de révision en matière musulmane, afin de rapprocher le droit musulman du droit français en faisant évoluer sa jurisprudence.

La politique ainsi définie devait être planifiée pour vingt ans. En fait, elle perdit très vite sa cohérence et son élan.

Les partis musulmans du second collège et les partis de la gauche marxiste (SFIO et PCF) échouèrent à parachever la démocratisation de la vie politique amorcée par l’ordonnance du 7 mars 1944. La première Constituante écarta la proposition d’intégration pure et simple de l’Algérie dans la République française (impliquant le collège unique) et vota une loi électorale accordant les trois cinquièmes des sièges au deuxième collège, qui ne fut pas appliquée. La seconde Constituante rejeta la proposition de République algérienne fédérée à la République française au sein de l’Union française (présentée par l’Union démocratique du Manifeste algérien) et se contenta d’élargir l’accès de certaines catégories de musulmans au premier collège par la loi du 5 octobre 1946.

Enfin, la première législature de la IVème République vota en septembre 1947 un nouveau statut de l’Algérie, compromis entre le désir de la gauche et des musulmans d’élargir le transfert d’électeurs du second collège vers le premier, afin d’accélérer leur fusion, et la volonté de la majorité des élus du premier collège, soutenue par les autres partis, de revenir à la parité de représentation entre deux collèges homogènes suivant le statut civil de leurs électeurs [10]. Ce compromis, imposé par le président du Conseil Ramadier pour éviter l’éclatement de sa majorité, fit que l’Assemblée algérienne, remplaçant les délégations financières, resta élue par les collèges définis dans l’ordonnance du 7 mars 1944, alors que la loi du 5 octobre 1946 resta en vigueur pour l’élection des députés de l’Algérie à l’Assemblée nationale.

Ainsi l’élan réformateur de 1944 fut-il bloqué dès 1947. Il y eut même régression dans la mesure où le truquage des élections pour barrer la route au séparatisme à partir du printemps 1948 priva de son contenu la citoyenneté du second collège.

Quant au programme économique et social, bien qu’intégré au plan Monnet et facilité par le plan Marshall, il connut un demi-échec, du fait de l’accélération de l’accroissement de la population musulmane, et de l’insuffisance du financement (la métropole donnant la priorité à sa propre reconstruction et à la lutte contre l’inflation).

Lorsque éclata l’insurrection du 1er novembre 1954, le gouvernement de Pierre Mendès France - avec son ministre de l’Intérieur François Mitterrand - lui opposa la politique néo-assimilationniste de 1944 rebaptisée politique d’intégration, dont le gouverneur général Jacques Soustelle se fit l’apôtre en 1955. Les derniers gouvernements de la IVème République menèrent de front deux types d’actions. D’une part, le rétablissement de l’ordre troublé par les « rebelles », nécessitant des mesures d’exception contraires au droit commun (état d’urgence d’avril 1955, puis pouvoirs spéciaux de mars 1956), voire l’autorisation tacite de pratiques répressives illégales contre les « hors-la-loi » (torture, exécutions sommaires) déjà constatées lors de la répression de mai 1945. D’autre part, la relance du programme de 1944 avec des moyens accrus (perspectives décennales de 1958).

En 1956, le gouvernement de Guy Mollet fit progresser l’intégration administrative en remplaçant le gouverneur général par un ministre résident, en dissolvant l’Assemblée algérienne et en multipliant les communes, les arrondissements et les départements (sans procéder à des élections pour cause d’insécurité). Mais il s’en éloigna en proposant pour l’avenir un nouveau statut à négocier entre le gouvernement français et les futurs élus des Algériens, devant concilier la « personnalité algérienne » et le maintien de « liens indissolubles » avec la France. Après l’échec de pourparlers secrets avec les chefs du FLN à l’extérieur, le ministre résident Robert Lacoste élabora un projet de « loi-cadre », qui maintenait l’Algérie sous la souveraineté de la France, mais qui la divisait en territoires autonomes fédérés entre eux, dotés d’assemblées territoriales et d’une assemblée fédérative élues au suffrage universel dans un collège unique. Ce projet inquiéta les Français d’Algérie et les défenseurs de l’intégration pure et simple, qui renversèrent le gouvernement Bourgès-Maunoury le 30 septembre 1957. Son successeur Félix Gaillard fit adopter le 31 janvier 1958 un projet amendé, qui équilibrait les assemblées élues au collège unique par des conseils représentant paritairement deux collèges homogènes suivant le statut civil « de droit commun » ou « de droit local » (musulman ou berbère). Mais cette loi-cadre ne fut jamais appliquée, à cause du renversement de la IVème République.

De l’intégration à l’autodétermination et à l’indépendance (mai 1958-juillet 1962)

La France avait attendu cent dix ans (de 1848 à 1958) pour étendre le suffrage universel à l’Algérie ; quatre années suffirent pour passer du triomphe apparent de l’intégration à sa ruine.

Le général de Gaulle, rappelé au pouvoir en mai 1958 par les partisans de l’intégration, avait d’abord semblé leur donner raison en appelant « dix millions de Français à part entière » à participer « dans un collège unique » au référendum sur la Constitution, puis à l’élection de leurs représentants. Mais il avait cessé, depuis 1947 au moins, de croire possible et souhaitable l’assimilation ou l’intégration des musulmans algériens dans la nation française [11]. Dès l’été 1958, il invita les habitants de l’Algérie à situer leur avenir dans le cadre de la Communauté, où « une place de choix » était réservée à leur pays. Le 16 septembre 1959, il substitua clairement le principe de l’autodétermination au dogme de l’Algérie française, en annonçant que les Algériens devraient choisir après le rétablissement de la paix entre trois options : la « francisation », la « sécession », et le statut d’ État autonome au sein de la Communauté. Durant l’année 1960, il explicita sa préférence pour la troisième option, qu’il nomma « Algérie algérienne », puis « République algérienne » alors que la Communauté se disloquait. Ce revirement lui aliéna les Français d’Algérie et les partisans de l’intégration, sans lui rallier le FLN qu’il refusait de reconnaître comme « Gouvernement provisoire de la République algérienne ».

Pour mettre fin à la guerre, de Gaulle se résolut à changer sa conception de l’autodétermination [12] : il accepta de négocier sans préalable l’avenir de l’Algérie et des relations franco-algériennes avec le FLN comme seul interlocuteur de fait (sans le reconnaître comme gouvernement algérien). La France conserva la souveraineté sur l’Algérie jusqu’à la proclamation de la ratification des accords d’Évian par le référendum du 1er juillet 1962, acte de naissance du nouvel État. Les accords signés à Évian le 18 mars avaient maintenu pour une période transitoire de trois ans une double nationalité aux citoyens français « de statut civil de droit commun » vivant en Algérie, mais non pour les « citoyens de statut civil de droit local », qui devaient perdre leur nationalité française à partir du 1er juillet 1962. Toutefois, une ordonnance du 21 juillet leur permit de revendiquer le maintien de leur nationalité française à condition de s’établir en territoire français et d’y souscrire, dans un délai qui fut porté à cinq ans, une « déclaration recognitive de nationalité française », impliquant la renonciation au statut personnel musulman ou coutumier.

C’était la fin de la « citoyenneté dans le statut », et le retour à la « naturalisation » individuelle (ou à la naturalisation automatique des enfants d’Algériens nés en territoire français à partir du 1er janvier 1963). Ainsi la politique d’assimilation des Algériens, ayant échoué à franciser l’Algérie, s’appliquerait désormais en France.

Guy Pervillé

Ce colloque, introduit par Jean-Marc Théolleyre, comporte les communications suivantes :

-  Laurence Bellon et Christian Guéry : "La croûte de la réalité"

-  Guy Pervillé : La politique algérienne de la France (1830-1962)

-  Dominique Gros : Sujets et citoyens en Algérie avant l’ortdonnance du 7 mars 1944

-  Bénédicte Fortier : L’indigène algérien : du sujet au citoyen

-  Laurence Bellon : Logiques judiciaires et couples mixtes

-  Catherine Sorita-Minard et Claire Thépault : Du bon usage de la justice pénale pendant la guerre d’Algérie

-  Sylvie Thénault : Assignation et résidence et justice en Algérie

-  ainsi que les témoignages de Georges Apap, Jean Biasi, Pierre Borra et Robert Miquel (Etre magistrat en Algérie), Robert Martzloff (Etre procureur militaire pendant la guerre d’Algérie), Jean-Jacques de Felice et André Frezouls (Etre avocat pendant la guerre d’Algérie).

[1] Cf. Guy Pervillé, De l’empire français à la décolonisation, Hachette, 1991, pp. 35-36.

[2] Ibid., pp. 159-161.

[3] D’après le rapport de la commission parlementaire d’enquête présidée par le député socialiste Joseph Lagrosillière en 1938.

[4] Cf. l’évolution de Jules Ferry retracée par Charles-Robert Ageron : « Jules Ferry et la question algérienne », dans son recueil d’articles : L’Algérie algérienne, de Napoléon à de Gaulle, Sindbad, 1980.

[5] Cf. Claude Collot, Les institutions de l’Algérie durant la période coloniale, Paris, CNRS, et Alger, OPU, 1987 ; et notre article, « La notion d’élite dans la politique algérienne de la France », dans Les Élites fins de siècle, sous la dir. de Sylvie Guillaume, Talence, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1992.

[6] Cf. le colloque De Dreux à Alger, Maurice Viollette, sous la direction de Françoise Gaspard, L’Harmattan, 1991.

[7] Reproduit par Claude Collot et Jean-Robert Henry, Le Mouvement national algérien, textes 1912-1954, Paris, L’Harmattan, et Alger, OPU, 1978, pp. 155-165.

[8] Cf. notre article, « La commission des réformes musulmanes de 1944 et l’élaboration d’une nouvelle politique algérienne de la France », dans Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, sous la dir. de Charles-Robert Ageron, CNRS, 1986, pp. 357-365.

[9] Texte commenté dans notre recueil : L’Europe et l’Afrique de 1914 à 1974, Gap, Ophrys, 1994, pp. 65-73.

[10] Cf. nos contributions aux actes des colloques : Guy Mollet, un camarade en République, Presses universitaires de Lille, 1987, pp. 445-462, et Paul Ramadier, la République et le Socialisme, sous la dir. de Serge Berstein, Bruxelles, Complexe, 1990, pp. 365-376.

[11] Cf. nos articles : « Le jour où de Gaulle a décidé l’indépendance de l’Algérie », L’Histoire, n° 134, juin 1990, et « De Gaulle et l’Algérie : succès ou échec d’une politique », Tunis, Revue d’histoire maghrébine, 1996.

[12] Conformément aux propositions des colloques juridiques réunis en 1960 et 1961 à Royaumont, Aix-en-Provence et Grenoble par l’Association pour la sauvegarde des institutions judiciaires et la défense des libertés individuelles.



Forum