L’Alsace et l’Algérie : de la réalité au mythe (2003)

dimanche 4 février 2007.
 
Cet exposé a été prononcé à Strasbourg le 19 mars 2003 dans une journée d’étude sur la guerre d’Algérie en Alsace organisée par l’association Almémos, et publié dans le Bulletin de l’association Alsace, mémoire du mouvement social, n° 4, novembre 2003, pp. 5-7.

L’Alsace est loin de l’Algérie. Naturellement tournée vers l’Europe du Nord par sa topographie, elle paraît a priori n’avoir aucun lien particulièrement remarquable avec l’outre-méditerranée. Et pourtant, elle a pris une part non négligeable et relativement importante dans l’immigration et le peuplement français de l’Algérie à partir de 1830. Mais ce fait incontestable a été majoré et largement mythifié par le nationalisme français à partir de 1871. Il est aujourd’hui presque oublié, sauf chez les rapatriés d’Algérie, qui ne sont pas particulièrement nombreux en Alsace. Ce processus mérite d’être brièvement analysé, en distinguant la part des faits et celle des mythes.

Une migration importante et de longue durée, suivant l’axe Rhin-Rhône.

La migration alsacienne vers l’Algérie a été relativement importante. En effet, suivant la thèse de Fabienne Fischer (Alsaciens et Lorrains en Algérie, histoire d’une migration, 1830-1914. Version abrégée publiée par les Editions Jacques Gandini, Nice, 1999, 174 p.) , la population venue d’Alsace et du nord de la Lorraine a représenté dans les années 1845 à 1860 entre un cinquième et un quart de la population française d’Algérie, et elle restée voisine du cinquième dans les années 1860 à 1876. Les statistiques permettent d’estimer à plus de 33.000 le nombre d’immigrants alsaciens et lorrains de 1830 au début du XXème siècle .

Le mouvement d’immigration a été continu de 1830 au début du XXème siècle, sans être pour autant d’une intensité constante. Les vagues les plus importantes correspondent aux années 1830 à 1860, celles de la conquête militaire et de la colonisation de peuplement systématique. L’Alsace densément peuplée est alors une région de forte émigration, pour des raisons démographiques ainsi qu’économiques ; l’Amérique est habituellement plus attirante que l’Algérie, sauf dans les années 1842-1845 et 1851-1855 . L’émigration vers l’Algérie se ralentit dans les années 1860-1870, à cause de la politique impériale du “ Royaume arabe ”, qui veut substituer la colonisation de capitaux à la colonisation de peuplement, en supprimant les concessions gratuites de terres.

Une relance s’est produite à partir de 1871, pour des raisons politiques. L’Assemblée nationale vote des crédits pour installer en Algérie sur 100.000 hectares les Alsaciens et Lorrains des territoires annexés par l’empire allemand, qui ont pendant deux ans le droit d’opter pour la France à condition d’émigrer en renonçant à leurs biens. On estime à plus de 6.000 le nombre des immigrants alsaciens et lorrains entrés en Algérie de 1871 à 1874. Mais le mouvement s’est poursuivi après la fin du délai d’option, comme en témoigne la statistique des naturalisations. Le nombre des naturalisations de ressortissants allemands se gonfle soudainement de 1872 à 1875, puis à partir de 1879 ; puis il retombe à partir de 1893, quand les naturalisés alsaciens-lorrains sont désormais recensés à part des autres sujets allemands. Ainsi, “ à partir de cette date, le nombre des naturalisations prononcées en faveur des immigrants allemands est toujours équivalent au quart, ou au tiers de celui des immigrants alsaciens-lorrains ” ; et pendant les années précédentes, “les Alsaciens-Lorrains représentent en fait environ les trois-quarts des naturalisations prononcées au profit des “Allemands” ; soit près de 3.500 naturalisations d’Alsaciens-Lorrains sur un total de 4.920 (entre 1879 et 1892)”. La Légion étrangère devient pour eux un moyen d’immigration et de naturalisation de plus en plus important, comme l’indique la part considérable du département d’Oran (où est installé le siège de la Légion, à Sidi-Bel-Abbès) dans les naturalisations d’Alsaciens-Lorrains entre 1894 et 1904. Au total, même si l’Algérie a reçu entre 12.000 et 15.000 immigrants alsaciens-lorrains de 1871 à 1914, elle en avait reçu bien davantage avant la perte des trois départements.

Si la chronologie de ce mouvement migratoire oblige à relativiser l’importance de la motivation patriotique, la cartographie suggère un constat analogue. L’immigration dans l’Algérie en voie de conquête et de colonisation n’a jamais été un phénomène purement français. Les immigrants les plus nombreux sont venus par contiguïté des rivages méditerranéens, et davantage des pays les plus proches (Espagne, Etats italiens, Malte) que des départements français du Midi. Un axe migratoire secondaire Rhin-Rhône s’observe en territoire français, mais aussi dans les pays voisins : Suisse et Allemagne, à travers des frontières stabilisées depuis peu. Une partie des naturalisations d’Allemands après 1871 exprime sans doute la volonté d’intégration des Allemands installés de longue date en Algérie, et dont les descendants ont fini par oublier leurs véritables origines, en croyant sincèrement descendre d’Alsaciens-Lorrains.

Une migration mythifiée : l’Algérie, nouvelle Alsace-Lorraine ?

A partir de ces faits réels, le nationalisme français a construit un mythe politique, identifiant l’Algérie à une nouvelle Alsace-Lorraine. Ce mythe a d’abord été dirigé contre l’Allemagne, puis contre le nationalisme algérien musulman séparatiste.

Dans sa première forme, le mythe tendait à faire de l’Algérie une compensation du préjudice infligé aux Alsaciens-Lorrains qui avaient dû choisir entre leur pays perdu et leur patrie conservée, et de l’amputation infligée à la patrie elle-même. En conséquence, une double confusion s’est opérée : entre les réfugiés alsaciens et lorrains érigés en modèles de patriotisme français et l’ensemble des immigrants venus des mêmes provinces (en plus grand nombre avant leur annexion) ; et entre ces immigrants et l’ensemble des Français d’Algérie. Cette double confusion a été exprimée avec éloquence par Albert Camus dans son roman posthume, Le premier homme(Gallimard, 1999), dont le narrateur qui est son double se découvre une origine à demi alsacienne dans son village natal : “ Les Français perdus dans la foule se ressemblaient tous, avaient le même air sombre et tourné vers l’avenir, comme ceux qui autrefois étaient venus ici par le Labrador, ou ceux qui avaient atterri ailleurs dans les mêmes conditions, avec les mêmes souffrances, fuyant la misère et les persécutions, à la rencontre de la douleur et de la pierre. Tels les Espagnols de Mahon, d’où descendait la mère de Jacques, ou ces Alsaciens qui en 71 avaient refusé la domination allemande et opté pour la France ” (pp. 177-178). Contrairement à beaucoup d’autres auteurs, Camus a le mérite de rappeler ici que les réfugiés alsaciens avaient bénéficié de l’injustice infligée à d’autres vaincus de la même année terrible : “ et on leur avait donné les terres des insurgés de 71, tués ou emprisonnés, réfractaires prenant la place chaude des rebelles, persécutés-persécuteurs d’où était né son père qui, quarante plus tard, était arrivé sur ces lieux... ”(p. 178).

La version officielle du mythe occultait entièrement ce fait gênant. Au contraire, elle justifiait la mobilisation de toutes les forces de la colonie, y compris les “ indigènes ” dépourvus de droits politiques, pour venir au secours de la mère-patrie victime des nouvelles agressions allemandes et pour libérer les provinces perdues dans les deux guerres mondiales.

Mais à partir de 1945, une nouvelle version du mythe fut élaborée pour combattre le nationalisme algérien musulman séparatiste, dont une fraction s’était réjouie des défaites françaises et avait espéré une aide allemande à l’émancipation de l’Algérie. Après l’insurrection manquée du 8 mai 1945, le gouverneur général Chataigneau, socialiste, avait déclaré : “ Des éléments troubles d’inspiration et de méthodes hitlériennes se sont livrés à des agressions à main armée sur les populations qui fêtaient la victoire dans la ville de Sétif et aux environs ”. Moins de trois ans plus tard, son successeur et camarade de parti Marcel-Edmond Naegelen, né à Belfort de réfugiés alsaciens, député du Bas Rhin, systématisa cette analogie lors de sa première intervention devant les maires d’Algérie : “ On a rappelé tout à l’heure qu’il m’a été donné de combattre à l’autre extrémité de la France des propagandes séparatistes. C’est une des fiertés de ma vie. Au moment le plus douloureux de cette vie, au moment où j’étais exilé de la terre des miens, de l’Alsace que l’envahisseur avait annexée une seconde fois, alors que j’avais trouvé asile dans une autre province de France, alors que je pouvais me demander si je reverrais jamais les horizons familiers, la cour de l’école où j’avais joué, enfant, le cimetière où dorment mes parents, j’avais au moins la satisfaction amère de ne pas m’être trompé quand je dénonçais les prétendus autonomistes alsaciens comme des agents de l’ennemi. Car il a suffi que la botte allemande frappe à nouveau la terre d’Alsace pour que ceux-là même qui s’étaient présentés comme les défenseurs des libertés alsaciennes se fassent les auxiliaires et apparaissent comme les hommes de confiance du plus abominable régime de tyrannie, du nazisme. Lorsqu’on a vécu une telle aventure, on n’a pas le droit de l’oublier ” (Mission en Algérie, Flammarion, 1962).

Dans les débuts de la guerre d’Algérie, alors que les décisions gouvernementales de rappel des disponibles suscitaient des troubles dans l’opinion publique métropolitaine, le président de la République René Coty recourut au même type d’argument pour rappeler les exigences de la solidarité nationale dans son discours de Verdun, le 17 juin 1956 : “ Qu’on ne compte pas sur nous pour abandonner, sur l’autre rive de la Méditerranée, une autre Alsace-Lorraine ”. Cette formule avait l’avantage de rappeler un mythe patriotique bien ancré dans les esprits pour mieux faire admettre le devoir de réciprocité en faveur de l’Algérie française, menacée à son tour de séparation après avoir aidé la mère-patrie à récupérer les provinces perdues.

L’exemple de l’Alsace-Lorraine a également servi à illustrer la différence entre l’intégration et l’assimilation, la première étant censé respecter l’identité culturelle des populations rattachées à la France, au contraire de la seconde. Le gouverneur général Jacques Soustelle, qui s’est fait l’apôtre de l’intégration à partir de 1955, avait déclaré dans son premier discours à l’Assemblée algérienne : “ La France n’abandonnera pas plus l’Algérie que la Bretagne ou la Provence ”. Mais le respect des particularités législatives de l’Alsace-Lorraine depuis son rattachement en 1918 et la survivance de son dialecte germanique lui fournissaient de meilleurs exemples pour démontrer que les habitants de l’Algérie pouvaient se considérer comme des Français à part entière sans être obligés de devenir semblables en tout point aux Français de la métropole.

Enfin, les partisans de l’Algérie française ont vu dans leur combat désespéré contre l’abandon de leur cause par la métropole une nouvelle analogie avec l’abandon de l’Alsace au vainqueur allemand en 1871 et avec l’écrasement de la Commune de Paris, mouvement dont ils exaltent le caractère patriotique effacé des mémoires par la vulgate marxiste. A leurs yeux, de Gaulle était l’émule de Thiers (avec cette circonstance aggravante que l’Algérie n’avait pas été conquise par une armée étrangère), et l’OAS incarnait comme la Commune le refus de se soumettre à l’inacceptable. Analogies inconcevables pour la très grande majorité des Français de France, même en Alsace.

Il est vrai que des anticolonialistes avaient eux aussi récupéré le mythe de l’Algérie, nouvelle Alsace-Lorraine, en l’inversant. L’ancien colon alsacien de Bordj-Bou-Arreridj, Victor Spielmann, choqué d’apprendre qu’il avait bénéficié d’une spoliation, avait prêché l’égalité et la solidarité de tous les habitants de l’Algérie dans son journal Le trait d’union. Selon Gilbert Meynier, c’est à lui que Ferhat Abbas aurait emprunté l’argument qu’il reprit en 1962 dans son livre de souvenirs, La nuit coloniale : “ L’Algérie est une Alsace, mais c’est l’Alsace du monde musulman et du Maghreb arabe. C’est la Pologne de l’Afrique ! ”.

Toutes ces analogies sont fragiles et contestables, et l’identification de l’Algérie française à une nouvelle Alsace-Lorraine l’est tout particulièrement. En effet, l’Algérie n’a pas été arrachée à la France par la victoire d’une armée étrangère, venue de l’extérieur : c’est une partie de la population algérienne qui s’est soulevée, et le nationalisme algérien était le produit de l’évolution du pays depuis la conquête et sous la domination française. D’un autre côté, l’Alsace n’a jamais été colonisée par la France comme l’Algérie l’a été. Si l’on veut rechercher une analogie historiquement plus pertinente, on la trouvera entre l’Algérie et l’Irlande, puisque dans les deux cas une conquête suivie d’une colonisation a engendré un conflit de longue durée, à la fois national, religieux et social.

Guy Pervillé



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