Paul Ramadier et le Statut de l’Algérie (1988)

samedi 24 mars 2007.
 
Cette communication a été présentée lors du colloque Paul Ramadier, la République et le socialisme, organisé par le Centre d’Histoire de l’Europe du Vingtième siècle (Fondation nationale des Sciences politiques)à Paris les 8 et 9 décembre 1988 sous la direction de Serge Berstein, et publiée dans les actes de ce colloque par les Editions Complexe, Bruxelles, en juin 1990 (pp. 365-376).

A la mort de Paul Ramadier, certaines notices nécrologiques portèrent au crédit de sa ténacité le vote du statut de l’Algérie, mais d’autres préférèrent le passer sous silence. En effet, ce difficile débat d’août 1947 avait occasionné une grave crise de confiance entre le Président du Conseil et son parti, et failli provoquer sa chute ou sa démission prématurée, dans une situation politique très périlleuse pour la jeune IVe République.

La nécessité d’un statut de l’Algérie découlait des orientations données par le CFLN et le GPRF à la politique coloniale en général, et algérienne en particulier, de la France. Convaincus que celle-ci devait redéfinir ses liens avec les peuples soumis à son Empire pour en faire des rapports « librement consentis », ses dirigeants provisoires avaient laissé à la future Assemblée constituante la prise des décisions définitives. La définition de l’Union française dans la constitution de la IVe République ne dispensait pas d’un débat sur le statut ambigu de l’Algérie.

Le CFLN siégeant à Alger l’avait orientée dans la voie de l’assimilation effective à la France, politiquement par l’ordonnance du 7 mars 1944, et matériellement par un vaste plan d’investissements économiques et sociaux échelonnés sur vingt ans [1]. La SFIO avait dès son début soutenu cette politique de réformes, et participait directement à son application, en la personne du gouverneur général Chataigneau et des ministres de l’intérieur successifs : Adrien Tixier sous de Gaulle, André le Troquer dans le gouvernement de Félix Gouin, enfin Édouard Depreux dans ceux de Georges Bidault, de Léon Blum et de Paul Ramadier [2].

L’ordonnance du 7 mars 1944 avait accordé la pleine citoyenneté française sans renoncer à leur statut personnel particulier aux membres des élites musulmanes, et l’avait promise aux autres Musulmans, provisoirement cantonnés dans un deuxième collège minoritaire. Dans la première Assemblée constituante élue le 21 octobre 1945, siégèrent pour la première fois des représentants de ce deuxième collège en nombre égal à ceux du premier. En l’absence des nationalistes du PPA clandestin, et des « Amis du Manifeste » interdits depuis mai 1945, tous ces élus indigènes étaient des partisans de l’assimilation. Les quatre députés musulmans de la SFIO s’associèrent aux politiciens modérés pour réclamer l’admission sans condition de tous les Musulmans dans le collège des citoyens français. Ils crurent opportun de donner à leur revendication la forme d’une proposition de loi tendant à « établir la Constitution de l’Algérie afin que celle-ci soit inscrite dans la Constitution de la République Française. »Mais celle-ci, déposée le 7 février 1946, fut écartée dès le 28 par la commission de la Constitution [3]. Seul parti français favorable au collège unique, la SFIO y renonça pour se rabattre sur le maintien provisoire des deux collèges établis par l’ordonnance du 7 mars 1944, avec élargissement de l’accès des Musulmans au premier et renforcement de la représentation du deuxième, dans les débats sur la loi électorale d’avril 1946 [4].

Après le rejet du projet de constitution par le référendum du 5 mai 1946, les élections à la deuxième Assemblée constituante le 2 juin firent triompher dans le deuxième collège les Amis du Manifeste, seuls deux sièges étant attribués à la SFIO dans des conditions très contestées [5]. Les fédérations socialistes d’Algérie, dans leur congrès confédéral des 13 et 14 juillet, en tirèrent la leçon que la politique d’assimilation était désormais périmée, mais sans se rallier nettement au fédéralisme [6]. Le nouveau parti fondé par Ferhat Abbas, l’UDMA (Union démocratique du Manifeste algérien) déposa le 2 août une proposition de loi tendant à établir la Constitution de la République algérienne en tant qu’État fédéré membre de l’Union française [7]. Puis une interpellation du député d’Oran François Quilici sur la politique algérienne du gouvernement Bidault provoqua un grand débat les 22 et 23 août, à l’issue duquel celui-ci s’engagea à déposer rapidement un projet de statut. Préparé par le ministre de l’Intérieur, Édouard Depreux, il fut déposé le 24 septembre [8], cinq jours après une proposition des députés socialistes d’Algérie, contresignée par Paul Ramadier et par le groupe parlementaire SFIO [9]. Le projet et les deux propositions de statut furent soumis à la commission de la Constitution, mais ne purent être discutés et votés avant la fin de la session, étant donné l’urgence d’achever le projet de constitution et de voter la loi électorale avant le référendum du 13 octobre. Le statut de l’Algérie fut donc ajourné, à la demande du gouvernement, à une loi votée par la future Assemblée Nationale, élue le 10 novembre 1946. Ce fut l’affaire de Paul Ramadier à partir du 28 janvier 1947.

La rareté des documents concernant l’Algérie dans les archives privées de Paul Ramadier ne permet pas d’avoir une idée précise de la formation de sa vision du problème algérien. Bien qu’il se fût intéressé à l’Afrique du Nord dans le cadre de ses fonctions ministérielles de 1936 à 1938, il n’en passait pas pour un spécialiste, et sa résistance en Rouergue ne l’avait pas conduit à Alger. En 1947, ses archives le montrent informé de l’état des esprits en Afrique du Nord à travers les bulletins de renseignement de l’état-major de la défense nationale [10], soucieux du maintien de l’ordre public après le vote du Statut [11], et intéressé par un gros dossier sur le plan économique et social de l’Algérie. Mais ses idées personnelles sur le problème politique algérien n’apparaissent pas.

Heureusement, elles transparaissent à travers ses interventions dans les séances de la commission de la Constitution de la deuxième Assemblée constituante, où il eut souvent l’occasion de confronter ses vues sur l’Union française et sur l’Algérie avec celles de Ferhat Abbas. Pragmatique, Paul Ramadier était défavorable à l’insertion immédiate des organes permanents de l’Union française dans la Constitution : il désirait mettre « le moins de choses possible dans la Constitution, le plus possible dans les lois organiques ». Il proposa et fit adopter que « le statut des territoires sera établi par le Parlement après consultation des assemblées locales » et que leur passage d’une catégorie à l’autre serait décidé par la loi après consultation des assemblées locales et de l’Assemblée de l’Union française. Il soutint néanmoins le projet gouvernemental de Marius Moutet et d’Alexandre Varenne qui faisait de la République française l’élément prépondérant de l’Union, et repoussa le contre-projet de titre VIII présenté par Ferhat Abbas le 19 septembre. Ramadier était hostile à l’extension de la catégorie des « territoires associés » qui aurait limité le territoire de la République française. A l’objection d’Abbas : « Alors, pourquoi parler d’Union française ? », il répondit : « Parce que nous introduisons ainsi une idée d’autonomie administrative et législative ». En effet, il voulait déléguer un certain pouvoir législatif aux assemblées locales, nonobstant la souveraineté du Parlement qu’il croyait sauvegarder en distinguant la « loi formelle » (non délégable) et la « loi matérielle » [12].

Dans une République française décentralisée, il ne voyait pas d’inconvénient à ce qu’Abbas dépose une proposition de loi faisant de l’Algérie un territoire d’Outre-Mer, bien qu’il préférât le statut de département que lui attribuait le projet socialiste. Le 20 septembre, après l’adoption de l’article permettant le double collège, il regretta le départ d’Abbas et des autres élus indigènes « sur un malentendu ». Enfin le 3 octobre, dans la dernière séance de la commission, le socialiste algérois Dalloni, chargé du rapport sur la proposition Abbas, la proposition socialiste et le projet gouvernemental de statut de l’Algérie, se prononça contre la prise en considération de la première proposition, la jugeant inconstitutionnelle et non conforme aux vœux des populations algériennes. Au terme d’une discussion animée sur ce rapport, Paul Ramadier regretta que le débat sur l’Algérie vienne trop tard pour aboutir avant la fin de la session de l’Assemblée, souhaita que la commission puisse donner son avis sur tous les textes proposés, et demanda avec insistance que le projet du gouvernement fût pris comme base des discussions à venir [13].

Après la formation du gouvernement Ramadier, la SFIO reprit dès le 6 février 1947, avec quelques retouches, sa proposition du 19 septembre 1946 [14]. Le Parti communiste algérien à son tour présenta le 13 mars une proposition de statut organique de l’Algérie « territoire associé dans le cadre de l’Union française » [15]. Puis le groupe de l’UDMA au Conseil de la République réitéra le 22 mars sa proposition de constitution de la République algérienne en tant qu’État associé membre de l’Union française [16], qui fut reprise le 20 mai à l’Assemblée en des termes presqu’identiques par le « groupe musulman indépendant pour la défense du fédéralisme algérien » [17], et sous une forme originale par M. Bentounès [18]. Seul des partis musulmans, le MTLD ne présenta aucune proposition au Parlement français pour une raison de principe. Mais des conseillers de la République « indépendants » prirent une position analogue en proposant le 29 avril de confier la constitution de l’Algérie à une assemblée algérienne constituante élue au collège unique [19]. La majorité des élus du premier collège (11 députés sur 15) attendirent avec anxiété le projet gouvernemental, sans faire de contre-proposition. Enfin le 29 mai, Édouard Depreux déposa le projet du gouvernement [20] dérivé du projet antérieur du gouvernement Bidault. Il situait les départements algériens dans la République française, comme la proposition socialiste, mais contrairement à toutes les autres propositions.

L’élaboration du projet fut difficile. Après un voyage d’Édouard Depreux en Algérie en avril, il fut présenté au conseil des ministres le 28 mai, soumis au Conseil d’État et mis au point en conseil de cabinet, de nouveau discuté en conseil des ministres les 11 juillet, 30 juillet, 6 août et 8 août [21].

Les ministres du Rassemblement des gauches républicaines (RGR) et une partie de ceux du MRP se montrèrent sensibles aux craintes de la majorité des députés du premier collège, qui jugeaient insuffisantes les garanties du maintien de la souveraineté française et de l’équilibre entre les deux populations de l’Algérie. Dès le 4 juin, Édouard Depreux expliqua au comité directeur de la SFIO que son projet, très proche de la proposition socialiste, avait fait l’objet au sein du conseil des ministres d’une grosse opposition des radicaux et d’une partie du MRP (Bidault étant très réticent). Les deux principaux points de friction étaient la parité des deux collèges à l’Assemblée algérienne et leur pureté, c’est-à-dire le maintien ou l’abrogation de l’ordonnance du 7 mars 1944 et de la loi du 5 octobre 1946, qui avaient admis diverses catégories de Musulmans à voter dans le premier collège avec les citoyens soumis au code civil [22].

La commission de l’intérieur de l’Assemblée nationale avait attendu le dépôt du projet gouvernemental pour examiner les différentes propositions. Elle les repoussa toutes séparément, pour prendre comme base de discussion le texte du gouvernement. Le député d’Oran Maurice Rabier, co-auteur de la proposition socialiste, fut élu rapporteur par 22 voix contre 20, et une abstention. Renonçant à défendre l’idée la plus originale de sa proposition (un ministre de l’Algérie résidant à Alger mais siégeant au conseil des ministres à Paris), il s’efforça d’améliorer le projet gouvernemental « dans le sens d’un libéralisme mieux et plus complètement consenti », notamment en appliquant à l’élection de l’Assemblée algérienne la loi du 5 octobre 1946, qui élargissait les catégories de Musulmans admises dans le premier collège par l’ordonnance du 7 mars 1944, et en supprimant la majorité des deux tiers prévue pour le vote des décisions budgétaires de cette Assemblée. Maurice Rabier était soutenu par les socialistes, les communistes et les Musulmans, qui voulaient transférer la majorité du pouvoir local à la population majoritaire en Algérie. Mais il avait contre lui la majeure partie du MRP, le RGR et la droite, qui entendaient défendre les intérêts des Français d’Algérie et la pérennité de la souveraineté française.

Pris entre les pressions de leurs camarades de parti et de leurs alliés du gouvernement, et menacés par les oppositions contraires du PCF à gauche et du RPF à droite, Édouard Depreux et Paul Ramadier étaient condamnés à rechercher un compromis pour maintenir la majorité gouvernementale de « troisième force ». Le 30 juillet devant le comité directeur du parti, Édouard Depreux, tout en dénonçant la violence des adversaires de son projet, signala la fragilité de la majorité du rapporteur, et critiqua son intransigeance : « Si Rabier reste dans sa position actuelle, il sera culbuté et dans ce cas il n’y aura pas de vote du projet avant la fin de la session parlementaire ». Il justifia comme une transaction nécessaire le vote du budget à la majorité des deux tiers. Mais le 6 août, Maurice Rabier déposa sur le bureau de l’Assemblée son rapport [23] dans lequel il maintenait ses positions sur tous les points qu’il jugeait essentiels, et il y persista le 8 août après une dernière audition du ministre de l’Intérieur.

Paul Ramadier avait demandé au Conseil des ministres du 6 août l’autorisation de poser la question de confiance sur son projet [24] et promis de ne la poser que pour obliger l’Assemblée à en débattre avant la fin de la session (prévue pour le 13). Le 9 août, il insista très vivement pour que le débat s’ouvrît dès le lendemain et fût mené à son terme, afin de ne pas renouveler le fâcheux précédent du projet Bidault [25]. Le 10 août, le débat commença par une question préalable du général Aumeran, député algérien du PRL, arguant de l’inconstitutionnalité du projet [26], qui fut repoussée par 487 voix contre 50. Puis le RGR demanda l’ajournement du débat après les vacances pour permettre une étude approfondie du projet et du rapport de la commission.

Paul Ramadier répondit au général Aumeran que le projet continuait à proclamer que « l’Algérie est formée de départements, départements d’Outre-Mer, certes, mais c’est une constatation géographique », et que « ces départements d’Outre-Mer constituent une collectivité administrative qui, à raison des conditions particulières de la géographie et de son peuplement, doit avoir un statut spécial comme il en va pour d’autres départements d’outre-mer, ou même métropolitains » [27]. Il plaida l’urgence du débat et se défendit de vouloir l’étouffer sous ce prétexte, mais sans convaincre le RGR de retirer sa demande d’ajournement. Au président du MRP, Maurice Schumann, déclarant accepter le projet initial du gouvernement mais non le rapport de la commission, il répondit que le gouvernement ne cèderait pas sur trois points : la composition du premier collège (aussi homogène que possible sans porter atteinte aux droits acquis), la composition paritaire du Conseil de gouvernement (trois fonctionnaires du Gouvernement général et trois représentants de l’Assemblée algérienne), et la majorité des deux tiers pour les décisions budgétaires de cette Assemblée [28]. Ainsi, il fit repousser la motion d’ajournement par 467 voix contre 111.

Le débat commença le soir même par la présentation du rapport de la commission, dont l’auteur souligna les concessions qu’il avait déjà faites aux demandes du gouvernement. Puis vint la discussion générale, pour laquelle s’étaient inscrits 38 orateurs, mais elle fut interrompue à minuit au milieu de l’exposé du deuxième. Pour laisser à la commission le temps d’entendre le Président du Conseil le 11 au matin, la suite du débat fut renvoyée après le vote sur la question de confiance relative à la loi électorale municipale. Il ne reprit pas le 13 après ce vote, afin de laisser à la commission le temps d’adopter un rapport supplémentaire fait après l’audition de Paul Ramadier. Entre-temps, celui-ci avait fait décider l’interruption du débat du 14 au 19 août pour permettre au parti socialiste de tenir son congrès.

Le congrès eut lieu à Lyon du 14 au 17 août. Il exprima de vives critiques sur la politique du gouvernement Ramadier dans tous les domaines. Sur le statut de l’Algérie, il donna au groupe parlementaire le mandat de soutenir le rapport Rabier, et interdit au gouvernement de poser la question de confiance contre celui-ci. Cependant le président du MRP, parlant à Rodez le 17 août, rappela au Président du Conseil ses engagements du 10, et annonça qu’il n’accepterait aucune transaction sur ces trois points. Enfin le 18 août le général de Gaulle reprit à son compte toutes les revendications de la majorité du premier collège : maintien absolu de la souveraineté de la France, parité et pureté des collèges par l’abrogation de l’ordonnance du 7 mars 1944 et du titre IV de la loi du 5 octobre 1946, votation séparée dans chaque collège.

Ce renforcement des pressions contraires ne pouvait que passionner davantage le débat et que réduire la marge de manœuvre du Président du Conseil. La discussion générale reprit le 19 août, avec la présentation du rapport supplémentaire [29] où Maurice Rabier maintenait ses positions fondamentales, et dura jusqu’au 21. Elle connut des moments de forte tension.

Le 21 août, Édouard Depreux répondit aux orateurs sans apaiser les craintes de la majorité du premier collège, notamment celles de René Mayer, député radical de Constantine. Après une suspension de séance, et deux interventions contradictoires de François Quilici et de l’ancien gouverneur général Maurice Viollette, Paul Ramadier prit la parole. Dans un discours éloquent mais peu précis, il commença par rappeler des principes supposés incontestés (nécessité de renforcer les liens entre la France et l’Algérie tout en lui donnant des institutions autonomes), fit appel à « une large, une imposante majorité », et affirma qu’elle ne pourrait se rassembler qu’autour du « point d’équilibre » représenté par le projet initial du gouvernement. Après en avoir résumé les principales dispositions (y compris les points contestés par le rapport Rabier), Paul Ramadier demanda de passer à la discussion des articles en prenant pour base le projet gouvernemental [30].

Cette prise de position provoqua de vives réactions du député musulman Cadi Abdelkader, de Jacques Duclos et du président de la commission, le « progressiste » Emmanuel d’Astier de la Vigerie. La prise en considération du projet gouvernemental fut adoptée par 312 voix contre 276, les ministres socialistes ayant voté pour, et les autres membres du groupe SFIO contre. Le rapporteur Rabier remit alors dignement sa démission. Il fallut plusieurs votes à la commission réunie le lendemain pour décider le député MRP de Fonlupt-Esperaber (élu par 19 voix contre 21 abstentions) à accepter sa succession.

Dès lors, le débat progressa du 22 au 27 août, malgré le grand nombre d’amendements et de scrutins. Des modifications furent adoptées, telles que l’admission des anciens combattants dans le premier collège en sus des bénéficiaires de l’ordonnance du 7 mars 1944. Toutefois une crise faillit éclater le 27 au sujet de la majorité des deux tiers en matière fiscale et budgétaire, deux fois repoussée par la commission. Un amendement du radical gaulliste Giacobbi, imposant dans certains cas le vote par collège et la majorité dans chacun d’eux, fut aussi repoussé. Enfin un compromis dû au député MRP Bouret (décision à la majorité simple, mais à celle des deux tiers si elle est demandée par le gouverneur général, la commission des finances, ou le quart des membres de l’Assemblée algérienne) fut accepté à l’unanimité des votants.

Paul Ramadier put alors clôre le débat par un dernier discours dans lequel il demandait aux députés d’adopter l’ensemble du projet par un vote aussi large que possible [31]. Il fut voté par 320 voix contre 88 et 186 abstentions. La majorité des députés du premier collège l’avaient refusé, ainsi que les communistes algériens pour des raisons inverses, alors que le PCF s’abstenait. Tous les députés musulmans, absents des débats depuis le 22, s’étaient abstenus. Le gouvernement eut pour lui la plupart des voix du MRP et du RGR, ainsi que celles de la SFIO, bien qu’elle n’eût pas approuvé le désaveu du rapport Rabier.

Le parti socialiste espérait encore faire améliorer le projet voté au Conseil de la République, qui en débattit du 29 au 31 août. Le rapporteur de sa commission de l’intérieur, le socialiste Léonetti, tenta de rétablir quelques dispositions du rapport Rabier, telles que l’admission des titulaires du certificat d’études et des anciens élèves du premier cycle des lycées dans le premier collège. Mais la majorité espérée fit défaut à cause de l’abstention des musulmans et des communistes. Le projet fut donc adopté avec des corrections plutôt de forme que de fond [32] par 184 voix contre 33. Le 1er septembre l’Assemblée nationale vota définitivement par 325 voix contre 86 le projet amendé, qui devint la loi du 20 septembre 1946.

Le rôle de Paul Ramadier dans ce difficile débat fut très diversement jugé. S’il réussit à satisfaire ses partenaires de la majorité gouvernementale, il s’attira les sévères critiques de ceux qui avaient soutenu le rapport Rabier. Les plus véhémentes vinrent des fédéralistes musulmans, dont Cadi Abdelkader exprima rudement la déception après son discours du 21 août, en l’accusant de ne pas avoir agi en chef d’un « gouvernement capable », qui, « n’usant pas d’astuces subalternes, aurait essayé de nous imposer un arbitrage sincère », comme « ceux de Clemenceau, de Poincaré, de Briand, et de patriotes capables et hardis » [33]. Moins violent, mais non moins sévère, Jacques Duclos lui reprocha de « faire la politique des autres », « parce que vous êtes tiraillé par certaines exigences et par les nécessités de votre coalition. Vous êtes un chef qui suit davantage (...) qu’il ne précède » [34].

Paul Ramadier se défendit énergiquement d’avoir trahi ses convictions et de s’être livré à un quelconque marchandage. Mais il était davantage sensible aux critiques analogues venant de son propre parti. Ses relations avec le comité directeur étaient difficiles depuis des mois : il y avait été accusé d’avoir dit qu’il se moquait de ses décisions, et de ne pas respecter celles des Congrès et des Conseils nationaux [35]. Le Congrès de Lyon, où triompha la majorité du secrétaire général Guy Mollet, les porta au point de rupture. Paul Ramadier, se jugeant désavoué et insulté, songeait à démissionner ou à poser la question de confiance sur l’Algérie pour se faire renverser ; Vincent Auriol l’en dissuada le 27 août peu avant le vote final [36]. C’est sans doute pour l’encourager à rester que Gaston Defferre, dans l’explication de vote du groupe socialiste, déclara : « nous avons confiance dans ce gouvernement, dans son chef d’abord qui est notre ami, le président Ramadier, comme dans le ministre de l’Intérieur » [37]. Le soir même, le comité directeur entendit Édouard Depreux lui expliquer l’attitude du gouvernement, qui avait respecté la décision du congrès en s’abstenant de poser la question de confiance, et qui avait préféré « se battre sur son projet qui pouvait passer en recevant d’avantageux amendements, que d’échouer sur celui de Rabier où on n’aurait rien obtenu ». Mais Guy Mollet et tous les participants blamèrent l’indiscipline de Ramadier. Le Comité directeur renouvela au groupe parlementaire et aux ministres le mandat de se battre pour améliorer le projet voté par des amendements au Conseil de la République, et envoya une délégation pour demander à Ramadier de ne pas prendre position contre eux. Au comité du 3 septembre, Guy Mollet dit l’avoir trouvé « très évasif », et Jean Rous conclut que « si Ramadier avait eu la même attitude que celle de Depreux en ce qui concerne le statut de l’Algérie, nous n’en serions pas où nous en sommes aujourd’hui. »

Même Édouard Depreux, solidaire du Président du Conseil en public et dans les instances de son parti, en fit un portrait peu flatteur dans ses Souvenirs [38]. Il le présente comme un adepte du compromis systématique, plus proche du « bloc des gauches » que du socialisme, sensible dès le début de son gouvernement aux pressions radicales contre le maintien du gouverneur Chataigneau, et lui reproche de l’avoir placé devant des faits accomplis, notamment la décision de prendre parti contre le rapport Rabier sous la menace d’une démission des ministres RGR.

Seul contre tant d’accusateurs, le Président de la République, Vincent Auriol, justifie Paul Ramadier et partage la responsabilité de ses décisions. Il dénonce une campagne de presse qui l’accuse « de vouloir rester coûte que coûte, se livrant à des manœuvres, cherchant des compromis et parlementant sans cesse. Or c’est moi qui lui ai demandé de rester et de négocier, afin d’essayer d’unir tous les partis de la majorité d’abord et tous les Français, et l’Algérie notamment » [39]. Il reproche à Édouard Depreux d’avoir trop tardé à déposer son projet, de n’avoir pas préparé le terrain en recevant les députés d’Algérie et en guidant le rapporteur Rabier, qu’il juge, trop sévèrement, « un imbécile, un primaire prétentieux et sclérosé » [40].

En réalité, chef d’un gouvernement de « troisième force » ayant rompu avec le PCF au début de la « guerre froide », Paul Ramadier n’aurait pas pu s’appuyer sur une majorité de « front populaire » pour faire voter le rapport Rabiersanspousser les ministres RGR et MRP dans les bras du général de Gaulle, et provoquer une crise ministérielle qui risquait d’être une crise de régime. Le tort de Maurice Rabier fut peut-être de ne pas comprendre l’impossibilité pour le gouvernement de s’appuyer sur deux majorités incompatibles. Déjà les contraintes de la guerre froide s’opposaient aux impératifs de la décolonisation, comme elles le firent jusqu’à la mort de la IVe République.

Ces considérations laissent entière la question de la valeur intrinsèque du statut de l’Algérie. Compromis entre les défenseurs des droits acquis des Français d’Algérie et ceux qui voulaient transférer progressivement la majorité du pouvoir local à la majorité musulmane, il mécontenta également les deux camps algériens. Leur conflit sanglant n’en fut retardé que de sept ans, et davantage par le truquage des élections du deuxième collège que par les mérites de l’Assemblée algérienne. De toute façon, la démocratisation de l’Algérie impliquait tôt ou tard l’autodétermination de ses habitants. Édouard Depreux avait eu la franchise de répondre à René Mayer que le gouvernement n’était pas actuellement favorable à la République algérienne, mais qu’il ne pouvait savoir ce que serait l’Algérie dans dix ou vingt ans. La sincérité de Paul Ramadier n’est pas douteuse ; mais croyait-il à la viabilité et à la durée de son œuvre ?

Guy Pervillé

[1] Cf. « La commission des réformes musulmanes de 1944 et l’élaboration d’une nouvelle politique algérienne de la France », in Les chemins de la décolonisation de l’Empire colonial français, Paris, Éditions du CNRS, 1986, pp. 357-365.

[2] Sur le rôle particulier de la SFIO dans la politique algérienne, voir « la SFIO, Guy Mollet et l’Algérie de 1945 à 1955 », in Guy Mollet, un camarade en République, Presses Universitaire de Lille 1987, pp. 445-462.

[3] Journal officiel, documents parlementaires, 1ère ANC, n° 376. Procès verbaux imprimés des séances de la commission de la Constitution, le ANC, p. 477 (bibliothèque de l’OURS).

[4] Procès-verbaux dactylographiés des séances du comité directeur de la SFIO, (OURS) 28 février 1946. Cf la loi du 13 avril 1946, titre IV, Journal officiel, lois et décrets, 14 avril 1946, p. 3128.

[5] Débat d’invalidation, 19 juillet 1946.

[6] Compte rendu par Robert Verdier au comité directeur du 17 juillet 1946.

[7] Journal officiel, documents parlementaires, 2° ANC n° 358.

[8] J. O. Doc., 2° ANC n° 1013.

[9] J. O. Doc., 2e ANC n° 921.

[10] Archives Ramadier (Rodez) 52 J 84.

[11] 52 J 156.

[12] 52 J 156.

[13] Procès verbaux imprimés des séances de la commission de la Constitution, 2e ANC, pp. 784-793 (bibliothèque de l’OURS).

[14] Journal officiel, documents parlementaires, AN, 1947, n° 473 - Proposition de MM. Rabier et Borra.

[15] J .O. Doc., AN 1947, n° 923. Proposition de MM. Djemad, Sportisse, Mokhtari et Fayet.

[16] J. O. Doc., CR 1947 n° 133 et AN 1947 n° 1023. Proposition de MM. Saadane, Mahdad, Mostefai, Benkhelil.

[17] J. O. Doc., AN 1947 n° 1352. Proposition de MM. Benchenouf, Ben Ali Cherif, Cadi, Laribi, Mekki, Smaïl.

[18] J. O. Doc., AN 1947 n° 1357. M. Bentounès avait, en septembre 1946, contresigné le projet socialiste en tant qu’apparenté.

[19] J. O. Doc., CR 1947 n° 208 et AN 1947 n° 1160. Proposition de MM. Saiah, Bendjelloul, Sid Cara, Ourabah.

[20] J.O. Doc., AN 1947 n° 1479. Ce texte ne fut distribué aux députés que le 21 juillet.

[21] Vincent Auriol, Journal du septennat, 1947, pp. 83-243-338-373-384-390.

[22] Loi du 5 octobre 1946, titre IV, J. O. lois et décrets, 8 oct. 1946, p. 8495.

[23] J. O. Doc., AN 1947 n° 2274.

[24] Vincent Auriol, Journal... 1947, p. 384.

[25] Journal officiel, débats parlementaires, AN 1947, pp. 4181-4182.

[26] Il incriminait le non-respect de la procédure de changement de catégorie d’un territoire. Le gaulliste René Capitant dénonçait une contradiction entre la souveraineté du Parlement français et le pouvoir législatif attribué à l’Assemblée algérienne.

[27] J. O. Débats parlementaires AN 1947, p. 4198.

[28] Ibid. p. 4202-4203.

[29] J. O. Doc., An 1947, n° 2435.

[30] J. O., Débats AN 1947, p. 454-459.

[31] Ibid. p. 4729-4730.

[32] J. O., Débats CR 1947, n° 734 et, 746, AN 1947 n° 2523.

[33] J. O., Débats AN 1947 p. 4549.

[34] Ibid. p. 4552-4553.

[35] Comité directeur. séances du 28 avril, du 14 et du 28 mai.

[36] Journal du septennat, 1947, p. 406.

[37] J. O., Débats AN 1947, p. 4733. cf. Auriol, Journal, p. 412.

[38] Souvenirs d’un militant, pp. 231-234, 265-268, 311-312, 328, 333.

[39] Journal du septennat, 1947, 21 août, p. 403.

[40] Ibid. p. 393 et 394, 412.



Forum