Les raisons traditionnelles et nouvelles de l’attachement des dirigeants français à l’Algérie française (2022)

lundi 6 mars 2023.
 
Ce texte est celui de ma communication intitulée " « Les raisons traditionnelles et nouvelles de l’attachement des dirigeants français à l’Algérie française », présentée le 18 mars 2022 au colloque organisé par la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie et portant sur le thème suivant : "Pourquoi la France a-t-elle fait la guerre d’Algérie ?" Les actes de ce colloque viennent d’être publiés par les éditions Riveneuve (Paris) dans la collection de la FM-GAMT.

Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie

Colloque « Pourquoi la France a-t-elle fait la guerre d’Algérie ? », Paris, 18 mars 2022

La question que pose le titre de notre colloque a reçu, dès le début de la guerre, des réponses opposées du côté des nationalistes algériens et du côté des dirigeants de la France. Du côté algérien, le fait que les nationalistes avaient déclenché la lutte armée le 1er novembre 1954 était la conséquence inévitable de plus d’un siècle de domination et de colonisation françaises remontant au 5 juillet 1830. Du côté français, au contraire, l’Algérie, c’était la France, et les actes de terrorisme commis dans le pays procédaient non de la volonté générale de ses habitants, mais d’une action subversive téléguidée de l’extérieur. La désignation de ses responsables avait visé d’abord l’Egypte nassérienne, puis les adeptes d’un nationalisme arabe radical influencés par le nazisme, et surtout à partir de la fin 1956 le communisme international, moyen de requérir l’aide des alliés anglo-américains de la France qui commençait à devenir douteuse au début de 1958 quand ceux-ci répondirent à la demande tunisienne de leurs « bons offices ».

Mais quand le général de Gaulle fut revenu au pouvoir à la suite du 13 mai 1958, il commença à modifier insensiblement l’attitude française et, à partir du 16 septembre 1959, il reconnut que le destin de l’Algérie et de ses habitants n’était pas encore définitivement fixé et qu’il leur appartiendrait de le choisir par le recours à l’autodétermination, rompant ainsi avec le dogme plus que séculaire de l’Algérie française. Puis il annonça le 4 novembre 1960 que l’Algérie algérienne, qui n’avait jamais existé, existerait un jour. Après les manifestations nationalistes de décembre 1960, les conditions étaient réunies pour l’ouverture de négociations entre le gouvernement français et le GPRA, et le 19 mars 1962 le général de Gaulle crut pouvoir tourner la page de ce qu’il avait appelé en juin 1960 « l’affaire algérienne, pendante depuis 130 ans ». Ainsi, la position française s’est peu à peu rapprochée de la position algérienne.

Puisqu’il est établi que la position de la France face à la guerre d’Algérie ne peut s’expliquer sans prendre en compte la durée de sa domination sur le pays, cherchons à en retrouver les origines et les étapes. Nous en distinguerons trois.

Une conquête et une colonisation improvisées (1830-1848)

Il est logique de supposer que les dirigeants de la France avaient choisi de prendre Alger en 1830 puis de conquérir tout le pays parce qu’ils savaient ce qu’ils voulaient en faire. Or, cela est faux. Même si la prise d’Alger sur ses maîtres turcs avaient été proposée plus d’une fois depuis près de quarante ans, et si Napoléon Ier avait envoyé en 1808 le commandant Boutin pour élaborer sur place un plan de débarquement à Sidi-Ferruch, le gouvernement « ultra-royaliste » du roi Charles X qui réalisa ce plan à partir du 18 juin 1830 n’avait rien décidé, et le chef de l’expédition, Bourmont, avait même distribué des tracts en arabe promettant leur indépendance aux habitants opprimés par les Turcs, au grand mécontentement du roi. La position de Charles X était celle-ci : « Pour prendre Alger, je n’ai consulté que la dignité de la France ; pour la garder ou la rendre, je ne consulterai que son intérêt ». Mais son principal ministre, Polignac, n’avait toujours pas de plan arrêté : il envisageait toutes les hypothèses, dans la perspective d’une conférence internationale destinée à rendre à la France toute la rive gauche du Rhin par une permutation générale de territoires en Europe et en Méditerranée.

Quand la révolution de juillet 1830 renversa le roi Charles X moins d’un mois après la prise d’Alger (5 juillet), ses opposants libéraux qui avaient voté contre l’expédition accédèrent au pouvoir, mais ils furent incapables de prendre une décision avant d’envoyer une commission parlementaire d’enquête qui inspira celle, prise le 22 juillet 1834, d’annexer les « possessions françaises dans le Nord de l’Afrique » enlevées aux Turcs et d’en confier l’administration à un gouverneur général militaire subordonné au ministre de la guerre. Mais la France n’avait toujours pas décidé de conquérir tout le pays, qui ne portait pas encore le nom d’Algérie avant 1838 ; elle tenta de contrôler les provinces de l’intérieur en s’appuyant, à l’Est, sur Ahmed Bey de Constantine, et à l’Ouest sur le jeune émir Abd-el-Kader, fondateur d’un nouvel Etat. Cette politique de domination indirecte inspirée de celle des Turcs échoua, puisque la France prit Constantine en 1837 et fut menacée de perdre sa conquête par l’offensive de l’émir Abd-el-Kader contre Alger à la fin de 1839. Dix ans d’occupation partielle et de tentatives de colonisation n’avait donc servi à rien, et la France devait faire enfin un choix clair : renoncer à toute l’Algérie ou la conquérir entièrement.

Le 15 janvier 1840, le général Bugeaud, ancien négociateur du traité de la Tafna signé avec Abd-el-Kader en 1837, et député de la Dordogne, expliqua devant la Chambre pourquoi il s’était converti à la dernière solution. D’après lui, l’abandon était impossible, « parce que la France officielle [...], c’est-à-dire les écrivains, l’aristocratie de l’écritoire, n’en veut pas », et qu’aucun gouvernement n’était assez fort pour l’imposer. L’occupation maritime, pratiquée par les Anglais à Gibraltar, était également impossible parce que les villes côtières occupées avaient besoin d’un large périmètre de sécurité pour nourrir leurs populations, et parce qu’elles seraient bloquées et assiégées par la « nationalité arabe » organisée par l’émir Abd el Kader. Il restait donc une seule possibilité : « la domination absolue, la soumission du pays » par une « grande invasion militaire », suivie par une colonisation massive et militairement constituée pour garder la conquête. Tout en restant persuadé que l’Algérie était « le plus funeste des présents que la Restauration ait fait à la monarchie de Juillet », il affirmait : « Oui, à mon avis, la possession d’Alger est une faute, mais puisque vous voulez la faire, puisqu’il est impossible que vous ne la fassiez pas, il faut que vous la fassiez grandement, car c’est le seul moyen d’en obtenir quelque fruit [1] ». Ce discours montrait bien que le projet de conquête et de colonisation de l’Algérie par la France n’était pas la cause de la prise d’Alger, mais sa conséquence, et celle de l’impossibilité de renoncer au territoire imprudemment occupé.

Bugeaud dut attendre encore un an pour recevoir la mission que le chef du gouvernement, Adolphe Thiers, lui proposait, parce que la France était menacée d’une nouvelle guerre en Europe. Isolée par son soutien au pacha d’Égypte Mehemet-Ali contre le sultan ottoman, elle fut menacée par une nouvelle coalition des quatre grandes puissances européennes (Angleterre, Prusse, Autriche, Russie) et contrainte d’abandonner son allié pour éviter une grande guerre beaucoup trop risquée. Après le renvoi de Thiers, le nouveau gouvernement dirigé par Soult et par Guizot décida le 29 décembre 1840 de nommer Bugeaud gouverneur général de l’Algérie, avec tous les moyens militaires nécessaires pour venir à bout de l’émir Abd-el-Kader au plus vite. Humiliée face à l’Europe, la France devait prendre sa revanche en Algérie parce que ses dirigeants ne pouvaient pas accepter une humiliation supplémentaire sans donner des arguments puissants à leurs opposants de droite (les légitimistes) et de gauche (les républicains). Comme le remarqua le député Alexis de Tocqueville en 1841 : « Je ne crois pas que la France puisse songer sérieusement à quitter l’Algérie. L’abandon qu’elle en ferait serait aux yeux du monde l’annonce certaine de sa décadence [...]. Si la France reculait devant une entreprise où elle n’a devant elle que les difficultés naturelles du pays et l’opposition des petites tribus barbares qui l’habitent, elle paraîtrait aux yeux du monde plier sous sa propre impuissance et succomber par son défaut de cœur ». C’est donc pour conserver son statut de grande puissance en s’agrandissant au sud de la Méditerranée que la France bloquée en Europe entreprit de conquérir et de coloniser l’Algérie. Ainsi, dix ans après 1830, la France avait enfin pris une décision presque irrévocable, mais encore une fois pour des raisons de haute politique internationale et nationale, parmi lesquelles la place de l’Algérie en elle-même était tout à fait secondaire.

Pendant six ans, Bugeaud mobilisa le tiers de l’armée française pour soumettre la « nationalité arabe » par tous les moyens efficaces : combattre les troupes de l’émir, détruire ses villes, empêcher les tribus insoumises de semer et de récolter, enlever leurs troupeaux, couper leurs arbres fruitiers et même enfumer les « rebelles » récalcitrants dans les grottes où ils se réfugiaient ; moyens justifiés à ses yeux par les intérêts supérieurs de la nation française et de la « civilisation ». Le gouvernement de Soult et de Guizot lui apporta son plein appui contre les reproches humanitaires des derniers « anticolonistes », en postulant que les moyens les plus efficaces pour mettre fin à la guerre par une victoire le plus rapidement possible étaient les plus recommandables. Une majorité croissante des Chambres approuvait donc tous les moyens susceptibles de hâter la fin de la guerre. Quant à la masse de la population française, elle n’avait pas son mot à dire, puisqu’elle était privée du droit de vote.

Suivant Bugeaud, la colonisation de peuplement était indispensable pour conserver la conquête : « Oui, il faut coloniser », affirma-t-il à la Chambre le 15 janvier 1840, « parce que vous ne pouvez pas conserver en Afrique l’armée qui aurait fait la conquête et qui serait nécessaire pour la conserver si vous n’y aviez pas une colonisation puissante. Vous ne pouvez retirer la plus grande partie de cette armée qu’en établissant une population fortement et militairement constituée [...]. Oui, Messieurs, il vous faut des colons militaires [...] ou civils si vous voulez, mais organisez-les militairement, car il faut que les colons soient très guerriers dans un pareil pays ». Et dans sa première proclamation aux habitants de l’Algérie, en arrivant à Alger le 22 février 1841, il précisait ainsi sa pensée : « La guerre indispensable aujourd’hui n’est pas le but. La conquête serait stérile sans la colonisation. Je serai donc colonisateur ardent, car j’attache moins ma gloire à vaincre dans les combats qu’à fonder quelque chose d’utilement durable pour la France [...]. Alors la France aura véritablement fondé une colonie et recueillera le prix des sacrifices qu’elle aura faits [2]. » La préférence du général pour une colonisation militaire ne fit pas l’unanimité, mais l’idée que la colonisation était le but nécessaire de la conquête se répandit largement. Il n’eut pourtant pas la possibilité d’exécuter son plan de colonisation : une immigration massive de 150.000 soldats-laboureurs installés en dix ans, auxquels il faudrait ajouter 150.000 femmes, et à terme leurs 600.000 enfants, soit en tout 900.00 personnes [3]. Or la population française s’accroissait de moins en moins vite et tendait vers la stagnation, contrairement à celle du reste de l’Europe. Ce qui condamnait à l’échec la conquête de l’Algérie, même si à l’époque la population indigène du pays semblait en voie de diminution.

L’Algérie française : une tradition républicaine (1848-1940)

Dans l’Algérie de Bugeaud, les civils supportaient de plus en plus mal l’autorité militaire et réclamaient des droits civiques. Le gouvernement avait déjà commencé à en accorder aux civils français en créant des communes, mais c’est après la chute de la Monarchie de juillet, renversée par la révolution parisienne de février 1848, que le gouvernement provisoire de la IIe République proclama l’assimilation de l’Algérie à la France. Dès le 2 mars, il promit aux Français établis en Algérie que « la République défendra l’Algérie comme le sol même de la France. (...) L’assimilation progressive des institutions algériennes à celles de la métropole est dans la pensée du gouvernement provisoire (...) ». Il institua aussitôt le suffrage universel pour tous les Français de sexe masculin âgés de 21 ans au moins, aussi bien pour les colonies que pour les départements de la métropole. Mais alors que, dans les vieilles colonies fondées sur l’esclavage (Guadeloupe, Martinique, Sénégal, Réunion), même les anciens esclaves libérés en bloc recevaient aussitôt la citoyenneté française, il n’en était pas de même dans les trois départements algériens, où la citoyenneté resta un quasi monopole de la minorité venue de France.

La Constitution de novembre 1848 considéra donc l’Algérie comme un groupe de trois départements, administrés par des préfets et représentés par des députés, placé en principe sous le régime des lois métropolitaines. Mais en réalité, leur territoire était divisé en deux parties inégales : des territoires civils, administré par des préfets, sous-préfets et maires d’une part, et d’autre part des territoires militaires beaucoup plus étendus, regroupant l’essentiel de la population indigène sous l’administration des généraux et des officiers de bureaux arabes. Ce partage traduisait le caractère factice de cette prétendue assimilation qui ne bénéficiait qu’à une très étroite minorité, contrairement au principe démocratique de l’assimilation. On peut s’en étonner, mais depuis 1830, les républicains, démocrates et même socialistes avaient été parmi les plus chauds partisans de la colonisation de peuplement, préalable nécessaire selon eux à l’établissement d’une vraie démocratie.

Sur la nécessité de la colonisation de peuplement, il n’y eut donc pas de revirement. Au contraire, elle apparaissait comme un moyen de mettre fin à la crise industrielle et agricole qui frappait la France depuis 1846. Un ouvrage anonyme avait alors signalé que « la France possède une population surabondante, ses frontières sont devenues trop étroites, elle a besoin d’étendre son territoire, et par une faveur providentielle le désert algérien est à ses portes [...]. La question algérienne est en définitive une question de population. Hâtons-nous d’établir un grand courant d’émigration. Le succès de la colonisation est le gage de l’ordre public [...] ; alors peut-être il n’y aura plus de misère en France » [4]. C’est pourquoi le nouveau gouvernement provisoire républicain élu par l’Assemblée nationale constituante, après avoir supprimé les ateliers nationaux destinés à occuper les chômeurs, et réprimé leur révolte dans les journées de juin 1848 à Paris décida d’utiliser ces bras disponibles pour coloniser l’Algérie. L’Assemblée vota un crédit de 50 millions de francs pour y établir des villages d’agriculteurs libres. Près de 100.000 candidatures parvinrent des régions les plus touchées par la crise ; 20.000 émigrants (dont 15.000 Parisiens) partirent pour fonder 42 villages. La majorité n’avait aucune expérience agricole et fut découragée par les mauvaises conditions d’accueil ; 3.000 d’entre eux moururent, 7.000 rentrèrent en France, mais 10.000 restèrent dans le pays. Ce fut la plus grande tentative de colonisation jamais organisée par l’Etat français en Algérie. Elle était pourtant très loin de ce que Bugeaud avait jugé nécessaire en 1846 pour submerger le peuplement indigène.

Durant plus de vingt ans, la France eut à sa tête Louis-Napoléon Bonaparte, d’abord comme président de la République élu au suffrage universel pour quatre ans en décembre 1848, puis comme président-dictateur pérennisé par le coup d’Etat du 2 décembre 1851, et enfin comme empereur sous le nom de Napoléon III du 2 décembre 1852 à sa défaite dans la guerre contre la Prusse en septembre 1870. Il gouverna l’Algérie en s’appuyant sur l’armée contre les civils, mais sa politique algérienne fut longtemps hésitante. Cet homme d’exception, qui se croyait la mission de réaliser les « idées napoléoniennes » de son oncle, en avait le pouvoir, mais au début il n’avait pas encore d’idées claires sur l’avenir de l’Algérie. Dans sa Constitution de janvier 1852, il avait privé la colonie de ses députés, et rétabli le pouvoir des militaires, qui achevèrent la conquête de l’Algérie du Nord en 1857. Mais dans son discours de Bordeaux, le 9 octobre 1852, il l’avait définie comme « un vaste royaume à assimiler à la France ». Il laissa d’abord les militaires exercer leur autorité dans le sens d’un arbitrage entre les intérêts des colons français et des indigènes. Puis, quand le procès du capitaine Doineau pour assassinats eut discrédité les bureaux arabes en 1858, il tenta une nouvelle expérience d’assimilation en supprimant le gouverneur général militaire pour confier l’Algérie à son cousin le prince Napoléon-Jérôme, en tant que ministre de l’Algérie et des colonies siégeant à Paris de 1858 à 1859 ; celui-ci estimait que « nous sommes en présence d’une nationalité armée et vivace qu’il faut éteindre par l’assimilation », en visant « la dislocation du peuple arabe et la fusion ». Mais très vite, l’empereur se laissa persuader que la France devait considérer l’Algérie comme un « royaume arabe » où elle devrait pratiquer « une politique de civilisation pour les indigènes ».

Cette politique nouvelle était fondée sur les idées d’une tendance « indigénophile », qui regroupait des militaires et des civils dont le plus actif était l’ancien saint-simonien converti à l’islam Ismaïl Urbain. Selon eux, même si l’Algérie était dix fois moins peuplée que la France, son assimilation à celle-ci était un rêve irréaliste, parce que les Français étaient très peu tentés par l’émigration, et parce que la population française était devenue stagnante - comme l’avait montré la comparaison des recensements de 1846 et de 1856 - à cause des épidémies de choléra, mais surtout parce que son accroissement naturel était tombé à zéro par suite de la baisse de la natalité. Ainsi la population d’origine française ne pourrait jamais devenir majoritaire, et Urbain prévoyait : « la liquidation de la colonisation agricole se fera d’elle-même. Elle aboutira d’une part à l’agriculture industrielle, aux cultures maraîchères et au jardinage, et de l’autre à la substitution progressive des indigènes aux immigrants sur tous les points excentriques ». Ces réalités imposaient une révision fondamentale de toute la politique définie par Bugeaud depuis le 15 janvier 1840 ; n’avait-il pas déclaré lui-même : « il serait insensé de tenter la conquête absolue sans avoir les moyens de faire la colonisation, seul moyen raisonnable de garder le pays conquis » ?

Napoléon III, allant deux fois visiter l’Algérie en 1860 et en 1865, définit donc une politique radicalement nouvelle. Reprenant les idées d’Ismaïl Urbain, il répéta que « l’Algérie n’est pas une colonie proprement dite, mais un royaume arabe. Les indigènes comme les colons ont un droit égal à ma protection, et je suis aussi bien l’Empereur des Arabes que l’Empereur des Français [5] ». Le peuplement français devait donc être limité aux régions côtières, et la colonisation de peuplement remplacée par une colonisation de capitaux, permettant d’introduire en Algérie des techniques modernes : « Aux indigènes, l’élevage des chevaux et du bétail, les cultures naturelles du sol. A l’activité et à l’intelligence européenne, l’exploitation des forêts et des plaines, les dessèchements, les irrigations, l’introduction des cultures perfectionnées, l’importation de ces industries qui précèdent ou accompagnent toujours les progrès de l’agriculture. Au gouvernement local, le soin des intérêts généraux, le développement du bien-être moral par l’éducation, du bien-être matériel par les travaux publics. A lui le devoir de supprimer les règlementations inutiles et de laisser aux transactions la plus entière liberté. En outre, il favorisera les grandes associations de capitaux européens, en évitant désormais de se faire entrepreneur d’émigration et de colonisation, comme de soutenir péniblement des individus sans ressources attirés par des concessions gratuites » [6].

Il traduisit ces idées dans deux textes fondamentaux : le sénatus-consulte du 22 avril 1863, qui garantissait aux tribus la propriété collective de leurs terres mais prévoyait leur transformation progressive en propriétés individuelles, et celui du 14 juillet 1865, qui reconnaissait des droits politiques aux membres des élites indigènes et leur accordait le droit de demander individuellement leur accession à la pleine citoyenneté française, à condition de renoncer à leur statut personnel religieux ou à leurs coutumes (en Kabylie) pour se soumettre au code civil. Mais ces bonnes intentions n’avaient pas suffi à maintenir le calme en Algérie, puisqu’en 1864 et 1865 les territoires naguère soumis à l’émir Abd-el-Kader s’étaient de nouveau soulevés à l’appel des Ouled Sidi Cheikh. Lors de son second voyage, en juin 1865, il tenta de rassurer les Français déjà installés en Algérie, pour les encourager à considérer le pays comme une « nouvelle patrie » et les Arabes comme des « compatriotes ». Puis il rappela au « peuple arabe » que la France n’était pas venue « détruire la nationalité d’un peuple », mais « affranchir ce peuple d’une oppression séculaire ». Sans lui reprocher sa résistance, il l’invita à suivre l’exemple des Gaulois vaincus qui s’étaient assimilés aux Romains vainqueurs : « Qui sait si un jour la race arabe, confondue avec la race française, ne retrouvera pas une puissante individualité ? » Mais dans les trois années suivantes (de 1866 à 1868), de graves famines avaient particulièrement frappé les populations indigènes.

Cette politique novatrice, désignée sous le nom de « royaume arabe » et confondue avec un projet imaginaire de replacer l’émir Abdelkader à la tête du pays, fut combattue par tous les opposants au régime impérial, en Algérie et en France. En 1868, le journaliste libéral Prévost-Paradol publia un livre à succès, La France nouvelle, dans lequel il présentait la colonisation de l’Algérie comme le seul moyen de garantir pour l’avenir la grandeur de la France. Il y recommandait « d’établir en Afrique des lois uniquement conçues en vue de l’extension de la colonisation française et de laisser ensuite les Arabes se tirer comme ils le pourront, à armes égales, de la bataille de la vie. L’Afrique ne doit pas être pour nous un comptoir comme l’Inde, ni seulement un camp et un champ d’exercice pour notre armée ; encore moins un champ d’expérience pour nos philanthropes ; c’est une terre française, qui doit être le plus tôt possible peuplée, possédée et cultivée par des Français » [7]. Soucieux du poids futur de la France dans le monde, il imaginait “de quatre-vingts à cent millions de Français, fortement établis sur les deux rives de la Méditerranée”, mais il oubliait que la France manquait moins de terres que d’enfants.

Malgré son irréalisme évident, cette politique « coloniste » resta celle de tous les opposants au régime impérial. Elle fut adoptée dès le 9 mars 1870 par un vote du Corps législatif qui rejetait le projet de Sénatus-consulte sur la Constitution de l’Algérie, et réclamait le retour au « régime civil » (considérant l’Algérie comme trois départements français), puis, après la chute du régime impérial le 4 septembre 1870, par le gouvernement provisoire républicain, qui décida de rendre aux citoyens français d’Algérie les députés que lui avait déjà accordés la IIème République et qui leur avaient été retirés par Louis-Napoléon Bonaparte après son coup d’Etat. Puis le gouvernement provisoire de Thiers favorisa la réinstallation en Algérie des Alsaciens et Lorrains qui avaient opté pour la France quand le traité de Francfort avait annexé leur pays au nouvel empire allemand, en leur attribuant 100.000 hectares de terres ; mais en même temps, il réprima la grande révolte indigène du printemps 1871 avec une sévérité démesurée. En effet, les insurgés vaincus, principalement kabyles, furent soumis à une répression judiciaire, mais aussi à une lourde contribution de guerre, et à des séquestres collectifs et individuels de leurs terres, qu’ils pouvaient dans certains cas racheter [8]. Ce fut pour eux une cause d’appauvrissement durable qui ne fut pas oubliée, et qui voua à l’échec la « politique kabyle » imaginée par certains officiers des affaires indigènes sous le Second Empire [9].

Ainsi, la IIIe République identifia sa politique algérienne au développement de la colonisation française et au maintien d’une domination absolue sur la population indigène musulmane, en se fondant sur l’idée fausse que la première deviendrait majoritaire et que la deuxième ne ferait que diminuer jusqu’à disparaître. Or c’était tout le contraire de la réalité.

De 1870 à 1940, l’Algérie fut considérée comme un groupe de trois départements français, administrés par des préfets et des sous-préfets, dans lequel les citoyens français élisaient leurs maires et leurs députés. Le nombre des habitants considérés comme français fut multiplié par plus de 10 entre 1856 (moins de 100.000 personnes) et 1954 (plus d’un million). Mais cet accroissement spectaculaire devait moins à l’immigration et à l’accroissement naturel de Français venus de France qu’à l’assimilation des étrangers européens (toujours un peu plus nombreux que les Français d’origine) dont les enfants nés en Algérie furent naturalisés automatiquement par la loi du 26 juin 1889, et à celle des Juifs algériens, assimilés en bloc par le décret Crémieux d’octobre 1870. Il y eut alors, tout à la fin du XIXème siècle, l’apparition d’un autonomisme colonial algérien, voire d’un nationalisme algérien né de la « fusion des races » européennes, qui se confondit avec un mouvement antijuif lié à l’affaire Dreyfus . Quant à l’option individuelle d’indigènes musulmans pour la citoyenneté française, permise par le sénatus-consulte du 14 juillet 1865, elle se heurtait à deux obstacles majeurs : la crainte d’être considérés comme des apostats ou des traîtres par leur communauté, et celle de continuer à être rejetés comme des intrus par les citoyens français d’origine métropolitaine ou européenne.

En effet les citoyens français d’Algérie restèrent toujours très minoritaires par rapport à la population indigène musulmane. Contrairement à ce que pensaient les témoins de la conquête, elle n’était pas en voie de diminution durable. Les premiers recensements, de 1856 à 1872, ne montraient pas une tendance à la diminution, sauf dans les années 1866 à 1869 marquées par une grave famine. A partir de 1872, tous les recensements manifestèrent une augmentation plus ou moins forte de la population indigène, et celle-ci s’accéléra de plus en plus à partir de 1931. En conséquence, le pourcentage de la population dite « européenne » (y compris les juifs algériens et les étrangers non naturalisés) s’éleva jusqu’à 14% en 1926, puis il diminua d’abord lentement (13,6% en 1931, 13,3% en 1936) puis beaucoup plus rapidement (10,65% en 1948, 10,43% en 1954). Cependant, la tendance à la concentration de la population européenne dans les villes permit de maintenir une majorité européenne danslesvillesprincipalesjusqu’en 1931 ; mais en 1954 elle ne subsistait plus que dans celle d’Oran. La population indigène restait en grande majorité rurale, mais l’exode vers les villes et l’émigration temporaire vers la France se développaient. Ainsi le peuplement français était de plus en plus minoritaire.

Cette évolution démographique imprévue contredisait la politique agraire coloniale qui avait voulu mettre le plus possible de terres à la disposition de la colonisation, d’abord par la colonisation officielle (création de villages par l’Etat) jusqu’en 1883, puis par des lois facilitant le partage et la vente des terres collectives tribales ou familiales (colonisation privée). Ainsi, les propriétés des Européens atteignirent 27,06% des terres agricoles en 1950, alors qu’ils ne représentaient plus que 2% de la population agricole totale. Leur nombre ne cessait pas de diminuer alors que la surface moyenne de leurs exploitations augmentait. Au contraire, le nombre des propriétaires indigènes s’était élevé jusqu’en 1950, alors que la superficie moyenne de leurs exploitations diminuait. Même s’il existait aussi de fortes inégalités à l’intérieur des deux catégories ethniques d’agriculteurs, il n’en resta pas moins vrai que les colons européens produisaient et vendaient la majeure partie des produits agricoles commercialisés.

Ainsi, la population musulmane s’accroissant sur des superficies agricoles en voie de réduction, et n’ayant généralement pas les moyens techniques et financiers d’augmenter la productivité de ses exploitations, ses productions animales et végétales par habitant tendaient à diminuer. Les propriétaires les plus pauvres, et une nombre encore plus grand de fellahs non propriétaires (khammès - métayers recevant le cinquième des récoltes - ou journaliers agricoles) ou de chômeurs agricoles, étaient obligés de rechercher du travail dans les grands domaines, dans les chantiers de travaux publics et dans les mines, dans les villes (qui abritaient 10,8% des musulmans en 1931 et 18,9% en 1954), et jusqu’en France, où résidaient près de 100.000 émigrés algériens en 1931 et 300.000 en 1954.

Dans leur recherche de moyens d’existence, les indigènes musulmans algériens étaient handicapés par leur ignorance. Alors que le degré d’instruction de la minorité qui bénéficiait de la pleine citoyenneté française était de plus en plus proche de celui des Français de France, dans la population dite indigène l’instruction élémentaire en français - la « langue du pain » dans l’Algérie coloniale - n’était accessible qu’à une minorité, même si elle tendait à s’accroître de plus en plus vite : 5% des enfants d’âge scolaire y étaient scolarisés en 1914, 10% en 1950, 15% en 1955. En 1948, la population algérienne musulmane parlant français représentait 15,3% des hommes et 6,2% des femmes, les autres parlant des dialectes arabes ou berbères ; la population parlant et écrivant le français représentait 5,9% des hommes et 1,6% des femmes. D’après le recensement de 1954, parmi les musulmans âgés de plus de dix ans, seulement 13,7% savaient lire et écrire, parmi lesquels 55% en français, 25% en arabe, et 20% dans les deux langues. Au contraire, pratiquement tous les Français de France et d’Algérie étaient scolarisés dans une école française.

On peut donc s’étonner que les partisans de « l’Algérie française » aient célébré triomphalement son centenaire en 1930 sans prendre conscience que cette évolution la vouait à l’échec. Des personnalités éminentes comme les docteurs Trabut et Battandier professeurs à l’Ecole supérieure de médecine d’Alger, n’avaient pas pris au sérieux l’augmentation de la population indigène révélée par tous les recensements, et persistaient à prédire en 1898 que « la paresse traditionnelle du peuple arabe le condamnera tôt ou tard à disparaître devant les races plus actives » [10] ; mais l’économiste Paul Leroy-Beaulieu constatait en 1897 que « bien loin de disparaître devant nous, l’Arabe et le Kabyle croissent auprès de nous, plus rapidement que nous » [11]. Plus tard, en 1930, le professeur de géographie à l’Université d’Alger Emile-Félix Gautier expliquait le recul momentané de la population musulmane entre 1861 et 1872 par la politique anti-coloniste du royaume arabe qui avait tenu les indigènes à l’écart du progrès, et son redressement spectaculaire sous la Troisième République par l’essor de la colonisation [12]. Dans son livre L’Afrique blanche paru en 1939, il réaffirmait : “le pullulement des indigènes a été rigoureusement parallèle à celui des colons. Le nombre des indigènes a presque triplé en une soixantaine d’années à la proportion des moyens d’alimentation entièrement nouveaux que la colonisation leur a fournis [...]. Il n’est pas inexact de dire que près de quatre millions d’indigènes, les deux tiers ou peu s’en faut de la population totale ont été appelés à la vie par la colonisation, ils n’existeraient pas sans elle” [13]. De nombreux auteurs allaient encore plus loin, en rabaissant la population algérienne de 1830 à 1,5 ou 1 million pour démontrer que la France l’avait presque tirée du néant. C’était reconstruire après coup le passé pour se dissimuler l’échec politique de la colonisation.

La IIIe République fut incapable de réviser son erreur initiale, bien que le vote de la conscription des indigènes en 1912 et son utilisation croissante pour renforcer leurs effectifs dans l’armée française durant la Grande guerre (1914-1918) lui aient imposé des réformes. Le gouvernement de Clemenceau fit voter la loi du 4 février 1919, qui accorda la « naturalisation » à plusieurs catégories de bénéficiaires (mais sans rendre caduc le sénatus-consulte du 14 juillet 1865), et surtout qui créa des corps électoraux relativement étendus pour l’élection de représentants des indigènes minoritaires dans les assemblées locales, tous ces électeurs étant dispensés du Code de l’indigénat. Mais seuls les citoyens français à part entière pouvaient élire des députés et des sénateurs au Parlement français. En conséquence, le nombre des « naturalisations » individuelles augmenta légèrement dans les années 1930, mais on estime qu’en 1962 le nombre de citoyens français d’origine indigène (sans les juifs) ne dépassait pas 10.000 sur 10 millions d’Algériens musulmans, soit un pour mille.

Le Centenaire de l’Algérie française, fastueusement célébré en 1930, ne fut qu’un exercice d’auto-glorification qui ne fit pas honneur à la République, incapable de trouver une réponse aux premières revendications du nationalisme musulman algérien [14]. Le gouverneur général Maurice Viollette proposa en 1931 d’accorder le droit de vote pour les instances nationales à des catégories d’élites supposées suffisamment influencées par la culture française pour servir de pont entre leur milieu d’origine et la France, sans leur demander d’opter pour la soumission à toutes les lois françaises en rejetant le statut personnel musulman ou coutumier, mais sa proposition ne fut pas soutenue par le gouvernement. Puis le Front populaire de 1936 reprit en l’élargissant un peu cette proposition sous le nom de projet Blum-Viollette, mais ce projet ne fut jamais discuté par le Parlement en séance plénière et se heurta à la concurrence de la Charte revendicative du Congrès musulman algérien, qui revendiquait l’égalité totale des droits civiques entre les indigènes musulmans algériens et les Français sans renonciation à leur statut personnel musulman ou coutumier. C’était en fait l’échec total de la prétendue politique d’assimilation qui n’avait jamais pu assimiler réellement la masse de la population musulmane, laquelle commençait à se rallier au nationalisme algérien musulman prêché depuis 1927 par l’Etoile-Nord-Africaine et depuis 1937 par le Parti du Peuple Algérien (qui furent l’un et l’autre interdits en 1929, 1936 et 1939). Ainsi, la IIIème République n’avait plus d’autre politique indigène que la répression. Pourtant, Ferhat Abbas lui avait plusieurs fois indiqué la solution du problème de 1935 à 1938 : si la République française jugeait l’octroi de la pleine citoyenneté française incompatible avec le statut personnel musulman ou les coutumes berbères, rien ne l’empêchait de les abolir par un nouveau décret Crémieux en faveur des indigènes. Il l’avait répété en février 1938 : « Si la France le veut, elle peut imposer l’abandon du statut. Ce serait une hérésie. Mais le fait de supporter le service militaire obligatoire, le fait de se battre contre d’autres musulmans constituent aussi des hérésies. Nous devrions nous incliner devant le fait du Prince » [15]. Mais depuis 1830 la République française n’avait jamais cru pouvoir prendre le risque d’appliquer en Algérie le principe démocratique de l’égalité des droits et des devoirs entre tous les citoyens français, parce que dans ce pays les vrais citoyens français n’étaient qu’une minorité.

De l’assimilation à l’intégration (1943-1958)

Après le régime de Vichy qui prétendit satisfaire les musulmans en rabaissant les juifs au-dessous d’eux et en leur accordant des représentants nommés au Conseil national, et après le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942 en Afrique du Nord, le Comité français de libération nationale fondé à Alger le 3 juin 1943 par les généraux Girault et de Gaulle, décida de rendre la citoyenneté française aux juifs algériens et de réaliser enfin des réformes substantielles en faveur des indigènes musulmans. En réponse au Manifeste du Peuple algérien (10 février 1943), par lequel la plupart des élus musulmans avaient revendiqué pour la première fois la formation d’un Etat algérien, le général Catroux, gouverneur général de l’Algérie et commissaire d’Etat aux affaires musulmanes, proposa un vaste plan de réformes qui prétendait réaliser toutes les revendications indigènes de l’entre-deux-guerres. On a trop oublié que celui-ci avait jugé nécessaire de faire étudier par une commission une nouvelle politique algérienne de la France, consistant à réaliser tous les projets de réforme des droits politiques des indigènes musulmans proposés entre 1919 et 1939 - ce que fit l’ordonnance du 7 mars 1944 - mais aussi à prévoir un plan de mesures économiques et sociales visant à élever aussi vite que possible les conditions de vie des musulmans algériens à égalité avec celui des Français d’Algérie et des Français de France. C’était vouloir réaliser en quelques mois ce que la France n’avait pas su réaliser en un siècle. Mais le général Catroux avait aussi prévenu le général de Gaulle, dès le 10 décembre 1943, que « la politique d’assimilation et d’intégration doit être poursuivie en Algérie si l’on ne veut pas arriver à un conflit qui nous obligerait à donner ultérieurement à ce pays un statut de dominion ou qui aboutirait à une situation analogue à celle qui prévaut actuellement au Liban », puis de nouveau en février 1944, que ce programme de réformes était la dernière chance de la politique d’assimilation ou d’intégration, et que s’il échouait, il faudrait changer de politique : « Si la nation musulmane algérienne prenait conscience d’elle-même, demandait dans l’avenir à se constituer, le gouvernement du moment aurait à reconsidérer sa politique, puisque la politique d’assimilation aurait échoué. Et il devrait vraisemblablement accorder à l’Algérie un statut d’autonomie politique apte à faire vivre ensemble les deux fractions de la population, l’algérienne et la française. Le problème à résoudre s’apparenterait dès lors à celui qui se pose au Liban » [16]. C’était la première fois qu’une telle éventualité était évoquée par le responsable de l’Algérie dans un gouvernement français ; mais il croyait encore devoir tenter la dernière chance de réaliser une Algérie française.

L’ordonnance du 7 mars 1944 réalisa les réformes politiques attendues. Elle affirmait dans ses deux premiers articles l’égalité des droits et des devoirs entre tous les Français non musulmans et musulmans d’Algérie, nonobstant la conservation de leur statut personnel coranique ou coutumier par ceux de ces derniers qui n’auraient pas « expressément déclaré leur volonté d’être placés sous l’empire intégral de la loi française ». Ainsi, la renonciation au statut personnel musulman cessait d’être une condition nécessaire de l’accès à la citoyenneté française [17]. L’article 3 définissait les catégories de Français musulmans admis à titre personnel à exercer leurs droits civiques dans les mêmes conditions que les citoyens de statut civil français, à partir du projet de la commission, mais avec quelques modifications restrictives. L’article 4 commençait par affirmer : « Les autres Français musulmans sont appelés à recevoir la citoyenneté française ». Mais il laissait à la future Assemblée nationale constituante le soin de fixer « les conditions et les modalités de cette accession » [18]. Dans l’immédiat, il reprenait les propositions de la commission sur la représentation spéciale des Musulmans dans les assemblées algériennes ; mais il écartait la proposition Valleur de leur accorder en même temps une représentation paritaire au Parlement français. En effet le commissaire aux Colonies René Pléven avait souligné les risques de cette politique, et notamment celui de dissoudre l’identité française dans une identité impériale beaucoup plus large : « Dès lors, la France, après avoir été le vieux foyer occidental, disons même chrétien, que l’on connaît et que l’on aime, ne deviendrait-elle pas une nation mixte, si tant est que ces deux termes ne jurent pas entre eux ? Ne serait-ce pas une véritable novation historique, le mot France n’ayant plus le même sens avant le projet Valleur et après ce projet ? » [19].

Le général Catroux défendit le projet de la commission en annonçant à l’avance les « regrettables conséquences » de l’ajournement du projet Valleur. D’une part, les élites n’accepteront pas « ce régime privilégié qui les isolera de la masse ». D’autre part, celle-ci maintenue dans un état d’infériorité « en concevra d’amères rancoeurs » qui la rendront docile aux propagandes nationalistes, auxquelles « nous aurons procuré des thèmes qui rencontreront une audience facile. Elles diront qu’à dessein, nous avons voulu diviser les Musulmans et favoriser les élites pour mieux asservir les masses ». Dans ce cas, le général recommandait de sanctionner sévèrement ces propagandes et de maintenir en Algérie des troupes sûres. Avec une lucidité prophétique, il prévoyait l’essor du nationalisme algérien sous le couvert des Amis du Manifeste et de la Liberté, et l’insurrection manquée de mai 1945. Puis le général présenta l’ensemble du plan de réformes politiques, économiques et sociales qui visait à faire de l’Algérie française une réalité : « Dès maintenant, le Comité de Libération est saisi d’un véritable programme d’ascension sociale et de progrès économique établi au profit des indigènes musulmans, et dont les parties diverses procèdent d’une seule et même inspiration. Cette inspiration est la même que celle qui a dicté les réformes proprement politiques. Le but de la France est en effet d’assimiler effectivement les indigènes, d’en faire des Français par l’esprit, c’est-à-dire par une forme appropriée d’enseignement public, et des Français par le nivellement social et économique. Ceci suppose une large diffusion de l’instruction strictement donnée dans la langue française. Ceci suppose également la mise des indigènes à la parité des non-musulmans en ce qui touche les œuvres d’hygiène et d’assistance, les conditions de travail, le bénéfice des lois sociales, l’habitat, le crédit et le minimum vital à tirer soit des exploitations industrielles soit de celles de la terre. En d’autres termes, la politique d’assimilation postule une politique d’égalité sociale, que requiert d’ailleurs avec force le sens proprement humain de la nation française. C’est sur ces nécessités fondamentales, auxquelles s’ajoutent les exigences d’un développement démographique dont on connaît l’ampleur, que la commission des réformes musulmanes a fondé ses conclusions » [20].

Ces propositions, transmises au CFLN le 4 avril 1944, puis complétées le 9 août 1944 par le programme de réformes en faveur des paysans, furent discutées avec retard par le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF), réinstallé à Paris depuis septembre 1944. Celui-ci en accepta une partie, mais d’autres furent écartées, et notamment le plan de financement, clé de voute de l’ensemble. En effet un rapport au ministre de l’Intérieur, daté du 26 juin 1945, déplorait que la direction du budget veuille « laisser à l’Algérie l’intégralité des charges du plan, à l’exception de l’abandon consenti pour 1945, mais non renouvelable, de la contribution de guerre de 600 millions ». Il concluait que « la continuation de l’effort financier de l’Algérie, sans aucune certitude d’obtenir le concours de la Métropole au financement d’une oeuvre de caractère impérial, si les charges devaient excéder la capacité contributive normale de la colonie, ne pourrait aboutir qu’à l’échec des réformes entreprises ».

De 1945 à 1954, l’exécution du plan fut trop lente pour prévenir l’insurrection nationaliste manquée du 8 mai 1945, même si après celle-ci le GPRF décida de s’engager dans la réalisation du projet Valleur : dans la perspective de l’élection de la future assemblée constituante, l’ordonnance du 17 août 1945 accorda au deuxième collège le droit d’élire des députés à l’Assemblée en nombre égal à celui des représentants du premier. Puis les débats de la première et de la deuxième assemblée nationale constituante, en 1945 et 1946, retardèrent encore l’élaboration et le vote du nouveau statut de l’Algérie qui fut règlé par la loi du 20 septembre 1947, laquelle confiait à une Assemblée algérienne paritaire le vote du budget de l’Algérie, mais maintenait son homologation par le gouvernement français.

Pendant ce temps, l’application du plan de réformes économiques et sociales prenait du retard. C’est seulement à partir de 1948 que le concours du budget métropolitain au plan algérien fut garanti, mais dans les années suivantes, les travaux des assemblées manifestèrent une lente prise de conscience du retard pris dans l’exécution de ce plan, puis de l’insuffisance du plan lui-même par rapport aux besoins, accrus par une explosion démographique dépassant les prévisions, et donc de la nécessité d’une participation sans cesse accrue du budget métropolitain à son financement. Ce début de prise de conscience apparaissait très limité, aux représentants de l’Algérie et à quelques experts de certains partis métropolitains, et les gouverneurs généraux Naegelen puis Léonard s’en plaignaient. Les efforts de celui-ci aboutirent enfin à la création d’une commission chargée de revoir les bases des relations financières entre celle-ci et l’Algérie, confiée au conseiller d’État Roland Maspetiol, qui se réunit pour la première fois quelques jours après l’insurrection du 1er novembre 1954.

La politique de tous les gouvernements de la IVe République face à l’insurrection du FLN ne fut donc pas seulement une politique répressive : celui de Pierre Mendès France voulait aussi « s’attaquer aux racines profondes des problèmes, qui sont d’abord économiques et sociaux ». De même le « plan Mitterrand » du 5 janvier 1955, la politique d’intégration proposée par le dernier gouverneur général Jacques Soustelle et les rapport Maspetiol (1955), Delavignette et Pellenc (1956) ; puis les Perspectives décennales pour le développement de l’Algérie présentées par le ministre résidant Robert Lacoste en mars 1958, et enfin le plan de Constantine approuvé par le général de Gaulle en octobre 1958, amplifiaient le plan de 1944 en lui donnant des moyens sans cesse renforcés.

Cette évolution fut néanmoins interrompue par la volonté du général de Gaulle qui, après avoir cautionné la politique d’assimilation ou d’intégration proposée par le général Catroux, estima dès le printemps 1955 que cette politique avait échoué et que la France devait s’en dégager dans son propre intérêt, comme il le dit très clairement au député gaulliste Alain Peyrefitte en le recevant à l’Elysée le 5 mars 1959 : « Si nous faisions l’intégration (...) mon village ne s’appellerait plus Colombey-Les-Deux-Eglises, mais Colombey-Les-Deux- Mosquées » . Et ce fut fait, puisque quelques mois après le discours du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination de l’Algérie, l’option de la « francisation » fut remplacée par « la domination directe pratiquée par la métropole depuis la conquête » (mars 1960), puis oubliée. Dans les négociations avec le GPRA qui furent entamées en janvier 1961, le général de Gaulle s’efforça d’obtenir un compromis entre la volonté d’indépendance du FLN et le maintien de liens de coopération entre l’Algérie et la France, que les accords d’Evian consacrèrent le 18 mars 1962 mais que le FLN désavoua secrètement en mai 1962 dans son « programme de Tripoli » en qualifiant ces accords de « plateforme néo-colonialiste ».

Ce retournement peut se comprendre, mais pas l’imputation aux seuls Français d’Algérie de la responsabilité du drame algérien, comme s’ils n’avaient pas été victimes des choix faits de 1830 à 1962 par les décideurs de la politique française. C’est pourtant ce que Charles de Gaulle affirma devant Alain Peyrefitte le 10 juin 1964 : « L’indemnisation, pourquoi ? La Nation ne leur doit rien (il répète en haussant le ton). Elle les a laissés s’installer en Algérie à leurs risques et périls. Ils en ont tiré suffisamment d’avantages, pendant suffisamment de temps. Elle a consenti suffisamment de sacrifices, pendant huit ans, pour essayer de les maintenir. (...) Dès lors que nous avons mis fin au système colonial, il n’est pas possible qu’ils en profitent encore, indéfiniment » [21].

En réalité, de 1830 à 1962, les responsables militaires et civils de l’Algérie ont toujours été nommés par les gouvernements de la France pour appliquer leur politique. Et si le partage des richesses foncières de la colonie a été aussi inégal, à l’avantage des nouveaux venus et aux dépens des « indigènes », c’est bien parce que les autorités françaises l’avaient voulu afin de tenir le pays et d’en faire une nouvelle province française.

Guy Pervillé

Voici le sommaire de ce colloque, publié en mars 2023 par les éditions Riveneuve, 95 rue de Gergovie, 75014 Paris, 169 p. ISBN : 9787-2-36013-661-2

-  Présentation, par Frédéric Grasset, président de la Fondation pour la mémoire de al guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de Tunisie, p 7.

-  Ouverture, par Frédéric Grasset, p 9.

-  "Les raisons traditionnelles et nouvelles de l’attachement des dirigeants français à l’Algérie française", par Guy Pervillé, pp 15-37.

-  "L’Algérie, qui par trois fois en plus d’un siècle a permis la renaissance de la puissance française, est non négociable par la République",par Pierre Vermeren, pp 39-50.

-  "Raymond Aron, l’Algérie et la République", par Nicolas Baverez, pp 51-63.

-  "De Gaulle et l’Algérie", par Julian Jackson, pp 65-78.

-  "Les facteurs psychologiques, idéologiques et les aléas qui n’ont pas permis de prévenir ou d’abréger la guerre d’Algérie", par Roger Vétillard, pp 79-90.

-  "Combattre et mourir en Algérie de 1954 à 1962 : entre obligation légale, sens du devoir et militance", par Frédéric Médard, pp 99-118.

-  Les facteurs religieux de la guerre d’Algérie", par Jérôme Bocquet, pp 119-134.

-  "Le pari économique de la guerre d’Algérie", par Samir Saul (Université de Montréal), pp 135-153.

-  "Témoignage sur le plan de Constantine", par Bernard Esambert, pp 155-161.

-  Synthèse et conclusion, par Jacques Frémeaux, président du Conseil scientifique de la FM-GAMT.

[1] Écrits et discours du Maréchal Bugeaud Par l’Épée et par la charrue, choisis et annotés par le général Azan, avant-propos de C.-A. Julien, Paris, PUF, 1948, pp. 64-66.

[2] C’était déjà l’avis de la commission spéciale d’enquête de 1833 : « Dès lors que l’occupation est résolue, la colonisation doit être tentée comme la seule chance de rendre un jour cette occupation profitable, de trouver dans l’avenir une compensation aux charges que le pays se sera longtemps imposées », C.-A. Julien, op.cit., p. 111.

[3] Rapport au gouvernement daté de novembre 1846, « Crédits extraordinaires à demander pour la colonisation en 1847 », Aix-en-Provence, Archives d’outre-mer, F 80- 1674, cité par la thèse d’Alain Lardillier, Bugeaud et l’avenir de l’Algérie, Université de Paris IV, 2011, p. 194.

[4] Plan anonyme de colonisation cité par Annie Rey-Goldzeiguer, Histoire de la France coloniale, Paris, Armand Colin 1990, t. 1, p. 396.

[5] Lettres de Napoléon III au maréchal Pélissier, 1er novembre 1861 et 6 février 1863.

[6] Lettre du 6 février 1863 au maréchal Pélissier.

[7] Lucien-Anatole Prévost-Paradol, La France nouvelle, Paris et Genève, Slatkine reprints, 1979, pp. 418-419.

[8] Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, 1871-1954, pp. 13-16.

[9] Voir l’article de Charles-Robert Ageron « La politique berbère sous le Second Empire », repris dans son recueil d’articles L’Algérie algérienne de Napoléon III à De Gaulle, Paris, Sindbad, 1980, pp. 37-71.

[10] Charles-Robert Ageron, Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, Paris, PUF, 1968, t. 1, p. 548.

[11] Paul Leroy-Beaulieu, L’Algérie et la Tunisie, Paris, Guillaumin, 1897, pp. 56-58.

[12] Emile-Félix Gautier, L’évolution de l’Algérie de 1830 à 1930, Cahiers du centenaire de l’Algérie, n° III, Publications, du Comité national métropolitain du centenaire de l’Algérie, pp. 27-29.

[13] Emile-Félix Gautier, L’Afrique blanche, Paris, Arthème Fayard, 1939, pp. 260-261. Mais dans ce livre, l’auteur ne cachait plus son inquiétude sur les conséquences de ce fait majeur.

[14] Voir mon article sur « L’Algérie de 1913 à 1931 dans la Revue de l’histoire des colonies française » publié dans Cent ans d’histoire des Outre-mers. SFHOM, 1912-2012, SFHOM 2013, pp. 473-492, et sur mon site : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=289 .

[15] Cité par Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, 1871-1954, Paris, PUF, 1979, p. 457.

[16] Archives du Ministère des Affaires étrangères, quai d’Orsay, vol. 995, pp. 90-90 bis, et vol.1033, pp. 90-98.

[17] Mais le CFLN ne renonçait pas à faire évoluer le statut personnel musulman pour le rapprocher du code civil, en nommant une commission de magistrats et de juristes « chargée de d’étude des questions relatives à la réforme de la justice musulmane en Algérie », qui aboutit à l’ordonnance du 23 novembre 1944.

[18] Journal officiel de la République française, lois et décrets, n°24, 18 mars 1944, p. 217. Voir aussi mon explication de ce texte dans mon recueil L’Europe et l’Afrique de 1914 à 1974, Paris et Gap, documents-histoire, 1994, pp. 65-73.

[19] « Mémorandum pour contribuer à l’étude du projet Valleur », sans date ni nom d’auteur, à en tête du Commissariat aux colonies, affaires politiques., MAE - QO - 995, pp. 60 et 61 (4 p. recto-verso). L’auteur peut être René Pleven, ou son directeur des affaires politiques Henri Laurentie.

[20] Rapport au CFLN, AOM 30 X 3, et Projet de décisions... B 3006 et 30 X 4.

[21] C’était de Gaulle, op. cit., t 2 pp. 139-140.



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