La représentation parlementaire des indigènes algériens musulmans à Paris : des revendications aux réalisations, 1912-1962 (2006)

vendredi 2 juillet 2010.
 
Ce texte est celui de la communication que j’ai présentée en novembre 2006 au colloque sur Les élections législatives et sénatoriales outre-mer, 1848-1981, organisé à l’Université de Nantes par Laurent Jalabert, Bertrand Joly et Jacques Weber, et qui vient d’être publié par les Editions des Indes savantes, Paris, 2010, 523 p (voir pp. 259-269). Il reprend sous une forme adaptée à une problèmatique plus large la communication que j’avais présentée en 1995 à Bordeaux sur La politique algérienne de la France de 1830 à 1962.

Ce sujet s’inscrit bien dans celui de notre colloque, « Les élections législatives et sénatoriales outre-mer de 1848 à 1981 ». Et pourtant, on pourrait s’étonner de ses limites chronologiques apparemment plus étroites. La date finale, 1962, ne pose pas de vrai problème puisque c’est alors que l’Algérie est devenue officiellement indépendante de la France. Mais pourquoi ne pas commencer en 1848, date de l’institution du suffrage universel dans notre pays et dans ses « vieilles colonies » ? Justement parce que l’Algérie était la première des « nouvelles colonies », dont la conquête était encore toute récente (l’émir Abd-el-Kader venait de se rendre en décembre 1847) et même inachevée. Le suffrage universel masculin venait bien d’être institué en métropole et dans ces vieilles colonies ( même pour les anciens esclaves qui venaient d’être émancipés en bloc) par le gouvernement provisoire, puis par la Constitution de la Deuxième République. Mais en Algérie, l’assimilation des trois nouveaux départements d’Alger, Oran et Constantine à la métropole avait bien été proclamée, sans que pour autant l’ensemble de la population adulte masculine bénéficie de la citoyenneté française. Celle-ci était en fait, contrairement à la métropole et aux vieilles colonies, le privilège de la minorité née en France ou naturalisée française.

Les citoyens français, organisés en communes dans le territoire civil, représentés par quatre députés et administrés par trois préfets subordonnés en principe au gouverneur général, n’étaient pourtant pas tout à fait seuls à jouir de droits politiques : les résidents étrangers et les « indigènes » [1] des nouvelles communes françaises d’Algérie avaient reçu eux aussi une représentation élue égale au tiers des conseils municipaux, mais cette disposition fut abolie dès 1850. Et aux yeux des militaires qui n’avaient pas encore achevé la conquête, l’existence de droits politiques pour la population civile française encore très minoritaire n’allait pas de soi dans l’immédiat. Après le coup d’Etat du 2 décembre 1851 (réalisé par l’armée formée en Algérie), les pouvoirs du gouverneur général militaire furent intégralement rétablis et la représentation parlementaire des trois départements abolie. Puis la politique algérienne de l’empereur Napoléon III hésita entre les formules opposées de l’assimimilation à la France et du « royaume arabe ». Ce fut le gouvernement provisoire de la IIIème République qui rétablit la politique d’assimilation de l’Algérie à la métropole par les fameux décrets Crémieux d’octobre 1870.

C’est alors que le ministre Crémieux saisit l’occasion de réaliser une réforme qu’il avait proposée depuis plusieurs années : l’octroi de la citoyenneté française aux juifs « indigènes » des trois départements algériens, moyennant l’abolition de leur statut personnel religieux (loi de Moïse) remplacé par le code civil français. Cette réforme fut jugée imprudente en 1871 par le gouverneur général de Gueydon, qui ne voulait pas séparer les « indigènes israélites » des « indigènes musulmans », mais elle fut entérinée pour l’essentiel par le gouvernement de Thiers [2]. On sait qu’elle suscita par la suite une forte opposition chez les Européens d’Algérie, qui culmina dans le mouvement antijuif et autonomiste algérien de la fin des années 1890, mais qui n’eut pas d’effet avant l’abrogation du décret Crémieux par le gouvernement de Vichy en octobre 1940, elle-même déclarée nulle par le CFLN en octobre 1943. Mais on sait moins que les immigrants étrangers, venus principalement de l’Europe du Sud (ainsi que de Suisse et des Etats allemands voisins de l’Alsace), étaient venus un peu plus nombreux que les Français, et que leur nombre faisait craindre un échec de l’Algérie française. Une représentation des étrangers européens dans les conseils municipaux fut maintenue juqu’en 1884. Enfin la loi du 26 juin 1889 imposa la citoyenneté française à tous les enfants d’étrangers qui ne la refuseraient pas, ce qui fit diminuer fortement le nombre des étrangers, et facilita la formation d’une population nouvelle se considérant à la fois comme française et comme « algérienne » après l’octroi d’une autonomie financière limitée en 1900.

Il restait donc un problème majeur, celui de l’absence d’égalité civique entre la minorité , même élargie, des citoyens français, et la majorité incontestable des « non-citoyens » indigènes, situation plus que paradoxale dans une Algérie censée appartenir à la République démocratique française, mais où celle-ci prétendait respecter la personnalité musulmane et l’identité berbère exprimées par des lois particulières (auxquelles leurs sujets étaient censés tenir plus qu’à l’égalité civique). Cette contradiction fondamentale entre la logique démocratique dont se réclamait la France en Algérie et la logique coloniale, nationale ou religieuse qui opposait deux populations inégales en droits et en nombre condamnait à terme l’Algérie dite française, dans la mesure où la population qui avait le moins de droits était de très loin la plus nombreuse.

Il nous faut donc examiner comment la France a essayé de résoudre (ou de camoufler) cette contradiction fondamentale de la « politique indigène » qui n’était pas une politique française pour la masse des habitants de l’Algérie. Deux périodes se distinguent dans cette politique : - de 1912 à 1943, la recherche des voies permettant de rapprocher des citoyens français la population indigène ; - de 1944 à 1959, la mise en pratique des solutions envisagées. Mais le choix final d’abandonner l’Algérie, dévoilé progressivement à partir du 16 septembre 1959, fut un aveu d’échec de la République française à résoudre le problème.

1912-1943 : les réformes de la « politique indigène »

Contrairement à celle des groupes déjà cités, l’assimilation des « indigènes » musulmans, restés largement majoritaires dans la population de l’Algérie, fut globalement un échec.

L’ordonnance du 22 juillet 1834 en avait fait des « régnicoles » (habitants du royaume). Le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 leur attribua la nationalité française (impliquant le fait de ne pas être ressortissant d’un autre État que la France) mais non la citoyenneté française. En effet, les musulmans algériens bénéficiaient du maintien de leur statut personnel fondé sur la loi coranique (ou bien, en Kabylie, sur les coutumes berbères) et appliqué par une magistrature musulmane suivant la promesse faite le 5 juillet 1830 par le général Bourmont lors de la capitulation d’Alger. Ce privilège d’autonomie législative (très limitée) était invoqué pour justifier l’assujettissement à un régime disciplinaire d’exception, qui confondait les pouvoirs exécutif et judiciaire entre les mains des militaires (en vertu de l’état de siège), puis des administrateurs de communes mixtes suivant le « Code de l’indigénat » (définissant des infractions et des peines spéciales aux indigènes) de 1881 à 1927. D’autres juridictions d’exception, les tribunaux répressifs et les cours criminelles, fonctionnèrent entre 1902 et 1930. De nombreuses discriminations légales entre « Français » et « indigènes » subsistèrent jusqu’en 1944.

Cependant, le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 avait ouvert aux musulmans comme aux juifs une procédure d’accession individuelle à la citoyenneté française, qualifiée improprement de « naturalisation ». La demande impliquait la renonciation au statut personnel musulman (ou berbère), ce qui était considéré comme une abjuration de l’islam, ou tout au moins comme un reniement de la solidarité familiale. De plus, la demande pouvait être refusée et, même en cas d’acceptation, le nouveau citoyen français restait exposé à des discriminations officielles et n’était pas sûr d’être accueilli comme un vrai Français par tous ses nouveaux concitoyens. Dans ces conditions, il y eut très peu de demandes et encore moins de « naturalisations » : 4.298 entre 1865 et 1937 [3], la plupart en faveur de fonctionnaires civils ou militaires aspirant à l’égalité avec leurs collègues français.

Jusqu’au début du XXème siècle, les « indigènes » étaient généralement privés de droits politiques à l’exception de quelques catégories de notables, représentés dans les trois Conseils généraux, et dans les sections arabe et kabyle des « Délégations financières » depuis 1898. Cette situation de quasi-exclusion ne fut remise en question qu’à partir des premières propositions de service militaire obligatoire pour les indigènes (1908). Cette mesure, imposée par la menace d’une guerre contre l’Allemagne, obligeait à remettre en question la situation de sujets des indigènes qui ne servaient jusque-là qu’à titre d’engagés volontaires dans des régiments spéciaux, puisque le service militaire obligatoire était considéré comme une conséquence de la citoyenneté française. En février 1912, un décret établit la conscription des indigènes algériens pour lever autant de soldats que jugé nécessaire. En juin 1912, le « Manifeste jeune Algérien » remis par des élus indigènes au président du Conseil Poincaré, demanda en échange de l’acceptation du service militaire obligatoire « une représentation sérieuse et suffisante dans les assemblées de l’Algérie et de la métropole », et plus précisément « que les indigènes soient représentés au parlement français ou qu’il soit créé à Paris un conseil où les musulmans d’Algérie seraient représentés par des mandataires élus par eux ». La Grande Guerre, dans laquelle la France réussit à mobiliser en Algérie tous les soldats et les travailleurs dont elle jugea avoir besoin, obligea le gouvernement de Clemenceau à tenir ses promesses.

La loi du 4 février 1919 créa une nouvelle procédure de « naturalisation » plus compliquée que la précédente, puisqu’elle définissait un grand nombre de catégories ayant le droit de demander leur accession à la pleine citoyenneté (impliquant la renonciation au statut personnel musulman ou berbère), mais sans que celle-ci puisse être refusée par l’administration. Ce qui fit que, paradoxalement, le sénatus-consulte du 14 juillet 1865, jugé plus libéral, resta concurremment en vigueur. Le nombre des « naturalisations » augmenta pourtant, et culmina dans les années 1930 entre 100 et 200 par an, avant de s’effondrer en 1940. Enfin, le 6 août 1943, une ordonnance du général Catroux (commissaire d’Etat aux affaires musulmanes du CFLN et gouverneur génétal de l’Algérie) tenta sans grand succès de relancer la procédure d’assimilation en substituant le juge de paix au tribunal civil. Le nombre total des « citoyens français d’origine indigène » et des membres de leurs familles (y compris les enfants de couples mixtes - mari indigène et femme française - et ceux d’étrangers musulmans considérés comme Français suivant la loi du 26 juin 1889) ne dépassa jamais 10.000 personnes, sur 10 millions d’Algériens musulmans en 1962. Ainsi, cette politique d’assimilation au compte-gouttes, parce qu’elle détachait les quelques individus assimilés de leur milieu, avait échoué à franciser la masse des habitants de l’Algérie.

A cette conception trop intransigeante de l’assimilation s’opposait une autre politique, celle de l’association entre deux sociétés conservant chacune leur personnalité. Formulée d’abord par Napoléon III et par ses conseillers « arabophiles », qui avaient prévu d’octroyer certains droits civiques et d’ouvrir certains emplois publics aux musulmans refusant d’abandonner leur statut personnel, elle avait été incomprise et oubliée par les Républicains, avant de revenir en faveur dans l’esprit de la plupart des connaisseurs du problème algérien à la fin du XIXème siècle [4]. Elle inspira plusieurs propositions de réforme tendant à reconnaître la « citoyenneté dans le statut » (sans préciser s’il s’agirait d’une citoyenneté algérienne ou française). Plusieurs formules en furent successivement proposées.

La première formule était la représentation spéciale et minoritaire des indigènes musulmans dans les assemblées locales, élues par un corps électoral très limité défini par des critères de capacité. Expérimentée à plusieurs reprises dans les conseils municipaux et généraux depuis 1848, cette représentation spéciale avait été réduite à très peu de chose par la IIIème République. Elle fut de nouveau élargie par les lois électorales concernant les délégations financières (1898), les conseils généraux (1908), puis les conseils municipaux des communes de plein exercice (1914). Après la Grande Guerre, la loi du 4 février 1919 définit pour la première fois des collèges électoraux indigènes relativement larges : plus de 100.000 électeurs pour les conseils généraux et les délégations financières (10,5 % des musulmans âgés de 25 ans et plus) ; et plus de 400.000 pour les conseils municipaux des communes de plein exercice et les djemâa de douar (soit 43 %). Mais les électeurs indigènes restaient sous-représentés (pas plus du tiers des membres des conseils) et restaient privés de représentation au Parlement français, contrairement aux citoyens français à part entière (représentés de 1848 à 1851, et sans interruption depuis 1871) [5]. Ils devaient se faire « naturaliser » pour devenir les égaux des Français, ou se contenter d’une sous-citoyenneté purement algérienne. La représentation parlementaire des Algériens musulmans fut plusieurs fois revendiquée par les notables « Jeunes Algériens » de culture française, notamment par le capitaine Khaled [6], petit-fils de l’émir Abd-el-Kader, et proposée par des députés ou sénateurs indigénophiles jusqu’en 1930, mais sans résultat.

Une deuxième formule fut alors proposée par le sénateur républicain-socialiste Maurice Viollette [7], ancien gouverneur général de l’Algérie : l’admission à titre individuel de membres de catégories d’élite définies par des diplômes, des grades ou décorations militaires, des fonctions politiques, administratives ou économiques, dans le collège des citoyens français, et sans renonciation à leur statut personnel musulman. Cette réforme d’une ampleur très limitée (environ 25.000 bénéficiaires) suscita une farouche opposition chez les élus des citoyens français d’Algérie. La proposition Viollette de 1931 ne fut jamais soutenue par le gouvernement ; le projet Blum-Viollette déposé en décembre 1936 par celui du Front populaire ne fut pas discuté en séance plénière du Parlement ni réalisé par décret. Cet échec est souvent dénoncé comme une lâche capitulation devant l’obstruction aveugle d’intérêts égoïstes, qui aurait sacrifié la dernière chance de l’Algérie française. Mais cette interprétation est elle-même à courte vue.

En effet, le projet Blum-Viollette était dépassé depuis juin 1936 par une formule beaucoup plus révolutionnaire : la « citoyenneté dans le statut » pour tous les musulmans algériens dans un collège électoral unique et dans le cadre d’une Algérie rattachée à la métropole sans aucune institution spécifique (ni gouvernement général, ni délégations financières). Cette revendication du Congrès musulman réuni le 2 juin 1936 à Alger semblait annoncer le triomphe de l’assimilation ; mais elle risquait au contraire d’entraîner à terme sa faillite. Le suffrage universel dans un collège unique impliquait la loi du nombre, le pouvoir d’une majorité dont la masse était encore étrangère à la langue, à la culture et au sentiment national français. On pouvait raisonnablement prévoir qu’elle s’en servirait pour remettre en question le partage inégal des ressources du pays entre « colons » et « indigènes », ainsi que le rattachement de l’Algérie à la France. Pronostic très vraisemblable depuis que Messali Hadj, fondateur de l’Étoile nord-africaine, avait revendiqué publiquement l’indépendance de l’Algérie le 2 août 1936 à Alger.

Ainsi s’explique l’incapacité de la IIIème République à résoudre la contradiction entre ses principes démocratiques et les fondements de l’Algérie coloniale [8]. Ainsi peut se comprendre (sinon se justifier) la politique algérienne de Vichy, qui désavoua l’assimilation autant que la démocratie : suppression de toutes les élections, abrogation du décret Crémieux et rabaissement des juifs en dessous des musulmans ; quasi-interruption des « naturalisations » individuelles, et réduction des enfants d’étrangers musulmans au statut d’indigène. Les autorités vichystes crurent satisfaire les aspirations des musulmans algériens en rétablissant un paternalisme autoritaire associant des notables choisis aux organes consultatifs du pouvoir (y compris pour la première fois au Conseil national tenant lieu de Parlement, en nombre presque égal à celui des représentants des Français d’Algérie). Mais les anciens élus et intellectuels en conclurent que la nationalité et la citoyenneté française qui avaient été déniées aux juifs après soixante-dix ans d’exercice étaient désormais sans valeur. Après le débarquement anglo-américain du 8 novembre 1942, ils revendiquèrent la nationalité et la citoyenneté algériennes dans un Manifeste du peuple algérien [9]. rédigé à l’initiative de Ferhat Abbas (février 1943).

De 1944 à 1958 : la politique d’assimilation ou d’intégration

Le Comité français de libération nationale (CFLN) formé à Alger en juin 1943 par les généraux Giraud et de Gaulle, qui avaient confié la politique musulmane et le gouvernement général de l’Algérie au général Catroux, décida de rejeter le Manifeste au nom du « dogme » de l’Algérie française, et de relancer la politique d’assimilation. Après un premier train de réformes limitées en août 1943 (comportant notamment l’égalité des soldes entre militaires français et indigènes et une nouvelle procédure de naturalisation), la décision du 11 décembre 1943 définit une nouvelle politique d’assimilation ou d’intégration (général Catroux), visant le même but que l’ancienne, mais différente par ses moyens. Une commission [10] fut chargée d’élaborer un programme cohérent de mesures politiques, économiques et sociales en faveur des élites mais aussi des masses musulmanes, de façon à réaliser rapidement une égalité de droit et de fait entre les « Français musulmans » et les autres Français d’Algérie et de France, pour les détourner du nationalisme algérien.

L’ordonnance du 7 mars 1944 réalisa l’ensemble des revendications politiques d’avant la guerre [11]. Ses deux premiers articles proclamaient l’égalité des droits et des devoirs sans condition de statut personnel ainsi que l’abrogation de toutes les mesures d’exception, comme l’avait revendiqué le Congrès musulman de juin 1936. L’article 2 réalisait le projet Blum-Viollette en admettant dans le collège des citoyens français quelque 65.000 personnes appartenant à des catégories d’élites politiques, militaires, culturelles, administratives, économiques et sociales. L’article 4 promettait la citoyenneté française à tous les autres musulmans, mais suivant des modalités à définir par la future Assemblée nationale ; dans l’immédiat il les admettait dans un second collège purement musulman, dont la représentation était élevée aux deux cinquièmes des membres des assemblées locales (conseils municipaux et généraux, et délégations financières). Après l’insurrection et la répressin de mai 1945, ce second collège reçut une représentation égale à celle du premier à l’Assemblée nationale par l’ordonnance du 17 août 1945. Ainsi l’ensemble des réformes politiques réclamées par les indigènes et leurs défenseurs de 1919 à 1939 (et jugées alors incompatibles avec le principe de la souveraineté française par les défenseurs de l’ordre colonial) se trouva réalisé, mais trop tard pour barrer la route aux revendications nationalistes.

Le programme économique et social fut plus long à élaborer. La plupart des mesures proposées par la commission furent adoptées par le Gouvernement provisoire de la République française (GPRF) en novembre 1944 : scolarisation en langue française et contrôle des écoles privées arabes, amélioration de la santé publique, de l’habitat, aide à l’artisanat, réforme agraire, industrialisation. Toutefois, les investissements prévus, dépassant les capacités fiscales de l’Algérie, exigeaient une participation permanente du budget métropolitain, que le GPRF refusa de promettre.

Parallèlement, une autre commission composée de magistrats et de juristes prépara deux ordonnances du 23 novembre 1944, réorganisant la justice musulmane et créant une Chambre de révision en matière musulmane, afin de rapprocher le droit musulman du droit français en faisant évoluer sa jurisprudence.

La politique ainsi définie devait être planifiée pour vingt ans. En fait, elle perdit très vite sa cohérence et son élan. Les partis musulmans du second collège et les partis de la gauche marxiste (SFIO et PCF) échouèrent à parachever la démocratisation de la vie politique amorcée par l’ordonnance du 7 mars 1944. La première Constituante (où les députés du premier collège ne représentaient que les notables assimilationnistes du fait de l’abstention du PPA clandestin et des amis de Ferhat Abbas emprisonné depuis la révolte de mai 1945) écarta la proposition d’intégration pure et simple de l’Algérie dans la République française (impliquant le collège unique), et elle vota une loi électorale accordant les trois cinquièmes des sièges au deuxième collège, qui ne fut pas appliquée. La seconde Constituante rejeta la proposition de République algérienne fédérée à la République française au sein de l’Union française (présentée par l’Union démocratique du Manifeste algérien de Ferhat Abbas, bénéficiant de la loi d’amnistie de février 1946), et se contenta d’élargir l’accès de certaines catégories de musulmans au premier collège par la loi du 5 octobre 1946.

Enfin, la première législature de la IVème République vota en septembre 1947 un nouveau statut de l’Algérie, compromis entre le désir de la gauche et des élus musulmans [12] d’élargir le transfert d’électeurs du second collège vers le premier, afin d’accélérer leur fusion, et la volonté de la majorité des élus du premier collège, soutenue par les autres partis, de revenir à la parité de représentation entre deux collèges homogènes suivant le statut civil de leurs électeurs [13]. Ce compromis, imposé par le président du Conseil Ramadier pour éviter l’éclatement de sa majorité, fit que l’Assemblée algérienne, remplaçant les délégations financières, resta élue par les deux collèges définis dans l’ordonnance du 7 mars 1944, alors que la loi du 5 octobre 1946 resta en vigueur pour l’élection des députés de l’Algérie à l’Assemblée nationale.

Ainsi l’élan réformateur de 1944 fut-il bloqué dès 1947. Il y eut même régression dans la mesure où le truquage des élections pour barrer la route au séparatisme à partir du printemps 1948 priva de son contenu la citoyenneté du second collège, dont les élus en majorité « indépendants » par rapport aux partis UDMA (fédéraliste) et MTLD (nationaliste), dépendaient en réalité de la faveur de l’administration. Comme le reconnut le gouverneur général Roger Léonard à propos des élections législatives de juin 1951 [14].

Quant au programme économique et social, bien qu’intégré au plan Monnet et facilité par le plan Marshall, il connut un demi-échec, du fait de l’accélération de l’accroissement de la population musulmane, et de l’insuffisance du financement (la métropole donnant la priorité à sa propre reconstruction et à la lutte contre l’inflation).

Lorsque éclata l’insurrection du 1er novembre 1954, le gouvernement de Pierre Mendès France - avec son ministre de l’Intérieur François Mitterrand - lui opposa la politique néo-assimilationniste de 1944 rebaptisée politique d’intégration, dont le gouverneur général Jacques Soustelle se fit l’apôtre en 1955. Les derniers gouvernements de la IVème République menèrent de front deux types d’actions. D’une part, le rétablissement de l’ordre troublé par les « rebelles », nécessitant des mesures d’exception contraires au droit commun (état d’urgence d’avril 1955, puis pouvoirs spéciaux de mars 1956), voire l’autorisation tacite de pratiques répressives illégales contre les « hors-la-loi » (torture, exécutions sommaires) déjà constatées lors de la répression de mai 1945. D’autre part, la relance du programme de 1944 avec des moyens accrus (plan Mitterrand de janvier 1955, continué par le gouverneur général Jacques Soustelle, puis action du ministre résidant Robert Lacoste et perspectives décennales de 1958). Cependant, les menaces du terrorisme du FLN, et l’opposition du groupe des 61 élus musulmans manipulés par celui-ci, avaient obligé le gouverneur général Soustelle a suspendre toutes les élections en Algérie en décembre 1955.

En 1956, le gouvernement de Guy Mollet fit progresser l’intégration administrative en remplaçant le gouverneur général par un ministre résidant, en dissolvant l’Assemblée algérienne et en multipliant les communes, les arrondissements et les départements (sans procéder à des élections pour cause d’insécurité). Mais il s’en éloigna en proposant pour l’avenir un nouveau statut à négocier entre le gouvernement français et les futurs élus des Algériens, devant concilier la « personnalité algérienne » et le maintien de « liens indissolubles » avec la France. Après l’échec de pourparlers secrets avec les chefs du FLN à l’extérieur, le ministre résidant Robert Lacoste élabora un projet de « loi-cadre », qui maintenait l’Algérie sous la souveraineté de la France, mais qui la divisait en territoires autonomes fédérés entre eux, dotés d’assemblées territoriales et d’une assemblée fédérative élues au suffrage universel dans un collège unique. Ce projet inquiéta les Français d’Algérie et les défenseurs de l’intégration pure et simple, qui renversèrentlegouvernementBourgès-Maunouryle30 septembre 1957. Son successeur Félix Gaillard fit adopter le 31 janvier 1958 un projet amendé, qui équilibrait les assemblées élues au collège unique par des conseils représentant paritairement deux collèges homogènes suivant le statut civil « de droit commun » ou « de droit local » (musulman ou berbère). Mais cette loi-cadre ne fut jamais appliquée, à cause du renversement de la IVème République.

Le retour au pouvoir du général de Gaulle, rappelé en mai 1958 par les civils et les militaires d’Algérie (à la place du gouvernement de Pierre Pflimlin soupçonné de vouloir négocier avec le FLN), sembla inaugurer le triomphe de l’Algérie française et de la politique d’intégration (réclamée par l’ancien gouverneur général Jacques Soustelle, connu comme leader gaulliste autant que comme fidèle défenseur de l’Algérie française). Le Général annonça dans un enthousiasme indescriptible qu’il avait « compris » ce qu’avaient voulu faire les partisans du mouvement d’Alger en proclamant qu’il n’y a avait plus en Algérie que « dix millions de Français à part entière », appelés à voter ensemble dans le même collège, quel que soit leur statut personnel et même leur sexe, et le « oui » massif au référendum constitutionnel du 28 septembre 1958 sembla rattacher définitivement l’Algérie à la métropole. La France avait attendu cent dix ans (de 1848 à 1958) pour étendre le suffrage universel à l’Algérie [15] ; mais quatre années suffirent pour passer du triomphe apparent de l’intégration à son abandon.

De l’intégration à l’autodétermination et à l’indépendance (1959-1962)

Le général de Gaulle, rappelé au pouvoir en mai 1958 par les partisans de l’intégration, avait d’abord semblé leur donner raison en appelant « dix millions de Français à part entière » à participer « dans un collège unique » au référendum sur la Constitution, puis à l’élection de leurs représentants. Mais il avait cessé, depuis 1947 au moins, de croire possible et souhaitable l’assimilation ou l’intégration des musulmans algériens dans la nation française [16]. Dès l’été 1958, il invita les habitants de l’Algérie à situer leur avenir dans le cadre de la Communauté, où « une place de choix » était réservée à leur pays. Les députés de l’Algérie (ne comptant plus qu’un tiers de Français soumis au code civil), élus en novembre 1958 pour « faire le reste », étaient à ce moment tous plus ou moins partisans de l’intégration, dont de Gaulle s’abstenait désormais de prononcer le nom. Le Premier ministre de la Vème République, Michel Debré [17], semblait aussi décidé que Jacques Soustelle à maintenir l’Algérie dans la France, avec l’approbation de la grande majorité du Parlement. Mais le 16 septembre 1959, le président de la République substitua clairement le principe de l’autodétermination au dogme de l’Algérie française, en annonçant que les Algériens devraient choisir après le rétablissement de la paix entre trois options : la « francisation », la « sécession », et le statut d’ État autonome au sein de la Communauté. Durant l’année 1960, il explicita sa préférence pour la troisième option, qu’il nomma « Algérie algérienne », puis « République algérienne » alors que la Communauté se disloquait. Ce revirement satisfit la grande majorité des Français de France désirant mettre fin à la guerre, mais il lui aliéna les Français d’Algérie et les partisans de l’intégration, sans lui rallier le FLN qu’il refusait de reconnaître comme « Gouvernement provisoire de la République algérienne ». Le rôle des élus de l’Algérie, qui se divisèrent entre les partisans obstinés de l’intégration et les ralliés à la négociation [18], fut pratiquement nul dans le choix de l’avenir du pays.

Pour mettre fin à la guerre, de Gaulle se résolut à changer sa conception de l’autodétermination [19] : il accepta de négocier sans préalable l’avenir de l’Algérie et des relations franco-algériennes avec le FLN comme seul interlocuteur de fait (sans le reconnaître comme gouvernement algérien). L’OAS, qui rassembla les derniers jusqu’au-boutistes civils et militaires de l’Algérie française pour une action violente contre le pouvoir gaullien et contre le FLN en Algérie et en France, ne put imposer son refus de la solution souhaitée par la grande majorité des Français. La France conserva la souveraineté sur l’Algérie jusqu’à la proclamation de la ratification des accords d’Évian par le référendum du 1er juillet 1962, acte de naissance du nouvel État. Les accords signés à Évian le 18 mars avaient maintenu pour une période transitoire de trois ans une double nationalité aux citoyens français « de statut civil de droit commun » vivant en Algérie, mais non pour les « citoyens de statut civil de droit local », qui devaient perdre leur nationalité française à partir du 1er juillet 1962. Le code de la nationalité algérienne voté par l’Assemblée nationale constituante en 1963 ne tint pas les promesses, faites en 1956 à ceux des Français d’Algérie qui accepteraient de militer pour l’indépendance, de leur laisser le libre choix de leur nationalité : il se contenta d’inverser le statut colonial, en reconnaissant la nationalité algérienne de plein droit à tous les Musulmans algériens (même les « traîtres »), et en obligeant les non-musulmans, même le très petit nombre de militants du FLN ou du PCA, à demander leur naturalisation. Les Français d’Algérie gardèrent leur nationalité française de plein droit, mais les « Français musulmans algériens » perdirent automatiquement leur nationalité française par le référendum du 1er juillet 1962. Toutefois, une ordonnance du 21 juillet leur permit de revendiquer le maintien de leur nationalité française à condition de s’établir en territoire français et d’y souscrire, dans un délai qui fut porté à cinq ans, une « déclaration recognitive de nationalité française », impliquant la renonciation au statut personnel musulman ou coutumier [20].

C’était donc la fin de la « citoyenneté dans le statut », et le retour à la « naturalisation » individuelle (ou à la naturalisation automatique des enfants d’Algériens nés en territoire français à partir du 1er janvier 1963, et qui accéderaient automatiquement à la nationalité française s’ils ne la refusaient pas à leur majorité [21]) comme seul moyen d’être reconnu ou de redevenir français. Ainsi la politique d’assimilation des Algériens, ayant échoué à franciser l’Algérie conquise et colonisée par des Français, s’appliquerait désormais en France et dans des conditions différentes, à une population immigrée minoritaire.

Guy Pervillé

Ce colloque est publié par les Editions Les Indes savantes, 22 rue de l’Arcade, 75008 Paris, au prix de 35 euros TTC. Mail : contact@lesindessavantes.com ; site web : http://www.lesindessavantes.com.

Parmi les nombreuses communications, quelques-unes concernent également l’Algérie ou l’Afrique du Nord :
-  Bertrand Joly, "Les élections législatives de 1902 en Algérie".
-  Maria Romo-Navarrete, "Les élus d’Afrique du Nord au Parlement, du ’lobby des Africains’ à l’éclatement des fidélités (1945-1955)".

[1] Nous employons ce mot pour respecter l’usage de l’époque sans en cautionner la connotation devenue péjorative.

[2] Voir Michel Ansky, Les juifs d’Algérie, du décret Crémieux à la Libération, Paris, Editions du Centre, 1950.

[3] D’après le rapport de la commission parlementaire d’enquête présidée par le député socialiste Joseph Lagrosillière en 1938.

[4] Cf. l’évolution de Jules Ferry retracée par Charles-Robert Ageron : « Jules Ferry et la question algérienne », dans son recueil d’articles : L’Algérie algérienne, de Napoléon III à de Gaulle, Sindbad, 1980.

[5] Cf. Claude Collot, Les Institutions de l’Algérie durant la période coloniale, Paris, CNRS, et Alger, OPU, 1987 ; et notre article, « La notion d’élite dans la politique algérienne de la France », dans Les Élites fins de siècle, sous la dir. de Sylvie Guillaume, Talence, Maison des sciences de l’homme d’Aquitaine, 1992.

[6] Pourtant, il avait fait le procès de la politique de la France en Algérie depuis 1830 dans son message au président Wilson du 23 mai 1919, qui réclamait la tutelle de la SDN sur son pays. Voir le texte publié par Charles-Robert Ageron dans la Revue d’histoire maghrébine, Tunis, n° 19-20, juillet 1980, pp. 204-206, et mon commentaire de celui-ci dans mon recueil L’Europe et l’Afrique de 1914 à 1974, Paris et Gap, Ophrys, 1994, pp. 25-35.

[7] Cf. le colloque De Dreux à Alger, Maurice Viollette, sous la dir. de Françoise Gaspard, L’Harmattan, 1991.

[8] D’autres formules de représentation parlementaire avaient été proposées, soit un double collège, soit une représentation parlemeantaire des musulmans renaonçant à leur statut. Cf. Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, Paris, PUF, 1979, pp. 455-457.

[9] Reproduit par Claude Collot et Jean-Robert Henry, Le Mouvement national algérien, textes 1912-1954, Paris, L’Harmattan, et Alger, OPU, 1978, pp. 155-165.

[10] Cf. notre article, « La commission des réformes musulmanes de 1944 et l’élaboration d’une nouvelle politique algérienne de la France », dans Les Chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, s. dir. Charles-Robert Ageron, CNRS, 1986, pp. 357-365.

[11] Texte commenté dans notre recueil : L’Europe et l’Afrique de 1914 à 1974, Paris et Gap, Ophrys, 1994, pp. 65-73.

[12] L’UDMA s’était abstenue lors de l’élection de l’Assemblée nationale pour ne pas se mesurer aux nationalistes du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques nouvellement autorisé, mais ses idées furent reprises par la majorité des élus du 1er collège ; elle obtint la majorité peu après au Conseil de la République.

[13] Cf. nos contributions aux actes des colloques Guy Mollet, un camarade en république, Presses universitaires de Lille, 1987, pp. 445-462, et Paul Ramadier, la République et le Socialisme, sous la dir. de Serge Berstein, Bruxelles, Complexe, 1990, pp. 365-376.

[14] Roger Léonard, Souvenirs d’Algérie, mémoires inédits, pp. 39-45 : « Le succès devait, je dois le dire, largement passer mes espérances, et j’aurais préféré qu’il fût moins complet ».

[15] 13 ans seulement si l’on compte de l’institution du suffrage universel féminin en France (1945) à son extension à l’Algérie (1958).

[16] Cf. mes articles : « Le jour où de Gaulle a décidé l’indépendance de l’Algérie », L’Histoire, n° 134, juin 1990, et « De Gaulle et l’Algérie : succès ou échec d’une politique », Tunis, Revue d’histoire maghrébine, 1996., et ma communication au colloque de Rennes De la IVème à la Vème République. Crise et refonte du système partisan français, 1956-1967, 22, 23 et 24 mai 2006.

[17] Voir ma communication au colloque Michel Debré et l’Algérie, Paris, 27-28 avril 2006.

[18] La première attitude fut incarnée par le bachaga Boualem, vice-président de l’Assemblée nationale, et la seconde par Ali Maalem, ancien avocat du chef de la wilaya I Mostefa ben Boulaîd, qui évolua de l’intégrationnisme à l’appel à la négociation avec le FLN.

[19] Conformément aux propositions des colloques juridiques réunis en 1960 et 1961 à Royaumont, Aix-en-Provence et Grenoble par l’Association pour la sauvegarde des institutions judiciaires et la défense des libertés individuelles.

[20] Solution proposée pour l’Algérie dès les élections de 1958 par le candidat Mohand Saïd Madani (assassiné en s’opposant aux émeutes de décembre 1960) qui préconisait « citoyenneté et statut français ».

[21] L’âge de la majorité ayant été abaissé de 21 ans à 18 ans par le président Giscard d’Estaing, cette nouvelle naturalisation automatique commença le 1er janvier 1981.



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