Antiracisme, décolonisation de l’Algérie, et immigration algérienne en France (1999)

mardi 19 décembre 2006.
 
Cette communication a été présentée au colloque Politique et altérité, la société française face au racisme (XXème siècle), organisé au Mas du Calme, près de Grasse, par Robert Escallier, Ralph Schor et Yvan Gastaut du 9 au 11 décembre 1999, puis publiée dans les actes de ce colloque, parus dans la revue Cahiers de la Méditerranée, n° 61, décembre 2000, au Centre de la méditerranée moderne et contemporaine à l’Université de Nice (pp. 121-130).

La thèse d’Yvan Gastaut, L’opinion publique française et l’immigration sous la Vème République [1] a montré à quel point cette opinion était polarisée entre deux tendances antagonistes : un pôle universaliste, d’inspiration chrétienne ou marxiste, et un pôle raciste ou xénophobe.

Le pôle universaliste tend à identifier le racisme, le colonialisme, et le refus de l’immigration des ex-colonisés en France, et donc, à considérer la lutte antiraciste, le soutien au combat des colonisés pour leur indépendance et la défense des immigrés comme une seule et même cause. De même, les militants du Front ou du Mouvement national présentent leur lutte contre la «  colonisation  » de la France par ses anciens colonisés comme une suite de leur combat perdu contre la décolonisation.

Et pourtant, toutes ces identifications simplifient abusivement des réalités plus complexes, et doivent être fortement nuancées, voire corrigées.

La preuve se trouve dans un sondage d’opinion rétrospectifs [2] réalisé en 1989, qui cherchait à mettre en évidence une corrélation entre les attitudes envers l’Algérie française et l’indépendance de l’Algérie jusqu’en 1962, et les attitudes envers l’intégration des immigrés et l’engagement antiraciste en 1989.

Il apparaît ainsi que les partisans de l’indépendance étaient deux fois plus antiracistes et favorables à l’intégration des immigrés que la moyenne, et que les anciens partisans de l’Algérie française étaient deux fois plus hostiles à leur intégration en métropole. Si la corrélation est bien vérifiée, elle ne doit pas masquer le fait que les anciens partisans de l’Algérie française ne sont pas tous hostiles aux immigrés, ni tous racistes. De même, il ne faut pas croire que tous ceux qui ont été pour l’indépendance de l’Algérie sont favorables à l’immigration et aux immigrés.

En effet, quatre attitudes sont théoriquement possibles :

-  pour l’Algérie française, et contre les Algériens ;

-  pour l’Algérie française, et pour l’intégration des Algériens dans la nation française ;

-  pour l’indépendance de l’Algérie, et pour le droit des Algériens à immigrer en France ;

-  pour l’indépendance de l’Algérie, et contre le droit d’immigrer sans contrôle ni limite.

Ces quatre attitudes existent réellement et nous obligent à remettre en question le bien-fondé des idées reçues en la matière.

Algérie française, racisme colonial, racisme anti-immigrés et extrême droite

La confusion déjà signalée entre l’antiracisme, l’anticolonialisme, et la défense des immigrés, peut s’expliquer par une tradition intellectuelle qui a superposé sur notre vision de l’Algérie coloniale et de la décolonisation les images du système colonial de l’Ancien régime fondé sur l’esclavagisme et le racisme d’une part, et d’autre part celles de l’occupation de la France par les nazis, conceptualisées en termes de clivage entre collaboration et Résistance, fascisme et démocratie, racisme et antiracisme.

Cette superposition d’images est dangereuse en ce qu’elle empêche de percevoir les singularités de la situation coloniale algérienne, de la guerre d’Algérie, et des mouvements migratoires post-coloniaux, en n’y voyant que des avatars successifs d’une extrême-droite éternelle [3].

J’ai déjà signalé ailleurs le danger d’une confusion pure et simple entre la résistance française à l’occupation allemande et l’insurrection algérienne contre la colonisation française [4]. Et pourtant, la thèse de Jacques Cantier, L’Algérie sous le régime de Vichy, [5] vient de mettre en évidence un problème réel : celui de la continuité des hommes et des méthodes (de répression, ou d’encadrement et de conditionnement psychologique des populations) en Algérie de 1943 à 1954.

Ce problème devrait inspirer des recherches sur la continuité ou le renouvellement de l’administration à ses différents niveaux, dont les carrières de Maurice Papon et de son supérieur Maurice Sabatier illustrent l’intérêt. Ainsi que des recherches sur les éventuels antécédents politiques des activistes de l’Algérie française et de l’OAS dans la Légion française des combattants ou dans les partis collaborationnistes [6].

Quoi qu’il en soit, le combat pour l’Algérie française a été un moyen pour les extrêmes-droites vichyste ou fasciste stigmatisées par l’épuration de prendre leur revanche, en retournant l’accusation de trahison contre les communistes, contre la gauche, puis contre de Gaulle. Ces extrêmes droites étaient, semble-t-il, plus fortes en Algérie qu’en métropole [7], du fait que le maintien de la situation coloniale était contraire à l’application des principes démocratiques.

Elles étaient plus marginales en France, mais non moins revanchardes. Elles se sont portées au premier rang du combat pour l’Algérie française et y ont pris une place prépondérante à mesure que les autres forces politiques s’en retiraient. Leur absence de scrupules démocratiques leur permettait d’employer la force, sans hésitation, contre la volonté d’ « abandon » manifestée par la masse des électeurs métropolitains lors des référendums du 8 janvier 1961 et du 8 avril 1962. C’est ainsi que l’extrême-droite a réussi à s’accaparer la cause de l’Algérie française.

Enfin, il est vrai qu’après l’indépendance de l’Algérie les groupuscules d’extrême-droite ont été les premiers à tenter d’exploiter la peur de l’immigration-invasion-colonisation de la France par les ex-colonisés. Sans avoir inventé ce vieux fantasme [8], ils en ont fait un prétexte pour une revanche consistant à retourner contre ces prétendus nouveaux colonisateurs le droit des colonisés à la « violence absolue » proclamé par Frantz Fanon dans ses Damnés de la terre [9].

Et pourtant, l’idée d’Algérie française n’a été l’apanage de la droite extrême qu’à deux moments particuliers : en 1830 quand le gouvernement «  ultra  » de Polignac a voulu consolider son pouvoir par une « expédition liberticide » contre Alger, et de 1961 à 1962. Dans l’intervalle, et surtout à partir des années 1840, l’appartenance de l’Algérie à la France a rassemblé dans un large consensus national tous les partis de gouvernement.

Les gauches républicaines dont la politique d’assimilation prétendait concilier l’intérêt de la France et celui des populations indigènes, n’y étaient pas moins attachées que les droites [10]. Le refus de toute colonisation au nom du droit de tous les peuples à disposer d’eux-mêmes était le propre des extrêmes gauches ; mais le parti communiste lui-même l’avait sacrifié à l’antifascisme et au patriotisme de 1936 à 1939, et de 1941 à 1947.

Jacques Soustelle avait donc raison de dire que la politique d’intégration, qu’il préconisait depuis 1955, était la «  politique algérienne de la gauche ». Réactivée en réponse aux troubles du 1er novembre 1954 par Pierre Mendès France et par son ministre de l’Intérieur François Mitterrand, cette politique visant à faire de l’Algérie une province aussi française que la Bretagne ou la Provence au prix d’un énorme effort de solidarité reprenait celle décidée à Alger en 1944 par le Comité français de libération nationale, dont l’ordonnance du 7 mars 1944 avait réalisé le projet Blum-Viollette de décembre 1936.

Après avoir suscité une forte opposition des droites en Algérie et en France, l’intégration, perçue désormais comme le meilleur antidote à la « désintégration », avait apparemment rallié, en mai 1958, le consensus unanime des partisans de l’Algérie française, dont de Gaulle avait pris acte en saluant « dix millions de Français à part entière » le 4 juin 1958 à Alger.

On ne peut donc accepter ce qu’a écrit le géographe Armand Frémont, évoquant son expérience d’appelé : « En Algérie, le racisme était la loi » [11]. A partir de 1958 au moins, il n’y avait plus de discriminations légales en Algérie, à l’exception de discriminations positives destinées à favoriser la promotion des « Français musulmans ». Les hautes autorités politiques, administratives et militaires ne cessaient pas de donner des directives antiracistes, et de rappeler à leurs subordonnés que le racisme faisait le jeu des « rebelles » [12].

On peut, toutefois, mettre en doute la sincérité ou la solidité de certains ralliements à l’intégrationnisme (comme celui du député Jean-Marie Le Pen, devenu favorable à l’immigration des « Français musulmans » en 1958), et constater certains refus avoués (comme celui du fasciste Maurice Bardèche) [13]. Mais on ne peut nier que ceux qui avaient sincèrement souhaité intégrer dix millions d’Algériens dans la nation française devraient logiquement accepter d’en intégrer un nombre bien inférieur.

Droit à l’indépendance, et droit à l’immigration

Les militants des gauches universalistes qui considèrent les immigrés d’aujourd’hui comme les colonisés d’hier, également victimes de l’exploitation et du racisme, ne voient aucune contradiction entre l’indépendance reconquise par l’Algérie et le droit des Algériens à continuer d’immigrer en France, parce qu’ils croient que tout homme a le droit de vivre où il veut, et d’y jouir des mêmes droits que les autochtones. Leur point de vue est cohérent, dans la mesure où ils ignorent les droits des États, qui ne peuvent maintenir leur existence sans contrôler les flux migratoires à leurs frontières, et sans décider souverainement des conditions d’accès à leur nationalité et à leur citoyenneté.

Ce point de vue universaliste n’est pourtant pas partagé par tous ceux qui avaient voulu mettre fin à la guerre d’Algérie en acceptant l’indépendance de ce pays. Cette acceptation n’impliquait pas nécessairement une attitude favorable à l’immigration et aux immigrés ; bien au contraire.

D’après les sondages d’opinion de l’IFOP, minutieusement étudiés par Charles-Robert Ageron [14], la majorité absolue des Français de France a souhaité mettre fin à la guerre d’Algérie en négociant son indépendance avec le FLN dès le début de 1959. Tous les sondages réalisés jusqu’aux accords d’Évian du 18 mars 1962 (accueillis favorablement par 80% des personnes interrogées le 20 mars) permettaient de prévoir leur ratification par 90% des suffrages exprimés par les électeurs métropolitains le 8 avril 1962.

Or, tous les sondages effectués depuis les années 1960 prouvent qu’au moins les deux tiers des Français interrogés avaient conservé une image très défavorable des Algériens, des Nord-Africains ou des Arabes, et beaucoup plus défavorable que celle des Noirs ou des Jaunes [15].

Une conclusion s’impose : la majorité de ceux qui avaient voté pour les accords d’Évian l’avaient fait sans sympathie pour les Algériens [16], et vraisemblablement en croyant s’en débarrasser, chaque peuple pouvant vivre dans son pays quand il en serait maître.

Telle était, en tout cas, la motivation profonde et inavouée du refus de l’intégration par le général de Gaulle. En témoignent les confidences faites par celui-ci devant Alain Peyrefitte le 5 mars 1959 :

« Si nous faisions l’intégration, si tous les Arabes et Berbères d’Algérie étaient considérés comme des Français, comment les empêcherait-on de venir s’installer en métropole alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées » [17].

En témoignent les menaces brandies plusieurs fois en privé ou en public de renvoyer en Algérie tous les Algériens qui ne voudraient pas rester Français si l’indépendance survenait sans accord entre la France et le FLN [18]. Ces menaces avaient reçu un commencement d’exécution de septembre à novembre 1961, quand le préfet de police de la Seine, Maurice Papon, avait multiplié les expulsions d’Algériens suspects vers l’Algérie [19] : ainsi, le droit des Algériens (bien que toujours officiellement appelés « Français musulmans ») à vivre en France n’était plus reconnu.

Les accords d’Évian, fondés sur la réciprocité des droits des minorités française en Algérie et algérienne en France, avaient interrompu cette politique. Mais, voyant les droits et la sécurité des Français bafoués en Algérie et la reprise de l’immigration algérienne en France, le général décida d’y mettre le holà : « Immigration, mettre un terme rapide malgré Évian, ça suffit comme ça » [20]. À plusieurs reprises, il exprima en Conseil des ministres sa hantise d’arrêter l’immigration algérienne (dont il ne dissociait pas le cas très particulier des harkis) :

« On ne peut tout de même pas laisser entrer des travailleurs algériens en France comme ça ! Ils ne sont pas en pays conquis ! [...] Nous ne devons pas nous laisser envahir par la main-d’œuvre algérienne, qu’elle se fasse ou non passer pour des harkis. Si nous n’y prenions pas garde, tous les Algériens viendraient s’installer en France » [21]

déclara-t-il le 3 janvier 1963. II 1e répéta au président algérien Ben Bella lors de sa visite à Champs-sur-Marne en mars 1964 :

« Cessez de nous envoyer des travailleurs migrants, qui essaient encore de se faire passer pour des harkis. Nous n’en avons que trop. Vous avez voulu l’indépendance, vous l’avez. Ce n’est pas à nous d’en supporter les conséquences. Vous êtes devenu un pays étranger. Tous les Algériens disposaient d’un an pour opter pour la nationalité française. Ce délai est largement passé. Nous n’en admettrons plus. Débrouillez-vous pour les faire vivre sur votre sol » [22].

Devant Alain Peyrefitte, il exprima encore une fois son fantasme d’expulsion :

« Si un beau jour ils nous emmerdent et que nous les foutions tous à la porte, eh bien l’Algérie crèverait » [23] (sic)

Cette obsession politique du président de la République (« J’aimerais qu’il naisse plus de bébés en France et qu’il y vienne moins d’immigrés » [24]), contraire à la logique économique défendue par le Premier ministre Georges Pompidou, ne put empêcher l’essor de l’immigration de travailleurs et de l’immigration familiale. Cet échec fournit à l’extrême-droite un thème de propagande à exploiter. La publication tardive des pensées secrètes du général de Gaulle par Alain Peyrefitte ne pouvait que conforter Jean-Marie Le Pen et l’encourager à tenter de capter l’héritage et l’électorat gaullien. L’idée d’une « lepénisation des esprits » inverse donc l’ordre des faits.

La percée soudaine du Front national en 1983 et 1984, peu après son étiage de 1981, ne peut s’expliquer uniquement par le « transfert d’une mémoire » [25] et d’un racisme colonial en métropole, via l’extrême-droite et l’électorat des rapatriés. Si une certaine corrélation a été observée entre le vote FN et l’électorat « pied noir » [26], particulièrement dans le Midi, cet électorat est trop peu nombreux pour expliquer le gonflement des suffrages d’extrême droite dans toutes les régions où la présence des immigrés est importante [27].

L’explication doit tenir compte d’une conjonction de plusieurs facteurs. En 1983, deux ans après le triomphe de François Mitterrand et du parti socialiste, les électeurs de gauche et ceux de tradition gaulliste qui les avaient en partie rejoints avaient dû renoncer brutalement à l’illusion d’une solution à une crise économique et sociale durable par une politique volontariste appliquée dans un cadre national, et en même temps à l’idée que le retour des travailleurs immigrés dans leur pays pourrait y contribuer. Au contraire, la régularisation massive des immigrés clandestins avait révélé à l’opinion que l’immigration était un phénomène inéluctable et définitif.

Cette conjonction aurait-elle eu le même impact si la masse des électeurs qui avaient ratifié en 1962 la décolonisation de l’Algérie avait prévu que celle-ci allait intensifier l’émigration vers la France au lieu de l’inverser ?

Les paradoxes de l’immigration algérienne

Les rapports entre le nationalisme algérien et l’immigration algérienne en France comportent des aspects paradoxaux qui ne sont pas suffisamment soulignés.

Premier paradoxe : l’émigration des travailleurs algériens vers la France a cristallisé leur sentiment national encore confus et permis l’éclosion du nationalisme algérien radical sous la forme de l’Étoile nord-africaine (fondée à Paris en 1926) puis du Parti du Peuple algérien (Nanterre, 1937). Même après l’implantation du centre du mouvement en Algérie, l’émigration algérienne en France a joué un rôle considérable. De 1954 à 1962, le MNA (Mouvement National Algérien de Messali Hadj) et le FLN se sont implacablement disputés le contrôle de cette communauté, d’où le FLN aurait tiré 80% de ses ressources financières [28].

Les militants et les cotisants qui contribuaient à l’indépendance de leur pays agissaient pourtant contre leurs intérêts d’immigrants, dans la mesure où seule l’intégration de l’Algérie dans la France aurait garanti absolument le droit des Algériens à s’établir en métropole. Ceux-ci en étaient-ils conscients ? Certains l’étaient, vraisemblablement.

Alain Peyrefitte observait en décembre 1961 que le nombre des musulmans venus s’installer en France au premier semestre de cette année était supérieur de plus de 40 000 à ce qu’il était au premier semestre de l’année précédente :

« Tout se passe comme si l’approche de l’indépendance conduisait les Algériens musulmans non à regagner l’Algérie, mais à la quitter ».

Il ajoutait que les travailleurs qui, jusqu’en 1959, venaient la plupart du temps en célibataires, venaient le plus souvent en famille depuis le début de 1960 [29].

Cette contradiction était masquée aux yeux des nationalistes par leur conviction qu’ils avaient été obligés d’émigrer chez les colonisateurs parce que leur pays ne leur appartenait plus, mais que l’indépendance et la récupération des richesses nationales leur permettraient d’y retourner durablement. Or, il n’en fut rien. Après un bref moment d’hésitation en 1962, l’émigration vers la France reprit et s’intensifia plus que jamais, sous le coup de la profonde crise provoquée par le départ massif de presque tous les cadres européens, puis à cause des insuffisances d’une politique économique et sociale mal conçue, et de l’absence de politique démographique. Ce fut un très grave échec du nationalisme algérien victorieux.

Autre paradoxe, et inconséquence majeure : les dirigeants algériens, après avoir chassé presque tous les Français d’Algérie [30] par la « violence absolue » (légitimée par Frantz Fanon comme nécessaire à la libération du colonisé) et par des mesures d’expropriation systématique contraires aux accords d’Évian, demandèrent à la France de continuer d’absorber leurs excédents de main-d’œuvre. Il n’est pas étonnant que ce fait ait été ressenti comme anormal et abusif par les rapatriés, et par de plus larges secteurs de l’opinion publique française. L’accueil et l’intégration des immigrés algériens n’en furent pas facilités. La responsabilité du racisme dont ceux-ci se plaignent à juste titre n’est pas entièrement imputable aux Français [31].

Dernier paradoxe : les jeunes Algériens nés en territoire français à partir du 1er janvier 1963 sont devenus français à leur majorité, suivant le droit du sol. Cette naturalisation automatique aurait dû logiquement être refusée (comme la loi le permettait) par fidélité à l’option des parents qui avaient lutté et souffert pour être des ressortissants algériens. Ce ne fut généralement pas le cas. Les jeunes « beurs » défendirent leur nationalité et leur citoyenneté française contre leur contestation par le Front national, puis contre l’exigence discriminatoire d’une déclaration d’option explicite formulée par la loi du 22 juillet 1993. Ce fut une nouvelle défaite du nationalisme algérien, et une sorte de victoire posthume de la politique d’intégration.

Pourtant, les jeunes Français d’origine algérienne restent des Algériens au regard de la loi algérienne, qui leur impose une allégeance irrévocable. Comment vivent-ils leur double nationalité ? Se considèrent-ils avant tout comme des Algériens, ou comme des Français, ou les deux également, ou comme des apatrides ? [32] Il serait important de le savoir pour débattre des avantages et des inconvénients de cette situation. Or les statistiques et la plupart des médias préfèrent l’ignorer en parlant de « jeunes Français ».

Ces remarques suffisent à démontrer que les rapports entre l’antiracisme, la décolonisation de l’Algérie et l’immigration algérienne en France sont complexes, et beaucoup plus que ne le fait croire la logique binaire des idéologies antagonistes.

Les souvenirs de la colonisation, et surtout ceux d’une décolonisation particulièrement tragique, ont fortement marqué les mémoires et les inconscients des Français rapatriés et des métropolitains, et déterminé leurs attitudes envers l’immigration et les immigrés. D’abord envers les Algériens (qui étaient jusqu’en 1962 la seule communauté originaire de l’Outre-mer numériquement importante), puis par extension, envers tous ceux qui pouvaient aisément se confondre avec eux (Maghrébins, Arabes, Musulmans...).

Pourtant, il s’agit d’un ressentiment fondé sur des événements historiques particuliers plutôt que d’un véritable « racisme  ». En effet, les Algériens ou les Arabes se reconnaissent davantage à une combinaison de signes sociaux et culturels qu’à un type physique identifiable à coup sûr ; alors que ceux des immigrés d’Outre-mer dont l’altérité est beaucoup plus visible n’ont jamais suscité des réactions de rejet aussi fortes ni aussi répandues [33]. Comme quoi le racisme n’est pas principalement une affaire de « races » [34].

Guy Pervillé

[1] Thèse soutenue à Nice le 21 novembre 1997.

[2] Cité par Y. Gastaut, op. cit., p. 187.

[3] Exemple caricatural : l’allocution finale de Jean-Louis Rollot, secrétaire général de la Ligue de l’enseignement, dans les actes du colloque Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie, Ligue de l’enseignement et Institut du monde arabe, 1993, t. 2, pp. 569-571.

[4] « La génération de la Résistance face à la guerre d’Algérie », dans La Résistance et les Français, Lutte armée et maquis, s. dir. F. Marcot, Besançon, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1996, pp. 445-457.

[5] Soutenue à l’Université de Toulouse-Le Mirail le 4 décembre 1999.

[6] Cependant, certains membres de l’OAS venaient de l’extrême gauche, ou de la communauté juive, et beaucoup étaient des jeunes sans expérience politique antérieure.

[7] Le taux d’engagement de la population masculine adulte européenne d’Algérie dans la Légion française des combattants était en moyenne de 36%. Les départements d’Alger (38%) et d’Oran (42%) se situaient dans le peloton de tête des bastions légionnaires ; en métropole, seules la Haute-Savoie (42%), les Hautes-Alpes (39%) et la Savoie (36%) leur étaient comparables, selon J. Cantier, thèse citée, p. 635.

[8] Exprimé dès les années 1930 et 1940 par des hommes politiques de tous bords : Albert Lebrun, Edouard Herriot, René Pleven, Marius Moutet...

[9] Paris, Maspéro, 1961 (avec une préface non-critique de Jean-Paul Sartre). Réédition Gallimard-Folio actuel 1991, avec une présentation critique de Gérard Chaliand.

[10] Cf. G. Pervillé, « L’Algérie dans la mémoire des droites », dans l’Histoire des droites en France, s. dir. J.-F. Sirinelli, Gallimard, 1992, t. 2, pp. 621-656. Le ralliement des Républicains à la colonisation de l’Algérie s’est fait dès la fin de 1830, selon Philippe Darriulat, « La gauche républicaine et la conquête de l’Algérie, de la prise d’Alger à la reddition d’ Abd-el-Kader », Revue française d’histoire d’Outre-mer, n° 307, juin 1995, pp. 129-147.

[11] « Le contingent : témoignage et réflexions », dans La guerre d’Algérie et les Français, s. dir. J.-P. Rioux, Paris, Fayard, 1990, p. 84.

[12] Ces consignes réitérées prouvaient involontairement la persistance du racisme.

[13] Cité par Anne-Marie Duranton-Crabol, « Du combat pour l’Algérie française au combat pour la culture européenne », dans La guerre d’Algérie et les intellectuels français, s. dir. J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli, Bruxelles, Complexe, 1991, p. 67. Au contraire, Gilles Buscia dit avoir combattu pour l’intégration, et récuse les qualificatifs de « fasciste avoué, aux idées nazies » que j’ai cru pouvoir lui attribuer dans mon chapitre cité de l’Histoire des droites en France (t. 2, p. 643) en me fondant sur ses Mémoires : Au nom de l’OAS, t.1 et t.2, Nice, Alain Lefeuvre, 1980 (cf. mon compte-rendu dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord 1981, p . 1188).

[14] « L’opinion française devant la guerre d’Algérie », Revue française d’histoire d’Outre-mer, n° 231, 2ème trimestre 1977, pp. 256-284.

[15] Sondages cités dans la thèse d’Yvan Gastaut, pp. 222, 224, 233, 235.

[16] Et sans plus de sympathie pour les Français d’Algérie, dont 53% des métropolitains ne se sentaient plus solidaires en janvier 1962, selon Ageron, article cité, pp. 277-278.

[17] Alain Peyrefitte, C’était de Gaulle, Paris, de Fallois et Fayard, t. 1, 1994, p. 53.

[18] Propos tenus à Pierre Laffont le 22 novembre 1960, dans Jean-Raymond Tournoux, La tragédie du général, Paris, Plon et Paris-Match, 1967, p. 599 ; et conférence de presse du 11 avril 1961, Discours et messages, t. 3, Paris, Plon, 1970, p. 292.

[19] Jean-Paul Brunet, Police contre FLN, le drame d’octobre 1961, Paris, Flammarion, 1999, pp. 89 et 287.

[20] Comité des affaires algériennes du 16 novembre 1962, Archives nationales, F60 (notes prises par le secrétaire général du gouvernement).

[21] Peyrefitte, op. cit., t. 1, pp. 395-396.

[22] Peyrefitte, op. cit., t. 2, 1997, p. 445.

[23] Ibid., p. 446.

[24] Ibid., p. 436.

[25] Cf. Benjamin Stora, Le transfert d’une mémoire. De l’Algérie française au racisme anti-arabe, Paris, La Découverte, 1999.

[26] D’après un sondage fait à la sortie des urnes, lors de l’élection présidentielle de 1988, le vote Le Pen dans l’électorat rapatrié aurait été le double de la moyenne nationale (déclaration de Jérôme Jaffré au colloque de l’IHTP sur La guerre d’Algérie et les Français).

[27] B. Stora, op. cit., pp. 93 et 95.

[28] Selon un rapport d’Ahmed Francis, ministre des Finances du GPRA, daté de 1961, cité par Ali Haroun, La 7ème wilaya, la guerre du FLN en France, Paris, Le Seuil, 1986, p. 307.

[29] Alain Peyrefitte, Faut-il partager l’Algérie ?, Paris, Plon, 1961, pp. 59-60.

[30] De Gaulle le dit à Ben Bella : « Vous avez voulu que tous les pieds-noirs prennent leur valise en les menaçant du cercueil » (Peyrefitte, C’était de Gaulle, t. 2, p. 445).

[31] Bien que le FLN de France ait su mieux contrôler et limiter son usage de la violence que celui d’Algérie (sauf contre la police parisienne de fin août à octobre 1961), C.-R. Ageron a souligné que la guerre fratricide du FLN et du MNA en métropole a « contribué à renforcer les stéréotypes racistes de l’Algérien agressif et violent, vindicatif et impitoyable » (« Les Français devant la guerre civile algérienne », dans La guerre d’Algérie et les Français, pp. 53-62).

[32] A la suite de la convention franco-algérienne de 1983 sur le service national, 4.200 jeunes conscrits algériens nés en France faisaient leur service en Algérie, 5.200 en France, et 10.000 s’en dispensaient, selon Claude Liauzu, Histoire des migrations en Méditerranée occidentale, Bruxelles, Complexe, 1996, p. 211. Cf. le sondage fait par l’IFOP en 1991 auprès de jeunes issus de l’immigration : 13% étaient prêts à se battre dans l’armée française, 11% dans l’ armée irakienne, et 72% ni dans l’une ni dans l’autre (Thèse d’Y. Gastaut, p. 680).

[33] Cette analyse, fondée sur les sondages - allant jusqu’au début des années 1990 - cités par Yvan Gastaut, semble aujourd’hui périmée, à en juger d’après les émeutes de l’automne 2005.

[34] Ce que confirme l’apparition d’un éphémère « racisme anti-pieds noirs » chez les métropolitains vers la fin de la guerre d’Algérie. Cf. le tract de Jeune Résistance posté de Marseille le 19 juillet 1961, cité par Sandrine Ségui dans sa thèse, Les communistes français en guerre d’Algérie, histoire, mémoires et représentations, Université de Provence, 1994, t. 1, p. 299.



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