Mémoire, justice et histoire : à propos de la plainte contre le général Katz (2000)

samedi 30 décembre 2006.
 
Cet exposé a été prononcé le 7 octobre 2000 à Nice, lors du colloque organisé les 7 et 8 octobre par le Centre d’études pied-noir sur le thème Crimes sans châtiments (publié par le CEPN en octobre 2002).

Depuis quelques années, les historiens s’interrogent sur leurs rapports avec la justice, parce qu’ils sont de plus en plus sollicités de participer à des procès en qualité de témoins, ou même d’accusés. Près de quarante ans après la fin de la guerre d’Algérie, est-ce déjà le temps de l’histoire, ou bien est-ce encore et plus que jamais celui de la justice ? Le ressentiment des Français « rapatriés » d’Algérie contre l’injustice de leur sort et contre le déni de justice qui a été opposé à leurs doléances est de plus en plus ravivé par l’exemple du traitement contraire qui est réservé à la mémoire des victimes de l’occupation et de la répression allemandes en France. Dans ce cas, il n’est pas question de prôner l’oubli, mais au contraire d’appels redoublés à un « devoir de mémoire » de plus en plus exigeant à mesure que les témoins disparaissent. L’épuration interrompue par l’amnistie de 1953 a été reprise au nom de la loi de 1964 sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, qui a fondé les poursuites contre l’Allemand Klaus Barbie, mais aussi contre les Français Paul Touvier, René Bousquet et Maurice Papon. La condamnation de ce dernier pour complicité de crime contre l’humanité, et la remise en cause au cours du procès de ses responsabilité dans la répression de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 (pourtant couverte par les clauses d’amnistie des accords d’Evian), ne pouvait manquer d’inspirer d’amères réflexions aux victimes de la décolonisation de l’Algérie. Pourquoi la mémoire et la justice ne devraient-elles s’exercer que sur un seul événement de cette guerre ? Pourquoi le 26 mars et le 5 juillet 1962, les disparus, le massacre des harkis, ne semblent-ils intéresser personne en dehors des rapatriés et de leurs amis ? Depuis une dizaine d’années, les tentatives de dépôt de plaintes pour « crimes contre l’humanité » à l’encontre de responsables de la répression française par des Algériens et par leurs sympathisants français de leur cause se multiplient . Dans ces conditions, la plainte de plusieurs familles oranaises et de l’association Véritas contre le général Katz ne m’a pas surpris ; mais j’ai été très étonné quand j’en ai lu le texte. Bien que je ne sois pas juriste, je crois qu’elle a été repoussée pour de mauvaises raisons. Mais j’ai été choqué par trois aspects de sa rédaction : l’abus du sens des mots, l’amalgame des responsabilités, et l’idée (exprimée ailleurs que dans la plainte elle-même) qu’il appartient à la justice d’établir la vérité historique à la place des historiens.

La plainte a été déposée le 26 novembre 1998 contre le général Katz pour les chefs d’accusation suivants : « génocide et complicités diverses, arrestations et séquestrations arbitraires, atteintes graves à l’intégrité physique ou psychique, exécutions sommaires, enlèvements de personnes suivis de leur disparition, assassinats multiples, constituant des crimes contre l’humanité, commis pendant la guerre d’Algérie courant 1962 notamment après les accords d’Evian du 19 mars 1962 et tout particulièrement le 5 juillet 1962 ».

Le mot « génocide » est manifestement impropre, car il suppose une intention de détruire un peuple et un début d’exécution suffisant pour en fournir la preuve. Or, il n’y a pas eu de « génocide » pendant la guerre d’Algérie, ni d’un côté ni de l’autre. Même si le terrorisme anti-français aveugle peut être considéré comme le premier degré d’une escalade qui conduit logiquement à cet aboutissement, le nombre et le pourcentage de ses victimes dans la population française d’Algérie ne justifient pas ce mot. Quant au massacre des harkis, on ne peut l’appeler « génocide » parce qu’ils n’étaient pas un peuple distinct des autres musulmans algériens. Le nombre des victimes n’est pas un critère suffisant : « génocide » n’est pas synonyme de grand massacre, ni de « pogrom » ou de « ratonnade ». Il est donc inutile de gonfler le bilan du massacre du 5 juillet 1962 à Oran jusqu’à 3.000 morts et disparus, alors que L’agonie d’Oran fournit une liste nominative de 145 noms qui est déjà suffisamment terrible. Prenez pour règle de ne rien affirmer que vous ne puissiez prouver d’une manière irréfutable, afin de garantir votre crédibilité. Et gardez-vous d’imiter les mauvais exemple que vous donne la presse algérienne en dénonçant rituellement le « génocide colonialiste » du 8 mai 1945. Il serait beaucoup plus vraisemblable et crédible de parler d’une « purification ethnique » visant à provoquer l’exode massif des Français d’Algérie.

La qualification des chefs d’accusation cités comme « constituant des crimes contre l’humanité » est à mon avis un autre abus de langage. La notion de « crime contre l’humanité » avait été créée par le tribunal de Nuremberg pour désigner des crimes de masse qui ne pouvaient s’expliquer par une situation de guerre, mais seulement par la volonté de refuser aux victimes la qualité d’êtres humains. Mais le vote par le Parlement français de la loi de 1964 sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité, et le refus de ratifier deux conventions internationales sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre, ont fait de la première catégorie de crimes les seuls imprescriptibles ; ce qui a obligé tous ceux qui voulaient faire juger des crimes impunis à les qualifier de crimes contre l’humanité. Or, l’arrêt rendu le 20 décembre 1985 par la Cour de cassation dans le cas de Klaus Barbie, autorisant son jugement pour la répression des actes de résistance autant que pour la déportation des juifs, a considérablement élargi la notion de crime contre l’humanité et brouillé la limite avec les crimes de guerre. Cette jurisprudence, confirmée par le nouveau code pénal de 1994, a encouragé Maître Vergès à plaider l’impossibilité de juger Klaus Barbie sans juger également les tortionnaires français des résistants algériens. Mohammed Harbi a tenté sans succès, dans sa revue Sou’al (1987, n° 7, p. 149), de réagir contre cet abus de langage : « Il y a une spécificité du crime contre l’humanité, et ce serait une erreur grave que d’assimiler tout crime, tout massacre, toute exaction à cette notion juridique nouvelle. Ce qui est mis au compte du nazisme, c’est une volonté délibérée, que son idéologie légitime, de nier toute appartenance à l’humanité de certaines catégories d’êtres humains, et de prétendre en nettoyer la planète comme on nettoie un matelas de ses punaises et comme on aseptise un linge à l’hôpital ». La jurisprudence actuelle favorise malheureusement cette dérive. Mais en tant qu’historien, je ne peux pas y consentir.

D’autre part, la liste des chefs d’accusation visant le général Katz fait peser sur ses seules épaules une accumulation de crimes d’une exceptionnelle gravité qui dépasse la vraisemblance. On y trouve confondus des actes commis par les forces de l’ordre dont il était le chef dans le cadre de la lutte contre l’OAS entre février et juin 1962, et d’autres commis par le FLN, dont le général est présenté comme le complice. La plainte contre le général Katz apparaît ainsi comme un prétexte pour mettre en cause le FLN et l’Etat algérien, mais aussi le général de Gaulle, président de la République française, aux ordres duquel il était soumis. A supposer que le tribunal eut jugé la plainte recevable, l’instruction et les débats contradictoires du procès auraient dû tenter de distinguer les responsabilités respectives des uns et des autres ; mais la question des responsabilités éventuelles de l’OAS (moins pour le 5 juillet 1962 que pour les mois précédents) n’aurait pas davantage pu être écartée.

Enfin, j’ai trouvé dans certaines déclarations de Véritas et de L’Echo de l’Oranie l’idée naïve qu’il appartenait à la justice d’établir la vérité historique à la place des historiens. Sans contester la carence des historiens français sur ce sujet, je dois rappeler quel est le rôle propre de la justice.

La justice est un des trois pouvoirs de l’Etat, en principe indépendant des deux autres, et une branche de son administration. Elle a pour mission de faire respecter les lois de l’Etat en appliquant les sanctions prévues par celles-ci contre ceux qui les enfreignent. Elle est donc à l’aise dans son rôle quand elle punit des individus malfaisants ou des associations de malfaiteurs qui ont préféré leurs intérêts ou leurs passions égoïstes à l’intérêt général. Mais elle n’est pas à l’aise quand elle est appelée à sanctionner les titulaires ou anciens titulaires des autres pouvoirs de l’Etat. C’est pourquoi, en cas de crise politique grave, les dirigeants préfèrent créer des juridictions d’exception plus dépendantes du pouvoir exécutif. Il ne faut donc pas surestimer la capacité de la justice ordinaire à juger de telles affaires. D’autant plus que l’ancienneté des faits (normalement prescrits pour cette raison) perturbe la bonne administration de la justice en ce que l’accusé ne peut plus être jugé par ses contemporains, et surtout parce que de nombreux responsables, coupables, complices ou témoins importants sont déjà morts.

Et c’est pourquoi les juges ressentent le besoin de recourir aux historiens pour tenter de voir plus clair dans des situations complexes et obscures. Or, il est malheureusement vrai que les historiens ne se sont pas empressés de faire la lumière sur la tragédie du 5 juillet 1962. Et c’est à juste titre qu’Alain-Gérard Slama, dans L’Histoire n° 231 d’avril 1999 (pp. 68-69), a poussé un cri d’alarme contre la trop longue carence de ses collègues.

Cette carence des historiens peut s’expliquer par un excès de prudence, qui les aurait dissuadé d’enquêter sur un sujet aussi délicat avant l’ouverture des archives publiques, sans disposer d’autres sources que de témoignages plus ou moins partisans. Mais aussi par la difficulté de faire abstraction de ses propres partis pris, quand on a d’abord été soi-même acteur ou témoin engagé de la guerre d’Algérie. Un historien que je respecte particulièrement, Charles-Robert Ageron, a cru devoir donner au livre du général Katz, L’honneur d’un général (L’Harmattan, 1993), une préface plus politique qu’historique dans laquelle il cautionne la version de celui-ci. A l’opposé, un autre historien, Raoul Girardet, avait donné une préface plus équilibrée à L’imposture algérienne, lettres secrètes du sous-lieutenant Guy Doly-Linaudières (Filipacchi, 1992), présent à Oran du 9 mai au 15 août 1962. Il n’est pas facile pour des historiens contemporains des événements de séparer nettement leur jugement politique de l’époque et leur jugement historique. Charles-Robert Ageron a vraisemblablement été entraîné à cautionner la version très controversée du général Katz par un réflexe d’incrédulité devant les accusations très graves et incroyables portées contre lui par les Oranais, dont les lettres de Guy Doly-Linaudière portent fidèlement témoignage : « Je ne peux pas vous décrire le climat incroyable d’Oran. Il faut y vivre, il faut le voir pour le croire », reconnaît-il lui-même ; et plus loin : « les gendarmes et les CRS qui font l’unanimité des Français contre eux, et qui arrêtent en ville les soldats du contingent pour les abandonner en quartier arabe et les faire massacrer » (op. cit. pp. 182- 183). Ce réflexe d’incrédulité l’a conduit à l’erreur de confondre le plaidoyer d’un homme dénigré avec la mise au point historique probante qu’elle n’était pas. Un historien ne se méfie jamais assez de ses réactions spontanées ; il doit garder son esprit critique toujours en éveil, envers lui-même comme envers les autres.

Mais il ne faut pas tirer de cet exemple des conclusions excessives. Il n’y a, heureusement, pas d’histoire officielle de la guerre d’Algérie en France (contrairement à l’Algérie). La communauté des historiens français et algériens qui travaillent dans notre pays connaît une relative diversité idéologique, à laquelle il n’est pas souhaitable de mettre fin par une épuration politique. Au lieu de dénoncer le règne de la « désinformation » ou d’une conspiration du silence chez les historiens, les Français d’Algérie et leurs amis peuvent influer sur l’ élaboration de la vérité historique en faisant eux-mêmes œuvre d’historiens, comme l’ont déjà fait le général Maurice Faivre dans ses livres sur le sort des harkis et sur Les archives inédites de la politique algérienne (L’Harmattan, 2000), et l’Algérois Jean Monneret dans sa thèse sur La phase finale de la guerre d’Algérie (Université de Paris IV, 1997). C’est la plus sûre voie de leur réhabilitation.

Guy Pervillé

PS : Il m’a été de plus en plus difficile de faire entendre mes arguments, et la fin de cet exposé a été particulièrement houleuse. La présidente de Véritas a très vigoureusement contre-attaqué le lendemain matin. Puis la médiation de la présidente du CEPN a permis la reprise, par écrit, d’un dialogue plus serein et positif, sans que je renonce à l’essentiel des positions que j’avais exprimées.


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