Mémoire et histoire de la guerre d’Algérie, de part et d’autre de la Méditerranée (1996)

dimanche 1er octobre 2006.
 
Cet article a été écrit à la demande de Bernard Ravenel et publié dans sa revue Confluences Méditerranée, n° 19, automne 1996, pp. 157-168. Il a été repris et développé dans le chapitre 6 ("De la mémoire à l’histoire") de mon livre alors en cours de rédaction, Pour une histoire de la guerre d’Algérie, Paris, Picard, 2002.

Un tiers de siècle après la fin de la guerre d’Algérie, on peut se demander si elle fait partie de l’histoire de la France, ou même si elle a jamais eu lieu. En Algérie, tout au contraire, celle-ci semble avoir recommencé, à moins qu’elle n’ait jamais cessé. D’un côté de la Méditerranée, une absence de mémoire collective, une volonté officielle d’amnésie. De l’autre, une hyper-commémoration obsessionnelle, allant jusqu’à la résurgence du passé dans l’actualité. Ces deux situations opposées sont l’une et l’autre (bien qu’inégalement) défavorables à l’élaboration d’un savoir historique sur cette guerre cruelle. Et pourtant, dans les deux pays, le recours à l’histoire est de plus en plus nécessaire pour aider à en guérir les séquelles et pour éviter d’en répéter les malheurs.

La guerre d’Algérie vue de France

En France, la guerre d’Algérie est une guerre sans nom, sans signification ni commémoration. Sans nom, parce que les « opérations de maintien de l’ordre » n’ont jamais été officiellement reconnues comme une guerre (même si le général De Gaulle a déclaré, le 11 avril 1961 : « Il est de fait que l’Algérie, pour l’instant, est un pays où sévit la guerre »). Sans signification positive, susceptible de rassembler la collectivité nationale dans une mémoire commune, comme la Grande Guerre, ou comme la Résistance dans une moindre mesure. En effet, le seul point d’accord est un sentiment général de mauvaise conscience, mais les opinions divergent quant à ses motifs : honte d’avoir fait cette guerre, et de l’avoir presque gagnée par des moyens plus ou moins avouables, ou honte de l’abandon final qui l’a rendue vaine. La mémoire nationale est écartelée entre plusieurs mémoires de groupes antagonistes : ceux qui ont milité pour la décolonisation, ceux qui l’ont combattue et en ont souffert (militaires engagés, « pieds-noirs », « harkis »...), et la majorité qui s’y est plus ou moins aisément résignée comme le général De Gaulle.

Il en résulte une volonté officielle d’oubli, traduite par une série de lois d’amnistie et par l’absence de commémoration publique. La commémoration du 19 mars 1962 « fin de la guerre d’Algérie » à l’initiative d’une association d’anciens combattants antimilitaristes, la FNACA, et de municipalités de gauche, provoque chaque année l’indignation des défenseurs de l’Algérie française. Comme l’explique très bien l’historien Robert Frank : « Les partisans du 8 mai fêtent au moins une victoire qui donne un sens à leur guerre. Ceux du 19 mars veulent une célébration qui fasse remarquer que la guerre d’Algérie n’en avait pas [...]. Les survivants peuvent célébrer le fait de n’être pas morts pour rien. Mais en honorant la mémoire de leurs camarades tués, ils posent implicitement l’affreuse question : pourquoi sont-ils morts ? [...] C’est parce que cette question est au fond insoutenable que cette guerre est incommémorable » [1].

Et pourtant, on ne saurait parler d’une volonté générale d’oubli. Témoigne du contraire la persistance depuis 1962 d’une production historiographique surabondante (et difficile à recenser exhaustivement) : entre 10 et 20 titres nouveaux par an au bas mot (sans compter les œuvres à caractère littéraire : romans, nouvelles, poésie, théâtre). La France est assurément le pays qui publie le plus de livres sur la guerre d’Algérie (y compris des livres d’auteurs algériens). Leur très grande majorité est composée de témoignages plus ou moins engagés d’acteurs ou de spectateurs, importants ou modestes. Viennent ensuite les enquêtes et les récits de journalistes (genre également bien représenté dans les productions audiovisuelles par les films de montage et d’interviews). Les ouvrages d’historiens professionnels sont plus rares, et tardifs. La répartition entre les tendances était très déséquilibrée au départ : les plaidoyers pour l’Algérie française et les réquisitoires contre ses ennemis étaient largement sur-représentés de 1962 à 1968. Puis la retraite et la mort du général de Gaulle ont favorisé une floraison de mémoires et de témoignages pour l’histoire, de grandes enquêtes journalistiques (Yves Courrière, Claude Paillat), et les premiers essais d’interprétation historique de 1968 à 1972. Depuis lors, un meilleur équilibre tend à s’établir entre les tendances, et les nationalités, des auteurs publiés. A mesure que les « événements » s’éloignent dans le passé, le désir de témoigner, directement ou indirectement, semble grandir, et les réticences de certains s’estomper [2].

Les jeunes nés après la guerre d’Algérie, selon une enquête faite en 1992 auprès des jeunes Français de 17 à 30 ans [3], sont en majorité (60%) conscients de l’utilité de la connaître. Ils en ont été informés surtout par la télévision (83%), puis par les enseignants (69%), précédant les parents (65%) ou des témoins (57%), la presse écrite (54,5%) et le cinéma (50%), les livres venant en dernier lieu (38%). La plupart d’entre eux (80,5%, contre 18%) estiment que l’école ne leur en a pas suffisamment parlé.

Il est normal qu’après les grands événements historiques, l’histoire commence à prendre la relève de la simple historiographie sans attendre la disparition complète des acteurs et témoins. Et pourtant, l’enseignement de l’histoire de la guerre d’Algérie, qui dispose d’une place non négligeable depuis les années 1980 et 1983 dans les programmes de troisième des collèges et de terminale des lycées, souffre d’un retard manifeste de la recherche historique sur la demande des enseignants et de leurs élèves [4].

En effet, la plupart des historiens universitaires ont longtemps considéré cette guerre comme relevant de l’ « histoire immédiate », c’est-à-dire du journalisme [5]. Trois obstacles, à leur avis, empêchaient d’en écrire une histoire scientifique : le manque de sources, notamment d’archives publiques ; l’absence du recul historique nécessaire pour situer les événements par rapport à leurs causes et à leurs conséquences ; enfin, l’impossibilité d’atteindre à un jugement impartial et serein sur des faits passionnément vécus.

Ces objections expriment une conception élevée du travail de l’historien, consistant à construire une interprétation parfaite et définitive à partir de sources exhaustives. Mais c’est un idéal utopique.

L’exhaustivité des sources de l’histoire est un mythe, car elles ne seront jamais toutes disponibles en même temps. Suivant la loi de 1979, les archives publiques françaises sont généralement accessibles au bout de 30 ans, à l’exception des documents destinés au public, lesquels restent accessibles sans délai, et de ceux qui relèvent de délais spéciaux allant de 60 à 150 ans (sauf dérogation spéciale) afin de protéger la sécurité de l’État ou de la Défense nationale, et surtout la vie privée des personnes et des familles concernées. Par ailleurs, d’autres sources surabondantes sont immédiatement consultables : les publications officielles, les imprimés et les périodiques, les archives privées, les sources orales. Ainsi, tous les témoins seront morts quand toutes les archives seront ouvertes.

Le recul historique nous vient peu à peu. Plus de trente ans après la fin de cette guerre, la majeure partie des Archives publiques françaises deviennent consultables, des Mémoires révèlent d’anciens secrets d’État qui n’ont plus de raison d’être, les conséquences nous apparaissent de plus en plus clairement, l’accélération de l’Histoire aidant. Quant au dépassionnement, il ne se produit pas automatiquement en fonction du temps écoulé, comme le prouvent les récentes controverses suscitées par les commémorations des bicentenaires de la Révolution française et des massacres de Vendée. C’est le travail des historiens qui transforme la mémoire passionnelle en histoire.

En dépit des puristes, l’histoire immédiate des grands conflits de l’histoire de France n’est pas une nouveauté. Chaque fois qu’il y a trouvé un intérêt politique et civique, l’État en a encouragé l’étude sans délai. Aussitôt après la Grande Guerre, les pouvoirs publics ont aidé à fonder la Société et la Revue d’histoire de la guerre. A l’issue de la Deuxième guerre mondiale, ils ont créé deux commissions qui ont fusionné en 1951 dans le Comité d’histoire de la Deuxième guerre mondiale, publiant sa Revue.

Rien de tel après la guerre d’Algérie, parce qu’elle n’est pas un facteur de cohésion nationale ni une source de légitimité pour les dirigeants (la Vème République n’osant pas commémorer les conditions de sa fondation). Ceux-ci ont voulu imposer aux Français une cure d’amnésie par une série de lois d’amnistie échelonnées de 1962 à 1968 en conséquence directe ou indirecte des accords d’Évian [6], et qui interdisent de rappeler les responsabilités d’individus nommément désignés dans des actes répréhensibles, qu’ils aient été jugés et condamnés ou non. Il en est résulté la situation précédemment décrite.

Cependant, celle-ci a commencé à changer. L’Institut d’histoire du temps présent, qui a pris la succession de l’ancien Comité d’histoire de la Deuxième guerre mondiale [7], a créé un groupe de travail sur la décolonisation, animé par l’historien Charles-Robert Ageron. Celui-ci a organisé en décembre 1988 un grand colloque sur La guerre d’Algérie et les Français, précédé par deux tables rondes sur « La guerre d’Algérie et les chrétiens » et « La guerre d’Algérie et les intellectuels français » [8]. Puis le Service historique de l’Armée de terre a entrepris la publication d’une série d’extraits d’archives militaires intitulée « La guerre d’Algérie par les documents », dont le premier volume consacré aux événements de mai 1945 [9] est sorti à grand peine en 1990 ; la publication du suivant a été suspendue, signe d’un blocage en haut lieu. Pourtant, le ministre de la Défense Pierre Joxe a décidé l’ouverture des archives militaires de la guerre d’Algérie à partir du 1er juillet 1992, en application de la loi de 1979. Un inventaire informatisé divisant le contenu des cartons en « unités documentaires » relevant du délai général ou de délais particuliers de communication a permis de rendre accessibles sans dérogation la très grande majorité des documents. Les délais spéciaux (qui protègent beaucoup plus les intérêts des individus que des secrets d’État ou militaires périmés) subsistent, ainsi que les contraintes des lois d’amnistie. Mais l’élucidation de toutes les responsabilités individuelles n’est pas la tâche la plus urgente des historiens [10]. Aujourd’hui, le principal obstacle à l’essor de l’histoire de la guerre d’Algérie n’est pas le manque de sources, mais tout au contraire le manque de chercheurs.

Commémoration de la Guerre de libération

En Algérie, la Guerre de Libération nationale est l’événement fondateur et la source de légitimité de la nation, de l’État, du régime et des dirigeants [11]. C’est pourquoi tous les gouvernements depuis 1962, et surtout depuis 1972, ont organisé une commémoration systématique et obsessionnelle, utilisant des moyens multiples et variés : discours commémoratifs à l’occasion des grands anniversaires (8 mai 1945, 1er novembre 1954, 20 août 1955, 19 mars et 5 juillet 1962), publication d’articles de journalistes, témoignages, romans, nouvelles et poèmes, érection de monuments aux morts et création de musées, réalisation de films.

Il est tout à fait normal et légitime que cette commémoration exalte l’héroïsme et le sacrifice des martyrs (chouhada) qui sont morts pour que vive leur patrie. Mais il l’est beaucoup moins qu’elle répète des affirmations de propagande susceptibles d’entretenir la haine de la France, comme les 45.000 morts du « génocide » de mai 1945, et les 1.500.000 martyrs de 1954 à 1962 (alors que le ministère des Anciens moudjahidine a recensé 152.862 tués sur 336.748 militants et combattants du FLN-ALN [12]), qu’elle glorifie l’usage de la violence terroriste contre les « colonialistes » et les « traîtres », évacue toute critique du système de gouvernement instauré par la Révolution et occulte le rôle des dirigeants écartés du pouvoir.

A cause de l’importance de leurs implications politiques, les recherches des historiens algériens sont placées sous le double contrôle du gouvernement et de l’Association des anciens moudjahidine. En réponse au succès des livres d’Yves Courrière (publiés de 1968 à 1971, et fondés en partie sur des témoignages d’acteurs algériens), le président Boumedienne a décrété que désormais l’histoire de l’Algérie serait écrite par des Algériens. Il a créé des institutions destinées à rassembler des archives et autres documents et à multiplier les enquêtes orales pour recueillir la mémoire de la Guerre de Libération. Mais la lenteur de ces institutions à ouvrir leurs fonds aux historiens en a décidé plusieurs à venir travailler ou publier en France, comme Mohammed Harbi.

Le premier colloque organisé à Alger en novembre 1984, aborda son objet par le biais du « Retentissement de la Révolution algérienne ». Les organisateurs, le ministre de la Culture et le directeur du Centre national des études historiques, tentèrent d’en orienter les travaux en invitant tous les participants, algériens ou étrangers, à témoigner sans réserves ni réticences que la Révolution algérienne avait été un combat exemplaire pour tous les hommes libres [13] ; mais un historien algérien qui voulait parler du terrorisme en fut, semble-t-il, empêché. La plupart des communications publiées (en français, en anglais ou en arabe) présentent pourtant un réel intérêt historique.

Si les historiens algériens travaillent dans des conditions difficiles, la diffusion de leurs travaux dans la société algérienne l’est encore davantage. En effet, l’enseignement de l’histoire nationale dans l’enseignement obligatoire est entièrement arabisé depuis 1966, et soumis aux directives officielles traduites dans un manuel unique, exprimant la vision arabo-islamiste diffusée depuis les années 1930 par l’Association des Oulémas. Les enseignants d’histoire, formés en arabe, et dans un esprit plus théologique qu’historique, pour enseigner une « histoire sainte », maîtrisent mal les sources rédigées en langue française (qui était la principale langue de travail du FLN), à supposer qu’ils veuillent et puissent les utiliser. La majorité des étudiants de licence, futurs professeurs, étaient naguère persuadés que le cheikh Ibrahimi, successeur du cheikh Ben Badis à la présidence de l’Association des Oulémas, était le principal responsable de l’insurrection du 1er novembre 1954, alors que les responsabilités de Messali, de Krim, de Ben Bella, d’Aït Ahmed, de Boudiaf, étaient largement sous-estimées ou ignorées.

Les contraintes qui pesaient depuis 1962 sur l’exercice du métier d’historien avaient commencé à se desserrer depuis que la Constitution de février 1989 avait reconnu le pluralisme politique et la liberté d’expression (impliquant la fin du monopole étatique de la presse et de l’édition). Mais depuis 1992, la guerre civile a replacé le travail intellectuel dans des conditions pires que jamais, sous les feux croisés des groupes islamistes armés et du nouveau pouvoir militaire.

Des méfaits de l’ignorance historique

Les conséquences négatives de l’insuffisance du travail historique sont particulièrement évidentes en Algérie, où l’hypercommémoration aboutit à la résurgence du passé [14]. Les protagonistes de la guerre civile qui déchire ce pays depuis 1992 la présentent comme une répétition du scénario de la Guerre de Libération, dans laquelle chacun des deux camps prétend se réserver le beau rôle du Moudjahid et imposer à son ennemi celui du traître à la patrie ou à l’Islam. Les islamistes ont repris à leur compte la vieille dénonciation du « Parti de la France » (Hizb França) identifié aux Algériens francophones (héritage du mouvement national des Oulémas et de l’Étoile-Nord-Africaine-PPA-MTLD, réactualisé après 1962 par le colonel Boumedienne et par les étudiants et diplômés arabophones) pour stigmatiser les partisans du pouvoir militaire et tous ceux qui ont justifié le coup de force de janvier 1992. Ceux-ci, faute de pouvoir retourner cette même accusation contre leurs ennemis, identifient de plus en plus les groupes armés du GIA ou de l’AIS à des fils de harkis poursuivant la vengeance de leurs pères contre les anciens moudjahidine. Toutes ces identifications manquent de vraisemblance et suscitent maintes objections. Il s’agit manifestement d’étiquettes infamantes utilisées sans souci de la vérité pour discréditer son ennemi.

Cette répétition de la première guerre d’Algérie par la deuxième n’est pourtant pas un simple faux semblant. Sans prétendre expliquer l’actuelle guerre civile algérienne par une cause unique, on peut au moins expliquer son caractère d’extrême violence par l’image de la Guerre de Libération qui a été inculquée aux jeunes générations à travers les commémorations officielles, l’enseignement et les publications.

L’exemple du terrorisme anti-français est particulièrement révélateur. Plusieurs témoignages d’anciens moudjahidine publiés en Algérie attestent clairement qu’au moins certains chefs de l’ALN avaient donné l’ordre d’ « abattre un Européen, n’importe quel Européen, pourvu que ce soit un Européen ». D’autres publications, qualifiées de « récits » ou de « romans » confirment ce fait. Tel jeune maquisard, arrêté et torturé, devient terroriste (fidaï) en 1960 pour venger les siens, en commençant par tuer le premier Français venu : « Beau spécimen de pied-noir... Bon gibier du matin ! » ; et continue jusqu’en 1962. Le plus inquiétant est un roman qui prétend justifier le retournement contre le colonialisme de toutes ses armes, à savoir « la méchanceté sans borne, qui ne fait aucune distinction, ne s’arrête guère à séparer les innocents des coupables, les hommes des femmes et des enfants, une méchanceté volontairement aveugle, uniquement acharnée à détruire [...]. Face à ses ennemis dépourvus de tout sens humain, l’Algérie était en danger de mort. Elle ne trouverait le salut qu’en devenant elle-même inhumaine ». Ces redoutables sophismes ne peuvent dissimuler un racisme flagrant : « Des Espagnols aux casquettes molles tombaient, des Maltais aux tignasses pouilleuses aussi, des Italiens aux visages cauteleux [...] Ahmed tirait avec le sentiment de nettoyer les rues, de les débarrasser de toute cette faune parasite qui les encombrait » [15].

La publication de cette apologie du crime raciste, en un temps où le gouvernement algérien disposait du monopole de l’édition, de l’information et de l’éducation, engage gravement sa responsabilité. Pour qui avait pu lire ces lignes, la fureur xénophobe du GIA n’avait rien d’imprévisible. L’actuelle mise en cause des fils de harkis détourne l’attention des véritables responsables. Au lieu de prôner l’éradication à tout prix du terrorisme islamiste, n’aurait-il pas mieux valu éviter d’en semer et d’en cultiver les graines ? Comme l’a bien dit Mohammed Harbi : « L’idéalisation de la violence [...] requiert un travail de démystification. Parce que ce travail a été frappé d’interdit, que le culte de la violence en soi a été entretenu dans le cadre d’un régime arbitraire, l’Algérie voit resurgir avec l’islamisme les fantômes du passé » [16].

Même si l’importance des enjeux politiques de la guerre de Libération nationale interdit pour longtemps de la considérer comme un sujet purement historique, l’Algérie aurait sans doute gagné à laisser ses historiens assumer librement leurs responsabilités professionnelles et civiques, sans leur imposer les contraintes draconiennes de mythes et de tabous.

L’histoire des élites intellectuelles algériennes formées par l’enseignement français a rectifié la vision polémique d’une minorité privilégiée et aliénée, trahissant les intérêts et les aspirations du peuple algérien représenté par le mouvement national [17]. La démystification du mythe du « harki » comme archétype du traître à sa patrie est une tâche beaucoup plus délicate, mais non moins nécessaire.

Les historiens algériens ne peuvent ignorer que le nombre des « Français musulmans » enrôlés par l’armée française en tant que soldats (engagés et appelés) ou que supplétifs (harkis, moghaznis, ou autres) a toujours dépassé celui des Moudjahidine, jusqu’à atteindre un rapport de 6 contre 1 au début de 1961 (210.000 contre 33.000, selon les archives militaires françaises [18]). Même si ces nombres doivent être relativisés en tenant compte du manque d’armes, des lourdes pertes et du renouvellement rapide des effectifs de l’ALN (qui aurait mobilisé 132.290 combattants ainsi que 204.458 militants du FLN entre 1954 et 1962 [19]), ils obligent à remettre en question le mythe d’une quasi-unanimité nationale au sein du FLN-ALN, fondement du système politique algérien. Ils exigent des explications qui ne se limitent pas à la lâcheté ou à l’intérêt personnel. Sans oublier les conséquences de l’énorme inégalité de puissance et de richesse entre les deux camps, l’histoire de la Révolution algérienne doit prendre en considération (comme l’a fait celle de la Révolution française), l’existence de « l’anti-révolution » [20] (la résistance du peuple aux abus de la révolution), qui ne se réduit pas à une simple contre-révolution. Elle doit enfin lever le tabou qui pèse sur les féroces représailles exercées contre les « traîtres » après le cessez-le-feu du 19 mars 1962 - en violation flagrante d’une clause fondamentale des accords d’Évian - dont l’occultation officielle ne fait que souligner les limites de l’unité nationale, et semble donner raison aux affirmations - répétées sans preuves suffisantes par les défenseurs des harkis - d’un « génocide » aux 150.000 victimes.

Cette remise en question des dogmes officiels est nécessaire pour faire sortir l’Algérie d’une culture de guerre et de guerre civile qui rend impossible la démocratie en identifiant toute divergence à une trahison. Comme l’écrit Lahouari Addi, le système politique algérien est fondé sur « le présupposé qu’entre Algériens il n’y a pas de conflits politiques. Il y a des conflits politiques entre Algériens et étrangers, ou entre Algériens patriotes et Algériens traîtres. Ce type de conflit n’a pas à être institutionnalisé, car les traîtres sont à exterminer physiquement, "à éradiquer", d’où le caractère sanglant de la crise actuelle » [...] [21].

La démocratie française n’est pas née de l’extermination d’une France par une autre, mais de leur lente accommodation réciproque. On peut souhaiter que l’histoire puisse contribuer à faire sortir un meilleur avenir de l’excès même du malheur algérien. Mais actuellement, la manipulation de la mémoire par les deux camps ennemis rend l’émancipation de l’histoire moins vraisemblable que jamais.

En France, les conséquences du retard du travail historique ne sont pas aussi graves, mais la situation actuelle ne justifie pourtant aucun triomphalisme.

En effet, l’opinion publique française reste divisée entre des mémoires de groupes antagonistes qui aspirent à s’imposer comme mémoire nationale. Les vaincus de l’Algérie française, qui ont vécu depuis 1962 comme des exilés de l’intérieur, en refusant de faire les frais, matériellement et moralement, d’une réconciliation franco-algérienne, sont tentés de trouver dans la faillite de l’Algérie indépendante l’occasion d’une réhabilitation et d’une revanche sur leurs adversaires.

De plus, les problèmes posés par l’immigration algérienne (ou plus largement, maghrébine) ont multiplié les occasions d’inquiétude : crise sociale des banlieues-ghettos, affrontements scolaires entre le voile islamique et la laïcité républicaine, incertitude sur l’identité nationale des jeunes « beurs » nés en France. Toutes ces craintes ont été redoublées depuis 1992, par l’éventualité d’un repli massif des élites algériennes francophones fuyant une victoire islamiste (repli accepté, semble-t-il, à gauche, mais refusé par la droite et par les associations de rapatriés et de « harkis ») ; puis par le risque d’une exportation en France de la guerre civile algérienne par une « cinquième colonne » islamiste (risque réalisé par les attentats de 1995, après ceux de 1986). Le spectre d’une nouvelle guerre d’Algérie hante à son tour la France.

Ces inquiétudes sont excitées et exploitées par le Front national, qui incarne les espoirs de revanche des vaincus de l’Algérie française, tout en revendiquant habilement l’héritage du général de Gaulle, dans la mesure où celui-ci avait accepté la décolonisation pour éviter l’immigration massive et préserver l’identité nationale [22]. D’où la vulnérabilité des dirigeants gaullistes aux pressions de l’extrême-droite en matière de lutte contre l’immigration clandestine et de réforme du code de la nationalité. Quant à la gauche, elle hésite et oscille depuis Guy Mollet entre le vieil idéal républicain d’assimilation et le droit des peuples à revendiquer leuridentité.

Leshistorienspeuventtenter d’apporter la clarté qui manque trop souvent dans des débats aux enjeux capitaux, sans leur être indifférents, mais en défendant leur indépendance contre les pressions qui peuvent surgir de tous les côtés. Rappelons deux exemples récents. Charles-Robert Ageron a été accusé de « révisionnisme » au pire sens du mot pour son refus d’admettre sans preuve des bilans chiffrés répétés comme des dogmes, à la fois par un bulletin défendant la mémoire des « 150.000 » harkis massacrés en 1962, et par un anticolonialiste - Yves Benot - dénonçant les « massacres coloniaux » commis à Sétif en mai 1945 et ailleurs [23]. Benjamin Stora, menacé de mort par les deux camps algériens, a dû quitter la France [24].

A ceux qui croient que la victoire de l’Algérie française aurait épargné aux deux pays tous les maux actuels, et qui réclament la réhabilitation intégrale de l’œuvre coloniale diffamée par la « désinformation » anticolonialiste, on peut répondre que l’histoire doit également corriger toutes les désinformations, y compris celle de la propagande coloniale qui présentait naguère l’Algérie comme le prolongement pur et simple de la métropole. Elle ne saurait entériner l’affirmation que la guerre d’Algérie était pratiquement gagnée en mai 1958 ou en juin 1960 à condition que le gouvernement optât franchement pour la politique d’intégration ; ni l’idée qu’il suffisait de vouloir intégrer l’Algérie à la France pour y réussir. Raymond Aron avait clairement démontré en 1957 l’impossibilité d’industrialiser l’Algérie et de stabiliser sa démographie dans un régime d’union douanière et législative avec la métropole. La découverte du pétrole et du gaz au Sahara - aux réserves moins importantes qu’on ne l’avait cru - n’aurait pu éviter à la France les chocs pétroliers de 1974 et de 1979 sans lui laisser la charge d’élever rapidement le niveau de vie de la population algérienne en pleine explosion démographique. Le pétrole et le gaz algériens auraient permis le développement économique du pays, à condition que le nouvel État eût reconnu la priorité des problèmes démographiques et alimentaires au lieu de tout miser sur la rente pétrolière et l’économie dirigée.

Les graves conséquences des choix faits dans les premières années de l’indépendance obligent à reconsidérer d’un œil critique les caractères fondamentaux du système politique élaboré par le FLN de 1954 à 1962. Mais l’histoire ne peut décider si ces vices résultaient inévitablement de la nature islamique et populiste du nationalisme algérien, ou s’ils auraient pu être évités par une autre politique de la France, reconnaissant beaucoup plus tôt le droit du peuple algérien à l’autodétermination.

Le risque d’une répétition de la guerre d’Algérie en France est perçu de deux manières opposées. L’extrême-droite dénonce l’invasion et la colonisation de la France par une population étrangère inassimilable et hostile. La gauche, au contraire, voit dans la situation des immigrés un prolongement de celle des colonisés, et redoute le « retour du refoulé » [25], c’est-à-dire celui du racisme colonial entretenu par les mauvais souvenirs non exorcisés des cruautés de la guerre.

La première vision est évidemment la plus contestable. Les immigrés algériens ou maghrébins et leurs enfants ne sont pas en position dominante, ni politiquement, ni économiquement, contrairement aux anciens « colons ». On ne peut les considérer globalement comme des ennemis inassimilables du fait de leur « race » ou de leur religion, sans nier l’existence des « Français musulmans » réfugiés en France depuis 1962. C’est un mythe politique exploitant de très vieux fantasmes.

La deuxième vision doit être quelque peu nuancée. Il est vrai que les immigrés algériens ou maghrébins souffrent trop souvent d’un racisme aggravé par la méconnaissance de l’autre (et qui est loin d’être le monopole des rapatriés d’Afrique du Nord). Mais ils ne sont plus des « indigènes » dominés et exploités dans leur propre pays. La présence en France d’une population immigrée, installée en majeure partie après l’indépendance de sa patrie, s’explique moins par les méfaits du colonialisme que par l’imprévoyance démographique et l’insuccès économique de l’État post-colonial. Après la récupération des richesses nationales aux dépens des anciens « colons » devenus des rapatriés, l’émigration vers l’ex-métropole ne peut plus être un droit absolu. Dans la conjoncture actuelle, où la France n’a plus besoin de travailleurs ni de chômeurs immigrés, elle ne peut se justifier que par une volonté d’intégration définitive dans la société française [26], qui en aura bientôt besoin pour assurer l’équilibre entre les générations. Encore faut-il que les enfants des immigrés surmontent les souvenirs d’oppression et de répression coloniale transmis par la mémoire familiale, et que la société et l’État français ne rejettent pas a priori ces nouveaux citoyens potentiels. L’histoire peut y contribuer, en montrant pour quelles raisons la politique d’assimilation ou d’intégration que la République prétendait réaliser en Algérie a échoué [27], et à quelles conditions elle peut réussir en France.

Ces quelques aperçus trop rapides et incomplets visent à montrer comment les historiens peuvent tenter d’arbitrer les conflits de mémoires entre les tendances de l’opinion française et entre les populations originaires d’Afrique du Nord, qui risquent de fausser la perception des problèmes que pose leur coexistence actuelle, et de conduire à la répétition des erreurs du passé. Aujourd’hui comme toujours et plus que jamais, le devoir des historiens est de travailler à « rétablir la vérité historique », sans obéir aux pressions de quiconque. Leur meilleure chance d’y réussir est, en France tout au moins, l’absence de doctrine officielle de l’État sur la guerre d’Algérie.

Guy Pervillé

Ce n° 19 de Confluences Méditerranée était consacré pour l’essentiel à un dossier intitulé "Passions franco-algériennes" (pp. 7-172) présenté par Bernard Ravenel.

[1] « Les troubles de la mémoire française », dans La guerre d’Algérie et les Français, s. dir. Jean-Pierre Rioux, Paris, Fayard, 1990, p. 607.

[2] Voir ma chronique : « Historiographie de la guerre d’Algérie » dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord, 1976 et suivants, Paris, Éditions du CNRS.

[3] Alain Coulon : Connaissance de la guerre d’Algérie, Paris, Ligue de l’enseignement et Institut du Monde arabe, 1993.

[4] Voir le dossier : « Peut-on enseigner la guerre d’Algérie ? » dans Historiens et géographes (Paris) n° 308, mars 1986 ; et les actes du colloque Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie, 3 t, Paris, Ligue de l’enseignement et Institut du Monde arabe, 1993.

[5] Cf. G. Pervillé : « Histoire immédiate, histoire du temps présent ou histoire contemporaine, Le cas de la guerre d’Algérie », Toulouse, Cahiers d’histoire immédiate n° 3, printemps 1993.

[6] Le cessez-le-feu du 19 mars 1962 impliquait l’amnistie réciproque des actes de violence commis jusqu’à cette date par les deux camps. Le gouvernement français a ensuite jugé bon d’amnistier ceux qui s’étaient opposés à sa politique de décolonisation.

[7] Sauf la Revue, reprise par l’Institut d’Histoire des Conflits contemporains.

[8] Cahiers de l’IHTP n° 9, oct. 1988, et n° 10, nov. 1988. Le second a été réédité : La guerre d’Algérie et les intellectuels français, s. dir. J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli, Bruxelles, Complexe, 1991.

[9] L’avertissement, 1943-1946, s. dir. Jean-Charles Jauffret, Vincennes, SHAT, 1990.

[10] Ceux qui réclament la mise en jugement du général Massu pour crimes de guerre oublient que cette décision impliquerait l’abrogation des accords d’Évian, donc la reprise de poursuites contre les responsables du terrorisme algérien (à supposer que la prescription ne joue pas dans les deux cas).

[11] Sur le statut de l’histoire de la Guerre de Libération en Algérie, voir Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli, Paris, La Découverte, 1991 ; Gilles Manceron et Hassan Remaoun, D’une rive à l’autre, la guerre d’Algérie de la mémoire à l’histoire, Paris, Syros, 1993, les actes du colloque Mémoire et enseignement de la guerre d’Algérie, et la récente table ronde de l’IHTP La guerre d’Algérie et les Algériens, Paris, 26-27 mars 1996.

[12] Tableau reproduit par Djamila Amrane, Les femmes algériennes dans la guerre, Paris, Plon, 1991, p. 232. Sur l’ensemble de la question des pertes, voir G. Pervillé. « Combien de morts pendant la guerre d’Algérie », L’Histoire n° 53 et 56 (février-mai 1983) ; Xavier Yacono, « Les pertes algériennes de 1954 à 1962 », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée n° 34 (1982) ; et Charles-Robert Ageron, « Les pertes humaines de la guerre d’Algérie », dans La France en guerre d’Algérie, Nanterre, BDIC, 1992.

[13] Le retentissement de la Révolution algérienne, Alger, ENAL, et Bruxelles, GAM, 1985, pp. 9-13 et 15-26.

[14] Cf. G. Pervillé, « Histoire de l’Algérie et mythes politiques algériens : du "parti de la France" aux "anciens et nouveaux harkis" », à paraître dans les actes de la table ronde de l’IHTP : La guerre d’Algérie et les Algériens, Paris, 26-27 mars 1996.

[15] Cf. « Historiographie de la guerre d’Algérie », Annuaire de l’Afrique du Nord 1985, p. 833, et 1986, pp. 919-920.

[16] Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin, croyants ou citoyens, Paris, Arcantère, 1992, p. 155.

[17] Cf. G. Pervillé, « L’élite intellectuelle, l’avant-garde militante et le peuple algérien », Vingtième siècle n° 12, oct.-déc. 1986.

[18] Cf. Maurice Faivre, Un village de harkis, Paris, L’Harmattan. 1994, p. 250, et Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie, même éditeur, 1995, p. 258.

[19] Cf. Djamila Amrane, op. cit., p. 232.

[20] Mohammed Harbi, op. cit., pp. 153-154.

[21] Le Monde, 29-11-1995, p. 16.

[22] Voir les propos rapportés par Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle, Fayard 1994.

[23] Cf. Le clin d’œil n° 88, août 1994 ; et Yves Benot, Massacres coloniaux 1944-1950, La IVème République et la mise au pas des colonies françaises. Préface de François Maspero, Paris, La Découverte, 1994.

[24] Cf. L’Histoire n° 196, février 1996, p. 102.

[25] Cf. Benjamin Stora, La gangrène et l’oubli, pp. 320-31.

[26] Cf. Charles Robert Ageron, « La France, c’est l’Amérique des Maghrébins », L’Histoire n° 83, nov. 1985.

[27] Cf. G. Pervillé, « La politique algérienne de la France, de 1830 à 1962 », actes du colloque Juger en Algérie, 1944-1962, Bordeaux 1er déc. 1995, à paraître dans la revue Le genre humain, 1996.



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