1962 : Fin de guerre en Algérie (2022)

dimanche 2 octobre 2022.
 
Cet article a été rédigé pour publication dans le n° 278 (pp 6-10), printemps 2022 de la revue "Les chemins de la Mémoire" (publiée par le Ministère des armées) à la demande de son rédacteur en chef Arnaud Papillon.

1962 : fin de la guerre d’Algérie »

Pourquoi la guerre d’Algérie ne devrait-elle pas être commémorée à la date de l’anniversaire du cessez-le-feu d’Evian, le 19 mars 1962 ? C’est la question qui a divisé les associations d’anciens combattants français depuis le 19 mars 1963. Selon la FNACA (Fédérations nationale des anciens combattants en Algérie) et l’ARAC (Association républicaine des anciens combattants), les guerres se commémorent à la date de l’acte de cessez-le-feu qui leur a mis fin, comme les deux guerres mondiales commémorées le 11 novembre (1918) et le 8 mai (1945). Selon les autres associations, au contraire, le 19 mars ne devrait pas être commémoré parce qu’il n’a pas mis fin à la guerre d’Algérie mais a inauguré sa pire période.

En quoi consistaient donc les accords d’Evian signés le 18 mars 1962 par les représentants du gouvernement français et par ceux du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), et comment ont-ils été appliqués sur le terrain par les uns et par les autres ?

Les accords d’Evian, résultat d’un long processu

Les accords d’Evian étaient le résultat d’un long processus de négociation, entamé pour l’essentiel au lendemain du référendum du 8 janvier 1961 par lequel le gouvernement français avait été mandaté pour préparer l’autodétermination de l’Algérie en créant un embryon d’Etat algérien. Ces négociations avec le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) durèrent près de quinze mois, furent retardées par le « putsch des généraux » du 22 avril 1961 à Alger, puis ouvertes publiquement à Evian le 20 mai 1961 et deux fois suspendues, d’abord par la France en juin, puis par le GPRA en juillet. Après plusieurs mois de grande incertitude, la négociation reprit secrètement en novembre 1961 et aboutit à des accords préliminaires conclus le 18 février 1961 dans un chalet des Rousses, puis renégociés à Evian du 7 au 18 mars 1962. Pendant ce temps, les opposants français à la négociation avec le FLN avaient fondé l’Organisation armée secrète (OAS), seule force organisée tentant d’empêcher l’application des accords par la force.

Le contenu complexe des accords d’Evian

Les accords d’Evian étaient, selon le mot de l’un de leurs signataires français Robert Buron, « un bien étrange document ». En effet, il ne s’agissait pas seulement d’un accord de cessez-le feu entre deux armées, mais aussi d’une procédure organisant une transition de la souveraineté française à la souveraineté algérienne dans une période transitoire de trois à six mois, et enfin de clauses traçant les grandes lignes de la future coopération entre les deux Etats pour les années à venir.

En effet, ces accords étaient constitués par plusieurs documents : un accord de cessez-le-feu bilatéral, et des « déclarations gouvernementales relatives à l’Algérie », définies d’un commun accord mais publiés séparément par les deux parties.

La déclaration générale résumait les grandes lignes des accords. Elle indiquait l’organisation des pouvoirs publics pendant la période transitoire (coexistence d’un haut-commissaire de France responsable en dernier ressort du maintien de l’ordre, et d’un exécutif provisoire algérien à majorité musulmane) et les garanties du référendum d’autodétermination qui devait ratifier les accords et créer l’État algérien dans un délai de trois à six mois. Elle proclamait la pleine souveraineté du futur État, garantissait la liberté et la sécurité de ses habitants (particulièrement celles des Français d’Algérie), et fixait les principes de la coopération entre les deux États, du règlement des questions militaires, et de celui des litiges.

La déclaration des garanties promettait une entière impunité à tous les habitants pour les actes commis avant le cessez-le-feu et les opinions émises avant le scrutin d’autodétermination, ainsi que la pleine liberté de circuler entre les deux pays. Elle accordait aux Français d’Algérie le droit d’exercer pendant trois ans les droits civiques algériens (avec une représentation proportionnelle à leur nombre) avant de choisir leur nationalité définitive, leur garantissait le respect de leur droit civil, de leur religion, de leur langue, de leurs biens, ainsi qu’aux ressortissants français de statut étranger.

Une déclaration de principe relative à la coopération économique et financière fondait celle-ci sur une base contractuelle de réciprocité des intérêts. D’autres déclarations fixaient les principes de la coopération pour la mise en valeur des richesses du sous-sol saharien dans le respect des droits acquis et au moyen d’un organisme technique franco-algérien ; de la coopération culturelle visant à développer l’enseignement, la formation professionnelle et la recherche scientifique et les échanges culturels ; de la coopération technique par l’envoi d’agents français en Algérie et de stagiaires algériens en France. Une déclaration relative aux questions militaires stipulait la réduction des forces françaises à 80 000 hommes un an après l’autodétermination et leur évacuation totale deux ans plus tard, à l’exception des bases navale et aérienne de Mers-el-Kébir et Bou Sfer concédées pour quinze ans, des sites sahariens d’essais de fusées et de bombes atomiques pour cinq ans et de droits d’escale sur certains aérodromes pour cinq ans. Une dernière déclaration prévoyait le règlement des différends par voie de conciliation, d’arbitrage, ou d’appel à la Cour internationale de justice de La Haye.

L’application chaotique des accords d’Evian

Dès le 19 mars, la France mit en application les clauses des accords qui organisaient la transition de l’Algérie française à l’Algérie algérienne, sous la souveraineté française incarnée par le Haut-commissaire Christian Fouchet, mais en collaboration avec un Exécutif provisoire franco-algérien désigné d’un commun accord et présidé par l’ancien élu rallié au FLN Abderrahmane Farès. Dans l’immédiat, la France dut briser par la force l’opposition de l’OAS qui refusait de reconnaître les accords d’Evian au nom des Français d’Algérie et s’efforçait de les rendre inapplicables en refusant le cessez-le-feu dès la publication de l’accord des Rousses. Dans ses deux points forts, Alger et Oran, l’OAS renforça son action terroriste contre le FLN, contre la population algérienne musulmane qui vivait sous son autorité, et contre les « forces de l’ordre » françaises dans la mesure où elles refusaient de la rejoindre. L’annonce du cessez-le-feu devait déclencher une épreuve de force décisive. Elle aboutit au brutal ratissage du quartier de Bab-el-Oued par l’armée française le 23 mars et à la fusillade de la foule française manifestant dans la rue d’Isly par un barrage de tirailleurs algériens de l’armée française qui fit près de 70 morts parmi les manifestants algérois le 26 mars 1962, puis à l’échec de l’implantation d’un contre-maquis dans l’Ouarsenis (fin mars-début avril 1962). La multiplication des arrestations de chefs de l’OAS à Alger (Roger Degueldre, puis le général Salan, chef nominal de toute l’organisation, le 20 avril) n’arrêta pas cette escalade de la violence, qui ne fut interrompue que par une négociation directe entre Jean-Jacques Susini, le président de l’Exécutif provisoire Abderrahmane Farès, et le chef des délégués du FLN dans cet exécutif, Chawki Mostefaï, aboutissant à un cessez-le-feu le 17 juin 1962. Quant à l’OAS d’Oran, beaucoup mieux organisée malgré l’arrestation de son chef le général Jouhaud le 25 mars, elle continua son action armée contre le FLN et contre les forces françaises commandées par le général Katz jusqu’à la fin juin 1962.

Pendant ce temps, le FLN-ALN appliquait le cessez-le-feu d’une manière très relative. Le nombre de militaires français tués, blessés ou enlevés en Algérie après le 19 mars resta non négligeable, ainsi que le nombre de victimes civiles d’attentats et d’enlèvements. Les unités de l’ALN qui devaient, selon l’article 3 de l’accord de cessez-le-feu, « se stabiliser à l’intérieur de leur des régions correspondant à leur implantation actuelle », se hâtèrent d’en sortir pour étendre leur autorité sur la population algérienne, et l’armée française, après avoir tenté de s’y opposer par la force, y renonça rapidement.

Puis, quelques jours après la ratification des accords d’Evian en France métropolitaine par le référendum du 8 avril 1962, la prise de fonctions de l’Exécutif provisoire à Rocher Noir le 13 avril et le remplacement de Michel Debré par Georges Pompidou à la tête du gouvernement français le 14 avril, une série d’enlèvements de civils français d’Algérie à Alger, à Oran et dans les régions environnantes commença le 17 avril, suivant la thèse de l’historien Jean Monneret qui l’a qualifiée de « terrorisme silencieux ». Présentée par le chef de la Zone autonome d’Alger Si Azzedine comme une riposte nécessaire au terrorisme anti-algérien de l’OAS, cette série d’enlèvements n’a pas touché, dans la très grande majorité des cas, des « tueurs » armés qui avaient les moyens de se défendre : si elle les visait, c’était indirectement, en provoquant par la terreur la fuite massive de la population civile française qui les abritaient.

Presque deux mois après le 19 mars, le 14 mai, la Zone autonome d’Alger commandée par Si Azzedine rompit ouvertement le cessez-le-feu d’Evian par une série d’attaques terroristes dans la ville d’Alger, accompagnées par l’exécution de tous les otages enlevés précédemment. Le général de Gaulle finit par s’en émouvoir. Le 23 mai, dans les décisions du Comité des affaires algériennes signées de sa main, on peut lire : « Le Haut-Commissaire interviendra afin que l’Exécutif Provisoire obtienne qu’il soit mis fin aux enlèvements et aux meurtres d’Européens actuellement perpétrés à Alger. Il appartient, en fait, à M. Farès de faire en sorte que Si Azzedine cesse son action dans ce domaine ou soit appréhendé ». En réalité, Si Azzedine obtint ce qu’il voulait : l’installation d’« Auxiliaires temporaires occasionnels » (ATO) algériens choisis par la Zone autonome dans les quartiers européens d’Alger, et l’expulsion de policiers et de militaires français hostiles à sa cause ; et le gouvernement français n’obtint pas un désaveu des enlèvements de la part du GPRA.

Voyant que le cessez-le-feu n’était plus respecté, le général de Gaulle décida, le 15 mai, d’avancer la date du référendum d’autodétermination en Algérie - ajourné à cause de la situation chaotique du pays - et donc la fin de la période transitoire, au 1er juillet 1962, afin d’obliger chacun à prendre ses responsabilités au plus vite. Il obtint satisfaction à Alger, par l’accord de cessez-le-feu négocié entre l’OAS et le FLN, mais pas à Oran.

D’autre part, la sécurité des « Français musulmans » engagés du côté français était théoriquement garantie par la « déclaration générale et la « déclaration des garanties » qui affirmaient : « Nul ne pourra faire l’objet de mesures de police ou de justice, de sanctions disciplinaires ou d’une discrimination quelconque en raison : - d’opinions émises à l’occasion d’événements survenus en Algérie avant le jour du scrutin d’autodétermination ; - d’actes commis à l’occasion des mêmes événements avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu ». Mais dès le 19 mars un massacre de « harkis » eut lieu à Saint-Denis-du-Sig (Oranie). Un peu partout, des promesses de pardon ou de « rachat » contre versement à l’ALN des primes de démobilisation furent suivies d’enlèvements et de sévices ou de supplices que leurs auteurs voulaient exemplaires. Mais une directive de la wilaya V datée du 10 avril 1962, interceptée par l’armée française et divulguée par l’OAS, faisait craindre le pire après la date de l’indépendance, en invitant le peuple algérien à attendre cette date pour assouvir sa juste vengeance. Pourtant, le ministre des affaires algériennes Louis Joxe et le ministre de la Défense Pierre Messmer s’opposèrent le 12 mai au transfert vers la métropole de tous les anciens supplétifs en dehors du plan général de rapatriement organisé par les autorités, et menacèrent de renvoyer en Algérie tous ceux qui arriveraient en dehors de ce plan. Ce faisant, ils violaient la déclaration générale des accords d’Evian, suivant laquelle « aucun Algérien ne pourra être contraint de quitter le territoire algérien ni empêché d’en sortir », et la déclaration des garanties qui affirmait la « liberté de circuler entre l’Algérie et la France ». De plus, Louis Joxe avait lui-même assuré au Parlement qu’aucun Français d’Algérie ne perdrait sa citoyenneté sans y renoncer volontairement, mais qu’il ne pourrait l’exercer qu’en France. Refouler des « Français musulmans » du territoire français revenait donc à les priver de leurs droits de citoyens en même temps qu’à mettre leur vie en danger.

Le référendum en Algérie du 1er juillet 1962 ne devait pas interrompre le processus prévu par les accords d’Evian, puisque le GPRA l’avait cautionné en invitant le peuple algérien à voter Oui à la question posée : « Voulez-vous que l’Algérie devienne un Etat indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies par les déclarations du 19 mars 1962 ? » Mais le Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA) réuni du 25 mai au 7 juin avait commencé par voter à l’unanimité le « programme de Tripoli » qui les définissait comme une « plateforme néo-colonialiste » à démanteler le plus vite possible : c’était donc un refus de ratifier ces accords mais aussi une duperie du gouvernement français - puisque le programme de Tripoli était tenu secret - et du peuple algérien qui était appelé à ratifier les accords d’Evian désavoués à son insu.

La souveraineté de l’Etat français en Algérie fut transmise le 3 juillet au nouvel Etat incarné par l’Exécutif provisoire en attendant l’élection et la réunion d’une assemblée constituante algérienne. Mais son président Abderrahmane Farès vint aussitôt remettre au GPRA les pouvoirs de l’Exécutif provisoire, dont tous les membres nommés par ledit GPRA avaient démissionné le 30 juin en dénonçant l’anarchie totale qui règnait dans le pays. Or le président Ben Khedda refusa sa démission, et le chargea de continuer à remplir sa tâche sans qu’il en ait l’autorité. En effet, la « force locale » créée en vertu des accords d’Evian pour servir au maintien de l’ordre par l’Exécutif provisoire, avait été confiée à un ancien officier algérien de l’armée française, mais dès le 3 mai celui-ci avait signalé qu’il n’était plus en mesure d’accomplir sa mission, parce que « ses effectifs fondaient comme neige au soleil, ses membres désertant pour aller grossir les rangs de l’ALN avec armes et bagages ». Ce qui restait de la Force locale disparut dans les premiers jours de juillet 1962.

Le FLN, vainqueur politique du conflit algérien, se présenta désuni à l’heure de l’indépendance, sous la forme de deux coalitions rivales reconnaissant soit ce qui restait du GPRA, soit le Bureau politique formé par Ben Bella, allié à l’Etat-major général de l’ALN du colonel Boumedienne. Trois mois d’affrontements entrecoupés de négociations affaiblirent la première et aboutirent à un début de guerre civile opposant la wilaya 4 (Algérois) aux forces rassemblées par le colonel Boumedienne, jusqu’à un cessez-le-feu qui permit l’élection d’une assemblée nationale, dans laquelle le peuple était invité à ratifier la liste unique des candidats du FLN choisis par Ben Bella, qui furent élus le 20 septembre et investirent le gouvernement Ben Bella le 29.

Ces presque trois mois d’anarchie favorisèrent la poursuite des enlèvements et des meurtres de Français civils (et parfois militaires), notamment à Oran où près de 700 Français furent tués ou enlevés dès le 5 juillet 1962, la veille de l’arrivée en Algérie du premier ambassadeur de France Jean-Marcel Jeanneney. En même temps les violences contre les anciens « harkis » et partisans de la France se déchaînèrent sous la forme d’enlèvements suivis souvent de tortures et de massacres. Le bilan des enlèvements de civils français fut évalué officiellement à plus de 3000 enlevés et près de 1700 morts et disparus du 19 mars au 31 décembre 1962, mais celui des « Français musulmans » ne put être établi.

L’ambassadeur Jeanneney s’efforça d’obtenir de Ben Bella le respect des accords d’Evian, mais il découvrit le 8 septembre 1962 que le texte du programme de Tripoli - jusque-là ignoré - était incompatible avec ces accords. Après de nombreuses violations, le gouvernement français imposa en décembre 1962 la fin de l’union budgétaire entre les trésors français et algérien, qui permettait à l’Etat algérien de faire payer par la France son énorme déficit, aggravé par la fuite massive des Français d’Algérie. Mais quelques mois plus tard, le grignotage des accords d’Evian par l’Algérie reprit, et il aboutit en 1971 à la nationalisation du pétrole et du gaz sahariens.

Un malentendu profond

En fin de compte, les accords d’Evian n’avaient été qu’un fragile échafaudage juridique, par lequel le gouvernement français avait voulu non seulement arrêter la guerre avec le FLN, mais aussi définir l’avenir des relations franco-algérienne, sans pour autant reconnaître son partenaire comme représentant légal de l’Etat algérien encore à créer. Bien que les trois ministres français ayant participé aux négociations d’Evian aient accepté de signer le texte des accords et d’en parapher les 93 pages avec le chef de la délégation du GPRA Belkacem Krim, le gouvernement français ne le publia pas tel quel, mais sous le nom de « déclarations gouvernementales relatives à l’Algérie » suivant un autre plan et sous d’autres signatures. Et il protesta contre la reconnaissance « de jure » du GPRA par le gouvernement soviétique le 19 mars. Ainsi le gouvernement français, en ne reconnaissant pas son partenaire de négociation, avait lui-même fragilisé le texte des accords. Au contraire, le GPRA avait eu une position plus logique, en proposant dès le 24 octobre 1961 au gouvernement français de reconnaître sans délai le GPRA avant de négocier tout le reste entre Etats, et en publiant après le 18 mars 1962 les principaux textes des accords comme résultats d’une négociation entre les deux gouvernements.

On comprend aussi pourquoi les gouvernements français ont refusé, durant plus d’un tiers de siècle, de commémorer le 19 mars 1962 comme une fête nationale. Adoptée en 2002 par la majorité de gauche de l’Assemblée nationale, cette commémoration fut confirmée dix ans plus tard par un vote du Sénat passé entretemps à gauche. Mais à en lire le texte de près, il s’agissait plus d’un deuil national que d’une fête nationale.

Guy Pervillé



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