Mémoires et histoire de la Guerre de Libération Nationale (2013)

lundi 1er juillet 2013.
 
Ce troisième article a été rédigé peu après les deux précédents en mars 2013 à l’intention de la revue culturelle algérienne L’Ivrescq, mais il n’a pas été accepté ni publié. Je regrette ce refus et j’en comprends les raisons, mais j’estime devoir publier ici cet article pour que sa rédaction n’ait pas été inutile.

Ce sujet, qui prend la suite du précédent consacré à l’Algérie coloniale, est incomparablement plus difficile à traiter, pour la raison suivante. Depuis la fin de ce que l’on appelle en France la guerre d’Algérie, tous les gouvernements français ont renoncé à la politique mémorielle de glorification de l’Algérie française qui avait été celle de la IIIème et de la IVème République - avant que le vote de la loi du 23 février 2005 vienne donner l’impression contraire. En conséquence, l’histoire de l’Algérie et celle de sa guerre d’indépendance ont pu s’émanciper presque entièrement de toute directive officielle, et se reconstruire à partir du libre travail des historiens. Mais en Algérie, la politique mémorielle opposée par le mouvement national à celle de la France coloniale a triomphé avec l’indépendance du pays, et elle s’est donc perpétuée jusqu’à nos jours à travers les programmes politiques et les textes constitutionnels ou législatifs qui limitent la liberté des historiens. Et c’est pourquoi, sans prétendre réécrire l’histoire de l’Algérie à la place des historiens algériens, il convient de mettre en évidence les contradictions entre une mémoire officielle et une histoire indépendante des contraintes politiques, en prenant comme boussole la règle que Charles-Robert Ageron avait formulée en 1993 : « s’agissant de drames récents dont la mémoire risque d’être transmise déformée aux jeunes générations qui n’ont connu ni « l’Algérie de Papa » ni « l’Algérie des colonialistes », les historiens ont le devoir d’être plus prudents encore que leur métier ne l’exige habituellement. Si l’objectivité est philosophiquement impossible, l’impartialité est une vertu que tout historien peut et doit s’imposer. Et les enfants de France comme les enfants d’Algérie ont un droit semblable à la vérité de leur histoire » [1]. Cette confrontation portera sur quelques exemples : les événements de mai 1945 autour de Sétif et de Guelma, puis les étapes du conflit de 1954-1962, et enfin sur la signification du 19 mars et sur la persistance de sa mémoire depuis un demi-siècle.

Le précédent du 8 mai 1945

Comme il a déjà été indiqué dans notre premier article, les événements tragiques de mai 1945 offrent une bonne occasion de mettre en évidence tout ce qui distingue et oppose la mémoire et l’histoire. Depuis cette date jusqu’au récent film de Rachid Bouchareb intitulé Hors-la-loi, présenté au festival de Cannes en 2010 [2], une version s’est imposée d’abord dans la propagande nationaliste algérienne, et elle tend de plus en plus à faire de même en France : celle d’une répression froidement préméditée et perpétrée au prix de milliers ou de dizaines de milliers de victimes, afin de briser par la terreur une revendication pacifique d’autodétermination. Or cette version de propagande est incontestablement fausse, il suffit pour le constater de suivre le récit détaillé des événements. En effet à Sétif, au matin du 8 mai 1945, il n’y a pas eu un “massacre” des manifestants algériens prémédité par la police ou par l’armée française, même si le premier mort fut peut-être le porteur du drapeau algérien ( mais le contrôleur français du marché avait peut-être été tué plus tôt [3]) : ce sont des civils français qui ont été massacrés ou blessés par des Algériens musulmans armés (en principe, le service d’ordre d’une manifestation pacifique), et il n’y a pas eu de “massacre” commis par les forces de l’ordre contre la masse des manifestants. Puis c’est une véritable insurrection qui s’en est pris aux civils français dans toutes les directions au départ de Sétif, notamment vers le nord jusqu’à la mer. Dans l’une des nombreuses localités touchées, à Kerrata (lieu de naissance de Bachir Boumaza), la répression fut sommaire et meurtrière, mais on oublie le plus souvent de dire qu’elle répondait à un début de massacre touchant la population civile française (8 tués, plusieurs blessés, et 13 rescapés par miracle [4]). L’après midi du 8 mai, d’autres affrontements autour des drapeaux algériens non autorisés causèrent un nombre très limité de morts et de blessés algériens à Bône, à Guelma et à Blida. Enfin à Guelma (ville située à plus de 200 km de Sétif) et dans les villages voisins, à partir du 9 mai, la répression fut en effet systématique et injustifiable, puisque des centaines d’Algériens musulmans furent arrêtés dans la ville puis assassinés sans autre raison que la panique provoquée par un début d’insurrection qui fit douze morts européens et qui fut vite réprimé les 9 et 10 mai dans les environs.

Comme l’a bien montré la thèse de Jean-Pierre Peyroulou [5], les événements de Guelma ont été très différents de ceux de Sétif, même s’ils en ont été une conséquence. A Sétif, une véritable insurrection a incontestablement eu lieu, puis elle s’est répandue dans toutes les directions, et elle a causé l’essentiel des pertes françaises. Mais à Guelma-ville, aucune insurrection n’a eu lieu, et toutes les victimes algériennes furent en quelque sorte des otages, arrêtés sous le coup de la panique déclenchée par l’annonce du début d’insurrection (beaucoup plus limité que celui de Sétif) touchant les villages des alentours. Enfin, dernière différence : à Sétif et dans toute sa région, la répression fut conduite par les autorités militaires, alors qu’à Guelma elle le fut par la milice civile recrutée par le sous-préfet Achiary. Le bilan des pertes françaises est incontesté : environ cent morts et 120 blessés (y compris les militaires). Celui des pertes algériennes, au contraire, ne s’est pas limité aux 1.500 morts officiellement reconnus par le ministre français de l’Intérieur : les estimations citées n’ont pas cessé d’augmenter très rapidement durant l’été de 1945, avant de se stabiliser quelques années plus tard à 45.000 morts, mais sans démonstration probante. Les bilans fournis par des sources écrites en anglais ou en arabe ne sont pas a priori plus crédibles que ceux donnés en français s’ils ne sont pas accompagnés de preuves. Jusqu’à preuve du contraire, il paraît donc plus prudent de parler de « milliers de morts ». Quant à la répression par les tribunaux militaires, elle a donné lieu à 166 condamnations à mort, dont seulement 33 furent exécutées et les 119 autres furent commuées, 1.028 non-lieux et 577 acquittements, sur un total de 3.630 personnes jugées [6]. Enfin, la thèse de Jean-Pierre Peyroulou a établi qu’à Guelma et dans sa région, la justice militaire estimait nécessaire de poursuivre les responsables des crimes commis dans le cadre de la répression, mais le gouvernement préféra faire voter une loi d’amnistie le 1er mars 1946. A lire cette thèse, il paraît vraisemblable que le suicide du procureur militaire, le colonel Halpert, ait été dû au refus du ministre de l’Intérieur d’autoriser le jugement de ces criminels français. Si tel fut bien le cas, le gouvernement français serait bien inspiré de lui rendre enfin l’hommage mérité par son sens exigeant de l’honneur [7].

Tous ces faits sont très graves, mais ne justifient pourtant pas la version falsifiée que la propagande du PPA, puis du MTLD et enfin du FLN a durablement accréditée. En effet, depuis 1975, le premier livre de Mohammed Harbi, Aux origines du FLN, la crise du PPA-MTLD, avait signalé que les deux principaux leaders du PPA clandestin, Hocine Asselah et le docteur Lamine-Debaghine, avaient rencontré Messali Hadj dans sa résidence surveillée en avril 1945 et lui avaient proposé de s’évader pour proclamer un Etat algérien à la fin de la guerre. Messali se serait bien évadé, mais serait revenu faute d’avoir trouvé un guide. L’historienne Annie Rey-Goldzeiguer avait d’abord été sceptique, mais elle a changé d’avis dans son dernier livre publié en 2002, après que la fille de Messali ait confirmé cette évasion et ce retour [8]. Enfin le site internet de l’ancien président du GPRA Benyoucef Ben Khedda a confirmé cette information [9]. Pour soulager les insurgés de Sétif et de Guelma, la direction clandestine du PPA donna un ordre de soulèvement général, avant de l’annuler pour éviter la destruction totale de son organisation, mais trop tard pour empêcher quelques actions isolées à Haussonvillers (Kabylie), Cherchell et Saïda. Il est certain qu’un grand nombre de nationalistes algériens étaient persuadés, avant même le début de la Deuxième guerre mondiale en septembre 1939, que les Algériens ne devaient plus se laisser enrôler par la France et combattre pour sa cause, mais qu’ils devaient se donner les moyens d’organiser une insurrection pour atteindre leurs propres objectifs, en sollicitant l’aide de ses ennemis ou en exploitant sa faiblesse. L’hypothèse d’une tentative d’insurrection à la fin de la guerre, à laquelle croyaient les autorités françaises, n’avait donc rien d’a priori invraisemblable, même si ses chances de succès étaient objectivement nulles sans une intervention extérieure.

Trois raisons principales peuvent expliquer que cette hypothèse ait si peu retenu l’attention. D’abord, un processus naturel de confusion entre la mémoire et l’histoire. En effet, la mémoire est naturellement plus marquée par le résultat final des événements que par leurs causes antérieures, qu’il appartient à l’histoire de rechercher. En conséquence, contrairement à l’histoire qui doit resituer les événements dans l’ordre chronologique pour distinguer les causes qui les précèdent et les conséquences qui les suivent, la mémoire tend naturellement à inverser la chronologie en supposant que l’aboutissement final était prémédité à l’avance.

Mais la propagande nationaliste, poursuivie avec persévérance depuis deux tiers de siècle, a - consciemment ou non - détourné l’attention du peuple algérien de la recherche des causes dans le passé pour la tourner vers un avenir porteur de revanche. Et c’est ainsi que la question de l’existence ou non d’un projet d’insurrection nationaliste visant à créer un fait accompli en mai 1945, à la veille de la création de l’ONU - hypothèse retenue par plusieurs témoins et historiens importants - a été refoulée sans examen par la mémoire collective algérienne.

Enfin, le départ de presque tous les témoins français d’Algérie à partir de 1962 a laissé libre cours à la reconstruction d’un récit légendaire par les témoins algériens sans qu’ils aient à craindre d’être démentis, étant donné que les quelques Français revenus en Algérie après l’indépendance étaient idéologiquement peu portés à contester leur version. C’est ainsi que dans un film sur le 8 mai 1945, diffusé en mai 1995 sur Arte, des témoins algériens ont nommément accusé trois Français de Sétif d’avoir participé à la répression, alors que l’un d’eux venait de s’évader d’un camp de prisonniers en Allemagne, le deuxième était incorporé dans le corps expéditionnaire en Europe, et le troisième était âgé de seize ans et alité chez lui avec une forte grippe [10].

D’autre part, il faut ajouter que, dans les assemblées représentant la Résistance française, les orateurs les plus à gauche étaient les plus disposées à identifier les révoltés de mai 1945 avec des complices du fascisme ; et c’était tout particulièrement le cas des communistes, qui ne changèrent qu’à moitié leur interprétation en faisant passer les victimes de la répression du statut d’hommes de main à celui de victimes des colonialistes. Au contraire, comme l’a souligné Mohammed Harbi dès 1975, les quelques orateurs de droite étaient beaucoup plus lucides sur la réalité d’un soulèvement nationaliste [11].

Pourtant, jusqu’à la fin des années 1980, les travaux d’historiens français et algériens sur ce sujet ne semblaient nullement contradictoires ; mais tout a changé dans les années 1990, sous l’influence de la Fondation du 8 mai 1945, qui s’est donnée pour but de faire reconnaître cet événement comme étant un « crime contre l’humanité » commis par la France contre le peuple algérien. C’est pourquoi en mai 1995, l’association « Au nom de la mémoire » prit l’initiative de relayer en France l’action de la Fondation. Après avoir assisté à l’une de ses manifestations, Charles-Robert Ageron - par ailleurs justement sévère envers la répression de mai 1945 - publia un article où il regrettait que le cinquantième anniversaire des "massacres de Sétif du 8 mai 1945" ait "donné lieu en Algérie et en France à une série de commémorations largement médiatisées dans lesquelles l’histoire et les historiens français furent souvent malmenés voire disqualifiés. C’est ainsi que dans une conférence-débat donnée en Sorbonne le 4 mai 1995, un ancien ministre FLN, M. Bachir Boumaza, s’éleva contre ’les tentatives révisionnistes de l’histoire coloniale française’ qui visent à minimiser l’ampleur et l’horreur des massacres de civils algériens. Dans la page Histoire du journal Le Monde (n° du 14 mai 1995), un journaliste FLN qui écrit sous le pseudonyme de Ali Habib s’en est pris ’aux historiens français qui se livrent depuis un demi-siècle à une bataille de chiffres morbide’ alors que ’du côté algérien la cause est entendue’, le ‘génocide’ perpétré volontairement à la suite d’une provocation colonialiste aurait fait ’45.000 morts, chiffre officiel’". Après avoir évoqué plus précisément les activités de la Fondation, Charles-Robert Ageron se proposait de "présenter ici le rappel vérifié des faits, et quelques réponses aux interrogations d’une histoire critique. Car à mon sens tous les historiens, quelles que soient leur nationalité et leur religion, professent un même culte : celui de la vérité contre tous les faux patriotiques, et n’entendent jamais renoncer à leur esprit critique". Et il concluait ainsi son article : « Faut-il rappeler ici qu’en histoire de la décolonisation toute insurrection manquée s’appelle une provocation, toute insurrection réussie une Révolution ? Un historien se contentera de noter impartialement que la tentative avortée en mai 1945 devait servir de répétition générale à l’insurrection victorieuse de la Révolution (thawra) de 1954-1962 ». [12]

Les étapes de la guerre d’indépendance

Contrairement au soulèvement manqué de mai 1945, et contrairement à la préparation clandestine d’une future insurrection par les militants clandestins de l’Organisation spéciale (OS) du PPA-MTLD (qui put achever son programme avant d’être démantelée par la police française en 1950), le projet insurrectionnel lancé le 1er novembre 1954 par un petit groupe d’ancien responsables de l’OS ne fut pas un échec, et il finit par aboutir, après plus de sept ans de lutte armée, à l’indépendance d’un Etat algérien reconnu par la France. Il n’est pas question de raconter ici un processus aussi long et aussi complexe, mais seulement de critiquer la version officielle, telle qu’elle est ou a été enseignée en Algérie en fonction des programmes d’enseignement fixés par l’Etat.

Cet enseignement, qui accorde une place considérable dans ses programmes à la guerre de libération, est naturellement très simplifié dans le cycle fondamental et dans le cycle secondaire, mais suivant plusieurs études spécialisées que nous avons pu consulter, il ne semble pas que la vision de l’histoire contemporaine de l’Algérie change fondamentalement en passant d’un niveau d’enseignement à un niveau plus élevé. Par exemple, il est frappant de voir que dans les programmes de 5ème AF en vigueur en 1986, analysés par Hassan Remaoun lors du colloque franco-algérien organisé par Charles-Robert Ageron [13], des leçons soient consacrées spécialement à trois grands événements : l’insurrection du 20 août 1955, la grève générale de huit jours, (janvier-février 1957), et les manifestations de décembre 1960, ces deux dernières leçons étant présentées dans les mêmes termes : « le peuple algérien défie le colonialisme ». Or dans ce même colloque, le grand historien Mahfoud Kaddache - auteur bien connu d’une thèse très importante sur la nationalisme algérien de 1919 à 1951 - consacre sa communication au sujet suivant : « Les tournants de la Guerre de libération au niveau des masses populaires » [14]. Il y analyse d’une manière comparative les trois mêmes événements déjà cités (à un niveau d’étude naturellement plus précis que dans un manuel de 5ème AF), en étudiant successivement les trois thèmes suivants : « l’entrée en action des masses populaires », « les actions des masses populaires », et « les victoires politiques ». Et il conclut ainsi son étude : « la Révolution a été déclenchée par une avant-garde politique activiste, rejointe par des militants de tous milieux poussés par le désir de combattre, de venger un des leurs tué, arrêté ou disparu et dans de nombreux cas par la contrainte de fuir la répression policière et militaire s’exerçant indistinctement sur tous les Algériens. Les masses populaires ont fourni le gros des contingents de l’ALN. Mieux, dans certaines situations cruciales, comme nous l’avons vu dans les trois exemples étudiés, le peuple s’est engagé massivement, obéissant aux ordres des responsables ou même les devançant. Tout cela rappelle tout à fait le déroulement de nombreuses insurrections algériennes contre l’occupation étrangère. Il y a somme toute une certaine continuité dans l’histoire des résistances armées algériennes... » [15]

Cette manière de procéder m’a d’autant plus étonné que Charles-Robert Ageron avait auparavant étudié d’une manière beaucoup plus approfondie et convaincante « l’insurrection du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, de la résistance armée à la guerre du peuple » [16]. Or la communication de Mahfoud Kaddache, par son choix d’une présentation thématique, m’a semblé faire trop bon marché de l’enchaînement chronologique des événements, en quelque sorte à la manière d’un pont qui prend appui sur des piles et non pas sur toute la largeur du fleuve qu’il traverse. Mais l’histoire ne peut pas procéder ainsi par sauts, parce que tout événement est la conséquence de ceux qui le précèdent et la cause de ceux qui le suivent. Les trois événements retenus par Mahfoud Kaddache donnent l’impression d’une généralisation et d’un approfondissement continus du soutien du peuple algérien à la cause nationale, qui rendaient de plus en plus certaine et inévitable la victoire politique du FLN, quelles que fussent les difficultés rencontrées par l’ALN. Or la démonstration de cette thèse n’emporte pas la conviction de qui garde en mémoire les faits qui s’interposent entre les événements sélectionnés par Mahfoud Kaddache.

En effet, si les organisateurs du 1er novembre 1954 avaient exprimé dans leur Proclamation la conviction que « le peuple est uni derrière les mots d’ordre d’indépendance et d’action », ce qui faisait partie des “conditions favorables pour le déclenchement d’une action libératrice”, ils semblaient se contredire en affirmant ensuite que “notre mouvement national terrassé par des années d’immobilisme et de routine, mal orienté, privé du soutien indispensable de l’opinion populaire, se désagrège progressivement à la grande satisfaction du colonialisme” [17]. Contradiction explicable par le fait que l’audience du parti nationaliste dans la population algérienne, après avoir considérablement progressé de 1936 à 1948, avait souffert de son impuissance et des crises internes qui l’avaient affaibli depuis cette date.

De nombreux témoignages attestent que le soutien spontané du peuple algérien était nettement moins fort que ce qu’avaient espéré les chefs de l’insurrection (« l’adhésion populaire à la Révolution restait timide », reconnaît Mahfoud Kaddache), et c’est pourquoi le chef de la wilaya du Nord-Constantinois, décida de relancer son action en mobilisant la population pour vaincre ou mourir : « L’objectif visait l’intervention des masses populaires rurales aux côtés des moudjahidines de l’ALN dans des attaques dirigées contre les postes militaires, les établissements et les colons français ». Ces attaques visant des civils français autant que des militaires - même si ce fait n’est pas assez souligné - provoquèrent des représailles démesurées qui renforcèrent le FLN par la volonté populaire de vengeance : « Conviction patriotique et adhésion de cœur au FLN pour les uns, contagion révolutionnaire pour les autres, cela est indéniable. Mais le résultat est évident, les masses populaires ont pratiquement affirmé leur soutien au FLN et à son combat libérateur et elles ont le plus souvent, sans armes, affronté la mort. (...) Sur le plan psychologique, un climat de haine s’est instauré entre les deux communautés et le fossé qui déjà les séparait avant 1954 s’est très largement élargi » [18]. Le bilan des victimes du côté français, récemment établi par l’enquête minutieuse de Roger Vétillard [19], est très supérieur à ce que l’on citait auparavant : 118 morts civils européens, et au moins 36 musulmans tués par les insurgés, 47 morts européens et musulmans dans les forces de l’ordre, et au moins 115 blessés civils et militaires ayant survécu après une hospitalisation. Aucun recensement précis des victimes de la répression, qui se comptent certainement par milliers, n’a été effectué.

Après cet événement, qui relança l’insurrection en péril, le FLN réussit à compléter son implantation sur l’ensemble du territoire algérien, et c’est pourquoi le Congrès de la Soummam, qui réunit les principaux chefs de l’intérieur durant l’été 1956, choisit le 20 août comme date officielle de son ouverture. Le Comité de coordination et d’exécution (CCE), nouvel organisme de direction créé par le Congrès, s’installa à Alger et entreprit d’imposer au gouvernement français d’accepter l’indépendance par une campagne d’attentats à la bombe commis dans les lieux publics à Alger à partir du 30 septembre 1956, et qui dura sans interruption jusqu’au 28 janvier 1957, puis fut reprise après la grève générale de huit jours. Ce fait majeur n’est pas mentionné dans la communication de Mahfoud Kaddache, qui insiste au contraire sur le caractère non-violent de la grève de solidarité ordonnée pour 8 jours par le FLN pour soutenir la cause de l’indépendance à l’Assemblée générale de l’ONU : « C’est donc à une bataille politique qu’était convié le peuple algérien. Il s’agissait d’une grève politique, pacifique, et non pas d’une grève insurrectionnelle comme l’ont souligné de nombreux témoignages de responsables de la Révolution » [20]. Cette grève fournit l‘occasion au général Massu de démanteler par tous les moyens l’organisation du FLN-ALN de la Zone autonome d’Alger entre janvier et octobre 1957. Ce résultat fut apprécié très sévèrement par Ben Youcef Ben Khedda, l’un des membres du CCE et futur président du GPRA, que cite Mahfoud Kaddache : « La grève des huit jours changea la situation à Alger du tout au tout, quarante-huit heures à peine après son déclenchement, nous avions perdu l’initiative dans une capitale mise sens dessus-dessous par les furieux débordements de la 10ème division parachutiste de Massu... Semant terreur et désolation, les légionnaires de Bigeard, Jeanpierre, Godard et consorts, avaient créé le vide autour de nous » [21]. Pourtant, Mahfoud Kaddache cite les jugements positifs d’El Moudjahid (1er février 1958), selon lequel « la grève générale a marqué un grand tournant dans la Révolution algérienne », « la solidarité des masses populaires a consacré le FLN, représentant exclusif du peuple algérien et seul interlocuteur valable », et il en déduit sa conclusion : « la grève a révélé l’engagement des masses populaires aux côtés du FLN et leur respect des décisions prises par les dirigeants de la Révolution. Et cela quel qu’en soit le prix (...). Malgré toutes les pertes, la grève a été une victoire politique ». [22]

Le troisième événement retenu correspond aux manifestations algériennes de décembre 1960 qui répondirent aux manifestations des Européens (hostiles à toute négociation avec le FLN) en arborant des drapeaux algériens pour appeler De Gaulle à négocier avec celui-ci. En passant ainsi d’octobre 1957 à décembre 1960, la démonstration de Mahfoud Kaddache fait un bond en avant de plus de trois ans, tout comme la dernière séquence du film La bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo et Yacef Saadi. Il s’efforce néanmoins de rappeler les principaux faits qui expliquent « la situation générale en cette fin de 1960 », mais d’une façon très brève et en taisant des événements essentiels.

Le premier d’entre eux correspond aux conséquences du 13 mai 1958 sur les relations entre les habitants européens et musulmans d’Alger et de nombreuses villes d’Algérie. Les manifestations de fraternisation franco-musulmanes organisées par l’armée française à partir du 16 mai 1958 ont toujours été dénoncées par le FLN comme une pure duperie, mais de nombreux témoins ont démenti cette interprétation réductrice, même des sympathisants de la cause algérienne tels que le journaliste Jean Daniel [23] ou que l’écrivain Mouloud Feraoun [24]. Par exemple, l’historien Roger Letourneau, auteur du livre Evolution politique de l’Afrique du Nord musulmane, 1920-1961, y a raconté etanalysé l’événement dont il avait été l’un des nombreux témoins le 16 mai à Alger : « On eut beau jeu de dire après coup que la manifestationmusulmane avait étémontée de toutes pièces par les officiers des SAU (Sections administratives urbaines) et ne constituaient qu’une habile mise en scène. S’il ne s’était agi que de quelques centaines de figurants, cette interprétation des faits aurait été plausible ; mais il y avait des milliers et des milliers d’hommes et, à supposer que l’armée les eût fait tous venir, cela aurait au moins prouvé qu’elle exerçait sur eux une singulière emprise. En fait, la plupart des musulmans qui se trouvaient le 16 mai sur le Forum étaient là parce qu’ils le voulaient bien et parce qu’eux aussi s’étaient peu à peu laissé gagner par l’enthousiasme de la foule européenne » [25] Mais l’on sait aussi, grâce aux Archives de la Révolution algérienne publiées en 1981 par Mohammed Harbi, que des membres de la direction du FLN au Caire admettaient la gravité de la situation. Le colonel Ouamrane écrivait le 8 juillet 1958 : “L’heure est grave. La révolution algérienne, qui avait en peu de temps embrasé tout le pays et bouleversé le dispositif militaire colonialiste (...) marque le pas, et faut-il même reconnaître qu’elle régresse” [26]. Et son collègue Ferhat Abbas, le 28 juillet, estimait que si “les piliers de la révolution algérienne”, à savoir “la combativité de l’ALN” et “la résistance et l’adhésion du peuple algérien” étaient mis en cause, alors “tout sera perdu, irrémédiablement perdu. L’Algérie deviendrait une nouvelle Palestine. (...) Quant à notre peuple, nous savons que sa résistance relève du miracle. C’est un don de Dieu. Mais est-ce une raison pour la considérer comme éternelle ? Toute résistance humaine a ses limites » [27]. Ainsi, tous ces témoignages suggèrent que l’issue connue de la guerre d’Algérie n’était pas prédéterminée dès 1958, bien au contraire. Elle ne le devint, dans une certaine mesure, qu’à partir du moment où le président Charles de Gaulle prit en main la recherche d’une solution politique au problème algérien par son discours du 16 septembre 1959 sur l’autodétermination.

D’autre part, Mahfoud Kaddache évoque beaucoup trop brièvement les deux tentatives de négociations que le général de Gaulle voulut mener en juin 1960, l’une avec les chefs de la wilaya IV qu’il reçut secrètement à l’Elysée (« l’affaire Si Salah » [28]), l’autre avec les émissaires du GPRA qui furent reçus à la préfecture de Melun. Il ne nous dit pas que le FLN-ALN parut un moment sur le point de se diviser entre intérieur et extérieur, et que plusieurs mois après un « vent de panique » (suivant les Mémoires de Mohammed Harbi [29]) soufflait encore à la présidence du GPRA. Et pas davantage que le général de Gaulle, après avoir envisagé de démissionner pendant l’été 1960, relança son offre de négociation le 4 novembre 1960 en s’adressant directement aux dirigeants de « l’organisation extérieure de la rébellion », dont il rejetait encore les prétentions à représenter le peuple algérien tout en reconnaissant, pour la première fois, que l’Algérie serait un jour prochain un Etat : « Mais les dirigeants rebelles, installés depuis six ans en dehors de l’Algérie et qui, à les entendre, le seront encore pour longtemps, se disent être le gouvernement de la République algérienne, laquelle existera un jour, mais n’a encore jamais existé ! » Ce membre de phrase, rajouté au dernier moment sans l’accord du Premier ministre Michel Debré, exprimait le projet téméraire de créer un Etat algérien en dehors du FLN. Un peu plus d’un mois après, les manifestations algériennes de décembre 1960 ont démontré le caractère utopique de ce défi, et De Gaulle en est venu à admettre la nécessité d’une négociation avec la direction du FLN pour mettre fin au conflit. Mais faut-il conclure comme Mahfoud Kaddache que l’intervention du peuple algérien en décembre 1960 fut décisive, en oubliant que l’Algérie française avait perdu son caractère de dogme politique républicain français à partir du discours gaullien du 16 septembre 1959, et que l’indépendance de l’Algérie, premier objectif du FLN, avait été dans son principe reconnue par le chef de l’Etat dès le 4 novembre 1960 ?

Ainsi, le schéma proposé par Mahfoud Kaddache et appliqué dans les programmes scolaires algériens paraît relever davantage de la formation patriotique que de l’histoire. Cela n’enlève rien à la très grande valeur de sa thèse sur l’histoire du nationalisme algérien de 1919 à 1951 [30], mais sur la période de la guerre d’indépendance, ses écrits donnent l’impression de la recherche d’un moyen terme entre l’histoire et le dogme politique ; même s’il a déclaré à la fin du colloque organisé en 2000 à Paris en l’honneur de Charles-Robert Ageron : « Je rêve pour l’Algérie d’une histoire qui ne soit ni une histoire coloniale ni une histoire nationaliste, mais une histoire des peuples » [31]. Pour donner des exemples d’une histoire critique centrée sur l’évolution de l’Algérie et de son nationalisme, contentons nous de renvoyer à l’Histoire intérieure du FLN publiée en 2002 par Gilbert Meynier [32], et aux ouvrages pionniers de Mohammed Harbi, qui restera le plus fécond des historiens algériens, et le plus indépendant parce qu’il a choisi de travailler et de publier (depuis 1975) en France. Dans la préface de son premier grand livre, Le FLN, des origines à la prise du pouvoir, publié en 1980, il écrivait notamment : « Le regard critique que je jette sur la vie du FLN ne me fait pas oublier que, malgré une lutte inégale et de nombreuses incertitudes, ce mouvement a atteint son but : l’indépendance de l’Algérie. Par-delà le fracas des intérêts individuels et des passions, par-delà leurs manœuvres et leurs conspirations, les dirigeants du FLN avaient tous en commun leur participation totale à la guerre d’indépendance et leur patriotisme. Mais ceci doit-il empêcher de voir, en même temps, que dans ces victimes et ces rebelles de la colonisation sommeillent des maîtres dont le modèle n’est ni le fonctionnaire ni le colon, mais le caïd et le notable rural, symbole d’un pouvoir qui trouve ses racines dans la tradition nationale et qui favorise l’apparition d’un personnel politique dont les pratiques rappellent plus celles de la cour et du sérail que du militantisme ? » [33] Et dans celle de 1954, la guerre commence en Algérie, paru à Bruxelles en 1984, il disait vouloir « saisir pourquoi des hommes dont la résistance force l’admiration n’ont pas su devenir des hommes libres » [34].

On peut souhaiter que l’élargissement de la liberté de recherche et d’expression, déjà sensible en Algérie depuis la Constitution de février 1989, se poursuive de manière à permettre l’éclosion d’ouvrages aussi riches que ceux-là dans ce pays.

A propos du 19 mars 1962

Le 19 mars, anniversaire du cessez-le feu annoncé par les accords d’Evian le 18 mars 1962, a été commémoré tardivement dans les deux pays. En Algérie, c’est le président Chadli Bendjedid qui en a fait la « fête de la Victoire ». En France, c’est seulement le 8 novembre 2012 que s’est achevé le processus législatif commencé dix ans plus tôt, qui a fait du 19 mars, « jour anniversaire du cessez-le feu en Algérie », « une journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie ». Ainsi, les deux commémorations simultanées se distinguent nettement par leurs tonalités, et la commémoration officielle française n’aura aucun caractère triomphal, contrairement à celles du 11 novembre (1918) et du 8 mai (1945) qui commémorent des victoires sur l’ennemi traditionnel de la France. Pourtant, elle n’aura sans doute jamais le même soutien unanime, parce que la guerre d’Algérie n’a laissé aucune mémoire nationale consensuelle en France, et il convient d’expliquer pourquoi.

En effet le cessez-le-feu prévu par les accords d’Evian signés le 18 mars 1962, et devant prendre effet le 19 mars à midi, n’a jamais été appliqué d’une manière incontestable. D’abord, bien entendu, parce qu’il a été refusé par l’Organisation armée secrète (OAS), organisation formée en Algérie par des militaires et des civils voulant empêcher l’aboutissement des négociations engagées entre le gouvernement français du général de Gaulle et le GPRA. Celle-ci a intensifié son action terroriste contre la population algérienne afin de pousser le FLN-ALN à rompre le cessez-le-feu et l’armée française à reprendre ses opérations contre lui. Au contraire, l’armée française a obéi à son gouvernement et brisé par la force des armes l’opposition de la population française d’Algérie à Bab-el-Oued le 23 mars puis rue d’Isly le 26 mars 1962. Mais le général de Gaulle aurait dû prévoir que son abandon de la cause de l’Algérie française ne pouvait pas être accepté par tous ceux qui l’avaient porté au pouvoir en mai 1958.

D’autre part, la crédibilité du cessez-le feu était affaiblie par des années de terrorisme visant les civils de la part du FLN, et par le fait que celui-ci avait refusé, au début de la conférence d’Evian, la trêve que le gouvernement français lui demandait. Comme le négociateur français Bernard Tricot l’a reconnu dans ses Mémoires, « Le FLN a aussi commis et continué à commettre pendant toute la durée de la négociation un nombre de crimes effroyable ! Sans cesse, pendant que nous discutions de garanties, nous apprenions qu’un colon, qu’une famille venaient d’être massacrés : cela n’était guère encourageant pour l’avenir. Nous avons fait des efforts sincères pour réaliser une trêve : jamais nous n’avons eu la moindre contrepartie. Un jour que Joxe en avait demandé, Krim répondit : « C’est impossible, mais vous verrez, si la négociation avance, cela se fera tout seul, les crimes s’atténueront. » Ils ne se sont pas « atténués », et ce fut très mauvais non seulement pour la négociation, mais aussi pour la manière dont les Européens pouvaient se représenter l’avenir » [35].

Mais la violation du cessez-le feu s’explique aussi directement par le fait du FLN, qui n’a pas non plus respecté les accords d’une manière incontestable. En effet, cette convention militaire prévoyait que « les forces combattantes du FLN existant au jour du cessez-le-feu se stabiliseront à l’intérieur des régions correspondant à leur implantation actuelle. Les déplacements individuels des membres de ces forces en dehors de leur région de stationnement se feront sans armes » [36]. En fait, l’ALN entreprit aussitôt de sortir de ces zones pour établir son autorité sur la population algérienne. L’armée française s’y opposa d’abord par la force jusqu’à la mi avril, mais elle dut y renoncer quand le gouvernement Pompidou remplaça le gouvernement Debré le 14 avril.

Puis, à partir du 17 avril 1962, des enlèvements de civils français se multiplièrent dans les régions d’Alger et d’Oran, là où ils étaient le plus nombreux et où l’OAS était la plus forte. Le chef de la Zone autonome d’Alger, Si Azzedine, a justifié ce « terrorisme silencieux » (expression de l’historien Jean Monneret [37]) comme un moyen nécessaire de lutte contre l’OAS, qui ne cessait pas d’intensifier son harcèlement terroriste des quartiers musulmans, mais la très grande majorité des personnes enlevées n’étaient pas des « tueurs » de l’OAS, et leur disparition ne pouvait que déclencher une panique générale. Et le 14 juin, Si Azzedine rompit publiquement le cessez-le feu en déclenchant des attentats dans les quartiers européens. Le gouvernement français condamna ces actes [38], et il essaya vainement de les faire désavouer par le GPRA.

D’autre part, dès le 19 mars, des attentats et des enlèvements continuèrent aussi de frapper des musulmans, notamment dans la wilaya V (Oranie) dont le chef Si Othman avait voté contre la ratification des futurs accords d’Evian au CNRA de février 1962 (comme les trois représentants de l’Etat major général de l’ALN). Cependant, une directive de ce colonel datée du 10 avril annonçait une suspension de ces actions, mais faisait craindre le pire pour l’avenir : « Le cessez-le-feu n’étant pas la paix, nous devons user du tact et agir avec souplesse afin de les gagner provisoirement pour ne pas leur donner l’occasion de faire encore le jeu de l’ennemi (...). Leur jugement final aura lieu dans une Algérie libre et indépendante devant Dieu et devant le Peuple qui sera alors seul responsable de leur sort. Il y a lieu, donc, d’inviter ce peuple assoiffé de vengeance à contenir sa colère et prendre conscience de la situation actuelle qui n’est que provisoire, et que le moment attendu n’est pas encore arrivé » [39].

Or ces deux séries de violations du cessez-le feu violaient également des clauses fondamentales des accords, à savoir les points essentiels de la déclaration générale et de la déclaration des garanties : « Nul ne pourra faire l’objet de mesures de police ou de justice, de sanctions disciplinaires ou d’une discrimination quelconque en raison : - d’opinions émises à l’occasion d’événements survenus en Algérie avant le jour du scrutin d’autodétermination ; - d’actes commis à l’occasion des mêmes événements avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu » [40]. Ces clauses reposaient sur l’engagement de « non-représailles », concession majeure faite par le GPRA à la délégation française pour débloquer les négociations lors des conférences secrètes de Bâle au début novembre 1961, reconnue dans leurs Mémoires par l’ancien président du GPRA Ben Khedda [41] et par le porte parole de la délégation Redha Malek [42].

Le signataire algérien des accords d’Evian, le vice-président du GPRA Belkacem Krim, avait tenu non seulement à signer la dernière page des accords, mais aussi à en parapher tous les feuillets, pour lui donner le caractère d’un traité international par lequel le gouvernement français aurait reconnu implicitement le GPRA. En réalité, le gouvernement français ne voulait pas reconnaître officiellement d’autre gouvernement algérien que celui qui serait issu de la ratification des accords par le référendum algérien du 1er juillet 1962. Le GPRA fit pourtant campagne pour le Oui à ce référendum. Mais le CNRA réuni à Tripoli du 25 mai au 7 juin 1962 avait adopté sans débat un programme qui condamnait les accords d’Evian comme une « plate-forme néo-colonialiste » [43] et en préconisait le démantèlement progressif. D’autre part, le FLN s’était divisé entre deux coalitions rivales reconnaissant soit le GPRA présidé par Ben Khedda, soit le Bureau politique du FLN proposé par Ben Bella au CNRA de Tripoli (et soutenu par l’Etat-major général de l’ALN, destitué par le GPRA). Puis les membres FLN de l’Exécutif provisoire démissionnèrent le 27 juin en dénonçant une situation catastrophique : « Les enlèvements de compatriotes ou d’Européens se multiplient, les occupations abusives d’appartements, de fonds de commerce, les vols de voitures, de camions-citernes, de véhicules de la Croix Rouge internationale, la levée de dîmes sur les colons européens, les règlements de comptes, concrétisent l’anarchie qui s’est établie au sein de la hiérarchie organique. Ces atteintes à l’ordre public, qui déjà remettent en cause les prescriptions des accords d’Évian, risquent, au lendemain du référendum de se généraliser au point de tout rompre et même de provoquer l’intervention de l’armée française » [44]. Mais l’Etat-major général de l’ALN, qui avait refusé de ratifier les accords d’Evian, pensait à juste titre que ce risque d’intervention militaire française n’existait pas, car le général de Gaulle était décidé à retirer la France hors d’Algérie et ne pouvait donc pas se laisser entraîner dans une reconquête qui aurait consacré l’échec des accords d’Evian et de toute sa politique algérienne.

On ne reviendra pas sur cette période d’anarchie et de lutte pour le pouvoir qui caractérisa l’Algérie durant tout l’été 1962, sinon pour rappeler que cette situation favorisa la poursuite et l’aggravation de toutes les violences contre des civils français d’Algérie et contre des Algériens considérés comme des traîtres. La ville d’Oran connut le 5 juillet - date choisie pour commémorer le retour à l’indépendance 132 ans après la capitulation d’Alger - une vague d’enlèvements et de massacres d’Européens qui aurait fait, selon le livre capital de Jean-Jacques Jordi paru en 2011 Un silence d’Etat, les disparus civils européens de la guerre d’Algérie, 679 morts et disparus, sur un total de plus de 3.000 personnes enlevées après le 19 mars, dont la majorité (près de 1.700) ne furent pas retrouvés vivants [45]. Quant aux enlèvements, tortures et exécutions d’anciens « harkis », ils se multiplièrent dans toutes les régions aussitôt après l’indépendance, même en Kabylie (l’ancienne wilaya de Belkacem Krim) à partir du 27 juillet.

Ainsi, il faut bien conclure que les clauses fondamentales des accords d’Evian n’ont jamais été appliquées - même si le général de Gaulle s’est efforcé de leur conserver un contenu par une négociation permanente avec les autorités algériennes - ce qui explique les polémiques suscitées en France par la reconnaissance du 19 mars en tant que journée nationale du souvenir. Mais il faut aussi remarquer que cet échec des accords d’Evian concerne également les Algériens. En effet, leurs clauses d’amnistie générale et réciproque étaient nécessaires pour mettre fin à la guerre, entre deux camps qui prétendaient l’un et l’autre punir les crimes de leurs ennemis et fermer les yeux sur les leurs. Or les clauses essentielles de ces accords semblent aujourd’hui totalement oubliées, comme le prouve la proposition de loi déposée en février 2010 par 125 députés algériens, qui demandait la mise en jugement de la France par un tribunal algérien « pour tous les actes criminels commis en Algérie de 1830 à 1962 et pour toutes les conséquences négatives qui en découlent » [46]. Au moment où la France et l’Algérie se retrouvent de fait alliées contre le même ennemi islamiste, il serait bon que le gouvernement algérien choisisse enfin lequel de ces rôles, ami ou ennemi héréditaire, il veut attribuer à son partenaire, et qu’il explique son choix au peuple algérien.

Guy Pervillé

A lire avant :

-  Mémoires et histoire de l’Algérie coloniale (2013)

http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=295

[1] L’Algérie des Français, Paris, Le Seuil, collection Points-histoire, 1993, préface de Charles-Robert Ageron, pp. 7, 10 et 13.

[2] Voir sur mon site http://guy.perville.free.fr mes deux réactions successives aux polémiques déclenchées par ce film : « Réponse à Yasmina Adi (2010) : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=251, et « Réponse à Thierry Leclère » (2010) : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=256.

[3] Suivant deux témoignages concordants recueillis par Roger Vétillard, le premier mort aurait été le contrôleur du marché, Gaston Gourlier.

[4] Voir le récit de Mme Lardillier dans le livre de Francine Dessaigne, La paix pour dix ans (Sétif, Guelma, mai 1945), Editions J. Gandini, 1990, pp. 247-250.

[5] Jean-Pierre Peyroulou, Guelma 1945, une subversion française dans l’Algérie coloniale, Paris, La découverte, 2009, pp. 13 et 340-341. Voir notre compte rendu intitulé « Cinq livres récents sur le 8 mai 1945 en Algérie » (2009), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=239.

[6] Bilan cité par Jean-Charles Jauffret, La guerre d’Algérie par les documents, t. 1, L’avertissement, 1943-1946, Vincennes, SHAT,1990, p. 442.

[7] Peyroulou, op. cit., pp. 263-269.

[8] Annie Rey-Goldzeiguer, Aux origines de la guerre d’Algérie, 1940-1945, de Mers-el-Kébir aux massacres du Nord Constantinois, Paris, La découverte, 2002, p. 238. Voir sur mon site http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=239.

[9] Voir sur el site de la fondation Benyoucef Benkhedda, http://www.benkhedda.org/index.php ?option=com_content&view=article&id=7 :evenements-du-1er-et-8-mai-1945&catid=5 :ppa-mtld&Itemid=9.

[10] Maurice Villard, La vérité sur l’insurrection du 8 mai 1945 dans le Constantinois, livre édité par l’Amicale des hauts-plateaux de Sétif, 1997, pp. 26 et 28.

[11] Mohammed Harbi, Aux origines du FLN, la scission du PPA-MTLD, Paris, Christian Bourgois, 1975, p. 178 note 68.

[12] Charles-Robert Ageron, « Mai 1945 en Algérie, enjeu de mémoire et histoire", in Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 39/40, juillet-décembre 1995, pp. 52-56.

[13] Hassan Remaoun, « Pratiques historiographiques et mythes de fondation : le cas de al Guerre de lib »ération à travers les institutions algériennes d’éducation et de recherche », dans les actes du colloque La guerre d’Algérie et les Algériens, 1954-1962, sous la direction de Charles-Robert Ageron, Paris, Armand colin, 1997, p. 307.

[14] Mahfoud Kaddache, « Les tournants de la Guerre de libération au niveau des masses populaires », Ibid., pp. 51-70.

[15] Ibid., p. 70.

[16] Charles-Robert Ageron, « L’insurrection du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, de la résistance armée à la guerre du peuple », », Ibid., pp. 27-50.

[17] Proclamation du FLN, le 31 octobre 1954, reproduite par M. Harbi, Les Archives de la Révolution algérienne, Editions J.A. 1981, p. 101.

[18] Mahfoud Kaddache, op. cit., pp. 64-66.

[19] Roger Vétillard, 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois, un tournant dans la guerre d’Algérie ?, Paris, Riveneuve, 2012.

[20] Mahfoud Kaddache, ibid., p. 56.

[21] Cité par Kaddache, ibid., p. 67.

[22] Ibid., p. 67.

[23] Jean Daniel, « Algérie : l’heure des responsabilités », Revue générale belge, 15 novembre 1958 ; repris dans Jean Daniel, De Gaulle et l’Algérie, Le Seuil, 1986, pp. 82-83.

[24] Mouloud Feraoun, Journal 1955-1962, Paris, Le Seuil, 1962, p. 241 (8 août 1957). p. 241 (8 août 1957), p. 244 (14 août 1957), p. 251 (21 octobre 1957), p. 275 (18 mai 1958), Ibid., p. 279-280 (28 et 29 septembre 1958).

[25] Roger Letourneau, Evolution politique de l’Afrique du Nord musulmane, 1920-1961, Paris, Armand Colin, 1962, pp. 428-429.

[26] Mohammed Harbi, Les Archives de la Révolution algérienne, Editions J.A., 1981, p. 189-193.

[27] Ibid., pp. 194-201

[28] Voir mes deux récentes mises au point : « Mise au point sur Edmond Michelet et l’affaire Si Salah » (2011) http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=264, et « L’affaire si Salah (1960), histoire et mémoires » (2012), http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=284.

[29] Mohammed Harbi, Une vie debout, mémoires politiques, t ; 1 : 1945-1962, Paris, La découverte, 2001, pp. 324-325.

[30] Mahfoud Kaddache, Histoire du nationalisme algérien,1919-1951, Alger, SNED,1981, réédition Alger et Paris, Editions Paris-Méditerranée EDIF, 2003.

[31] La guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises, actes du colloque en l’honneur de Charles-Robert Ageron, Sorbonne, novembre 2000, Paris, Société française d’histoire d’outre-mer, 2000, p. 683.

[32] Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, Paris, Fayard, 2002, 812 p.

[33] Mohammed Harbi, Le FLN, des origines à la prise du pouvoir, Paris, Editions JA,1980, pp. 7-8.

[34] Mohammed Harbi, 1954, la guerre commence en Algérie, Bruxelles, complexe, 1984, pp. 7-8.

[35] Bernard Tricot, Mémoires, Paris, Quai Voltaire, 1994, pp. 154-155.

[36] Accord de cessez-le-feu, reproduit en fac simile comme l’ensemble du texte original des accords, dans Vers la paix en Algérie, les négociations d’Evian dans les archives diplomatiques françaises, 15 janvier 1961-29 juin 1962, Bruxelles, Bruylant, 2003, pp. 405-406.

[37] Jean Monneret, La phase finale de la guerre d’Algérie, thèse soutenue à Paris IV en 1997, version condensée Paris, L’Harmattan, 2000, pp. 118-149.

[38] Procès-verbal de la réunion du Comité des affaires algériennes, 23 mai 1962, Archives du secrétariat d’Etat aux affaires algériennes et notes manuscrites du secrétaire général du gouvernement, reproduites par Maurice Faivre, Les archives inédites de la politique algérienne, 1958-1962, L’Harmattan, 2000, pp. 294 et 319.

[39] Directive du chef de la wilaya V, datée du 10 avril 1962 (et reproduite dans un tract OAS du 23 mai), publiée par Maurice Faivre dans son livre Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie, des soldats sacrifiés, Paris, L’Harmattan, 1995, pp. 164-165.

[40] Texte intégral des accords d’Evian déjà cité, Bruxelles, Bruylant, 2003, pp. 412 (déclaration des garanties) et p. 465 (déclaration générale).

[41] Ben Youcef Ben Khedda, Les Accords d’Evian, Paris, Publisud, et Alger, OPU, 1986, pp. 27-30.

[42] Redha Malek, L’Algérie à Evian, histoire des négociations secrètes, 1956-1962, Paris, Le Seuil, 1995, pp. 180-187.

[43] Programme présenté au CNRA par Ahmed Ben Bella en des termes très clairs, selon l’historien nord-américain Jeffrey James Byrne qui a pu consulter les archives du CNRA à Alger (« Négociation perpétuelle : de Gaulle et le FLN, 1961-1968 », dans les actes du colloque organisé par Maurice Vaïsse, De Gaulle et l’Algérie, 1943-1962, Paris, Armand Colin et Ministère de la Défense, 2012).

[44] Lettre de démission du groupe FLN de l’Exécutif provisoire, 27 juin 1962, reproduite par Mohammed Harbi, Les archives de la révolution algérienne, Paris, Editions JA, 1981, p. 340.

[45] Jean-Jacques Jordi, Un silence d’Etat, les disparus civils européens de la guerre d’Algérie, Paris, éditions SOTECA, 2011, 200 p. Voir mon compte rendu http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=265.

[46] Texte reproduit dans mon livre Les accords d’Evian (1962), succès ou échec de la relation franco-algérienne (1954-1962), pp. 247-248 (et sur de nombreux sites internet, dont celui de la Ligue des droits de l’homme de Toulon, le 25 février 2010).



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