Mémoire partagée ou mémoires antagonistes ? Les originaires de Tunisie en France, et ceux d’Algérie (2001)

dimanche 19 juin 2005.
 
Cet exposé prononcé à Toulouse le 29 mars 2001, dans le cadre d’un colloque organisé par le groupe de recherche Diasporas, a été publié en 2004 aux Editions Privat dans les actes de ce colloque, Sud-Nord, Cultures coloniales en France (XIXème-XXème siècles), sous la direction de Colette Zytnicki et de Chantal-Bordes Benayoun, pp. 199-203.

Les relations entre les originaires de Tunisie repliés en France après l’indépendance et les Tunisiens d’aujourd’hui semblent apaisées, si l’on en juge d’après la communication présentée par Pierre Soumille en 1995 lors du colloque Marseille et le choc des décolonisations [1]. Celle-ci est consacrée à « la diaspora sfaxienne à travers une association d’anciens élèves du collège de Sfax (Tunisie) », fondée par un ancien professeur de ce collège, le Tunisien converti au catholicisme Marcel Reggui. Celle-ci a réuni depuis 1967, autour d’un bulletin intitulé La Diaspora sfaxienne, plusieurs centaines d’anciens élèves, puis elle s’est ouverte à « tous les anciens Sfaxiens sans distinction de nationalité, de religion, de lieu social, d’opinion politique. A l’écart de toute défense d’intérêts matériels, en tentant aussi chaque fois que l’occasion se présentait de renouer ou établir des contacts avec des amis tunisiens » [2]. Le bulletin consacre ses pages à l’évocation des souvenirs scolaires et extra-scolaires des adhérents, et à celle de leur vie actuelle, y compris les retours à Sfax, encouragés et souvent organisés par l’Association. En dépit de certains mauvais souvenirs laissés par les circonstances du départ, et de la difficulté de reconnaître la Sfax d’hier dans celle d’aujourd’hui, La Diaspora sfaxienne est pour ses lecteurs français et tunisiens un instrument efficace d’apaisement et de réconciliation.

Cet exemple n’est pas unique. La Lettre des anciens élèves du Lycée Carnot de Tunis, organe de liaison d’une association fondée à Paris en 1993, laisse la même impression. Elle sert à renouer des contacts entre les anciens élèves du Lycée, quelle que soit leur nationalité, mais aussi entre ceux-ci et les élèves du Lycée Bourguiba qui a pris sa suite. Le n° 15 (2ème semestre 2000) contient de nombreux avis de recherche, un entretien avec Philippe Seguin, natif de Tunis et président d’honneur de l’Association, qui lui assigne le rôle de « lien entre le passé et le futur, entre la Tunisie et la France », et qui préconise la création d’un prix récompensant un élève du lycée actuel (projet adopté et réalisé par l’Association). Deux encadrés attestent le dépassements des séquelles de la décolonisation :

A lire... « Les trois décennies Bourguiba », aux éditions Arcantère/Publisud, écrit par Tahar Belkhodja, ancien ministre du président Bourguiba, ancien élève du Lycée Carnot.

Carnet. Nous venons d’apprendre avec tristesse la mort du « père de l’indépendance tunisienne ». Ancien élève du Lycée Carnot, Habib Bourguiba, entré de son vivant dans l’Histoire, a su mériter l’honneur de voir son lycée porter son patronyme.

Bien qu’il soit imprudent de tirer des conclusions à partir de deux exemples, ceux-ci nous paraissent attester clairement un état d’esprit actuellement impensable dans les associations spécifiques des rapatriés d’Algérie. Celles-ci sont très nombreuses, et elles comportent notamment des associations d’anciens élèves d’un même établissement scolaire. Connaissant personnellement deux membres actifs de l’Association des anciennes élèves des lycées Delacroix et Fromentin d’Alger et de celle des anciens du lycée de Blida, nous savons que leurs adhérents sont presque tous des Français d’Algérie, communiant dans la nostalgie de leur pays perdu. Depuis quelques temps, il arrive pourtant que d’anciens élèves algériens se présentent à leurs réunions, et soient bien accueillis, mais à titre individuel.

La plupart des associations de rapatriés d’Algérie, même celles qui se veulent apolitiques et désintéressées, peuvent difficilement entretenir des rapports sereins avec une mémoire douloureuse. Elles ne sont pas seulement commémoratives, mais aussi revendicatives, si ce n’est vindicatives . En effet, leurs membres ont le sentiment d’être les victimes d’une injustice historique, ce qui les oppose à l’Etat algérien et à tous ceux qui ont voulu son indépendance. Et c’est peut-être pourquoi ceux des Français d’Algérie qui ont voulu réconcilier les originaires d’Outre-Méditerranée dans une même association appelée « Coup de soleil » [3] ont préféré le faire dans un cadre franco-maghrébin plutôt que franco-algérien. Mais pour se réconcilier, faut-il passer sous silence tous ses griefs, même légitimes ? La plupart des associations croient devoir réagir contre la prépondérance dans les médias et dans l’enseignement de la vision anticolonialiste de l’Algérie coloniale et de la guerre d’Algérie, qui leur paraît résulter d’une entreprise systématique de dénigrement et de désinformation  [4].Elles sont mobilisées dans une « guerre de mémoires » chronique.

Le meilleur exemple s’en trouve dans la polémique (passée presque inaperçue dans les médias) qui a suivi la diffusion sur la chaîne Arte en mai 1995 du film de Mehdi Lallaoui et Bernard Langlois : Un certain 8 mai 1945 : les massacres de Sétif [5]. Présenté comme une enquête historique objective, ce film a été ressenti par les principales associations de rapatriés comme une entreprise de désinformation recourant à de faux témoignages, et n’accordant que quelques minutes aux témoins français d’Algérie. Elles ont vainement demandé un droit de réponse. La revue L’Algérianiste, organe des Cercles algérianistes, a publié dans plusieurs numéros [6] les témoignages de ses lecteurs. Puis l’Amicale des hauts plateaux de Sétif a publié en 1997 un gros volume de témoignages intitulé La vérité sur l’insurrection du 8 mai 1945 dans le Constantinois [7] (critiquable dans la mesure où les témoins ne distinguent pas ce qu’ils savent et ce qu’ils croient savoir). L’historien Jean-Charles Jauffret, qui avait préfacé en même temps que Mehdi Lallaoui un livre tiré de la thèse de l’historien algérien Boucif Mekhaled [8]sur les mêmes événements, et qui avait été interviewé pour le film, s’en est désolidarisé en y voyant « un très bel exemple de désinformation », dans lequel « la version officielle du FLN a été reconduite,sans aucune référence sérieuse ou non tronquée à la recherche contemporaine tant française qu’algérienne » [9].

Pour ma part, après avoir vu trois fois ce film, j’estime également qu’il s’agit d’un simulacre d’enquête historique, qui ne tient pas compte des travaux des historiens ayant établi l’antériorité d’un projet insurrectionnel, et qui minimise le rôle des atrocités commises sur des civils français dans la région de Sétif dans la provocation de la répression démesurée qui s’en est suivie [10]. Ainsi, le film laisse au spectateur non initié l’impression trompeuse d’un massacre unilatéral prémédité et perpétré de sang froid, comparable à l’extermination des juifs par les nazis. C’est ce que laisse entendre à la fin l’ancien ministre algérien Bachir Boumaza, président de la Fondation du 8 mai 1945, créée en 1990 pour réclamer la reconnaissance de la répression française comme « crime contre l’humanité », et pour s’opposer à une réconciliation franco-algérienne fondée sur la révision de l’histoire honteuse du colonialisme [11]. Mehdi Lallaoui, président de l’association « Au nom de la mémoire », se dit « enfant de la France plurielle » et préconise une réconciliation franco-algérienne fondée sur « une histoire partagée et acceptée par tous » pour « faire vivre la solidarité » face au drame que vivent aujourd’hui les Algériens [12]. Malheureusement, il a fait le contraire de ce qu’il fallait faire : en ne tenant pas compte des doléances légitimes des Français rapatriés d’Algérie, il a relancé la guerre des mémoires.

Il y a en Algérie aussi d’autres Algériens qui aspirent à se réconcilier avec les Français pour sortir de leur tragique isolement. Un exemple particulièrement frappant se trouve dans le Journal d’Algérie d’Elisabeth Schemla. Native d’Alger, celle-ci se rend en pèlerinage à Khenchela, ville natale de son père, au Nord de l’Aurès. Bien qu’un charnier de 983 cadavres officiellement imputé à l’armée française [13], y ait été découvert en 1982, elle y rencontre des interlocuteurs particulièrement désireux de renouer des relations étroites avec la France. Le wali (préfet) lui expose son projet de faire des fouilles archéologiques dans l’ancien palais de la Kahina, reine juive de l’Aurès et résistante à la conquête arabe, et d’un faire un centre d’attraction touristique ! Et des jeunes lui demandent son aide pour créer une association des anciens habitants de Khenchela, dotée d’un site Internet ; mais ce projet rencontre des difficultés, parce que « tout le monde, ici, n’est pas d’accord avec cette démarche » [14].

S’il est permis de tirer des conclusions d’une enquête aussi sommaire et subjective, constatons qu’il semble exister un contraste frappant entre les cas tunisien et algérien. La réconciliation entre les Français originaires de Tunisie et les Tunisiens semble accomplie pour l’essentiel, et leur mémoire partagée les rapproche. Au contraire, les Algériens et les Français originaires d’Algérie ont encore un long chemin à parcourir les uns vers les autres, ou plutôt, ils doivent choisir leur voie. Les Algériens ont le choix entre l’option de se réconcilier entre eux contre la France coloniale en perpétuant la mémoire de ses fautes et de ses crimes, ou bien celle de se réconcilier avec la France et avec les Français originaires d’Algérie, au risque de se brouiller définitivement avec d’autres Algériens. Les Français rapatriés ou expatriés d’Algérie sont eux aussi partagés entre deux tendances. Les uns voient dans la nouvelle tragédie algérienne l’occasion d’une revanche sur ceux qui les ont chassés de leur pays ; mais d’autres sont prêts à leur tendre la main avec sympathie et compassion, à condition d’en bénéficier eux aussi pour leurs souffrances passées.

Guy Pervillé.

[1] Marseille et le choc des décolonisations, s. dir. Jean- Jacques Jordi et Emile Témime, Aix-en-Provence, Edisud, 1996, pp.133-144.

[2] Op. cit., p. 137.

[3] Association présidée par le Constantinois Georges Morin.

[4] Voir notre communication, « Mythes et réalités de la désinformation dans l’histoire de l’Algérie coloniale et de la guerre d’Algérie », actes du colloque de Montpellier, La désinformation : pour une approche historique, Université Paul Valéry, Montpellier, 2001., pp. 235-239.

[5] La répression a également touché la région de Guelma, où un frère et une sœur de Marcel Reggui (pourtant francophiles) ont été tués par la milice civile du sous-préfet Achiary. Cf. Bernard Cassat, Mahmoud Marcel Reggui, du sujet au citoyen, Editions Félix, Saint Jean le Blanc, 1995, pp. 69-70.

[6] L’Algérianiste, Narbonne, n° 70, 72, 73 et 74.

[7] Sous la direction de Maurice Villard, avec une préface de Jean-Claude Perez. 436 p.

[8] Chroniques d’un massacre, 8 mai 1945, Sétif, Guelma, Kherrata, Paris, Au nom de la mémoire et Syros, 1995, 251 p.

[9] « Archives militaires et guerre d’Algérie », in Marseille... ; colloque cité, p. 171.

[10] Cf. Charles- André Julien, L’Afrique du Nord en marche, Paris, Julliard, 1952, réédition 1972, pp. 262-264. Le processus est moins évident à Guelma, et donne l’impression d’une répression préméditée, parce que la manifestation de Guelma eut lieu en fin de journée, longtemps après celle de Sétif dont l’issue était connue.

[11] Voir les documents cités dans le mémoire de maîtrise de Michaël Lamine Tabraketine, La commémoration du 8 mai 1945 à travers la presse française et algérienne, s. dir. D. Amrane, Toulouse- Le Mirail, 2000, p. 51.

[12] M. Lallaoui, préface à B. Mekhaled, op. cit., p. 8. N B : Ce n’est pas la première fois que je cite cet exemple peu connu. Pour être bien compris, je précise que j’appelle ainsi à une franche discussion et que, à la suite d’une heureuse rencontre avec Mehdi Lallaoui, j’ai bon espoir qu’elle s’ouvre bientôt avec lui (ajouté le 19 juin 2005).

[13] Imputation non prouvée par l’enquête incomplète du journaliste Lionel Duroy dans Libération du 3 au 7 juin et du 15 juillet 1982.

[14] Elisabeth Schemla, Mon journal d’Algérie, novembre 1999- janvier 2000, Paris, Flammarion, pp. 306-313 et 345.



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