Remarques sur l’historiographie de l’Algérie contemporaine (1994)

dimanche 14 janvier 2007.
 
Cet article a été publié dans les Cahiers d’histoire immédiate, Toulouse, n° 6, automne 1994, pp. 57-63.

Je n’ai pas l’intention de répéter ce que j’ai écrit dans cette même revue l’an dernier sur l’histoire de la guerre d’Algérie [1] ; ni ce que j’ai exposé le 6 novembre 1993 sur l’historiographie de l’Algérie, lors de la journée d’étude sur la nouvelle question d’histoire contemporaine du CAPES et de l’Agrégation organisée par la Société d’histoire moderne et contemporaine à Paris [2].

Mon propos est simplement de compléter ce dernier exposé, en revenant sur les difficultés pratiques et théoriques d’un tel travail. En effet, j’ai été tiraillé entre deux logiques contradictoires. Celle d’une étude historiographique, qui suppose au préalable un recensement exhaustif des travaux et des publications. Et celle d’une bibliographie historique nécessairement sélective, afin de répondre aux besoins des étudiants préparant les concours. Une telle sélection impose des choix toujours discutables, parce que plus ou moins subjectifs et fondés sur des critères plus ou moins explicites. En réfléchissant à ceux qui m’avaient guidé, j’ai identifié plusieurs problèmes dignes d’intérêt :

-  quels sont les rapports et les critères de distinction entre l’historiographie générale surabondante de l’Algérie, et le nombre relativement restreint d’ouvrages proprement historiques ?

-  à partir de quelle date existe-t-il une histoire scientifique émancipée des préjugés coloniaux et anti-coloniaux ?

-  l’état des publications reflète-t-il exactement et immédiatement celui des recherches ?

-  quelles sont les limites chronologiques de la période couverte par les livres intitulés « histoire de l’Algérie contemporaine » ?

Un résumé de mon exposé du 6 novembre 1993 peut être utile aux étudiants. Il commençait par une vue d’ensemble de l’historiographie coloniale en général, et de celle de l’Algérie en particulier.

L’historiographie de l’Algérie contemporaine est surabondante, par rapport à un nombre relativement restreint d’ouvrages proprement historiques. Mais une histoire scientifique de l’Algérie existe-t-elle ? Non, s’il faut en croire l’historien de l’économie François Caron. Dans son livre intitulé : La France des patriotes, 1852-1918 (Paris, Fayard, 1985), il a reproché à l’histoire coloniale française dans son ensemble d’être « trop souvent tombée dans la dénonciation polémique et le pamphlet injurieux », et il a mis en accusation avec une véhémence inhabituelle les travaux de Charles-Robert Ageron sur l’histoire de l’Algérie (pp. 550 et 625).

Mais une vision beaucoup plus sereine et nuancée a été présentée récemment par Daniel Rivet, dans XXème siècle n° 33, janvier-mars 1992, sous le titre : « Le fait colonial et nous, histoire d’un éloignement » (pp. 127-138). D’après lui, l’écoulement du temps a créé des conditions propices à l’étude historique dépassionnée de la colonisation et de la colonisation. Il n’en a pas toujours été ainsi : l’histoire du fait colonial a évolué suivant trois phases. D’abord, jusqu’aux années 1950, le triomphe de l’histoire pro-coloniale, naïvement partisane et aveugle aux signes avant-coureurs de la décolonisation. Puis, dans les années 1960 et 1970, la prépondérance d’une histoire anticolonialiste d’inspiration marxiste ou tiers-mondiste, visant à « décoloniser l’histoire » en remettant au premier plan l’évolution des sociétés colonisées. Enfin, la situation actuelle, caractérisée par une coexistence équilibrée entre deux tendances parmi les historiens. D’un côté, des adeptes de l’histoire politique, renouvelée par René Rémond, Pierre Renouvin et Jean-Baptiste Duroselle, interprètent le fait colonial comme résultant de processus de décisions qu’il faut analyser. De l’autre, des « structuralo-marxistes » s’inspirant des travaux de Jean Bouvier, Pierre Vilar, Michel Vovelle, conçoivent le colonialisme ou l’impérialisme colonial comme un système dans lequel les décisions politiques sont déterminées en dernier ressort par l’infrastructure économique. Ces deux tendances sont plus complémentaires qu’incompatibles, dans la mesure où elles refusent également le « rejet de l’histoire historicisante par les deux premières générations de l’école des Annales », c’est-à-dire l’idée d’une histoire sans événements. L’une et l’autre ont d’abord voulu opérer une « révolution copernicienne » en remettant au premier plan l’histoire des sociétés colonisées, puis sont revenues au « centre » de l’Empire, là où se prenaient les décisions. L’Histoire de la France coloniale publiée chez Armand Colin en 1990 par des historiens des deux tendances [3] illustre leur complémentarité.

Ainsi, l’histoire coloniale française a su se renouveler, contrairement au jugement de François Caron. Mais Daniel Rivet pense qu’elle pourrait encore mieux faire, en s’élargissant à une étude comparative des diverses colonisations et décolonisations [4], et en se mettant à l’école des autres sciences sociales.

L’historiographie de l’Algérie confirme cette analyse, dans ses grandes lignes, à une exception près : la notion d’éloignement, de dépassionnement, est dans ce cas très relative. L’Algérie a toujours été plus proche de la métropole que toute autre colonie, par la géographie, mais aussi par le nombre des Français qui s’y sont fixés ou y ont séjourné, et par celui des Algériens musulmans immigrés en France. La brutalité particulière de sa décolonisation, la gravité de ses séquelles et l’importance de ses conséquences actuelles, ont laissé des traces plus ou moins conscientes dans de nombreux esprits. L’éloignement ne concerne que les jeunes nés après 1962, dans la mesure où le silence de leurs aînés ne leur a pas transmis leur mémoire. Dans ces conditions, l’historiographie de l’Algérie reste plus abondante que celle de toute autre partie de l’empire colonial. On peut en dire autant de la production proprement historique, même si celle-ci est encore très maigre sur les événements postérieurs au 31 octobre 1954.

J’ai ensuite tenté un bilan des grandes orientations des recherches historiques sur l’Algérie contemporaine, dans les limites du programme (de la veille de la Première Guerre mondiale à nos jours), à partir d’une bibliographie des principales thèses et des principaux ouvrages de référence sur le sujet publiés en français depuis 1962. J’ai cru pouvoir diagnostiquer :

-  une prépondérance de l’histoire politique (mais intégrant dans sa perspective les dimensions économique, sociale et culturelle) ;

-  une attention prioritaire à l’évolution de la société musulmane, à la formation et à l’évolution du nationalisme algérien ;

-  une négligence relative de la politique algérienne de la France, et surtout des vaincus de la décolonisation : ceux qu’on appelle à tort ou à raison les « Pieds noirs » et les « Harkis ».

Cependant, cette analyse schématique et sommaire aurait sans doute pu être affinée si j’avais pris en compte l’ensemble des recherches inédites (thèses, mémoires) et des articles isolés dans des revues ou dans des ouvrages collectifs dépassant le cadre de l’Algérie contemporaine. Mais le choix de me limiter à des livres aisément accessibles ne m’a pas évité des difficultés pratiques, révélatrices de problèmes théoriques importants.

Une bibliographie de l’histoire de l’Algérie contemporaine peut-elle partir de la veille de la Grande Guerre ? Si oui, que faire des ouvrages chevauchant cette date initiale ? Je n’ai pas cru pouvoir écarter les thèses de Gilbert Meynier (L’Algérie révélée, La Première guerre mondiale et le premier quart du XXème siècle, Genève, Droz, 1981) et de Charles-Robert Ageron (Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, Paris, Publications de la Sorbonne 1968, 2 t.), ni son grand ouvrage de référence qui constitue le tome II de L’Histoire de l’Algérie contemporaine : 1871-1954 (à ne pas confondre avec le Que sais-je ? n° 400 du même titre et du même auteur). Les ouvrages consacrés à la colonisation de l’Algérie au XIXème siècle étaient évidemment hors du programme. Mais il aurait été utile de signaler des livres couvrant toute l’histoire de l’Algérie contemporaine, tels que ceux de Claude Martin : L’Histoire de l’Algérie française, 1962, réédition Robert Laffont 1978), de Xavier Yacono (Histoire de l’Algérie, de la fin de la Régence turque à l’insurrection de 1954, Versailles, L’Atlanthrope, 1993). Ou celui du « politologue » Jean-Claude Vatin, L’Algérie politique, histoire et société, Armand Colin et FNSP 1974, qui a fait le point des recherches sur l’Algérie précoloniale et coloniale et sur l’essor du mouvement national dans une perspective marxisante.

Ces difficultés pratiques traduisent un problème fondamental : 1914 est-il un point de départ significatif ? C’est, à quelques années près, le début de l’Algérie contemporaine au sens littéral du mot : c’est-à-dire la période dont nous pouvons encore rencontrer et interroger des acteurs et des témoins. C’est aussi, en remontant jusqu’en 1908 ou 1912, le début du mouvement revendicatif qui a redonné l’initiative à la société musulmane algérienne, après une longue période de soumission forcée aux volontés des autorités françaises. Mais peut-on vraiment étudier l’Algérie contemporaine sans remonter jusqu’à l’établissement de la situation coloniale contre laquelle ce mouvement revendicatif s’est dressé ? Pour se convaincre du contraire, il suffit de lire le Manifeste du Peuple algérien, rédigé par Ferhat Abbas en 1943, qui fonde la revendication d’un État algérien sur une longue analyse critique de la politique de colonisation et de pseudo-assimilation suivie par la France en Algérie depuis 1830 (voir le texte dans le recueil de Claude Collot et Jean-Robert Henry, Le mouvement national algérien, textes 1912-1954, L’Harmattan 1978, pp. 155-165).

Autre question : pourquoi avoir choisi 1962 comme date initiale des publications retenues ? Sans doute parce que avant cette date les thèses historiques se cantonnaient dans des limites chronologiques antérieures à 1914 pour laisser les périodes plus récentes aux spécialistes d’autres sciences humaines. Une exception aurait pourtant pu être signalée : la thèse principale d’André Nouschi : Enquête sur le niveau de vie des populations constantinoises de la conquête jusqu’en 1919. Essai d’histoire économique et sociale, soutenue en 1959 (mais qui n’a pas été éditée sous une forme plus accessible). De plus, partir de 1962 risque de faire croire que les historiens ont attendu la fin de l’Algérie coloniale pour en tirer des leçons : au contraire, les thèses d’historiens ou de géographes sur la colonisation de l’Algérie soutenues entre 1945 et 1962 manifestent « un changement de point de vue par rapport aux recherches antérieures [...], par la prise en compte des rapports entre la "société indigène" et la colonisation selon une problématique proche des interrogations sociologiques : les effets de la colonisation sur la vie indigène » (René Tinthouin, Hildebert Isnard, Xavier Yacono, puis André Nouschi) [5].

La date finale de la période traitée pose également quelques problèmes. Certains auteurs se sont longtemps bornés à 1954 par scrupule méthodologique (ainsi Charles- Robert Ageron avant la récente ouverture des archives militaires de Vincennes en juillet 1992), ou même à une date antérieure par prudence politique (comme l’historien algérien Mahfoud Kaddache dans sa thèse : Histoire du nationalisme algérien, 1919-1951). Au contraire, d’autres ont volontairement poussé leur enquête jusqu’en 1962, comme l’historien du FLN Mohammed Harbi.

Presque tous les ouvrages que j’ai cités ne vont pas au-delà de cette date. Pourtant, les rapports entre l’Algérie et la France, s’ils ont changé de nature en 1962, ne se sont pas interrompus. Et l’on ne peut pas dire que cette année ait vu la fin de « l’Algérie contemporaine », mais plutôt son début (dans le sens le plus juste de l’expression). La bibliographie sur l’Algérie indépendante et sur ses relations avec la France (ou avec l’Europe) est très riche ; mais elle est restée jusqu’à cette année l’apanage de journalistes et de spécialistes des sciences sociales travaillant sur le terrain, avec une documentation immédiatement disponible (sociologues, politologues, économistes, géographes...). Benjamin Stora est le premier historien reconnu (mais également sociologue de formation) qui ait osé publier une Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance (La Découverte, 1994). Cet essai « d’histoire immédiate » d’une période inachevée est très risqué, parce que l’aboutissement des événements en cours peut en changer le sens. Mais l’histoire du mouvement national algérien et de ses rapports avec la France, avant et après 1954, permet de comprendre la quasi-guerre civile actuelle comme une répétition de la « guerre de libération nationale » telle qu’elle a été commémorée et glorifiée par l’État algérien depuis 1962. Ainsi, l’histoire contemporaine de l’Algérie peut en éclairer la tragique situation présente.

Guy Pervillé

[1] « Histoire immédiate, histoire du temps présent ou histoire contemporaine : le cas de la guerre d’Algérie ». Cahier d’histoire immédiate, n° 3, pp. 95-105.

[2] Bulletin de la SHMC, 1994/1-2, pp. 52-58, supplément à la Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 41.

[3] Histoire de la France coloniale, t. 2, 1914-1990, par Jacques Thobie, Gilbert Meynier, Catherine Coquery-Vidrovitch et Charles- Robert Ageron. Les trois premiers auteurs sont de tendance « structuralo-marxiste », comme Annie Rey-Goldzeiguer qui traite la période 1830-1870 dans le tome 1 (des origines à 1914).

[4] On attend la publication des actes du colloque sur les décolonisations européennes comparées tenu à Aix-en-Provence en septembre 1993.

[5] François Leimdorfer, Discours académique et colonisation : thèmes de recherche sur l’Algérie pendant la période coloniale, Paris, Publisud, 1992, p. 89.



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