Questions à Guy Pervillé, professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université du Mirail.
I. Méthodologie historique et approche personnelle
1- Comment votre formation et votre parcours ont-ils influencé votre approche de l’histoire de la colonisation et de la décolonisation ?
D’une manière tout à fait originale, et peut-être unique. Né en 1948 dans une petite commune ouvrière à 50 km au nord de Paris, je n’ai eu aucune expérience ni personnelle ni familiale de la colonisation ni de la guerre d’Algérie. Ayant eu mon attention attirée par le retour du général de Gaulle au pouvoir en mai-juin 1958, j’ai commencé à essayer de suivre l’actualité dans les journaux qui étaient lus dans ma famille (L’Aurore et Le Parisien Libéré), et j’ai donc cru tout ce que j’y lisais : que le général de Gaulle était un grand homme qui nous avait déjà sauvés de la défaite de 1940 et qu’il allait nous sauver une deuxième fois. Mais peu à peu j’ai été de plus en plus troublé par les nouvelles d’Algérie, en voyant les fraternisations de mai 1958 remplacées par la fusillade entre Français du 24 janvier 1960 à Alger, puis les drapeaux tricolores remplacés par un autre drapeau vert et blanc frappé d’une étoile et d’un croissant rouges, brandi par des foules aussi enthousiastes qu’en mai 1958, un peu plus de quatre ans plus tard en juillet 1962. J’ai alors eu l’impression d’être confronté à une énigme historique, qui m’a inspiré la volonté de savoir et de comprendre. Il ne s’agissait pas de chercher à peser sur le cours des événements, puisqu’ils étaient manifestement achevés, mais de savoir ce qui s’était passé et de comprendre pourquoi. Dès la rentrée de septembre 1962 je me suis précipité sur mes nouveaux camarades « rapatriés » d’Algérie, et en juin 1964 je suis allé écouter le général de Gaulle parler sur la place de la gare de Creil.
Mon enquête ne m’a pourtant pas mené très loin, mais ma curiosité a rebondi en 1967, quand je suis arrivé en classe préparatoire au concours de l’Ecole Normale Supérieure. Etant interne à Paris au Lycée Louis-le-Grand, j’ai passé deux ans au milieu de gauchistes qui considéraient mes lectures et mes opinions comme affreusement réactionnaires. Un jour nous avons discuté de la guerre d’Algérie, et j’ai eu l’impression choquante que nous ne parlions pas de la même guerre puisque nous n’en avions pas retenu les mêmes épisodes. C’est pourquoi je me suis dis que cette situation était inadmissible et que devais tenter d’y voir plus clair. Peu après, la publication du premier volume consacré à la guerre d’Algérie par le journaliste Yves Courrière (en novembre 1968) a commencé à m’éclairer, et j’ai lu les trois suivants avec impatience. Je commençais à comprendre ce qui s’était passé, mais j’en suis venu à conclure que, puisque le livre qui répondrai à toutes les questions que je me posais n’existait pas encore, il m’appartiendrait de l’écrire un jour. C’est pourquoi, quand j’eus à choisir un sujet de mémoire de maîtrise d’histoire à la Sorbonne en juin 1970, je choisis un sujet que j’avais trouvé en 1969 dans le deuxième volume de l’œuvre d’Yves Courrière. Et après la maîtrise, je n’ai pas cessé d’approfondir le même sillon.
Je dois cependant reconnaître que si j’ai tout de suite été sensible à la contradiction entre les points de vue des acteurs et entre ceux des témoins, ainsi qu’à la complexité des événements, c’est seulement en 1991 que la lecture du livre de Benjamin Stora : La gangrène et l’oubli, la mémoire de la guerre d’Algérie, m’a révélé que la mémoire des faits était aussi importante que les faits eux-mêmes. Puis quelques années plus tard, à partir de 1997, j’ai dû constater à mes dépens que les historiens plus âgés que moi, qui avaient d’abord vécu la guerre d’Algérie en tant que citoyens avant de commencer à l’étudier en tant qu’historiens, avaient le plus grand mal à distinguer ces deux approches différentes. Et ensuite, à partir de 2001, j’ai constaté à ma grande surprise que des historiens ou historiennes plus jeunes que moi, qui n’avaient pas vécu ces événements, partageaient le point de vue de leurs aînés qui leur avaient transmis leur mémoire. Je m’efforçai alors de discuter avec tous mes collègues pour maintenir en vie la communauté des historiens, et je crus longtemps y avoir presque réussi. Mais depuis quelques années, j’ai perdu mes dernières illusions quand je me suis vu attaqué dans un livre de mon ancienne étudiante Malika Rahal [1] en 2022.
2- Dans vos recherches, comment faites-vous la distinction entre mémoire, histoire et propagande ?
Je dirai plutôt mémoire, histoire, et engagement moral ou politique, la propagande étant la forme la plus extrême de l’engagement, celle qui néglige ou bafoue le critère de vérité. C’est pour moi l’occasion de distinguer clairement des notions trop souvent confondues et que je viens d’évoquer dans les lignes précédentes.
La mémoire est une faculté naturelle par laquelle ceux qui ont été acteurs ou témoins d’un événement en conservent la trace dans leur cerveau. Elle est fragile parce qu’elle peut être silencieuse et refoulée, ou s’affaiblir et disparaître par les effets de l’âge, à moins qu’elle soit mise par écrit et mise à la disposition d’autres personnes ayant vécu ou non des expériences analogues. Mais si la mémoire collective est plus durable, elle peut aussi être simplifiée par le fait de retenir les éléments communs et de négliger ceux qui sont singuliers. La mémoire individuelle ou collective peut aussi être ressentie comme un devoir moral par rapport à l’oubli qui est un phénomène naturel.
L’histoire est une activité intellectuelle à vocation scientifique, consistant à reconstituer la succession des événements et à l’expliquer en distinguant leurs causes et leurs conséquences. Ses premiers inventeurs, tels que les Grecs Hérodote, Thucydide ou Polybe, la fondaient sur leur expérience personnelle et sur la fréquentation des autres acteurs et témoins, mais peu à peu le champ couvert par l’histoire s’est étendu à des siècles, voire des millénaires, et les historiens ont pu étudier des événements qu’ils n’avaient pas vécus en s’appuyant sur toutes les sources d’information disponibles, dont les plus importantes sont les sources écrites. Et cela même s’il existe aussi une histoire contemporaine, voire une histoire du temps présent ou histoire immédiate. Mais le point commun à tous les historiens est qu’ils étudient des faits passés, qu’ils soient plus ou moins lointains ou proches du présent.
Au contraire l’engagement, qu’il soit moral ou politique, se vit dans le présent et est orienté vers l’avenir. Tout homme (ou toute femme) est naturellement porté(e) à juger la valeur morale ou politique des comportements humains, et notamment des comportements violents dont il est informé, et à se demander quelle serait la meilleure solution pour y mettre fin dans l’intérêt de tous ou du plus grand nombre. Les historiens et historiennes sont concerné(e)s comme les autres. Mais formuler de tels jugements comporte le risque de trier entre les faits pour juger quels sont les plus importants et minimiser les autres, sans avoir le temps de les étudier à fond pour tenter de savoir quelles seront les conséquences de ces choix. Or l’expérience démontre que des jugements moraux ou politiques contradictoires peuvent s’avérer incompatibles et conduire à de nouveaux conflits entre les historiens.
Il existe donc bien une différence fondamentale entre l’histoire et l’engagement, même si des historiens peuvent travailler sur des faits qu’ils ont d’abord été appelés à juger comme citoyens, ou l’inverse. Pour clarifier ce point, nous pouvons prendre le cas du grand historien Marc Bloch, co-fondateur de l’école des Annales entre les deux guerres mondiales du XXème siècle. Citoyen français, il a participé durant quatre ans à la Grande guerre de 1914-1918, et au début de la Deuxième guerre mondiale en 1939-1940. Puis, après avoir étudié en historien L’étrange défaite, il s’est engagé dans la Résistance contre l’occupant nazi en tant qu’acteur volontaire et y a trouvé une mort glorieuse qui en a fait un héros de l’Histoire. Il y a donc bien une différence entre être un historien et être un acteur de l’histoire, et il est regrettable que cette différence soit trop souvent perdue de vue.
3 - Avez-vous ressenti des pressions politiques ou idéologiques en travaillant sur des sujets aussi sensibles que la guerre d’Algérie ?
Durant toute ma carrière universitaire, de 1981 à 2011, le contenu de mes cours n’a jamais été contesté par mes étudiants pas plus que par mes collègues. J’ai dû néanmoins défendre mes analyses contre d’autres historiens à la suite d’articles que j’ai publiés dans la revue L’Histoire entre 1997 et 1999, mais la controverses était alors un genre codifié qui ne menaçait pas la liberté de la recherche. En réalité, je n’ai connu que deux cas avérés de censure.
Le premier date de 1992. Ayant signé un contrat avec La documentation française pour rédiger un petit livre sur la fin de la guerre d’Algérie dans la collection « Les médias et l’événement », je me suis aperçu que le texte de ma conclusion avait été remplacé par un autre dont je n’étais pas l’auteur. J’ai alors menacé l’éditeur d’interdire la publication de cet ouvrage si ma conclusion n’était pas respectée, et j’ai eu gain de cause.
Le deuxième et dernier date de 2012. J’avais accepté de rédiger un bref article sur les accords d’Evian pour la publication des Commémorations nationales 2012, publiée par les Archives de France. Mais quelques jours avant la parution de cet article, j’ai été informé par ses responsables, très gênés, que mon texte avait été amputé des quatre cinquièmes et ma signature supprimée (ce qui valait mieux). Je n’ai jamais su qui avait pris cette décision, mais j’ai compris qu’il s’agissait de membres du gouvernement soucieux d’éviter toute nouvelle tension algéro-française au moment où la commémoration du cinquantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie et de l’indépendance de ce pays allait être suivie d’élections de part et d’autre de la Méditerranée. J’ai protesté de mon mieux avec le soutien de nombreuses personnalités contre cette décision absurde. Puis, quelques mois plus tard, j’ai constaté que mon texte intégral avait été rétabli sur le site des Archives de France [2].
II. Colonisation : origines, justifications et réalités
4- Quelles ont été, selon vous, les principales motivations - économiques, politiques, culturelles - de la colonisation française en Algérie ?
Pour répondre à cette question, il ne faut pas partir d’une classification thématique des motivations, mais de la chronologie des décisions. De 1830 à 1840, celles-ci n’ont pas été prises en fonction de l’état des relations franco-algériennes, mais en fonction de considérations de politique intérieure et extérieure. En 1830, le gouvernement ultra-royaliste du roi Charles X a décidé de prendre Alger sous prétexte de défendre l’honneur national bafoué par le dey Hussein, afin de prouver à l’opposition libérale qu’il était soucieux de rendre à la France son rang de grande puissance perdu en Europe en 1814 et 1815 en passant ouvre au véto anglais ; mais après la prise d’Alger, la France a mis quatre ans pour décider d’annexer les territoires qu’elle avait occupés. De même en 1840, le gouvernement du roi Louis-Philippe Ier a choisi de conquérir toute l’Algérie sur l’émir Abd-el-Kader, après avoir dû céder à la menace d’une nouvelle guerre contre la coalition de toutes les grandes puissances européennes alliées à l’Angleterre, pour démontrer plus que jamais que la France restait une grande puissance. Suivant la nouvelle doctrine formulée par le général Bugeaud, la France devait conquérir toute l’Algérie pour que ses sacrifices de sang et d’argent ne soient pas vains, puis la coloniser pour rendre sa conquête irrévocable, et en 1848 la IIème République proclama une politique d’assimilation voulant faire de l’Algérie trois départements français. Mais cette doctrine était inapplicable parce que la population française métropolitaine avait cessé de s’accroître (cas unique en Europe). L’empereur Napoléon III en prit acte et préconisa de 1860 à 1870 une politique de « civilisation pour les indigènes » - dite du « royaume arabe » - mais il fut désavoué par tous ses opposants, qui voulaient faire de l’Algérie « une terre française, peuplée, cultivée et possédée par des Français » (Prévost-Paradol, La France nouvelle, 1868). Après la guerre perdue contre l’Allemagne de 1870-1871, la IIIème République prôna de nouveau une politique d’assimilation, mais sans en avoir les moyens démographiques. Ainsi, la colonisation de l’Algérie par la France n’a jamais été le résultat d’un projet cohérent.
5- Comment expliquer que la colonisation de l’Algérie ait été si différente de celle d’autres colonies françaises ?
Cela s’explique par la situation historique et géographique de la France à cette époque. Géographiquement, la France ne pouvait plus agrandir son territoire en Europe sans défier les grandes puissances victorieuses garantes des traités de 1815, elle ne pouvait donc plus l’agrandir que vers le sud méditerranéen, en Afrique du Nord. L’Algérie était le territoire extra-européen le plus proche, et il n’était pas celui d’un Etat à part entière. Son climat méditerranéen dans les régions côtières semblait favorable à une immigration française ou européenne. Le journaliste libéral Prévost-Paradol, cité plus haut, imaginait pour l’avenir « de quatre-vingts à cent millions de Français fortement établis sur les deux rives de la Méditerranée », mais il ne tenait pas compte de la faiblesse démographique de la France qui rendait son rêve irréaliste.
6- Le mythe de la “mission civilisatrice” a-t-il été sincèrement cru par les colons ou surtout instrumentalisé par l’État ?
Il était la justification sincère de la colonisation française du XIXème siècle - différente de la colonisation esclavagiste du XVIIIème siècle - dans l’esprit de ses partisans les plus convaincus, qui étaient particulièrement nombreux à gauche, chez les républicains et même chez les socialistes. Mais en pratique, la colonisation de l’Algérie se heurtait à deux obstacles largement sous-estimés : la difficulté de procurer la terre aux colons sans léser les indigènes beaucoup plus nombreux, et l’insuffisance démographique du peuplement français déjà signalé. C’est pourquoi elle ne pouvait pas réussir.
III. Guerre d’Algérie et processus de décolonisation
7- Quels ont été les principaux malentendus ou incompréhensions entre la France et le FLN dès les débuts du conflit ?
Le principal malentendu a été causé par l’incompréhension réciproque et totale entre la France et le FLN. Du côté des nationalistes algériens les plus extrêmes, regroupés dans le FLN, les causes fondamentales du conflit étaient l’invasion, la conquête et la colonisation illégitimes de l’Algérie par la France. Mais du côté des responsables de la politique française, en tout cas des mieux informés, le problème était plus complexe.
En réponse au Manifeste du peuple algérien, présenté aux autorités françaises par Ferhat Abbas en février 1942 pour réclamer la formation d’un Etat algérien, le général de Gaulle n’avait pas accepté cette remise en question de la souveraineté française, et il avait fait étudier par une commission spéciale une nouvelle politique accordant des droits politiques aux élites indigènes (ordonnance du 7 mars 1944) et un plan de développement économique et social en faveur de la masse de la population, mais cela n’a pas suffi à rallier les nationalistes algériens qui ont réclamé l’indépendance et déclenché l’émeute, très durement réprimée, du 8 mai 1945 autour de Sétif et de Guelma.
De 1945 à 1954, les autorités françaises ont compté sur la force pour maintenir leur souveraineté à court terme, mais aussi sur la réalisation des réformes économiques et sociales à long terme. Au contraire, les nationalistes n’ont pas pris ces réformes au sérieux et ont maintenu leur objectif indépendantiste (politique d’abord). En 1954-1955, la politique française combinant le rétablissement de l’ordre et les réformes pouvait sembler la plus adaptée aux besoins des populations de l’Algérie, mais à partir de 1956 la découverte du pétrole et du gaz naturel au Sahara a rendu l’indépendance plus crédible.
8- La guerre d’Algérie aurait-elle pu être évitée, ou était-elle inévitable à partir de 1945 ?
Cette question est la suite logique de la précédente, et la réponse en dérive logiquement. Après le 8 mai 1945, les nationalistes les plus extrêmes ont préparé dans la clandestinité une nouvelle insurrection armée, qu’ils ont fini par déclencher le 1er novembre 1954. Pendant ce temps les gouvernements français ont trop lentement mis en œuvre le plan de réformes de 1944, qui nécessitait des investissements très lourds et qui étaient rendus toujours insuffisants par l’accélération de la croissance démographique de la population musulmane. Les débats de l’Assemblée nationale constituante en 1945-1946 et ceux de l’Assemblée nationale définissant un Statut de l’Algérie en 1947 n’ont pas abouti à des conclusions rassemblant tous les partis, français et algériens musulmans ; et à partir de 1948 les autorités françaises d’Algérie ont commis la lourde faute de truquer les élections au deuxième collège de l’Assemblée algérienne pour barrer la route aux partis nationalistes.
C’est pourquoi, après le déclenchement et l’aggravation de l’insurrection du FLN en 1954-1955, le gouvernement de gauche dirigé par le socialiste Guy Mollet n’a pas réussi à s’entendre avec les dirigeants extérieurs du FLN pour définir les conditions d’une paix acceptable par tous dans des négociations secrètes qui durèrent d’avril à octobre 1956, jusqu’à l’interception par l’aviation française de l’avion qui transportait les chefs du FLN de Rabat vers Tunis le 22 octobre 1956. Les négociations reprirent plus de quatre ans plus tard, à partir de janvier 1961, et aboutirent aux accords d’Evian signés le 18 mars 1962.
9- Comment analysez-vous aujourd’hui la stratégie du général de Gaulle dans la gestion du conflit ? Était-elle cynique, visionnaire, ou les deux ?
Le général de Gaulle était l’un des rares officiers de l’armée française qui n’avait presque aucune expérience coloniale avant 1940. A deux reprises, il a joué un rôle décisif dans l’histoire de l’Algérie française : en 1943, quand il formé à Alger le Comité français de libération nationale (avec le général Giraud) et défini une nouvelle politique algérienne de la France en réponse au Manifeste du peuple algérien, et en 1958 quand il a été rappelé au pouvoir par les partisans de l’Algérie française. Beaucoup de Français d’Algérie ne lui ont pas pardonné de les avoir trompés sur ses intentions, et certains lui reprochent encore d’avoir voulu les punir pour leur fidélité au maréchal Pétain.
En réalité, De Gaulle avait pu constater la fragilité de l’Algérie coloniale, et comprendre que s’il ne parvenait pas à réussir très rapidement l’intégration de l’Algérie dans la France, il lui faudrait acheminer ce pays vers l’indépendance en tentant de sauvegarder les intérêts des Français d’Algérie (comme le général Catroux le lui avait expliqué dès 1944). Il ne pouvait pas se montrer « cynique », puisqu’il devait cacher ses intentions le plus longtemps possible, et il ne fut pas non plus « visionnaire », puisque la réconciliation franco-algérienne qu’il appelait de ses vœux semble plus lointaine que jamais deux tiers de siècle après 1962.
10- Quel rôle ont joué les “pieds-noirs” et les harkis dans l’accélération ou la complexification de la décolonisation ?
Ceux qu’on n’appelait pas encore les « pieds-noirs » (car ce nom ne s’est répandu qu’à la fin de l’Algérie française [3]) ont été ressentis par une grande partie des Français de France comme les responsables, voire les coupables, du déclenchement de la guerre par le FLN et du refus de la paix par l’OAS. En réalité, ils ont joué le rôle de boucs émissaires, mais c’était bien la France qui avait conquis l’Algérie au XIXème siècle et qui les avait installés dans le pays pour l’empêcher de se séparer d’elle, puis qui les avait mobilisés pour la défendre dans les deux guerres mondiales du XXème siècle. Ils sont devenus des « rapatriés » en métropole alors que la plupart d’entre eux n’y étaient jamais venus si ce n’est pour la libérer des Allemands en 1944.
Quant aux musulmans engagés pour les raisons les plus diverses du côté de la France contre le FLN, et connus aujourd’hui sous le nom de « harkis », ils ont été encore plus mal traités puisque leur refuge en France a été encore moins accepté par les autorités. Recrutés en grand nombre pour combattre le FLN jusqu’en 1960, et servant d’argument pour nier la représentativité du FLN, ils sont devenus embarrassants quand le gouvernement français a fait volte-face pour négocier l’avenir de l’Algérie avec le GPRA, et quand ils ont été soupçonnés - à tort - de constituer une masse de manœuvre pour l’OAS. Le général de Gaulle les considérait fondamentalement comme des Algériens dont il ne souhaitait pas faciliter la migration vers la France. Mais pour le FLN ils étaient un démenti intolérable à sa prétention de représenter la quasi-unanimité du peuple algérien. Même si l’amnistie générale contenue dans les accords d’Evian était censée les protéger, un grand nombre de ceux qui sont restés en Algérie ont été victimes d’arrestations, de tortures et de massacres dans l’Algérie indépendante. Leur mémoire a été réhabilité en France, même à gauche et par d’anciens militants du FLN comme Mohammed Harbi et Ali Haroun, mais elle reste maudite en Algérie et chez une partie des Franco-algériens (comme le député LFI Abdelkader Lahmar, selon lequel « le mot harki veut dire traître »).
IV. Mémoire, reconnaissance, et enjeux contemporains
11- Comment expliquez-vous que la guerre d’Algérie reste un sujet aussi brûlant dans la société française contemporaine ?
La guerre d’Algérie n’a jamais pu inspirer une mémoire nationale commune à tous les Français parce qu’elle les a profondément divisés. Les derniers gouvernements de la IVème République ont imposé à la population française un effort militaire sans précédent pour « pacifier » l’Algérie, puis le général de Gaulle a inversé leur politique en recherchant une solution négociée avec le FLN. Il a réussi ce retournement grâce au soutien de la grande majorité de l’opinion publique métropolitaine, mais il a dû briser l’opposition armée de l’OAS qui avait le soutien de la majorité des Français d’Algérie et d’une minorité non négligeable dans les élites de la société française. C’est pourquoi, après 1962 et jusqu’en 1995, tous les présidents de la République française ont voulu apaiser les Français par des lois d’amnistie et jugé impossible une commémoration nationale de la guerre d’Algérie.
Les choses ont commencé à changer entre 1995 et 1999, quand tous les partis se sont mis d’accord pour reconnaître officiellement la « guerre d’Algérie ». Mais la gauche et la droite se sont vite opposés quand il s’est agi de choisir une date de commémoration nationale de cette guerre, la gauche proposant le 19 mars, date anniversaire de la « fin de la guerre d’Algérie » en 1962, alors que la droite la refusait parce qu’elle y voyait le début de sa pire période. Réélu inopinément en 2002 (contre Jean-Marie Le Pen), Jacques Chirac a choisi comme date de commémoration le 5 décembre, date de l’inauguration du Mémorial du Quai Branly, mais dix ans plus tard l’élection de François Hollande à la présidence a permis à sa majorité de gauche de faire aboutir le choix du 19 mars, sans pour autant supprimer le 5 décembre. La France a donc deux dates concurrentes de commémoration de la guerre d’Algérie, ce qui démontre l’absence d’une mémoire nationale unifiée de cette guerre.
L’opinion publique française reste donc divisée entre des groupes mémoriels qui entretiennent des mémoires divergentes de la guerre d’Algérie - ceux qui ont voulu accorder l’indépendance depuis le début, ceux qui l’ont refusée jusqu’au bout, et ceux qui ont évolué à la suite du général de Gaulle - mais cette situation est en train de changer à mesure du lent renouvellement des générations. Prendre position pour ou contre la politique du général de Gaulle n’a plus de sens pour les citoyens français d’aujourd’hui, dont un grand nombre sont nés bien après l’indépendance de l’Algérie (comme Emmanuel Macron, né quinze ans plus tard). La séparation de la France et de l’Algérie est un fait irrévocable, et la France ne peut plus songer à la condamner a posteriori. Le général de Gaulle et ses successeurs ont voulu rétablir la paix civile au moyen de lois d’amnistie et d’indemnisation (très partielle), mais cela ne doit pas faire oublier que sa politique algérienne a toujours bénéficié de l’approbation d’une large majorité des Français. La faiblesse de l’opposition de droite est clairement apparue dès le référendum du 8 janvier 1961 avant d’être confirmée par celui du 8 avril 1962 ratifiant les accords d’Evian dans la métropole. Et le ralliement de presque toute l’opposition de gauche à la ratification de ces accords par le référendum organisé le 8 avril 1962 en France métropolitaine, démontré par les résultats du Oui (90,7 % des suffrages exprimés, 64,8 % des inscrits) est un fait incontestable. Fait que confirment tous les sondages d’opinion réalisés depuis trente ans : les partisans d’une commémoration officielle de la guerre d’Algérie à la date du 19 mars sont majoritaires depuis le milieu des années 1980 (53 % en moyenne de 1984 à 1987), ils se stabilisent à 75 % durant les années 1990, et à 85 % depuis le milieu des années 2000 [4]. Les vaincus de la guerre d’Algérie ne peuvent donc pas raisonnablement attendre que la grande majorité de leurs compatriotes en vienne à se repentir du choix fait par la nation française en 1962 pour leur donner raison : la reconnaissance rétroactive d’une guerre civile et de l’amnistie nécessaire à son dépassement est la seule solution envisageable.
12- Que pensez-vous des démarches récentes de la France en matière de reconnaissance des crimes coloniaux, notamment sous la présidence d’Emmanuel Macron ?
Le président François Hollande et son successeur Emmanuel Macron ont reconnu officiellement au nom de la France la réalité de violences illégales commises pendant la guerre d’Algérie au nom du maintien de l’ordre, telles que les morts très suspectes de Maurice Audin et d’Ali Boumendjel durant la « bataille d’Alger » en 1957, ou la répression sanglante de la manifestation algérienne du 17 octobre 1961 à Paris. Mais on ne peut pas opposer nettement une politique mémorielle « de gauche » à une politique mémorielle « de droite ». En réalité, tous les présidents de la République française depuis 1995 (Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron) ont inscrit leur politique mémorielle dans la même perspective : donner des satisfactions à tous les groupes mémoriels entre lesquels se partagent les Français pour les inciter à mieux se comprendre et à se rapprocher peu à peu d’une mémoire vraiment nationale, et c’est tout particulièrement le cas d’Emmanuel Macron depuis 2017. On peut regretter que cette politique de reconnaissances multiples n’aboutisse pas à une véritable mémoire nationale cohérente [5], mais elle est la seule possible aussi longtemps que coexisteront des groupes mémoriels hostiles. Cela pourra changer quand ils cèderont la place aux jeunes générations qui n’ont pas vécu les mêmes expériences traumatisantes [6] .
13-Peut-onconstruireunemémoirecommunefranco-algérienneou faut-il accepter l’existence de mémoires concurrentes, voire conflictuelles ?
Pour répondre à cette question, il faut d’abord dire en quoi l’Algérie et la France ont eu jusqu’à aujourd’hui des politiques mémorielles différentes.
L’Algérie a, depuis 1962, une politique mémorielle simple et cohérente, parce que l’Etat algérien doit son existence et ses dirigeants leur légitimité à la guerre de libération nationale contre la France. En conséquence, la commémoration de cette guerre, qui sollicite en permanence le patriotisme de la population, a pris un caractère obsessionnel. Il existe sans doute des mémoires divergentes - celles des messalistes, partisans du MNA de Messali Hadj, et celles des harkis - mais elles n’ont aucune existence légale.
Quant à la France, elle n’a pas eu de politique mémorielle continue et cohérente. Deux grandes étapes doivent être distinguées. De 1962 à 1999, il n’y avait pas de mémoire nationale officielle de cette guerre, et les dirigeants de l’Etat estimaient qu’elle ne pouvait pas exister parce que le revirement de la politique algérienne de la France après 1958 avait provoqué une guerre civile, très inégale mais bien réelle, entre les partisans de l’intégration de l’Algérie dans la France et ceux de l’acceptation de la séparation prônée par le général de Gaulle. Les principales lois mémorielles étaient donc des lois d’amnistie, traduisant une volonté d’amnésie. Mais il existait pourtant des mémoires conflictuelles de groupes partisans qui entretenaient le souvenir de leurs morts.
Puis, à partir du milieu des années 1990, il s’est produit un retour des mémoires algériennes au premier plan à la suite de plusieurs facteurs concordants : prise de conscience d’un devoir de mémoire à la suite de la reconnaissance de la collaboration du régime de Vichy avec les pires crimes nazis, impliquant en conséquence l’impossibilité morale de vouer la guerre d’Algérie à l’oubli ; et ce d’autant plus que la rechute de l’Algérie dans une sorte de guerre civile à partir de 1992 invitait les Français à réinterroger leurs mémoires pour savoir s’ils pouvaient avoir une part de responsabilité dans cette nouvelle tragédie, alors que les générations qui avaient vécu cette guerre arrivaient à l’âge de la retraite et de la réflexion.
C’est pourquoi, durant la période de cohabitation entre le président de droite Jacques Chirac et le gouvernement de gauche de Lionel Jospin (1997-2002), un consensus entre la gauche et la droite a permis le vote unanime de la loi du 18 octobre 1999 reconnaissant officiellement l’existence d’une « guerre d’Algérie ». Mais aussitôt après, le choix d’une date de commémoration nationale de cette guerre a divisé les représentants des Français, entre la gauche qui était favorable au 19 mars (1962), date du cessez-le-feu officiel supposée avoir été celle de la « fin de la guerre d’Algérie », et la droite qui y voyait le début de la pire période de la guerre, celle où tous ceux qui refusaient la défaite se sont sentis abandonnés par la mère-patrie. En mai 2002, le vote de la loi reconnaissant le 19 mars était imminent quand il fut retardé par l’élection présidentielle durant laquelle la deuxième place du candidat Le Pen assura la victoire inattendue de Jacques Chirac, élu au deuxième tour avec une majorité triomphale. Le nouveau président choisit comme date commémorative le 5 décembre (date de l’inauguration du Mémorial du Quai Branly), mais cette date ne fut jamais reconnue par les partisans du 19 mars, qui prirent leur revanche dix ans plus tard après l’élection du président de gauche François Hollande. Après le vote favorable du Sénat, la loi du 8 novembre 2012 fit du 19 mars, « jour anniversaire du cessez-le-feu en Algérie », « une journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie », sans pour autant abolir la commémoration concurrente du 5 décembre. Ce qui prouvait l’impossibilité de rassembler tous les Français dans une commémoration commune.
Cependant, un troisième facteur, très mal connu, est intervenu : l’Algérie a tenté de faire consacrer sa mémoire officielle par la France en lui demandant de reconnaître sa responsabilité dans les « crimes contre l’humanité » qu’elle aurait commis à l’encontre du peuple algérien de 1830 à 1962. C’est là un fait très peu connu en France et pourtant bien établi. La revendication de repentance adressée à la France a été lancée en mai 1990 par la Fondation du 8 mai 1945 nouvellement créée, et elle s’est généralisée dans la presse algérienne en mai 1995 durant la guerre civile, puis elle a été directement adressée à la France par le président Bouteflika dans sa visite à Paris en juillet 2000. C’est un fait qui n’est presque jamais cité en France, parce que les partisans d’une réponse positive à cette demande ne veulent pas passer pour des agents de l’étranger et préfèrent en attribuer l’invention aux partis de droite, mais le fait a été clairement reconnu par le président Chirac. Il explique en effet dans ses Mémoires que le traité d’amitié franco-algérien dont il avait pris l’initiative en 2003 (suivant le modèle du traité d’amitié franco-allemand de 1963) a fini par échouer non pas à cause des polémiques suscitées par la loi du 23 février 2005 rendant hommage à la colonisation française, mais à cause de cette revendication de repentance : « Le principal obstacle viendra de l’acte de repentance que le gouvernement algérien nous demande quelques mois plus tard de faire figurer dans le préambule, acte par lequel la France exprimerait ses regrets pour ‘les torts portés à l’Algérie durant la période coloniale’. Il me paraît utile et même salutaire, comme je l’ai indiqué dans mon discours de l’UNESCO à l’automne 2001, qu’un peuple s’impose à lui-même un effort de lucidité sur sa propre histoire. Mais ce qu’exigent de nous les autorités d’Alger n’est rien d’autre que la reconnaissance officielle d’une culpabilité. Je ne l’ai naturellement pas accepté (...) [7] ».
Par la suite, les relations algéro-françaises n’ont pas cessé d’osciller entre des périodes de tension provoquées par cette revendication de repentance et des périodes d’apaisement. Le traité d’amitié a échoué en 2005-2006 ; puis le candidat Nicolas Sarkozy s’est fait élire en 2007 en dénonçant publiquement cette revendication, avant de tenter de se réconcilier avec l’Algérie. En 2012, le candidat François Hollande avait envisagé de consentir une forme de repentance, mais l’accord qu’il a obtenu du président Bouteflika pour intervenir contre les islamistes au Mali en 2013 lui a permis de conclure une quasi-alliance franco-algérienne. Puis en février 2017 le candidat Emmanuel Macron a cru devoir condamner publiquement en Algérie la colonisation comme étant un « crime contre l’humanité », faisant ainsi renaître la revendication de la repentance française, mais quand une fois élu il revint à Alger en décembre, il s’aligna sur ses prédécesseurs en résumant ainsi sa position : « ni déni, ni repentance ». Puis en juillet 2020 le nouveau président algérien Abdelmadjid Tebboune, difficilement élu grâce au choix du général Gaïd Salah après le renversement d’Abdelaziz Bouteflika par les manifestants du Hirak, a proposé de régler les problèmes mémoriels franco-algériens par une commission mixte d’historiens. On pouvait alors se demander s’il s’agissait de rechercher une vraie alternative à la revendication de repentance. Le président Macron a chargé l’historien Benjamin Stora de formuler des propositions, mais il n’a pas obtenu de réponse significative de la part du président algérien, qui a suspendu les relations diplomatiques durant quarante jours en riposte à des propos imprudents de son homologue français dénonçant la « rente mémorielle » du pouvoir algérien et s’interrogeant sur l’existence d’un Etat algérien avant 1830, le 30 septembre 2021. Puis les relations franco-algériennes ont repris leurs cours et le président Macron a rendu une nouvelle visite à Alger en août 2022, la commission mixte d’historiens s’est réunie plusieurs fois dans chacun des deux pays, mais cela n’a pas empêché une nouvelle rupture des relations diplomatiques par l’Algérie après la décision française de reconnaître la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental (30 juillet 2024), suivie par l’arrestation de l’écrivain algéro-français Boualem Sansal sous un prétexte arbitraire en Algérie le 16 novembre. Depuis les relations franco-algériennes n’ont fait que se détériorer, et l’Algérie s’est clairement alignée sur la Russie en louant Vladimir Poutine comme un « ami de l’humanité ». Un an plus tard, la grâce accordée à Boualem Sansal à la demande du président allemand a permis d’espérer une détente, mais rien n’est moins sûr. En effet, l’Algérie est sur le point d’accueillir les 30 novembre et 1er décembre 2025 une conférence internationale sur les crimes du colonialisme en Afrique exigeant justice et réparation des ex-puissances coloniales, comme l’écrit El Moudjahid : « Sous le leadership du Président Abdelmadjid Tebboune, l’Algérie œuvre à renforcer la réflexion et l’action collectives visant à classer la colonisation, l’esclavage, la ségrégation raciale et l’apartheid comme crimes contre l’humanité". [8]. » Il ne semble pas que la déportation d’esclaves africains à travers le Sahara et la capture d’esclaves européens en Méditerranée du XVIème au XIXème siècles soient au programme.
14- Quel regard portez-vous sur le traitement de cette période dans les manuels scolaires français et algériens aujourd’hui ?
La guerre d’indépendance de l’Algérie occupe une place considérable dans les manuels scolaires algériens depuis l’indépendance, et une place non négligeable dans les manuels français depuis 1984. La différence fondamentale est que le contenu des manuels scolaires algériens est fixé par l’Etat, alors qu’en France l’Etat reconnaît la liberté des historiens et leur reconnait une place dans le processus d’élaboration des programmes.
V. Responsabilités politiques et sociales
15- L’historien a-t-il un devoir d’intervention publique dans les débats mémoriels ?
Je n’en étais pas persuadé au début de mes recherches, mais j’ai changé d’avis quand un de mes collègues à l’Université de Limoges (1981-1987) m’a fait remarquer que si j’avais de bonnes raisons de croire que la guerre d’Algérie n’avait pas fait un million et demi de morts, et si je ne faisais pas connaître ce que je croyais savoir à ce sujet, je serais co-responsable de l’accréditation de cette idée fausse. Et c’est pourquoi depuis j’ai multiplié les publications, non seulement les livres et les articles dans la revue L’Histoire (depuis 1983) et dans quelques autres, et les comptes rendus de lecture, et que j’essaie de répondre par mail à toutes les demandes de renseignements que je reçois.
16- Avez-vous été confronté à des tentatives de récupération politique de vos travaux ?
Pas vraiment, mais certaines de mes interventions ont suscité des réactions excessives de lecteurs ou d’auditeurs me trouvant soit trop à gauche, soit trop à droite. En réalité, j’ai toujours voulu dire ou écrire ce que je croyais vrai, sans trop me soucier de ce qu’attendait mon public. Ses réactions ont été le plus souvent sereines et positives, même si elles ne l’ont pas toujours été. Vous pourrez en juger en dépouillant attentivement les textes que je publie sur mon site internet.
17- Quel rôle attribuez-vous à l’historien dans la réconciliation entre les peuples ? Est-ce même possible ?
Je crois que l’historien peut jouer un rôle utile, mais cela ne va pas de soi. Cela dépend des attentes des lecteurs dans les pays concernés. Mais cela dépend aussi et surtout de la politique mémorielle des Etats, suivant qu’ils reconnaissent la liberté de l’histoire et des historiens, ou non.
VI. Perspectives historiques et comparatives
18- Quels parallèles peut-on établir entre la décolonisation de l’Algérie et celle d’autres colonies françaises, comme l’Indochine ou l’Afrique subsaharienne ?
Il y a des différences, dont la principale est l’absence de colonisation de peuplement français en dehors de l’Afrique du Nord (Algérie, Tunisie, Maroc) et de la Nouvelle Calédonie ; mais il y a aussi des ressemblances, puisque la puissance colonisatrice était la même, et que les milieux dirigeants considéraient que la possession d’un grand empire colonial était indispensable au maintien de la puissance française. La guerre d’Indochine (1946-1954) qui a opposé le Vietminh (parti communiste et nationaliste vietnamien fondé par Ho-Chi-Minh) à la France, a été la première grande épreuve qui a ruiné la domination coloniale française. En conséquence, les autorités françaises ont réprimé très brutalement l’insurrection des nationalistes malgaches dans une partie de l’île de Madagascar de 1947 à 1949. Un peu plus tard, la guerre d’Algérie (1954-1962) a été précédée par des troubles nationalistes en Tunisie (1952-1954) puis au Maroc (1953-1955), qui ont conduit à l’acceptation de l’indépendance de ces deux pays. Mais elle a aussi été accompagnée par une agitation en Afrique française qui a pris la forme d’une véritable insurrection nationaliste dans une partie du Cameroun. Celle-ci a duré de 1955 à 1960 et s’est prolongée encore durant plusieurs années après l’indépendance du pays.
19- Voyez-vous dans l’histoire coloniale française des éléments qui résonnent avec les problématiques migratoires et identitaires actuelles en France ?
Bien entendu, la mémoire de la guerre d’Algérie est encore vivante en France. Du côté français, et particulièrement à droite et à l’extrême droite, il existe une forte tendance à voir dans l’immigration musulmane venant des anciennes possessions françaises d’Algérie et d’Afrique du Nord le choc en retour de la décolonisation. Dès les années 1930, des hommes politiques de la IIIème République comme Edouard Herriot disaient craindre que la France devienne un jour la colonie de ses anciennes colonies, et le général de Gaulle lui-même avait déclaré à Alain Peyrefitte en mars 1959 : « Les musulmans, vous êtes allé les voir ? Vous les avez regardés avec leurs turbans et leurs djellabas ? Vous voyez bien que ce ne sont pas des Français. Ceux qui prônent l’intégration ont une cervelle de colibri, même s’ils sont très savants (sic). Les Arabes sont les Arabes, les Français sont les Français. Vous croyez que le corps français peut absorber dix millions de musulmans, qui demain seront vingt millions, et après-demain quarante ? Si nous faisions l’intégration, si tous les Arabes et Berbères d’Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s’installer en métropole, alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s’appellerait plus Colombey-les-Deux-Eglises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées » [9]. De même, la mémoire de la guerre d’Algérie chez les enfants et petits-enfants d’immigrés a fourni des arguments depuis 1995 à la propagande islamiste ou djihadiste affirmant que la France n’avait pas encore payé toute sa dette de sang envers les populations musulmanes originaires d’Algérie ou d’Afrique du Nord.
20- Quels travaux récents - en France ou à l’international - vous semblent enrichir ou renouveler la compréhension de la colonisation et de la décolonisation ?
Je n’essaierai pas de répondre à cette question, tant la liste des travaux à citer pourrait être longue. Mais je voudrais revenir pour conclure sur ce que j’attends des historiens. L’histoire de la guerre d’Algérie ne peut évidemment pas être le fait d’un seul historien, et c’est pourquoi j’ai toujours voulu croire à l’existence d’une communauté des historiens capables d’échanger leurs informations et leurs conclusions de manière à faire progresser les connaissances mises à la disposition du public. C’est aussi pourquoi j’ai créé mon site internet personnel et choisi d’y placer tous ceux de mes travaux pour lesquels je n’étais pas lié par un contrat d’édition. Bien entendu, je n’ignore pas que mes collègues enseignants ou chercheurs ont beaucoup d’autres choses à faire que de me lire, mais je suis toujours prêt à leur transmettre toutes les connaissances que j’ai pu acquérir. Cependant, il y a deux choses que je ne peux pas admettre. La première, c’est qu’un ou une collègue qui n’est pas d’accord avec moi refuse de répondre à mes arguments. La deuxième, c’est que des historiens ou historiennes oublient la différence claire et nette qui doit distinguer l’histoire de la mémoire, en m’attribuant arbitrairement une tendance politique.
Guy Pervillé, le 30 novembre 2025.
[1] Malika Rahal, Algérie 1962, une histoire populaire. Paris, la Découverte, 2022. Voir son mon site mes trois réponses à ce livre : http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=485 , http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=487 , et http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=496.
[2] Voir sur mon site : « A propos de mon texte censuré : 1962 : fin de la guerre d’Algérie », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=269 .
[3] Voir sur mon site ma communication intitulée « Pour en finir avec les Pieds-noirs » (2004) (http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3 ?id_article=34 ).
[4] Rémi Dalisson, Guerre d’Algérie, l’impossible commémoration. Paris, Armand Colin, 2018, pp. 215-217.
[5] Comme Sébastien Ledoux et Paul Max Morin dans leur livre L’Algérie de Macron (PUF, 2024).
[6] Ce que montre le livre de Paul-Max Morin,Lesjeunes et la guerre d’Algérie, PUF2022)
[7] Jacques Chirac, Mémoires, t. 2, pp. 429 sq., et p. 435.
[8] El Moudjahid, 24-11-2025 (https://www.elmoudjahid.dz/fr/actualite/conference-internationale-sur-les-crimes-du-colonialisme-a-alger-l-afrique-exige-justice-et-reparation-244039 )
[9] Alain Peyrefitte, C’était De Gaulle, t 1, Paris, Fayard et de Fallois, 1994, pp 50-52.