" Une négociation différente des autres processus de décolonisation " (2009)

jeudi 19 mars 2009.
 
Cette interview a été publiée dans Le Temps d’Algérie, jeudi 19 mars 2009, p. 10, par le journaliste Salim Kettani.

- L’idée de négociation ou, à tout le moins, de pourparlers entre la France et les Algériens est bien antérieure à 1961 et au processus d’Evian. Les contacts engagés sous la IV République ont-ils été sans lendemain ? Ou ont-ils déblayé le terrain et préparer Evian ? Un rapport, une continuité entre les deux ?

-  Il ne semble pas à première vue. Les principales négociations entre un gouvernement français de la Quatrième République et le FLN ont été engagées par le gouvernement de Guy Mollet (janvier 1956-mai 1957) parce qu’il voulait donner satisfaction à ses électeurs de gauche en explorant la possibilité d’un processus de paix négocié, mais les conditions de paix formulées dans le programme du président du Conseil (« cessez-le-feu, élections, négociations ») étaient à première vue difficilement compatibles avec celles du FLN, et surtout avec celles qui furent proclamées par le Congrès de la Soummam le 20 août 1956.

- Les discussions de janvier-mai 1957 ne semblent pas avoir donné de résultat...

-  Les négociations ont pourtant abouti à une apparence d’accord sur la « reconnaissance du droit du peuple algérien à disposer de lui-même » à Belgrade le 22 septembre 1956. Les chefs du FLN extérieur qui ont été capturés dans leur avion se rendant de Rabat à Tunis le 22 octobre 1956 ont probablement surestimé la possibilité d’un tel accord. Il faut tenir compte du fait que les négociateurs français avaient été désignés par Guy Mollet en qualité de chef du parti socialiste, mais pas de chef du gouvernement : à ma connaissance, celui-ci n’a jamais délibéré sur les résultats de ces pourparlers secrets, et le Parlement pas davantage. Pourtant, la répétition de plusieurs tentatives de négociation sous les gouvernements suivants (notamment celui de Pierre Pflimlin en mai 1958) permet de penser que cet échec commençait à être regretté.

- Parlant du processus d’Evian, le général de Gaulle évoquait - du moins dans un premier temps - des « pourparlers » et non des « négociations ». Le gouvernement français a-t-il agi de façon à peser sur la représentation de la délégation algérienne, privilégier un camp au détriment d’un autre ?

-  Le gouvernement français a tenté de jouer sur la pluralité des négociateurs algériens avant Evian, notamment lors des pourparlers de Melun en juin-juillet 1960, où il a tenté d’obtenir le ralliement du GPRA aux conditions de cessez-le-feu qu’il avait imposées aux chefs de la wilaya IV ; puis également en avril 1961 quand le ministre des Affaires algériennes Louis Joxe a déclaré son intention de négocier aussi avec le MNA de Messali Hadj, provoquant ainsi l’ajournement des négociations par le GPRA. Enfin, pendant l’été 1961, quand l’enlisement des négociations à Evian et Lugrin poussa le général de Gaulle à essayer plusieurs solutions alternatives : la partition, qu’il fit étudier par Alain Peyrefitte, et la formation d’un exécutif provisoire franco-algérien sans le FLN. Mais à la fin du mois d’octobre 1961, les négociations reprirent secrètement et progressèrent rapidement. Dès cette époque le GPRA, désormais présidé par Ben Khedda, était menacé d’une grave crise interne par l’état-major général de l’ALN, mais il ne semble pas que le gouvernement français ait voulu ou pu en jouer. Et pourtant, il aurait peut-être changé la suite de l’histoire s’il avait accepté la proposition formulée par le président Ben Khedda dans son discours de la fin octobre, proposant de reconnaître l’indépendance de l’Algérie sous l’autorité du GPRA et de signer le cessez-le-feu avec lui avant de négocier les questions moins importantes. Mais de Gaulle refusa car il ne voulait pas reconnaître officiellement un autre pouvoir algérien que celui qui aurait été désigné par des élections après la ratification des accords par le peuple algérien, qui eut lieu le 1er juillet 1962.

- Vu de Paris, le processus d’Evian avait plusieurs dimensions. Il s’agissait - écriviez-vous dans un de vos textes - d’une « tentative de décolonisation contractuelle ». Quelle différence avec les processus précédents de décolonisation ? Dans le registre de la séparation entre la France et l’Algérie, la négociation a-t-elle cheminé conformément aux souhaits/calculs du gouvernement français ?

-  La principale différence avec les processus précédents de décolonisation est que dans presque toutes les négociations précédentes, le gouvernement français négociait avec un gouvernement dont il reconnaissait l’existence en tant que gouvernement légitime (à l’exception du Vietminh lors de la conférence de Genève sur l’Indochine en 1954). Au contraire, dans le cas de l’Algérie, le gouvernement français n’a jamais voulu reconnaître le GPRA en tant que tel, même après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, puisque pour lui l’Etat algérien ne pouvait tirer son existence que du référendum du 1er juillet et de futures élections. Ce qui eut pour conséquence des différences significatives dans la présentation des accords d’Evian par les deux parties, et contribua aussi à la faiblesse du GPRA menacé par l’Etat-major général de l’ALN et par le Bureau politique de Ben Bella. Il faut néanmoins savoir que la position du gouvernement français avait évolué. De Gaulle avait d’abord prévu dans son discours du 16 septembre 1959 une procédure d’autodétermination dans laquelle le peuple algérien choisirait son destin entre trois solutions (la « sécession » d’un côté, la « francisation » de l’autre, et au milieu l’autonomie de l’Algérie dans la Communauté qui avait sa préférence). Mais après l’échec de Melun, il se laissa influencer par les idées des juristes de gauche réunis dans les colloques de Royaumont, Aix-en-Provence et Grenoble, qui définirent la procédure suivie à Evian.

- Au-delà du cessez-le-feu et de la fin des hostilités, Evian ambitionnait de jeter les bases d’une coopération durable fondée sur la réciprocité des intérêts. Un échec manifeste ?

-  Les accords d’Evian ne furent jamais intégralement appliqués, ou plutôt leur application fut un long démantèlement. D’abord parce que le GPRA qui les signa au nom de l’Algérie fut très vite chassé du pouvoir par l’alliance entre le Bureau politique formé à Tripoli par Ahmed Ben Bella et l’état-major général du colonel Boumedienne. Mais aussi parce que très vite, le CNRA avait été unanime à voter le programme de Tripoli, qui définissait les accords d’Evian comme une « plate-forme néo-colonialiste ». Le gouvernement algérien choisit de faire un tri entre ce qu’il estimait avoir intérêt à accepter plus ou moins longtemps, et ce qu’il décidait de rejeter. Mais la première clause des accords qui fut oubliée, dès la reconnaissance de l’indépendance par la France le 3 juillet 1962, fut celle dont l’acceptation par le GPRA avait débloqué la négociation à la fin d’octobre 1961 : la « déclaration des garanties », prévoyant l’impunité pour tous les actes commis en relation avec les événements politiques survenus en Algérie avant le cessez le feu et pour toutes les opinions exprimées en relation avec ces événements avant le scrutin d’autodétermination.

Guy Pervillé



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