Note de lecture : un ouvrage collectif sur les harkis (2009)

jeudi 2 juillet 2009.
 
Ce compte rendu est paru dans le n° 362-363 de Outre mers, revue d’histoire, 1er semestre 2009, pp. 341-349.

Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron (s. dir.), Les harkis dans la colonisation et ses suites. Préface de Jean Lacouture. Paris, Les éditions de l’atelier, 2008, 224 p. illustrées, avec chronologie et bibliographie détaillées, ISBN 978-2-7082-3990-6, 24,90 euros.

J’ai lu ce livre plusieurs mois après sa publication (février 2008), à l’occasion de ma participation à un débat organisé par ses auteurs le 25 octobre 2008 à l’Hôtel de Ville de Paris, dans le cadre d’un ensemble de manifestations mémorielles et historiques organisées du 10 au 31 octobre 2008 sous le titre « Français et algériens, art, mémoire et histoire » par l’association Harkis et Droits de l’homme. Et j’ai donc présenté ce jour-là mes réactions encore toutes fraîches à cette lecture. Ce sont ces réactions spontanées que je veux mettre par écrit aujourd’hui.

Disons-le tout de suite, mon impression d’ensemble est très positive. Les deux organisateurs de cette publication collective (la présidente de l’association Harkis et Droits de l’homme, Fatima Besnaci-Lancou, et l’ancien vice-président de la Ligue des droits de l’homme Gilles Manceron) ont réuni de nombreux collaborateurs appartenant à des types variés, en combinant les analyses d’historiens [1], de militants de la cause harkie et de celle des Droits de l’homme, sous le patronage symbolique du grand journaliste Jean Lacouture [2]. Particulièrement remarquable est la volonté de réconcilier la mémoire des harkis avec celle de ceux qui ont milité ou même combattu pour l’indépendance de l’Algérie, y compris des anciens militants de la Fédération de France du FLN tels que Mohammed Harbi [3] et Ali Haroun [4]. Il ne s’agit pourtant pas d’un reniement ni d’une trahison, contrairement à ce que pensent sans doute les gardiens du temple de la mémoire harkie alignés sur les positions des défenseurs de l’Algérie française. Tout au contraire, on remarquera le mea culpa d’une dirigeante du MRAP, Anne Savigneux, qui avoue s’être engagée à fond en faveur de l’Algérie algérienne et contre la torture en confondant ces deux causes : « C’est dans ce contexte de noir et blanc que nous avons été aveugles au drame des harkis, à d’autres tortures dont ils ont été victimes en Algérie, aux miradors qui encerclaient les camps en France et dans lesquels nous ignorions qu’ils avaient été parqués. Nous avons été complices de l’étiquetage honteux qui circule de part et d’autre de la Méditerranée, y compris dans nos collèges et nos lycées, où des élèves, quelle que soit leur origine, s’insultent dans les cours de récréation en se traitant de harkis » [5]. Cette citation, parmi beaucoup d’autres, est révélatrice d’une volonté bien réelle de réconcilier la mémoire des harkis et de leurs enfants d’une part, avec celle des militants des droits de l’homme qui avaient soutenu le droit des Algériens à l’autodétermination et à l’indépendance d’autre part [6]. Il convient avant tout de reconnaître ce fait d’une importance capitale.

Pourtant, il faut dire que certains passages m’ont laissé perplexe. Il s’agit surtout des pages 23 et 24, dans lesquels les deux directeurs de l’ouvrage prennent ouvertement leurs distances avec les analyses de Sylvie Thénault [7], et celles plus anciennes de Charles-Robert Ageron. Prenant acte du fait que l’on doit parler de « massacres de harkis » et non pas du « massacre des harkis », et que le terme de « génocide » est inapproprié « parce que les personnes assassinées se sont vu reprocher une attitude dans un conflit politique et non une appartenance à un groupe ethnique, culturel, linguistique ou religieux », ils procèdent à une réfutation de leurs analyses, qu’il faut citer intégralement.

« Nous remercions Sylvie Thénault d’avoir participé à cette réflexion, mais les directeurs de cet ouvrage ne cachent pas leur désaccord avec le fait que son texte, à propos de l’attitude des pouvoirs publics français en 1962, ne reprend pas à son compte les concepts d’abandon et de crime d’Etat, qui résultent pourtant, à nos yeux, de la simple analyse des faits. Dire aussi, à la suite de Charles-Robert Ageron, que les massacres ont surtout été dénoncés par des journaux partisans du maintien de l’Algérie française ou soutenant l’OAS, ou que cette question a été d’abord traitée par des auteurs personnellement liés à l’histoire des harkis, revient pour nous à ne pas accorder aux articles publiés dès le mois de mai 1962, notamment par Jacques Lethiec dans le quotidien Combat, Jean-François Chauvel et Serge Bromberger dans Le Figaro, puis en novembre par Pierre Vidal-Naquet et Jean Lacouture dans Le Monde, l’attention qu’ils méritent. Enfin, faut-il, en suivant Ageron, mettre au cœur de la question des responsabilités françaises le risque que l’intervention de l’armée hors de ses casernes fasse capoter le processus de sortie de guerre ? Ou bien plutôt ces trois mesures visant les personnes appartenant à l’ancienne catégorie reconstituée des indigènes « de statut civil de droit local » : le retrait de la nationalité française au mépris de la Constitution, les obstacles à leur rapatriement et l’interdiction de leur accueil dans les casernes. En effet, la question essentielle à nos yeux n’est pas celle - posée, là encore, par Ageron - de la bonne ou de la mauvaise évaluation par les autorités françaises des dangers que pouvaient courir en Algérie les anciens supplétifs, ce sont ces trois mesures simultanées, qui ont fait des engagements pris par la France en 1958 des mensonges ; et se sont accompagnées d’un traitement discriminatoire de ces personnes et de leurs familles par rapport aux autres rapatriés. Face aux premiers massacres, ces mesures ont constitué, bel et bien, un abandon caractérisé et un crime d’Etat. D’autant que l’idée, avancée par Le Figaro le 26 mai 1962, d’un rapatriement massif des personnes qui le demanderaient, pouvant contribuer à mettre en valeur certains régions françaises dépeuplées comme la Corrèze et la Lozère, semble avoir été écartée au plus haut niveau de l’Etat. Un Etat qui n’a pas protégé certains de ses ressortissants. Tout en indiquant clairement que tel est notre point de vue, le but de ce livre est d’ouvrir, en toute liberté, un débat sur ces questions » [8].

Il n’est pas habituel de reproduire des citations aussi longues, mais on aura compris que ce passage est le nœud de tous les problèmes sous-jacents à ce livre. Le désaccord entre ses deux directeurs et Sylvie Thénault - dont les analyses reprennent bien celles exprimées plus d’une fois il y a quelques années par Charles-Robert Ageron [9] - porte en effet sur des questions capitales, qui sont au moins autant politiques qu’historique, car le propre de l’histoire de la guerre d’Algérie est d’avoir commencé à être écrite par des auteurs qui ont eu un point de vue de citoyen avant d’adopter celui d’un historien (ou par de plus jeunes, qui ont hérité un tel point de vue de certains de leurs aînés). Charles-Robert Ageron avait tenté de réagir, en prenant fermement position en 1993 pour une approche rigoureusement impartiale [10], mais il a lui aussi, comme d’autres, parfois cédé à la tentation d’adopter le point de vue d’un avocat plutôt que celui d’un juge, qui devrait à mon avis inspirer davantage les historiens. Et cet avocat était celui de la politique gaullienne, qui d’après lui avait eu au moins le mérite de vouloir mettre un terme définitif au conflit franco-algérien comme le voulait la grande majorité du peuple français, si difficile qu’ait pu être cette tentative.

Or le point de vue de Fatima Besnaci-Lancou et de Gilles Manceron me paraît aussi critiquable que celui de Charles-Robert Ageron repris par Sylvie Thénault, avant tout par le fait de reprendre à son compte le concept de « crime d’Etat » appliqué à la politique algérienne du général de Gaulle. N’étant pas juriste, je ne sais pas très bien ce que vaut ce concept en tant qu’outil juridique. La principale référence qu’il évoque dans ma mémoire est celle du livre intitulé Harkis, crime d’Etat, généalogie d’un abandon [11], publié en 2002 par le fils de harki Boussad Azni, afin d’appuyer une plainte pour « crime contre l’humanité » déposée par celui-ci et plusieurs autres membres de familles de harkis assistés par M° Altit et Reulet. On peut lire dans ce livre de nombreux passages très critiquables, dont le plus grave est celui-ci : « « L’Algérie a été le bourreau d’une sentence prononcée par la France. La France coupable de non-assistance à personne en danger. La France qui a achevé, dans le mouroir des camps de Rivesaltes et d’ailleurs, la sinistre besogne commencée par les tireurs du FLN » [12].

Or ce passage est caractérisé par une confusion totale entre les responsabilités des uns et des autres. Si crime il y a eu - et ce n’est pas contestable - a-t-il été le fait des autorités françaises, ou bien de bourreaux se réclamant à tort ou à raison du FLN algérien ? Et dans le cas des responsabilités qui incombent incontestablement aux autorités françaises, faut-il parler de « crime d’Etat », ou bien de non-assistance à personne en danger ? Et dans ce dernier cas, faut-il parler de non-assistance active, ou d’assistance passive ? Pour répondre à ces questions, il faut rappeler que les négociations d’Evian, enlisées durant l’été 1961, ont pu sortir de l’impasse à partir du moment où le GPRA eut accepté la demande française d’un engagement de « non-représailles », comme l’ont confirmé les témoignages de son ancien président Benyoucef Ben Khedda [13] et de l’ancien porte-parole de sa délégation Redha Malek [14]. L’amnistie accordée à tous les Algériens musulmans qui avaient pris parti pour la France contre le FLN était donc une clause fondamentale des accords d’Evian signés le 18 mars 1962. Il se trouve que ces clauses d’amnistie ont été violées très rapidement dans certaines régions, notamment la wilaya V (Oranie) dont les délégués au CNRA de Tripoli avaient voté, comme l’état-major général du colonel Boumedienne, contre la ratification des accords [15], et qu’après la reconnaissance par la France de l’indépendance de l’Algérie, le 3 juillet 1962, les arrestations, les tortures et les massacres commis au détriment de harkis se sont très rapidement généralisés dans tout le pays. Face à ce déchaînement de violences, le gouvernement français n’a pas pu maintenir son attitude hostile aux « rapatriements » d’anciens harkis organisés illégalement par des membres de l’Association des anciens des affaires algériennes : il a été obligé d’accepter l’accueil des réfugiés dans les camps militaires français maintenus en Algérie, et d’organiser leur transfert vers des camps d’hébergement hâtivement aménagés en métropole (même s’il a plusieurs fois essayé d’interrompre cet accueil en invoquant le manque de place). Ainsi, la plupart des réfugiés « français musulmans » transférés en France en 1962 l’ont été officiellement par les autorités françaises. Mais il reste vrai que la recherche active d’anciens harkis enlevés est restée rigoureusement interdite après l’indépendance.

Il est naturellement permis de critiquer la politique suivie par le gouvernement français sous l’autorité du général de Gaulle, mais à condition de respecter les faits, leurs motivations et leurs conséquences. Or, à lire l’argumentation de Fatima Besnaci-Lancou et de Gilles Manceron, j’ai eu l’impression bizarre qu’ils reprochaient au Président de la République d’avoir renié ses promesses de juin 1958 envers les « Français musulmans » dont il avait fait pour la première fois des citoyens à part entière, comme s’ils s’étaient ralliés aux arguments du bachaga Boualem, vice-président de l’Assemblée nationale, et des autres élus des citoyens français d’Algérie (dont au moins les deux tiers étaient musulmans) qui ont été tenus à l’écart de la négociation de 1961-1962 avec le FLN. Le fait est que le général de Gaulle a mis fin à la guerre d’Algérie au prix d’un reniement des promesses qu’il avait faites en 1958 en paraissant annoncer l’intégration de l’Algérie dans la France (même s’il avait soigneusement évité le mot). En conséquence, les accords d’Evian étaient un échafaudage juridique très fragile, dont l’élément le moins contestable était l’appui massif que lui avaient donné la grande majorité des électeurs métropolitains en votant oui au référendum du 8 avril 1962. On s’étonne donc de voir Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron reprocher au général de Gaulle d’avoir imposé à la catégorie des « indigènes » (apparemment supprimée en juin 1958 mais rétablie en 1962) « le retrait de la nationalité française au mépris de la Constitution » par l’ordonnance du 21 juillet 1962, comme si ce n’était pas la conséquence nécessaire de l’indépendance de l’Algérie devenue un Etat, et le véritable but de la politique gaullienne. En effet, si tous les Algériens musulmans avaient pu garder la nationalité française, n’auraient-ils pas pu en profiter pour s’installer de plein droit en France tout en restant citoyens algériens ? La demande d’une nouvelle option individuelle pour récupérer la nationalité française, annoncée le 13 avril et le 21 juillet 1962, était une conséquence logique des accords d’Evian, et elle comportait deux nouveautés qui la différenciaient d’un simple retour à la situation antérieure : la souscription de l’option en territoire resté français, et l’acceptation de la soumission à toutes les lois françaises, y compris le code civil, impliquant la renonciation au bénéfice du statut personnel musulman ou des coutumes berbères. Pouvons-nous condamner ces innovation juridiques, en vertu desquelles il ne peut y avoir en France qu’un seul régime de nationalité et de citoyenneté française ? Certainement pas. Mais on aurait dû en tirer la conséquence logique : traiter tous ces nouveaux citoyens comme des « Français à part entière », et plus encore leurs enfants.

Or, le fait qu’un trop grand nombre de ces réfugiés a été trop longtemps privé d’une pleine citoyenneté française, au point d’avoir eu l’impression d’être des internés indésirables enfermés dans des camps, plutôt que de vrais citoyens français jouissant de tous leurs droits et aptes à tous leurs devoirs. Même s’il ne faut pas oublier, comme le signale à juste titre Tom Charbit [16], que les anciens harkis n’ont pas tous été privés de leur liberté, ou que leur majorité ne l’a pas été très longtemps : le nombre des pensionnaires des camps a rapidement diminué en fonction des possibilités d’emploi, et il n’y resta que les personnes jugées incapables de subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles. Mais pourtant le fait est qu’une minorité a subi et ressenti cette privation de liberté durant des années, et que leurs enfants ont pu se croire condamnés à l’internement à vie sans savoir pourquoi. Qui donc a été responsable de ce refus d’une citoyenneté réelle ? La tentation est grande d’incriminer les cadres de ces camps d’hébergement, dont les plus durables furent ceux de Saint-Maurice l’Ardoise [17] et de Bias, en insistant sur leur passé d’anciens officiers coloniaux et /ou de « pieds-noirs » [18]. Ce n’est pas nécessairement faux, mais l’essentiel n’est pas là. Les responsables de cet enfermement sont incontestablement les gouvernement gaullistes qui ont gouverné la France sous les deux premiers présidents de la Vème République de 1962 à 1974, Charles de Gaulle et Georges Pompidou.

Les raisons de la politique algérienne du premier sont, me semble-t-il, suffisamment connues [19]. Au-delà de la crainte momentanée d’une exploitation intéressée du transfert des harkis vers la France par l’OAS, la raison la plus profonde du général de Gaulle était l’idée que les « harkis » restaient fondamentalement des Algériens, et que leur place était en Algérie. Non bien sûr afin qu’ils y soient massacrés (car il sous-estimait manifestement le désir de vengeance de trop d’Algériens), mais parce que le but essentiel de sa politique algérienne était de séparer les peuples algérien et français. Si donc les harkis étaient persécutés, on ne pouvait refuser de les accueillir en France, mais comme il l’a dit lui-même, ils ne pouvaient y être que des « réfugiés » et non des « rapatriés ». Il est absurde de l’accuser d’avoir voulu les massacres de harkis, mais il est vrai que ces massacres l’acculaient à un choix impossible : reprendre les opérations militaires pour sauver les harkis enlevés aurait été recommencer la guerre contre le FLN à laquelle il avait eu tant de difficultés à mettre fin, et donner raison à l’OAS. Ajoutons que, contrairement à une vision entretenue par trop de « rapatriés » d’Algérie, De Gaulle n’a pris aucun plaisir à dégager la France de ce qu’il appelait le « bourbier » algérien. Comme il l’avait dit à Jacques Foccart : « Si l’homme que je suis, avec mon hérédité, avec ma culture, avec mon passé, fait ce que je fais, vous imaginez bien que ce n’est pas sans souffrance. Je le fais parce que c’est la seule chose que l’on doit faire. Je boirai le calice jusqu’à la lie » [20]. Mais ces raisons ne justifient pas l’enfermement d’une partie des « harkis » pendant des années, comme si le gouvernement avait voulu les cacher au reste de la nation.

Ces remarques s’enchaînent avec d’autres que m’ont inspirées la lecture de l’intervention de Smaïl Bouffal. Responsable de l’association « Générations mémoire harkis », celui-ci a pris l’initiative de poursuites judiciaires contre les auteurs de propos injurieux à leur égard. Après avoir cité le président algérien Bouteflika et l’ancien premier ministre français Raymond Barre, il mentionne « Pierre Messmer, lui aussi ancien Premier ministre », qui « a tenu également des propos faisant l’apologie du massacre des harkis », et la requête qu’il a déposée contre celui-ci devant la Cour européenne des droits de l’homme [21]. Cette phrase que j’ai citée ne me paraît pas rendre compte objectivement de l’attitude de Pierre Messmer, aujourd’hui décédé. Sans doute celui-ci avait-il exécuté la politique du général de Gaulle jusque dans ses aspects les plus contestables. Mais après de longues années de silence, il avait commencé à exprimer des positions beaucoup plus nuancées, en exprimant nettement sa condamnation des violences commises contre les harkis et son regret de ne pas avoir pu faire plus pour les empêcher.

Dans son premier livre de Mémoires paru en 1992, Après tant de batailles, il avait évoqué très brièvement le sort des harkis en reconnaissant que « nous avions le devoir de les soustraire aux vengeances qui les menaçaient ; le seul moyen vraiment efficace était de les transporter en France avec leurs familles ». Mais beaucoup répugnaient à un exil définitif et sous- estimaient les dangers qui les menaçaient. De plus, il rejetait sur le ministre des affaires algériennes Louis Joxe la responsabilité de l’imprévoyance gouvernementale, et de la célèbre circulaire ordonnant le renvoi en Algérie des anciens harkis transférés illégalement en France par leurs anciens officiers. Et il concluait : « Mais le gouvernement voulait croire que le FLN appliquerait loyalement les accords d’Evian. Quelle illusion ! » [22].

Six ans plus tard, dans son nouveau livre de Mémoires intitulé Les Blancs s’en vont, récits de décolonisation, il était revenu sur ces événements tragiques beaucoup plus en détail, en suivant de près les analyses publiées par deux historiens aux analyses souvent divergentes, Charles-Robert Ageron et le général Maurice Faivre. Après avoir critiqué la politique de recrutement des supplétifs musulmans intensifiée par le général Challe, Pierre Messmer analysait les raisons de l’inefficacité des options qui leur avaient été proposées au moment du cessez-le-feu, en en distinguant trois principales : la duplicité du FLN, les difficultés d’accueil en France, et enfin le fait que les candidats au départ avaient été au début relativement peu nombreux. Il expliquait que sa liberté de manœuvre était limitée par « le choix que j’avais fait, et que je ne regrette pas, d’accepter l’indépendance algérienne, par mon devoir de combattre l’OAS, et par les règles de fonctionnement du gouvernement au temps du général de Gaulle ». D’après lui, il ne partageait pas l’optimisme de Louis Joxe (auquel il disait avoir refusé d’obéir en ordonnant l’expulsion des harkis réfugiés en France vers l’Algérie), et il exprimait franchement ses inquiétudes. Mais « ni le Conseil des ministres, ni les réunions plus restreintes du Comité des affaires algériennes ne pouvaient donner lieu à un vrai débat : tout était « ficelé » avant la séance, et le Général supportait mal la critique d’une politique qu’il conduisait lui-même ». Pierre Messmer se reprochait de ne pas lui avoir demandé un entretien privé en tête à tête : « Je me reproche de ne pas avoir agi de (cette) façon à propos des supplétifs : peut-être aurais-je obtenu de lui une déclaration dénonçant les exécutions du FLN et exigeant leur arrêt. Je ne sais quel aurait été le résultat, mais au moins l’honneur eût été sauf (sic) ». Et il concluait en exprimant d’un coup tout son ressentiment : « Je ne suis jamais retourné en Algérie et je n’y retournerai jamais. Ce pays sanguinaire me fait horreur ». [23]

Il faut ajouter qu’après son élection à l’Académie française, Pierre Messmer prononça un discours en hommage à son prédécesseur Maurice Schumann le 10 février 2000, mais il y jugea nécessaire de revenir sur ce sujet qui lui tenait à cœur. A la fin de son introduction, il déclara : « Les malheurs nous ont appris que la légitimité de tout pouvoir est fragile. Ceux qui gouvernent dans les tempêtes sont toujours contestés et, par certains, détestés. Depuis 1940, j’en ai fait plusieurs fois l’expérience et la dernière ne fut pas la moins cruelle, au sortir de la guerre d’Algérie, Pour le ministre que j’étais, il est dur et risqué d’ordonner à une armée invaincue sur le terrain un cessez-le-feu et un retrait que l’adversaire a été incapable de lui imposer et ensuite, d’en gérer les conséquences douloureuses et pas toujours honorables. Je m’y suis employé par fidélité au général de Gaulle à qui les Français, dans leur grande majorité, accordaient leur confiance pour mettre fin à une interminable guerre, notre dernière guerre d’une décolonisation que je jugeais depuis longtemps inévitable ». Et il concluait ainsi son analyse : « Il y a des guerres justes mais il n’y a pas de guerre propre et, dans les grandes crises, nul ne gouverne innocemment. Pour le bien et le repos de la patrie, doit-on prendre le risque de perdre don âme ? » [24]

Enfin, je dois signaler le risque que comporte la polarisation des auteurs écrivant sur les anciens harkis entre deux tendances opposées, de voir cette opposition aboutir à une rupture définitive entre ceux qui dénoncent les camps comme des lieux d’internement injustifiables et ceux qui défendent leurs responsables. Un exemple fera comprendre ce que je veux dire. J’ai reçu du général Faivre le message suivant : « Dalila Kerchouche [25] et certains harkis prétendent que les chefs de camps subtilisaient les allocations auxquelles avaient droit les familles rapatriées. C’est en fait le Comité des affaires algériennes qui, le 23 mai 1962, a pris la décision suivante :

« Ces musulmans n’étant pas adaptés à la vie européenne, il serait inopportun de leur attribuer l’aide prévue en faveur des rapatriés sous forme individuelle. Les intéressés devront au contraire continuer à bénéficier d’un certain encadrement dans leur travail et dans leur hébergement. C’est pourquoi, en ce qui les concerne, il est indispensable de bloquer les différentes formes d’aide (prestation de retour, subvention d’installation, etc, ...) de manière à constituer un fonds permettant de les prendre collectivement en charge et de financer leur réinstallation. L’article 43 du décret du 10 mars 1962 sur l’aide aux rapatriés autorise cette façon de procéder ».

Cette décision, qui n’a pas été publiée dans le communiqué du Comité des affaires algériennes du 28 mai, est citée par François-Xavier Hautreux [26] lors de son intervention au colloque de l’ENS-Lyon en décembre 2006. La responsabilité en revient à M. Boulin, approuvé par le général de Gaulle et M. Pompidou » [27].

C’est la réponse aux questions que je posais plus haut. Elle confirme que les vrais responsables de la situation inférieure imposée aux pensionnaires des camps de 1962 à 1974 ont été les dirigeants de la France.

Guy Pervillé

[1] Notamment François-Xavier Hautreux, Sylvie Thénault, Mohammed Harbi, Abderahmen Moumen, Tom Charbit.

[2] Jean Lacouture souligne (p. 8) « deux mises au point capitales » sur « l’assimilation détestable faites par certains responsables, français d’abord, algériens ensuite (et jusqu’au chef de l’Etat...) entre le comportement des supplétifs algériens recrutés de gré ou de force par l’armée française et celui des « collaborateurs » de l’occupant nazi en France entre 1940 et 1944 » ; et sur « la dénomination de « génocide » que certains veulent lui faire appliquer » à tort.

[3] « La comparaison avec la collaboration en France n’est pas pertinente », pp. 93-95.

[4] « Effacer les séquelles de la guerre d’Algérie », pp. 201-204.

[5] « Pour qu’une juste place soit rendue aux harkis », pp. 191-192.

[6] Parmi d’autres indices de cette volonté : le choix sans complaisance des illustrations, notamment pp. 100-101.

[7] « Massacre des harkis ou massacres de harkis ? Qu’en sait-on ? », pp. 81-91.

[8] « Introduction. En finir avec toutes les légendes », pp. 13-32. Sous-titre « Un point aveugle de la société algérienne », pp. 23-24.

[9] Voir notamment dans Vingtième siècle , revue d’histoire, « Le drame des harkis en 1962 », n° 42, avril-juin 1994, pp. 3-6 ; « Les supplétifs algériens dans l’armée française pendant la guerre d’Algérie », n° 48, octobre-décembre 1995, pp. 3-20, et enfin « Le drame des harkis : mémoire ou histoire ? », n° 68, octobre-décembre 2000, pp. 3-15.

[10] Présentation de L’Algérie des Français, Paris, Le Seuil, 1993, p. 13.

[11] Paris, Ramsay, 2002., préface de M° Emmanuel Altit. Voir le texte de la plainte déposée le 30 août 2001 au Palais de justice de Paris, pp. 207-216. Le texte de cette plainte n’est pas convaincant parce qu’il escamote les responsabilités algériennes en n’accusant que le gouvernement français, et parce qu’il comporte une erreur de référence par document cité.

[12] Op. cit., p. 165.

[13] Les accords d’Evian, Paris, Publisud, et Alger, OPU, 1986, p.p. 27 et 30.

[14] L’Algérie à Evian, Le Seuil, 1995, p. 187.

[15] Voir la directive de l’EMG et du commandement de la wilaya V, datée du 10 avril 1962, publiée par Maurice Faivre dans Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie, Paris, L’Harmattan, 1995, pp. 164-165.

[16] « Les harkis de la ‘deuxième génération’ », pp. 169-172. Voir aussi son livre, Les harkis, Paris, La Découverte, 2006, 119 p ., et ceux de Nordine Boulhaïs, Des harkis berbères, de l’Aurès au Nord de la France, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2003, et Histoire des harkis du Nord de la France, L’Harmattan, 2005.

[17] Voir l’article d’Abderahmen Moumen, « Du camp de transit à la cité d’accueil, Saint-Maurice-l’Ardoise, 1962-1976 », pp. 131-145.

[18] Voir le livre de Michel Roux, Les harkis, les oubliés de l’histoire, 1954-1991, La Découverte, 1991, 420 p. Les mêmes remarques se retrouvent dans le mémoire de Master 2 d’histoire d’Adeline Broussan sur Le centre d’accueil des Français d’Indochine de Sainte-Livrade sur Lot : une histoire silencieuse, s.dir. Jacques Cantier, Université de Toulouse-Le Mirail, 2006, pp. 86-90.

[19] Voir notamment mon article « Les conditions du départ d’Algérie » dans les actes du colloque Marseille et le choc des décolonisations, les rapatriements, 1954-1964, s. dir. Jean-Jacques Jordi et Emile Témime, Marseille, Edisud, janvier 1996, ou sur mon site http://guy.perville.free.fr.

[20] Foccart parle, entretiens avec Philippe Gaillard, Paris, Fayard et Jeune Afrique, 1995 p. 123. Selon Pierre- Louis Blanc, De Gaulle au soir de sa vie, Fayard, 1990, p. 210 (cité par Jean Lacouture, L’Algérie algérienne, fin d’un empire, naissance d’une nation, Gallimard, 2008, p. 296), le général de Gaulle avait d’abord conclu le chapitre de ses Mémoires d’espoir sur la fin de la guerre d’Algérie en écrivant « Et que Dieu me prenne en pitié », mais il a changé sa conclusion pour ne pas donner l’impression de ne penser qu’à son propre salut.

[21] « Réagir aux propos attentatoires », pp. 197-198.

[22] Après tant de batailles... Mémoires, Paris, Albin Michel, 1992, pp. 261-263.

[23] Les Blancs s’en vont, récits de décolonisation, Albin Michel, 1998, pp. 169-180. J’ai commis l’erreur de citer cette conclusion brutale sans commentaire à la fin d’un de mes articles, "La tragédie des harkis : qui est responsable ?", L’Histoire, 1999, n° 231, pp. 64-67, parce que je voulais attirer l’attention sur la rupture inattendue de Pierre Messmer avec le silence officiel. Voir le forum des lecteurs (réponse à Mohammed Harbi et Gilbert Meynier) dans le n° 235, 1999, p. 3

[24] « Pierre Messmer reçu à l’Académie française », Le Monde, 11 février 2000, p. X. Je regrette qu’il ait fait ensuite des déclarations moins satisfaisantes.

[25] Fille de harkis, auteur des livres Mon père, ce harki, Le Seuil, 2003, Destins de harkis, Autrement, 2003, et Leïla, avoir 17 ans dans un camp de harkis, Le Seuil, 2006.

[26] Voir sa communication sur le site de l’ENS de Lyon, "Au-delà de la victimisation et de l’opprobre, les harkis", http://colloque-algerie.ens-lsh.fr/communication.php3 ?id_article=239, et dans l’ouvrage dont je rends compte, « Les supplétifs pendant la guerre d’Algérie », pp. 37-50.

[27] Message reçu le 2 octobre 2007. Pour plus de détails, voir son livre L’action sociale de l’armée en faveur des musulmans, 1830-2006, L’Harmattan, 2007 (notamment pp. 87-144).



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