Hartmut Elsenhans, La guerre d’Algérie 1954-1962 (2002)

vendredi 2 mai 2008.
 
Ce compte-rendu de l’ouvrage de Hartmut Elsenhans intitulé La guerre d’Algérie 1954-1962, La transition d’une France à une autre. Le passage de la IVème à la Vème République (préface de Gilbert Meynier, Paris, Publisud, 2000, 1072 p., a été publié en 2002 dans la Maghreb Review de Londres.

Il est peu habituel, et il n’est pas normal, qu’un ouvrage d’auteur étranger, d’une importance capitale pour l’histoire de la France et de ses anciennes dépendances, attende un quart de siècle pour être enfin traduit en français et pour être mis à la disposition des lecteurs français et francophones, les principaux intéressés. Tel est pourtant le cas de la thèse monumentale du professeur Hartmut Elsenhans, publiée en allemand à Munich en 1974, sous le titre : Franfreichs Algerienkrieg 1954-1962, Entkoloniesierungsversuch einer kapitalistischen Metropole Zum Zusammenbruch der Kolonialreiche. L’existence, l’ampleur et la qualité exceptionnelles de cette thèse m’étaient connues depuis cette date, et faute de connaître l’allemand, j’attendais impatiemment sa traduction en français qui me semblait aller de soi, et qui me fut signalée comme imminente à plusieurs reprises... Avant de revenir sur les conséquences de ce retard extravagant, il convient de présenter la version qui nous en est enfin proposée par les Editions Publisud.

Le présent ouvrage est une version soigneusement revue, corrigée et augmentée de la première. En effet, la traduction de la thèse originale (qui couvrait déjà 908 pages) a été complétée par l’adjonction d’un chapitre de conclusion faisant la synthèse du travail de l’auteur et de ses lectures et réflexions postérieures, et par une très soigneuse mise à jour de la très riche bibliographie terminale et des abondantes références citées dans les notes infrapaginales. En outre, la préface de Gilbert Meynier (pp. 7- 60) n’est pas seulement une présentation pertinente et chaleureuse du livre, mais aussi un essai de bilan bibliographique et historiographique des publications sur l’histoire de l’Algérie et sur sa guerre d’indépendance des deux côtés de la Méditerranée. L’ensemble constitue donc un instrument de travail d’un intérêt exceptionnel.

La thèse, comme l’indiquent ses titres en français et en allemand, limite son ambition à étudier « La guerre française d’Algérie », mais elle le fait d’une manière quasi-exhaustive, en accordant une égale attention aux aspects économiques et sociaux d’une part, et politiques d’autre part. L’auteur maîtrise également les méthodes de l’économie et de la science politique, tout en se montrant historien. Il refuse le cloisonnement excessif des champs de l’histoire et des autres sciences humaines qui prévaut en France, et il élabore soigneusement sa problématique en se référant aux concepts du marxisme et de l’analyse systémique (ce qui peut embarrasser des lecteurs moins portés sur la théorie), sans pour autant faire preuve de dogmatisme.

La matière est répartie en dix chapitres inégalement développés, mais presque tous volumineux, et méthodiquement subdivisés, qui proposent autant de mises au point très précisément argumentées et documentées sur tous les sujets. Le premier chapitre (pp. 77-144) analyse le système international dans lequel a eu lieu la guerre d’Algérie, et définit la marge de manœuvre de la France dans ce système. Le deuxième (pp. 145- 220) étudie l’Algérie à la veille de la guerre, en tant que « système pénétré » par le système colonial français. Le troisième (pp. 221- 372) situe la place des intérêts français en Algérie dans l’ensemble des intérêts français en Afrique. Le quatrième (pp. 373-426) présente un tableau des grilles d’interprétation et modèles de perception de la guerre d’Algérie en métropole. Le cinquième (pp. 427-590) étudie très précisément, après le développement du potentiel militaire du FLN et de son implantation dans la population algérienne, tous les aspects de la politique française de répression. Le sixième (pp. 591-738) analyse avec la même minutie les réformes économiques et sociales destinées à rallier les Algériens musulmans à la France. Le septième (pp. 749-758) expose le rôle des ouvriers algériens dans la métropole avec une brièveté inhabituelle, qui en fait une simple annexe du précédent. Le huitième (pp. 749-888) retrace l’évolution qui a conduit la France des projets de réformes politiques aux négociations. Le neuvième chapitre (pp. 889- 930) dresse un bilan des effets directs de la guerre d’Algérie sur la métropole, qui paraît correspondre à la conclusion de 1974. Enfin, le chapitre dix reprend l’ensemble du sujet à la lumière de l’évolution postérieure, avec pour fil conducteur « la difficile adaptation de la France à la perte de son statut de grande puissance ».

Les dimensions exceptionnelles du livre, qui en font une source d’information encyclopédique, découragent une discussion exhaustive de son contenu. D’autant plus que les lecteurs ne sont pas tous également à l’aise avec les concepts économiques et sociologiques employés par l’auteur. N’ayant pas la chance d’avoir sa polyvalence, je laisserai les spécialistes de l’histoire économique de la décolonisation que sont Jacques Marseille et Daniel Lefeuvre réagir aux analyses de Hartmut Elsenhans (qui ne m’ont pas semblé contredire manifestement les leurs). En revanche, je n’hésite pas à dire tout le plaisir, le respect et l’admiration que m’ont inspiré ses analyses politiques, notamment le tableau des grilles d’interprétation et modèles de perception de la guerre d’Algérie, et l’étude de la politique des réformes et de son évolution vers la négociation avec le FLN.

J’ai toutefois quelques réserves, qui viennent sans doute en partie d’une insuffisante familiarité avec les concepts que l’auteur emploie . La notion de « système » m’inspire des sentiments mitigés, d’intérêt pour la reconnaissance des interactions qui relient tous ses éléments, et de méfiance envers la tendance à tout expliquer par des finalités qui ne laisseraient rien au hasard, à l’ignorance ou aux erreurs de calcul ; dans la Sociologie de l’Algérie de Pierre Bourdieu, je préfère le concept d’ « interventionnisme inconsidéré » à celui de « système colonial ».

Une autre critique, ponctuelle, porte sur l’absence (p. 202) de toute mention des décisions prises en 1944 par le Comité français de libération nationale, visant à définir pour la première fois une politique algérienne globale, tendant à réaliser l’intégration des « Français musulmans » dans la nation française par un programme cohérent de réformes politiques , juridiques, économiques et sociales. Oubli d’autant plus surprenant qu’une telle politique est pourtant évoquée plus loin (p. 210) à titre d’hypothèse, et que son élaboration a été mise en lumière par une autre thèse allemande, celle de Thankmar Von Münchhaüsen, Kolonialismus und Demokratie, Die französische Algerien politik von 1945-1962, München, Weltforum Verlag, 1977. C’est bien le seul fait important qui ait échappé à l’attention de l’auteur.

Une troisième critique est plus fondamentale. Les analyses de Hartmut Elsenhans sur l’action du FLN et sur ses relations avec la population algérienne (pp. 427- 446) sont tributaires des idées reçues dans les premières années de l’indépendance, et accordent trop de crédit aux thèses officielles du nouvel Etat, qui présentaient l’insurrection comme l’expression de la volonté générale du peuple algérien, et le soutien de celui-ci comme naturel et indéfectible. Ce postulat fondamental de l’action du FLN semble être un fait évident aux yeux de l’auteur. Pourtant, on sait que le peuple algérien ne s’est pas soulevé comme un seul homme, et qu’il a fallu deux ans pour que l’insurrection s’étende à tout le pays et encadre la majorité de la population autochtone. Par quels moyens ? Par la persuasion selon le FLN, par la terreur selon les autorités françaises. Mais entre ces deux thèses de propagandes antagonistes, il y a place pour des interprétations plus nuancées. Loin de s’exclure, la persuasion et la terreur ont été combinées. Hartmut Elsenhans le reconnaît, en distinguant deux sortes de terreur : une terreur sélective, visant à dissuader des individus et des groupes de se compromettre avec le pouvoir colonial, et une terreur généralisée, qui d’après lui implique et démontre la solidarité préalable de la population avec la guérilla (pp. 431-432). Cette analyse trop simple me paraît surestimer la rapidité du ralliement de la masse algérienne au « mouvement de libération ». En fait, le terrorisme généralisé contre les Français (civils autant que militaires) a été utilisé pour pallier les effets négatifs du terrorisme interne sur la cohésion de la société autochtone, en provoquant délibérément des représailles aveugles par des massacres et des attentats aveugles (à partir du 20 août 1955 dans le Nord Constantinois, et du 30 septembre 1956 à Alger et dans toute l’Algérie). La répression française a sans aucun doute accru le nombre des ennemis de la France, mais les activités constructives des SAS et le terrorisme du FLN ont joué en sens inverse. C’est pourquoi l’interprétation des observateurs français qui distinguaient dans la population algérienne deux minorités fermement engagées dans les deux camps et une majorité attentiste prête à se rallier au vainqueur mérite d’être prise en considération. Si la représentativité du FLN avait été si évidente, les dirigeants et l’opinion publique française auraient-ils attendu jusqu’en décembre 1960 pour la reconnaître ? Or, les manifestations nationalistes de décembre 1960, tournant psychologique de la guerre, n’ont pas précédé le grand tournant de la politique algérienne du général de Gaulle, elles l’ont suivi. L’évolution de l’opinion publique algérienne pendant la guerre est un problème historique ardu, dont la solution risque d’être faussée par la connaissance rétrospective de son aboutissement. Le Journal de Mouloud Feraoun (témoignage d’une sensibilité et d’une lucidité exceptionnelles, que la thèse ne mentionne pas) donne une idée de son extrême complexité. Cet aspect de la thèse de Hartmut Elsenhans est le moins satisfaisant, du fait que, comme il l’a dit à Gilbert Meynier, il n’a « pas osé s’engager dans l’étude de la société algérienne elle-même et du FLN, parce qu’il ne se sentait pas la compétence pour le faire » (p. 11). C’est donc sur ce plan que l’état des connaissances a été le plus profondément renouvelé par les recherches ultérieures, et surtout par celles de Mohammed Harbi, qui s’est efforcé d’expliquer « pourquoi des hommes dont la résistance force l’admiration n’ont pas su devenir des hommes libres ».

De même, l’auteur a raison de souligner à maintes reprises le fait que les méthodes répressives française, qui « abolissaient des libertés constitutionnelles et l’Etat de droit dans l’intérêt d’une utilisation optimale des forces de l’ordre » (p. 428), ont démenti l’idée de « mission civilisatrice » et délégitimé la cause de l’Algérie française aux yeux des partisans des principes républicains. Mais il aurait également pu remarquer que cette dérive dictatoriale ou totalitaire constituait un alignement sur les pratiques du FLN, dont le système de gouvernement ignorait la limitation et la séparation des pouvoirs, et même la subordination du pouvoir militaire au pouvoir civil (au moins à partir de l’élimination d’Abane Ramdane par les colonels). L’histoire de l’OAS illustre parfaitement cette tendance à l’imitation des méthodes de l’ennemi qu’elle prétendait condamner moralement.

Ces critiques n’enlèvent rien à la validité des conclusions de l’auteur sur le sujet qu’il a choisi d’étudier, c’est à dire les raisons qui expliquent le revirement complet de la politique algérienne de la France entre 1954 et 1962 : sur ce plan, Hartmut Elsenhans a parfaitement rempli son contrat. Le chapitre dix reprend l’ensemble de la démonstration avec une remarquable clarté d’expression et une grande force de conviction. Il montre comment le général de Gaulle et ses successeurs ont voulu, en s’appuyant sur la « France du nombre » contre les nostalgiques de la grandeur impériale, utiliser l’inévitable décolonisation pour conserver à la France un rôle particulier en Europe et dans le monde, celui d’interlocuteur privilégié et d’avocat du Tiers Monde. Il signale justement l’erreur d’appréciation eurocentriste de ceux qui ont voulu « comprendre le nationalisme algérien comme l’exécuteur des valeurs occidentales » pour en faire « le partenaire de la majorité républicaine de la France », et constate leur échec. Mais l’auteur aurait pu aller plus loin, en indiquant que la « coopération exemplaire » voulue par la France en 1962 pour restaurer son prestige dans le Tiers Monde avait été immédiatement compromise par la peu glorieuse occultation des très nombreuses et très graves violations des accords d’Evian dont furent victimes les Français d’Algérie et les « harkis », et fondamentalement viciée par le double langage des autorités algériennes qui ont entretenu dans leur société une culture du ressentiment contre la France, semant ainsi les graines de l’islamisme.

La thèse de Hartmut Elsenhans s’inscrit elle-même dans cette perspective eurocentriste qu’elle critique à juste titre. L’auteur apparaît comme un sympathisant de la cause anticolonialiste, et en même temps comme un ami et un admirateur de la France des droits de l’homme. Son point de vue ne se distingue donc pas radicalement de l’un des points de vues français, et son extériorité à son sujet n’est que relative. Son immense mérite a été de rassembler et d’étudier, avec une exceptionnelle capacité d’analyse et de synthèse, une documentation d’une ampleur inimaginable pour un seul homme. Et aussi de démontrer par son exemple la possibilité et l’intérêt de ce qu’on appelle « l’histoire immédiate », qui repose en grande partie sur des sources journalistiques sans se confondre avec le journalisme. Si sa documentation est aujourd’hui datée, la grande majorité de ses interprétations restent pleinement valables. Gilbert Meynier a eu raison d’écrire : « La France de Vichy a eu Paxton. La guerre d’Algérie a désormais Elsenhans. Toute vision d’ensemble de la guerre d’Algérie ne pourra pas ne pas être marquée par la lecture d’un aussi grand livre d’histoire ».

On ne peut manquer de s’interroger, comme le fait Gilbert Meynier, sur la trop facile résignation des historiens français à l’hexagonisme de nos éditeurs et diffuseurs, qui a retardé la reconnaissance d’une autre thèse remarquable d’histoire immédiate publiée en français à Berne en 1977, celle du Suisse Fabien Dunand, L’indépendance de l’Algérie, décision politique sous la Vème République. L’obstacle de la langue allemande, bien réel pour ceux qui ne l’ont pas étudiée, aurait dû motiver une forte demande de traduction de celle du professeur Hartmut Elsenhans, sans le préjugé que rien d’important sur l’histoire de l’Algérie ne peut se publier en une autre langue que le français. Combien de temps la trop longue inaccessibilité de cet ouvrage fondamental a-t-elle fait perdre aux historiens francophones intéressés par son sujet et qui avaient le tort d’ignorer sa langue ?

Mais les regrets sont vains. L’important est qu’elle n’a pas empêché l’apparition en France d’une histoire de la guerre d’Algérie, sous la forme d’ouvrages collectifs (comme les actes du colloque organisé en 1988 par l’Institut d’histoire du temps présent, La guerre d’Algérie et les Français , qui a réuni 55 auteurs sur le sujet traité par le seul Elsenhans...), de plusieurs thèses (dont celles de Daniel Lefeuvre sur l’industrialisation, de Sylvie Thénault sur la justice, de Raphaëlle Branche sur la torture et l’armée, de Jean Monneret sur la phase finale de la guerre), et d’autres œuvres individuelles. L’heure est venue de la confrontation des sources et des idées. La thèse de Hartmut Elsenhans doit devenir le livre de chevet de tous les chercheurs, et de tous ceux que passionne la guerre d’Algérie.

Guy Pervillé



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