Nouveaux comptes rendus publiés dans Outre-mers, revue d’histoire, 1er semestre 2019 (2019)

mardi 22 octobre 2019.
 
Ces comptes rendus ont été publiés dans Outre-mers, revue d’histoire, 1er semestre 2019, pp 231-233, 236-237, 244-246 et 248-250.

BONIN Hubert, L’empire colonial français : de l’histoire aux héritages. XIXe-XXIe siècle. Paris, Armand Colin, octobre 2018, 432 p. Avec de nombreuses illustrations en noir et blanc, tableaux chronologiques et statistiques, bibliographies classées par chapitres, table des matières.

Hubert Bonin n’est certes pas un inconnu pour la SFHOM et pour sa revue, dont il a assumé la gestion durant plusieurs années jusqu’à la fin de l’année 2017. Il publie un an plus tard un livre qui se veut un adieu à l’histoire des outre-mers, précédé d’une bibliographie de ses nombreuses publications dans ce domaine. Comme il l’explique dans une riche introduction, son propos n’est pas de rajouter un nouveau manuel à une liste déjà longue : il s’agit plutôt de « mobiliser les faits et les analyses de ces faits autour de deux enjeux : débattre des interprétations qui entretiennent, pour chaque grand événement ou processus, la variété de la perception et de la construction du savoir historique d’une part ; méditer sur l’héritage de ce passé, réel, reconstruit ou interprété, au cœur du présent (...) », suivant l’exemple donné par Bouda Etemad. Ce n’est donc pas un simple récit, ni une simple addition de diverses approches politiques, économiques et culturelles, mais une invitation permanente à la réflexion et à la discussion. Cela explique aussi qu’à chaque chapitre corresponde une bibliographie particulière (principalement en français et en anglais), rassemblant des livres et des articles classés soit suivant l’ordre chronologique de publication, soit dans l’ordre d’utilisation dans le texte du livre, soit enfin (à partir du chapitre 8) suivant des thèmes identifiés par des sous-titres. Ces 26 chapitres, structurés eux aussi par des sous-titres, présentent successivement « le mouvement de colonisation » (ch. 1 à 3), « le contrôle de l’empire » (ch. 5 à 7), « l’empire économique » (ch. 8 à 12), « l’empire immatériel : identités et influences » (ch. 13 à 19), enfin l’évolution complexe « des aspirations émancipatrices aux héritages actuels » (ch. 20 à 26).

C’est dire qu’un tel livre ne se lit pas d’une traite comme un roman : il appelle constamment à la réflexion en renvoyant à aux nombreux auteurs mentionnés dans les bibliographies. Il ne présente pas non plus une histoire refroidie, puisque le rappel du passé conduit à l’évocation de débats toujours actuels où la distinction entre histoire et politique n’est pas toujours claire. Pour en donner un exemple, l’auteur évoque (pp 167-168) les débats récurrents sur « l’impérialisme monétaire de la Zone franc », constamment attaqué par l’agitateur panafricaniste Kémi Séba, et il conclut que « le débat (entre ‘filet de sécurité’ et cordon d’étranglement’) reste ouvert ». Mais ce débat n’est pas clos, puisque le même Kémi Séba a réussi à transmettre ses accusations contre l’impérialisme monétaire français au gouvernement italien (déclarations de Luigi Di Maio le 20 janvier 2019, accusant la France de pousser les migrants africains à l’exil en ruinant leurs pays). Sans aller aussi loin, un livre de l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla publié en septembre 2018 par les éditions La Découverte, L’arme invisible de la Françafrique : une histoire du franc CFA, invite l’Italie et d’autres pays européens à « obtenir de la France qu’elle mette fin au colonialisme monétaire que subissent encore 14 pays africains (...) en portant le problème à l’échelle européenne, car depuis 1999 et la naissance de l’euro, le franc CFA est aussi sous la supervision de l’Union européenne ».

Ce livre est donc un guide, qui mérite d’être consulté et médité plus d’une fois pour faire le point sur l’état des questions et qui appelle à de nouvelles recherches.

Guy Pervillé.

COCHET François, Les Français en guerre, de 1870 à nos jours. Paris, Perrin, mai 2017, 541 p, 25 euros.

La place de ce livre - sous titré « Des hommes, des discours, des combats. De 1870 à nos jours » - dans notre revue peut se discuter, tant il dépasse le cadre de l’histoire dite coloniale. Et pourtant, les passages dans lesquelles sont traitées les guerres coloniales de conquête, puis les guerres de décolonisation, mais aussi la participation des troupes coloniales françaises aux grandes guerres européennes et mondiales qui ont eu pour enjeu l’indépendance et la puissance de la France, sont loin d’être négligeables. Oui, la place des guerres coloniales et celle des troupes coloniales dans les guerres de la France ont été très importantes de 1870 à 1962, et les opérations militaires menées outre-mer par des soldats de métier qui ont suivi jusqu’à nos jours restent importantes dans le déploiement des forces armées françaises. Ajoutons qu’elle le fut encore davantage de 1830 à 1870, pendant la conquête de l’Algérie, mais l’auteur a choisi de ne pas traiter cette période.

François Cochet, spécialiste réputé de l’histoire militaire, présente vigoureusement son livre, rigoureusement construit en trois parties : « Pour faire la guerre, il faut des hommes pour combattre, des discours pour légitimer le combat et des techniques pour le mener ». La première partie, intitulée « Qui combat ? », présente successivement « les avatars de 1870 : d’une armée impériale aux pratiques républicaines », puis « le temps des masses : climax, paradoxes et mutations 1875-1962 », et enfin « le repli sur le professionnel », durant la guerre d’Indochine et après celle d’Algérie. La deuxième partie, « Pourquoi les Français se battent-ils ? », étudie dans l’ordre chronologique « 1870 et les guerres de conquêtes coloniales », puis « Les deux guerres mondiales des Français : discours et débats », « les guerres de décolonisation », et « les OPEX (opérations extérieures) et les nouvelles formes de guerre ». Enfin, la troisième, intitulée « Les visages du combat », est la plus développée. Elle analyse successivement « 1870 : le grand ancêtre », puis 1870-1914 : les ‘petites guerres’ coloniales », « 1914-1918 : sortir de l’impasse des tranchées », « 1939-1945 : l’explosion des possibles », « 1945-1962 : les guerres de décolonisation », « Les OPEX, engagements internationaux et nouvelles formes de guerre », et enfin « La mort, les traumatismes, la gloire et ... l’oubli ? ».

Il s’agit là d’une somme de connaissances précises et de réflexions solidement argumentées, qui deviennent de plus en plus personnelles à la fin du livre. Avec un appareil critique important : notes abondantes, bibliographie sélective mais néanmoins très riche, index des noms de personnes, remerciements, table des matières et des cartes. Un ouvrage majeur à retenir pour situer les guerres coloniales et les guerres de décolonisation dans l’évolution des conflits qui ont impliqué la France contemporaine depuis 1870.

Guy Pervillé

ETEMAD Bouda, Empires illusoires. Les paris perdus de la colonisation. Paris, Vendémiaire, mars 2019, 237 p. Avec des notes en fin de volume et une bibliographie sélective.

On n’a plus besoin de présenter Bouda Etemad, éminent historien suisse de la colonisation européenne qui a publié de nombreux ouvrages importants combinant analyses et synthèses (notamment La possession du monde. Poids et mesures de la colonisation, Bruxelles, Complexe, 2000, De l’utilité des empires. Colonisation et prospérité de l’Europe, et L’héritage ambigu de la colonisation, économies, populations, sociétés, Armand Colin, 2005 et 2012 ; ou encore Crimes et réparations. L’Occident face à son passé colonial. Bruxelles, André Versaille, 2008). Ce nouveau livre est plus petit en nombre de pages, et se présente comme une étude de cas, mais il fournit une riche matière à réflexion.

En effet, il analyse successivement « L’Amérique du Nord britannique, terre réfractaire à la seigneurie féodale », « L’Empire des Indes, moulin à chimères », « L’Algérie française, tenace et tragique illusion », et enfin « L’Afrique occidentale : une énigme et deux désillusions ». Les deux premières parties démontrent non seulement l’extrême diversité de la colonisation britannique - puisque l’on ne trouve guère de points communs entre les colonies de peuplement implantées en Amérique du Nord au XVIIe siècle et l’empire sans peuplement établi aux Indes du milieu du XVIIIe siècle au milieu du XIXème - mais aussi le caractère imprévisible des réalités que recouvrent les mots « colonisation » et « colonialisme », censés exprimer des projet définis à l’avance en fonction de buts politiques (domination) et économiques (exploitation). En réalité, démontre brillamment l’auteur, les résultats obtenus en fin de compte n’avaient pas grand chose en commun avec les intentions initiales. De même, la conquête et la colonisation de l’Algérie par la France, sans véritable cause ni projet réaliste, apparaissent à juste titre comme une entreprise déraisonnable que les deux peuples en présence ont payé très cher. Enfin, la conquête de vastes parties de l’Afrique noire sans peuplement notable à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, par la France mais aussi par l’Empire britannique - contrairement aux cas de l’Afrique du Sud, des Rhodésies et du Kenya étudiés par Joël Michel - conduit à douter de l’existence de modèles nationaux de colonisation.

Ces quatre études de cas - qui prennent brièvement en compte d’autres cas comparables - nous permettent donc de distinguer beaucoup plus clairement la très grande diversité des entreprises que l’on rassemble trop souvent sans réflexion suffisante sous le nom de « colonisation ».

Guy Pervillé.

BINOCHE Jacques, Histoire de l’Algérie et de ses parlementaires (1848-1962) , Saint-Denis, Edilivre, février 2018, 135 p. Illustré de nombreuses vignettes représentant, pour la plupart, les portraits ou photographies des parlementaires concernés. Avec en annexe une liste des parlementaires d’Algérie, et une présentation des sources.

L’historien Jacques Binoche, disciple de Xavier Yacono, nous offre dans un volume limité un précieux condensé de sa thèse de doctorat d’Etat sur Le rôle des élus de l’Algérie et des colonies au Parlement sous la Troisième République (1871-1940), débarrassée de ce qui concerne les « vielles colonies », mais élargie en amont jusqu’à la première reconnaissance des départements d’Algérie comme des départements français représentés à l’Assemblée nationale en 1848, et en aval jusqu’à la fin de la présence de l’Algérie dans la France et dans sa représentation nationale en 1962. Avec une discrète émotion, il évoque dans son introduction et dans sa conclusion les liens personnels qui l’attachent à son sujet, et lui font conclure : « Pour ma part, malgré la séparation, je ne considérerai jamais un Algérien comme un étranger ».

Son livre est bien plus qu’un kaléidoscope où nous voyons défiler de nombreux personnages et de nombreuses citations bien choisies : il suit un plan thématique réfléchi. Le premier chapitre analyse très précisément l’évolution de la représentation parlementaire de l’Algérie, suivant l’ordre chronologique mais en sautant par dessus le régime de Vichy, puisque celui-ci avait aboli toute représentation élective. Le deuxième est consacré aux élections, principalement dans le collège où votaient jusqu’en 1940 les seuls citoyens français à part entière, mais avec quelques indications sur les élections dans le double collège créé par les réformes de 1944, puis dans le collège unique franco-musulman en 1958. Le troisième chapitre présente d’une manière plus approfondie les élus, principalement ceux d’avant 1940, en redressant vigoureusement les stéréotypes anticolonialistes qui ont court depuis 1962. Même s’ils étaient d’habiles « manoeuvriers » pour faire échouer les projets qu’ils jugeaient dangereux, ils n’en étaient pas moins « de grands républicains patriotes », ayant joué un rôle décisif dans la fondation de la République en France, jugés par leurs collègues métropolitains « éloquents, familiers, sympathiques », ayant des origines sociales et des niveaux de compétence comparables à ceux-ci. Le quatrième chapitre démontre plus en détail qu’ils étaient, contrairement à une idée reçue, « peu actifs dans l’expansion coloniale », à l’exception presque unique d’Eugène Etienne, député d’Oran de 1881 à 1919, membre éminent du « Parti colonial ». Le cinquième chapitre les montre au contraire « actifs dans l’organisation administrative et la mise en valeur de l’Algérie », « partagés sur la politique à tenir à l’égard des musulmans », « divergents sur le service militaire » (qui n’était pas appliqué aux Français d’Algérie suivant les mêmes règles qu’en métropole jusqu’en 1912), mais « unis sur la défense de l’Algérie et garants de l’intégrité de l’Algérie et de l’Afrique ». Seul le dernier chapitre présente chronologiquement ces députés et sénateurs français et « français musulmans » « partagés après 1945 entre intégrationnistes, fédéralistes et indépendantistes », en distinguant les élus sous la IVème et sous la Vème République. Le chapitre 6, intitulé « une élite politique algérienne » est une conclusion qui tient en deux pages.

Sans contester l’efficacité du plan choisi, il me semble néanmoins qu’un plan plus chronologique aurait été plus clair pour distinguer nettement deux périodes : celle de la représentation parlementaire limités aux seuls « citoyens français à part entière » sous la IIIe République, puis celle associant les représentants des deux populations d’abord en deux collèges distincts sous la IVe République de 1945 à 1955, et enfin en un collège unique tempéré par la présence de deux tiers de Français musulmans et un tiers de Français de statut civil sur chaque liste de 1958 à 1962. Ce plan aurait conduit à relativiser la réhabilitation des élus des Français d’Algérie, qui ne surent jamais résoudre la contradiction fondamentale entre le principe démocratique du suffrage universel majoritaire et le caractère évidemment minoritaire du corps électoral. Mais aussi à montrer la période suivante comme une succession d’expériences malheureuses et impuissantes à régler les problèmes de fond : égalité artificielle masquant une inégalité réelle entre les représentations des deux collèges institués en 1945, puis truquages électoraux dans le deuxième collège pour en éliminer les élus trop nationalistes à partir de 1948, aboutissant à la suspension des élections par l’insurrection du FLN de 1956 à 1958 ; et ensuite élection au collège unique d’une représentation franco-musulmane dans une situation de guerre qui ne sut pas imposer sa volonté ni à la République française ni au FLN, et qui finit par se diviser entre les derniers partisans de l’intégration, et ceux qui acceptèrent la politique gaullienne ou tentèrent de rejoindre les vainqueurs.

Surtout, il me semble regrettable d’avoir passé sous silence la brève période de Vichy, qui signifia en Algérie l’échec de la politique républicaine d’assimilation, le retour au « régime du sabre » combattu par les Républicains sous Napoléon III, et l’annulation du Décret Crémieux accordé aux juifs d’Algérie par le gouvernement provisoire de 1870. Mais ce fut aussi la première expérience de représentation - non élue - au Conseil national de Vichy qui donna aux musulmans, sur l’insistance du directeur des Affaires musulmanes Augustin Berque, une représentation presque égale à celle des Européens, annonçant ainsi la période suivante.

Guy Pervillé

SEVILLIA Jean, Les vérités cachées de la guerre d’Algérie , Paris, Fayard, octobre 2018, 415 p, 23 euros.

Jean Sévillia est un journaliste (au Figaro-Magazine et au Figaro-Histoire), essayiste et historien dont les nombreuses publications expriment une sensibilité traditionnaliste et un goût de la polémique qui les font classer à droite, et qui excitent en réaction de furieuses critiques de journalistes et d’historiens qui se classent eux-mêmes à gauche. Dans ces conditions, le dernier livre qu’il a publié sur la guerre d’Algérie mérite-t-il d’être présenté dans notre revue ? La réponse est oui, incontestablement.

Parce que ce livre, même s’il se présente comme une réponse argumentée aux déclarations imprudents du candidat Emmanuel Macron sur les nombreux « crimes contre l’humanité » que la France est censée avoir commis en Algérie, se veut non seulement un récit allant du temps de la conquête aux relations franco-algériennes actuelles, mais aussi une synthèse de travaux d’historiens, et est fondé sur de nombreuses publications historiques dont il cite en notes les références, nombreuses et diverses (bien que les auteurs algériens y soient peu nombreux à l’exception de Mohammed Harbi) Je dois ajouter que mes publications y figurent en bonne place - à l’exception de mon dernier livre publié un mois plus tard par les éditions Vendémiaire, Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire - et que les emprunts aux textes que je publie directement sur mon site internet personnel sont encore plus nombreux et rarement signalés. Ce qui fait que je dois faire connaître mon approbation à l’essentiel du contenu du livre de Jean Sévillia, alors que mon intérêt personnel d’auteur me conseillerait plutôt de garder le silence sur un livre directement concurrent du mien.

En effet, ce n’est pas un livre « de droite », ni un livre « colonialiste » comme on pourrait s’y attendre à priori. Il n’oppose pas des préjugés réactionnaires aux préjugés gauchistes qu’il combat : son travail est fondé sur une recherche désintéressée de ce que des travaux d’historiens ont pu apporter comme connaissances nouvelles depuis plus d’une demi-siècle. En cela, il se distingue très nettement des apologies partisanes de l’épopée coloniale qui ne font qu’inverser les accusations excessives de la propagande anticolonialiste. Cet exemple de respect des historiens par un journaliste mérite d’être reconnu et salué.

Guy Pervillé

VETILLARD Roger, La dimension religieuse de la guerre d’Algérie, 1954-1962. Prémices et conséquences . Préface de Grégor Mathias et postface de l’éditeur, Wolf Albes. Editions Atlantis, Friedberg (RFA), juin 2018, 185 p, 22 euros. Avec de nombreuses annexes, une bibliographie, un lexique, une table des sigles et abréviations, un index des noms cités, deux cartes, et nombreuses photographies en noir et blanc.

L’avant-propos de ce livre évoque un fait inhabituel dont je peux témoigner : l’amitié qui a rapproché à partir de 2008 l’auteur, Français d’Algérie né à Sétif en 1944, et l’historien anticolonialiste Gilbert Meynier, ancien coopérant en Algérie. Son idée directrice est de corriger la longue sous-estimation du rôle moteur de l’islam dans la Révolution algérienne qui avait longtemps été le fait de la plupart des sympathisants français du FLN - à l’exception de certains coopérants, comme le remarque le préfacier Grégor Mathias - et qui s’est dissipée surtout à partir de la guerre civile algérienne des années 1990 et de ses prolongements en France, de plus en plus présents dans l’actualité.

Pour servir ce projet, Roger Vétillard a bénéficié des documents, arguments et commentaires fournis par Gilbert Meynier, qui insistait pour inclure dans ce livre l’arabisme étroitement associé à l’islamisme, mais la mort prématurée de ce dernier ne lui a pas permis de contribuer jusqu’au bout à cette recherche dont il avait eu l’idée. Le livre de Roger Vétillard aurait sans doute eu besoin de quelques relectures supplémentaires pour vérifier toutes les pistes, dont les sources ne sont pas toujours suffisamment explicitées. Le plan est néanmoins ordonné, partant du constat de la forte présence de l’islam et de son façonnement de la société algérienne, puis passant à une présentation détaillée en « 45 faits, arguments, raisonnements » de l’installation de l’islam dans la guerre d’Algérie, et une analyse de son rôle croissant dans l’Algérie indépendante. La conclusion, développée en 12 pages, montre d’abord le rôle constant de l’islam, en tant que religion populaire et que mouvement religieux organisé par l’Association des Oulémas à partir de 1931, comme facteur essentiel de résistance à la domination française ; puis l’existence parmi les indépendantistes d’une tendance qui refusait de confondre la cause de la nation algérienne avec celle de l’islam, et enfin l’instrumentalisation du religieux par le FLN dans la lutte pour l’indépendance, qui conduit en fin de compte à un renforcement continu du rôle de l’islam religion d’Etat, jusqu’à la guerre civile des années 1990. Mais l’abondance des annexes qui suivent - 42 pages de documents répartis en deux ensembles : des documents et des analyses complémentaires, puis des textes de films documentaires, dus pour la plupart au cinéaste Jean-Pierre Lledo - donnent l’impression que la synthèse aurait dû être poussée encore plus loin.

Le problème central est bien de savoir si, dès le début de la guerre d’indépendance, l’islam était inséparable du nationalisme algérien, contrairement à ce que pensaient nombre d’intellectuels français de gauche. Roger Vétillard cite dans sa conclusion les fameux propos de Ferhat Abbas - pourtant musulman sincère - déclarant en 1936 que l’islam politique était un fait du passé, ainsi que des propos moins connus du premier chef de la wilaya du Nord-Constantinois, Mourad Didouche, et du représentant du FLN à l’ONU M’hamed Yazid (pp 108-110). Mais il admet aussi que ce n’était pas le cas de tous les fondateurs du FLN. Il reprend la question plus en détail dans l’annexe 4, intitulée « l’influence des préceptes religieux chez différents responsables du FLN » (pp 128-137). On y voit notamment que Ramdane Abane, le grand dirigeant politique d’Alger et principal organisateur du Congrès de la Soummam (août 1956), est considéré par certains Algériens comme un « héraut de l’arabo-islamisme » alors que d’autres lui reprochaient au contraire de ne pas être assez musulman (notamment Ben Bella, qui lui reprocha d’avoir remis en question le caractère musulman du futur Etat algérien). En fait, de nombreux participants au Congrès (comme Amirouche, Youcef Zighout, Lakhdar Ben Tobbal et Ali Kafi) mais aussi des chefs de la délégation extérieure du FLN au Caire comme Ben Bella et Khider ont jugé que sa plate-forme, préparée par Abane avec l’aide de l’ex-communiste Amar Ouzegane, n’accordait pas à l’islam une place suffisante (même si le musulman sincère qu’était Larbi Ben M’hidi ne semble pas avoir partagé cet avis). C’est en mai 1962 que Ben Bella a fait ajouter la référence à l’islam dans le programme du FLN (dit « programme de Tripoli ») adopté par le CNRA. La question de la place de l’islam dans l’idéologie du FLN et de l’ALN mérite sans doute encore des recherches complémentaires, mais ce livre de Roger Vétillard aura montré la voie.

Guy Pervillé



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