Comptes rendus parus dans Historiens et géographes (2020)

mardi 30 mars 2021.
 

Le premier de ces trois comptes rendus a été publié dans le n° 451 de la revue de l’Association des professeurs et de géographie de l’enseignement public, Historiens et géographes , août 2020, pp 230-231. Etant donné que l’auteur de ce livre, Jacques Simon, est décédé en 2019, je crois utile de reproduire ici la version longue que j’avais d’abord consacrée à son dernier livre avant de l’abréger.

Les deux comptes rendus suivants ont été publiés dans le n° 452, novembre 2020, de la même revue, pp 198-199 et pp 206-207.

Jacques SIMON, Algérie, la révolution trahie, 1954-1958 . Paris, L’Harmattan, CREAC-Histoire, 2018, 317 p, 33 euros.

Jacques Simon appartient à la génération des acteurs et des témoins de la guerre d’indépendance de l’Algérie. Né à Palat (Oranie) en 1933 dans une famille juive, jeune militant trotskyste, il s’est engagé dès le congrès de Hornu (1954) aux côtés du MNA de Messali Hadj et a participé à la création du syndicat messaliste, l’Union syndicale des travailleurs algériens (USTA) en 1957. C’est donc en sa qualité de témoin engagé qu’il s’est efforcé de réhabiliter l’action de Messali Hadj, en lui consacrant une thèse soutenue en 1995 [1] sous la direction d’Annie Rey-Goldzeiguer (récemment décédée le 17 avril 2019), puis en publiant de très nombreux livres dans les collections qu’il a créées aux éditions L’Harmattan au nom de son Centre de recherches et d’études sur l’Algérie contemporaine (CREAC). Il s’est employé à répliquer aux nombreuses publications de Benjamin Stora - qui avait lui aussi été un militant trotskyste à ses débuts - et de Mohammed Harbi, ancien militant et dirigeant de la Fédération de France du FLN, dans un style à la limite de l’historique et du politique, aboutissant au reproche d’avoir renié le véritable marxisme. C’est ainsi qu’il a procédé dans deux de ses livres publiés chez L’Harmattan en 2009 (Biographes de Messali Hadj, Charles-André Julien, Daniel Guérin, Mahfoud Kaddache, Charles-Robert Ageron, René Gallissot... Mohammed Harbi, Benjamin Stora) et en 2014 (Le nationalisme algérien selon Benjamin Stora). C’était une mauvaise tactique, dans la mesure où elle donnait l’impression d’une dérive, non seulement de l’histoire à la politique, mais à une animosité personnelle contre ceux qu’il prenait pour cibles. Ce nouveau livre est mieux avisé, car il s’efforce avec succès de garder un ton historique pour mieux servir son but politique, en s’appuyant non seulement sur des sources messalistes et trotskystes, mais aussi sur les travaux de nombreux historiens, sans omettre ceux de Mohammed Harbi et de Benjamin Stora.

Dans ce nouveau livre, Jacques Simon reste fidèle à son engagement de jeunesse, en rapportant sa mission auprès de Belkacem Krim pour lui apporter deux millions de francs collectés par le MNA en décembre 1954, mais aussi de nombreux entretiens qu’il avait eu dès ces années avec ses principaux cadres, et la reconnaissance publique de son action que lui donna le congrès de l’USTA en juin 1957 (p 279). Il entend démontrer que Messali Hadj, père fondateur du nationalisme algérien, avait préparé depuis 1952 la lutte pour l’indépendance, et qu’il s’en était donné les moyens en 1954 en éliminant de son parti, le MTLD, par le congrès de Hornu, les réformistes du Comité central. Alors que le passage à la lutte armée était méthodiquement planifié, Messali avait été pris de vitesse par un groupe de comploteurs anciens de l’Organisation spéciale (OS), en liaison inavouée avec les « centralistes » et avec le gouvernement égyptien du colonel Nasser, qui déclenchèrent en toute hâte une insurrection prématurée au nom d’un FLN et d’une ALN inconnues jusque là. En fait, assure Jacques Simon, derrière ces sigles devenus mythiques se cachaient des organisations régionales dont les principales n’avaient pas délibérément rompu avec Messali, notamment les Kabyles de Belkacem Krim et surtout les Aurésiens de Mostefa Ben Boulaïd, qui avaient été représentés les uns et les autres au Congrès de Hornu. Mais ils en furent détachés par ses ennemis acharnés : Ahmed Ben Bella, représentant du MTLD au Caire qui fit arrêter les représentants du MNA, Mohammed Boudiaf, qui organisa un embryon de Fédération de France du FLN, et Ramdane Abane, qui devint dès sa libération des prisons françaises au début de 1955 le conseiller politique de Belkacem Krim. On est frappé de constater que dès le printemps 1955, Abane et Boudiaf préconisaient chacun de leur côté l’assassinat de Messali Hadj, et cela donne à penser que la guerre civile entre le FLN et le MNA commença avant la fin de 1955 à l’initiative du premier. Guerre civile qui aurait pu s’arrêter durant l’été 1957 par un appel au cessez-le-feu négocié entre Mohammed Maroc, au nom du MNA, et Ahmed Mahsas, en liaison avec Ahmed Bella détenu à la prison de la Santé, mais qui fut torpillé par les négociations entamées entre le chef des maquis messalistes Mohammed Bellounis et les autorités françaises après le massacre du village messaliste de Mechta Kasbah près de Melouza le 30 mai 1957. Le 20 septembre 1957, après trois semaines de trêve respectées par les messalistes, le FLN lança une campagne d’attentats visant systématiquement les chefs et les cadres du MNA et de sa filiale syndicale l’USTA, qui dura un an et qui donna à la Fédération de France du FLN une position dominante jusqu’à la fin de la guerre. Messali, libéré par De Gaulle le 13 janvier 1959, échappa de peu à un attentat du FLN le 18 septembre et ne joua aucun rôle dans la négociation finale.

Etant donné que l’expérience de l’Algérie indépendante a déçu les espoirs de ses plus chauds partisans, il n’est pas mauvais de reconsidérer la guerre civile qui a divisé le nationalisme algérien sans a priori, mais cela n’oblige pas à laisser Messali Hadj au dessus de toute critique. Père fondateur du nationalisme algérien, et représentant exemplaire de sa cause durant sa longue captivité de 1939 à 1945, il avait perdu le contrôle du parti qu’il avait fondé et ne put jamais le reconquérir entièrement de 1946 à 1954 ; son rôle dans la crise « berbériste » de 1949, plusieurs fois mentionné par Jacques Simon, n’est jamais expliqué ni critiqué. Durant la crise finale de ce parti en 1954, il choisit d’éliminer ses adversaires « centralistes » en s’appuyant sur la base populaire du mouvement, mais on peut se demander si ce choix était bien adapté à la nécessité de mobiliser tous les Algériens pour la difficile conquête de l’indépendance : le choix inverse fait par Ramdane Abane de rassembler tous les Algériens dans le FLN pour obliger la France à céder était-il pour autant absurde ? On peut aussi s’étonner que Messali n’ait pas donné suite au conseil de Hocine Aït-Ahmed signalé à la page 47 : « préalablement à toute reprise de la lutte clandestine, Messali doit trouver un scénario crédible pour se mettre à l’abri, eu Europe d’abord, ensuite au Caire ». Messali donne l’impression de s’être cru indispensable pour négocier la paix avec la France à l’exemple de Habib Bourguiba et du sultan du Maroc, mais s’il avait une indéniable popularité à la base de son mouvement, il n’avait pas une image aussi unanimement favorable parmi ses dirigeants. Le choix d’un parti épuré de ses tendances rivales le conduisait logiquement à préconiser comme solution une « conférence de la table ronde » ouverte à tous les partis comme celle qui fut convoquée à Aix-les-Bains pour trouver une solution à la crise marocaine en 1955, mais est-ce une preuve suffisante d’attachement à la démocratie ? La formule d’une « assemblée constituante algérienne souveraine » à laquelle Messali resta fermement attaché serait plus crédible si Trotsky n’avait pas approuvé en janvier 1918 la dissolution par la force de l’Assemblée constituante de Russie élue après la Révolution d’octobre parce que le parti communiste n’y était pas majoritaire.

Plus grave, Jacques Simon émet à plusieurs reprises des affirmations dont les seules sources sont messalistes ou trotskystes. Il répète que la plus forte organisation régionale de l’ALN, celle de l’Aurès fondée par Mostefa Ben Boulaïd, était restée messaliste, et qu’elle avait participé en liaison avec le chef du Nord-Constantinois Youcef Zighout à la préparation de l’offensive du 20 août 1955 (alors que l’Aurès ne s’était pas soulevé ce jour-là) : « Mais Ben Boulaïd, chef des Aurès, entre dans la Révolution au nom de Messali. Il organise avec Zighout Youcef (chef de la zone II - Nord-Constantinois - acquise au PPA) l’insurrection du 20 août 1955 ». Or si la prise de contact entre ces deux wilayas voisines est un fait reconnu, elle ne semble pas avoir abouti à une collaboration durable selon un témoignage recueilli par l’armée française. Le groupe de 40 combattants envoyé dans le Nord-Constantinois ne se serait pas entendu avec Youcef Zighout et serait revenu dans les Némentchas ; le soulèvement du 20 août 1955 aurait été déclenché par Zighout à l’insu du successeur de Ben Boulaïd (arrêté par les Français en février 1955) Bachir Chihani, « qui l’aurait appris par la radio de Tanger et aurait manifesté avec colère son désaccord au sujet de ce soulèvement qu’il jugeait prématuré » [2]. Citant le même document (témoignage de Salem Boubekeur, secrétaire de Chihani capturé par les Français), Emmanuel Alcaraz confirme que celui-ci était contre la stratégie mise en œuvre par Zighout, et il précise que dans son discours prononcé à Djorf le 18 septembre 1955, le chef de la wilaya I rejetait le « bourguibisme » appliqué à l’Algérie par Messali et soutenait la dissidence de Salah Ben Youssef contre le leader du Néo-Destour [3]. On s’étonne également que Jacques Simon veuille associer la wilaya I aux massacres de civils européens commis le 20 août 1955, que Messali ne pouvait pas avoir approuvés. D’autre part, son affirmation répétée suivant laquelle Ben Boulaïd était resté messaliste avant son incarcération comme après son évasion le 4 novembre 1955 est fermement contestée par un témoin bien placé, le commissaire des renseignements généraux Roger Le Doussal, qui put s’entretenir longuement avec Ben Boulaïd durant dix jours après sa capture en février 1955. Celui-ci dément la version déjà donnée par Jacques Simon dans un ouvrage précédent (Novembre 1954, la révolution commence en Algérie, Paris, L’Harmattan, 2004) : « laborieux plaidoyer pour convaincre, à partir de faits inexacts, que ‘c’est au nom de Messali que le 1er novembre 1954 Ben Boulaïd engagea tout le parti dans la révolution’ » [4]. Que le MNA ait placé de grands espoirs dans le chef de l’Aurès, c’est un fait reconnu par Mohammed Harbi, mais était-il vraiment fondé ? Il reste permis d’en douter.

Le lecteur doit donc savoir que la thèse soutenue par Jacques Simon est loin de faire l’unanimité des historiens. Son livre contient pourtant de nombreux faits incontestés, mais on peut regretter que l’auteur n’ait pas pris ses distances envers l’engagement trotskyste et messaliste de sa jeunesse, ni manifesté la même attitude critique envers son héros qu’envers les responsables du FLN.

Guy Pervillé.

ZYTNICKI, Colette, Un village à l’heure coloniale, Draria, 1830-1962 . Paris, Belin, avril 2019, 319 p, 24 euros. Avec inventaire des sources, bibliographie indicative, tableaux statistiques, et table des matières. ISBN : 978-2-410-00356-7

Ce livre de notre collègue Colette Zytnicki est une monographie exemplaire d’histoire de la colonisation, genre quelque peu délaissé depuis 1962 mais revisité ici avec un souci prioritaire de comprendre les raisons d’un échec. En effet, la part de subjectivité que l’auteur avoue très honnêtement dès le début de sa préface ne l’a pas poussée à faire une œuvre de nostalgie, car le nom de ce village devenu aujourd’hui une banlieue d’Alger ne lui inspirait aucun souvenir personnel. Mais elle reconnait que ce village était « le lieu idéal pour mener l’enquête qui me taraudait depuis longtemps. Pour plonger en effet dans le quotidien de la colonisation, il me fallait prendre pour objet un village où il ne s’était passé rien de notable ». Cette histoire du quotidien devait, pour être éclairante, se situer dans la durée, celle de la colonisation en Algérie, sans oublier la situation précoloniale et la coexistence forcée de deux populations que tout opposait : « Comment la situation coloniale a-t-elle été vécue par les femmes et les hommes qui l’ont connue ? Et au cœur de l’interrogation gît la question la plus importante et qui me taraude le plus : comment, dans ce régime d’exception que fut la colonisation, les deux groupes ont-ils pu vivre non pas ensemble, mais du moins côté à côte, en situation de voisinage ? »

Colette Zytnicki rend hommage aux historiens qui ont joué un rôle pionnier dans la connaissance des sociétés maghrébines : Jacques Berque, André Nouschi, René Gallissot, Omar Carlier et d’autres, sans oublier les thèses consacrées à l’histoire de la colonisation par Julien Franc, Robert Tinthoin et Xavier Yacono, ni celle du géographe Hildebert Isnard, et les travaux plus récents consacrés à la question agraire par Tarik Belhahsène, Daho Djerbal, Didier Guignard, Jennifer Sessions, et Christine Mussard. Mais elle insiste sur l’originalité de son projet : une enquête sur le quotidien de la colonie qui « s’ancre dans toute une série d’exceptionnalités au regard de la métropole » : « A Draria, sur un territoire de quelques kilomètres carrés, jouèrent à peu près tous les ressorts de l’action coloniale : l’appropriation de la terre par l’administration et les propriétaires venus de France, mais aussi la résistance à cette mainmise par les habitants du lieu qui qui se maintinrent dans la région ; la présence de populations diverses par leurs origines et leur statut juridico-politique (Français, étrangers, Indigènes, catégories qui ont évolué dans le temps) ; les relations entre ces groupes marquées de proximités (de travail, affectives, politiques, etc.) ; la gestion diversifiée des populations par l’administration locale en particulier ; la lente, très lente intégration des Indigènes dans le corps politique allant de pair avec le voisinage de plus en plus net du monde des colons et de leurs descendants ; et enfin le contexte de guerre à partir de 1954 qui a renforcé les frontières communautaires, réactivé les peurs et les haines entre les individus et attisé les conflits ». Dans cette perspective, elle se propose de « prendre en compte tous les acteurs de la société coloniale, et de savoir comment ils ont évolué dans le monde qu’ils ont contribué à façonner ».

Pour réaliser ce programme, il lui a fallu exploiter des archives très dispersées, mais plus abondantes qu’on aurait pu le craindre : aux Archives nationales d’outre-mer, dossiers des premiers concessionnaires arrivés dans les années 1840, comptes rendus épars des séances du conseil municipal et pétitions des habitants, mais aussi informations et articles de presse, journaux agricoles spécialisés, études sociologiques, et enfin les archives militaires du SHD de Vincennes surtout pour la période de la guerre d’Algérie. Archives militaires qui demandent souvent un effort d’interprétation pour essayer de comprendre ce qu’elles cachent.

Le souci de saisir une évolution sur le temps long a imposé un plan chronologique, présentant d’abord l’état des lieux avant l’arrivée des Français militaires et civils, puis l’installation des colons et les débuts de leur coexistence avec les Indigènes, suivie par l’instauration d’une démocratie locale en situation coloniale et l’essor de la viticulture, et ensuite par une ouverture croissante sur le monde extérieur accélérée par l’augmentation de la population musulmane et par les deux guerres mondiales ; enfin le dernier chapitre, consacré aux huit années du conflit algérien, « révèle comment le village est peu à peu entré dans un cycle de violence, qui débouche sur le départ des habitants dits européens et sur l’accession des Algériens à la gestion de la commune ».

En écrivant ce livre, Colette Zytnicki a brillamment réussi à démontrer que la recherche des origines d’un événement historique est nécessaire à sa pleine compréhension. Mais elle inspirera aussi à ses lecteurs le désir de mieux comprendre cet événement en élargissant le champ de l’histoire locale à un cadre plus étendu.

Guy Pervillé.

Aurore BRUNA, L’accord d’Angora de 1921. Théâtre des relations franco-kémalistes et du destin de la Cilicie. Paris, Editions du Cerf, collection Patrimoines, 2018, 347 p. Préface de Raymond Kevorkian. Annexes (cartes, photographies et documents) pp 275-318, sources et bibliographie, index et table des matières. 34 euros.

Ce livre est issu d’un mémoire de Master 2 soutenu en 2007 à l’Université de Paris I sous la direction du professeur Robert Frank et dont le titre était « La France, les Français face à la Turquie autour de l’accord d’Angora du 20 octobre 1921 ». Il est fondé sur une grande quantité de sources d’archives et de sources imprimées, complétées par une abondante bibliographie méthodiquement classée, dans laquelle on peut regretter l’absence de la thèse inédite de Karen Nakache, « La France et le Levant de 1918 à 1923 : le sort de la Cilicie et de ses confins militaires », achevée sous ma direction à l’Université de Nice et soutenue en 1999.

Ce mémoire suit un plan rigoureusement ordonné en quatre parties, qui présentent successivement les forces en présence (le mouvement nationaliste turc et les ambitions grecques), puis caractérise l’accord franco-turc comme un accord dicté par les vaincus (depuis la conférence de Londres, qui échoua à réaliser une médiation entre le gouvernement de Mustapha Kemal et la Grèce, même si le gouvernement d’Aristide Briand en profita pour signer un premier accord avec celui-ci, non ratifié, le 10 mars 1921, avant de faire reprendre la négociation par Franklin-Bouillon jusqu’à la signature de l’accord du 20 octobre 1921). Puis le regard de la presse française et des Français sur l’accord d’Angora, et enfin les suites de l’accord, entraînant du côté français l’abandon des Arméniens de Cilicie rescapés du génocide de 1915 et du côté turc la violation des garanties accordées aux intérêts matériels et moraux de la France.

Il est regrettable que l’édition de ce livre onze ans après la soutenance du mémoire n’ait pas été l’occasion de corriger de nombreuses faiblesses de forme, telles que l’absence de très nombreuses majuscules (les turcs, les arméniens, etc) ou la présence de phrases maladroitement articulées, voire d’une erreur injustifiable comme à la page 145, lignes 7-8 : « le sénat français ratifie le traité de paix du 11 novembre, un an après sa signature ». Cependant, ces défauts n’empêchent pas le lecteur d’être peu à peu captivé par les questions qu’il découvre au fil des pages : - pourquoi la France, qui avait besoin de la solidarité britannique contre l’Allemagne, a-t-elle mené en Orient une politique contraire à celle de l’Empire britannique ? - pourquoi a-t-elle mené deux politiques opposées envers l’Allemagne et envers la Turquie kémaliste ? - pourquoi enfin a-t-elle suivi successivement deux politiques contraires envers l’empire ottoman en se donnant comme buts, d’abord son démantèlement permettant la restauration d’un peuplement arménien en Cilicie, puis la réconciliation avec la Turquie nationaliste aux dépens des Arméniens ayant survécu au génocide et des Grecs d’Asie mineure expulsés de la terre de leurs ancêtres ? L’auteur fournit des réponses qui, sans déroger aux règles de l’histoire scientifique, n’en produisent pas moins une impression accablante, celle d’un idéalisme naïf prompt à se payer de vaines promesses aussitôt démenties par les faits.

A lire ce livre, un historien spécialiste de l’histoire de l’Algérie coloniale et de sa décolonisation ne peut échapper à une troublante impression de déjà vu en superposant les accords de Londres et d’Angora de 1921 aux accords des Rousses et d’Evian de 1962. Ces deux tentatives de paix et de réconciliation, du côté français, donnent la même impression d’utopies aussitôt démenties par des violences extrêmes et par des spoliations systématiques. L’auteur signale également le même décalage frappant entre le pessimisme des militaires présents sur le terrain qui protestent contre l’abandon de ceux auxquels ils avaient promis protection, et l’optimisme de diplomates voyant les problèmes de beaucoup plus loin.

Mais s’agit-il seulement d’analogies ? N’y a-t-il pas plutôt une profonde relation entre ces deux conflits ? C’est ce que l’on peut penser si l’on se rappelle que Messali Hadj avait fait sa première prise de position publique à Tlemcen en s’écriant : « Vive Mustapha Kémal Pacha ! » debout sur une table d’un café en présence d’officiers français, durant l’hiver 1921. Et que le lieutenant Raoul Salan, futur commandant en chef en Algérie et futur chef de l’OAS, monta la garde durant neuf mois jusqu’en mai 1921 au poste de Radjou sur la voie ferrée du Bagdad Bahn, attaquée régulièrement par les Turcs, et vit passer « le lamentable exode des Arméniens venant d’Alexandrette ». Quant au général de Gaulle, il ne servit au Levant que de 1929 à 1931, et en tira la leçon que l’indépendance de la Syrie et du Liban était à terme inéluctable.

Ainsi, le livre d’Aurore Bruna mérite d’être lu avec attention. Sa conclusion emporte l’adhésion, mais ses dernières phrases donnent l’impression de ne pas avoir été suffisamment actualisées, en insistant sur le fait que Mustapha Kémal s’était fortement démarqué de ses alliés venus du Comité Union et Progrès (responsables de l’extermination des Arméniens) par sa volonté de moderniser la nation turque en l’européanisant. En effet, la politique néo-ottomane menée de plus en plus nettement depuis quelques années par le président islamiste Erdogan a montré une évidente continuité avec l’état d’esprit « xénophobe » et « fanatique » manifesté il y a un siècle par de très nombreux faits que rapporte ce livre.

Guy Pervillé.

[1] Messali Hadj, la passion de l’Algérie libre, 1898-1954, Paris, Tirésias, 1998.

[2] -Bulletin de renseignements du 15 octobre 1955 du 2ème bureau de l’état-major interarmées, SHD Division Terre , 1 H 1944. Cité par Francis Mézières, Alger 24 janvier 1960, Les éditions d’Alesia 2018, t 1 p 101 et note 119 p 823,

[3] - Emmanuel Alcaraz, Les lieux de mémoire de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Karthala, 2017, p 277. Jacques Simon oppose la ligne populiste de Messali à la ligne bourgeoise de Bourguiba, en identifiant celle-ci à l’union nationale prônée par Abane, mais le fait est que Bourguiba a toujours manifesté son respect à Messali.

[4] - Roger Le Doussal, Commissaire de police en Algérie, Paris, Riveneuve, 2011, p 227 et note 23.



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